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ILLE - Comité spécial

Drogues illicites (spécial)

 

Délibérations du comité spécial sur les
drogues illicites

Fascicule 1 - Témoignages pour la séance du 23 avril 2001


OTTAWA, le lundi 23 avril 2001

Le comité spécial du Sénat sur les drogues illicites se réunit ce jour à 13 h 30 pour réexaminer les lois et les politiques antidrogues canadiennes.

Le sénateur Pierre Claude Nolin (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président: Honorables sénateurs, c'est avec un vif plaisir que je vous souhaite la bienvenue à cette première séance publique du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites.

Je profite aussi de l'occasion pour souhaiter la bienvenue à ceux qui se sont déplacés pour assister ici, à Ottawa, à cette séance ainsi qu'à ceux et celles qui, par le truchement de la technologie, nous écoutent soit à la radio, à la télévision ou, encore, via le site Internet du comité.

Sans plus tarder, je vous présente membres du comité. L'honorable Shirley Maheu représente la province de Québec, l'honorable Eileen Rossiter représente la province del'Île-du-Prince-Édouard. Plus tard durant la séance, l'honorable Pierre De Bané se joindra à nous.

[Traduction]

Les sénateurs Colin Kenny et Tommy Banks sont également membres du comité. Toutefois, ils ne sont pas ici aujourd'hui, car ils siègent à un autre comité, qui se trouve actuellement dans l'Ouest.

[Français]

Je m'appelle Pierre Claude Nolin, je représente la province de Québec et je suis président de ce comité. Avant d'entreprendre les travaux d'aujourd'hui, j'aimerais faire quelques remarquespréliminaires afin que vous compreniez tous l'origine et l'évolu tion des travaux du comité.

Le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites fut créé par le Sénat durant le dernier Parlement. En effet, il y a à peine un an, soit le 11 avril 2000, le Sénat votait à l'unanimité la constitution d'un premier comité sur les drogues illicites. J'en fus nommé le président.

Le 16 octobre 2000, après quelques mois de préparation, nous avons tenu une audience publique ici, dans la salle appellée salle du Sommet. Au cours de cette audience, quatre témoins experts nous ont aidés à dresser la table de nos travaux.

Nous avons entendu plusieurs témoignages, dont celui deM. Eugene Oscapella, directeur exécutif de la Fondation canadienne pour une politique sur les drogues, de M. Neil Boyd, professeur du département de criminologie de l'Université Simon Fraser, de Mme Line Beauchesne, docteure en Sciences politi ques, spécialisée en philosophie du droit et de l'État, et professeure agrégée au département de criminologie de l'Univer sité d'Ottawa et, enfin, de M. Mark Zoccolillo, docteur en psychiatrie et pédiatrie de l'Université McGill de Montréal ainsi que de l'Hôpital pour enfants de Montréal.

Les textes de leur présentation respective, ainsi que la transcription des délibérations de cette audience, sont disponibles sur le site Internet du comité.

Le déclenchement de l'élection générale, en octobre dernier, a mis un terme à la trente-sixième législature du Parlement et, par le fait même, aux travaux de notre comité. Dès le début de la trente-septième législature, en février 2001, le Sénat a commencé l'étude d'une motion visant la reconstitution du comité et,le 15 mars dernier, le Sénat acceptait sans objection de reconduire les travaux du comité avec un mandat modifié.

[Traduction]

Le Comité spécial sur les drogues illicites a reçu le mandat d'étudier les politiques canadiennes actuelles en matière de cannabis et de faire rapport. Dans le cadre de cette étude, il est censé examiner l'efficacité de ces politiques, de la démarche sous-tendante et des moyens de contrôle utilisés pour les mettre en application.

Le comité doit passer en revue les politiques officielles conduites par d'autres pays. De plus, nous nous pencherons surles obligations internationales du Canada relativement aux conventions qu'il a signées.

En outre, le comité évaluera les effets qu'ont eus les politiques canadiennes de lutte contre les drogues, notamment le cannabis, et les effets possibles des politiques de rechange sur la société et sur la santé.

[Français]

Enfin, le comité doit déposer son rapport final à la fin d'août de l'an 2002.

Afin de remplir adéquatement le mandat qui lui est confié, le comité a adopté un plan d'action. Ce plan s'articule autour de trois enjeux dont le premier est celui de la connaissance. Nous entendrons une gamme importante d'experts, tant Canadiens qu'étrangers, des milieux académiques, policiers, judiciaires, médicaux, gouvernementaux et sociaux. Ces auditions se tien dront principalement à Ottawa et, à l'occasion, à l'extérieur de la capitale.

Le deuxième enjeu, sûrement le plus noble, est le partage de la connaissance. Le comité désire que les Canadiens de partout s'informent et partagent l'information que nous aurons recueillie. Afin de réaliser cet enjeu, nous assurerons l'accessibilité et la distribution de cette connaissance. Nous voudrons également connaître les vues de la population sur celle-ci et pour ce faire, nous tiendrons au printemps 2002 des audiences publiques à différents endroits au Canada.

Enfin, comme troisième enjeu, le comité voudra examiner quels sont les principes directeurs sur lesquels une politique publique canadienne sur les drogues doit s'appuyer.

[Traduction]

Avant de vous présenter nos distingués témoins, permettez-moi de vous signaler que le Sénat a ordonné que toutes les délibérations du comité durant la 36e Législature soient intégrées à nos travaux actuels.

Je voudrais vous informer aussi que le comité a un site Web à jour. Ce site est accessible à partir du site Web parlementaire, dont voici l'adresse: www.parl.gc.ca.

[Français]

En français, l'adresse du site parlementaire canadien est la suivante: www.parl.gc.ca.

[Traduction]

Toutes les délibérations du comité, y compris les mémoires et la documentation fournis par les témoins experts, peuvent être consultées sur notre site Web. On peut y trouver également plus de 150 liens à des sites connexes.

[Français]

J'aimerais dire quelques mots au sujet de notre salle de comité. Cette salle, appelée «salle du Sommet», fut aménagée par le Très honorable Pierre Elliott Trudeau au début des années 80 à l'occasion de la tenue d'un Sommet du G6 à l'époque. Les chefs d'État des pays les plus industrialisés se sont réunis dans cette salle pour leurs délibérations à huis clos.

Passons maintenant à nos travaux de la journée. Nous recevrons aujourd'hui le psychologue, M. Bruce Alexander et, dans un deuxième temps, la professeure de criminologie, Marie-Andrée Bertrand. J'aimerais tout d'abord vous présenter M. Bruce Alexander.

[Traduction]

M. Bruce Alexander est professeur au Département de psychologie de l'université Simon Fraser depuis plus de 18 ans. Le professeur Alexander détient un doctorat de l'Université du Wisconsin en psychologie comparée. Il est aussi fellow de l'Association canadienne de psychologie.

Sommité internationalement reconnue pour ses recherches sur la consommation des drogues depuis plus de 30 ans, le professeur Alexander a démontré un intérêt particulier pour plusieurs aspects de la consommation de drogues. Toutefois, le professeur Alexander s'est penché plus précisément sur l'accoutumance et la dépendance aux drogues. Il a fait des recherches et publié sur la dépendance aux drogues depuis le début des années 70.

Professeur Alexander, vous serez le premier à témoigner. Prenez le temps qu'il vous faudra, après quoi les membres du comité vous poseront des questions.

Je voudrais vous signaler, comme je l'ai fait avec d'autres témoins qui ont comparu devant le comité, que si vous avez besoin d'appuyer vos arguments ou d'étayer les hypothèses que vous exposez aujourd'hui avec des documents supplémentaires, vous pouvez nous les faire parvenir après la réunion. Pour notre part, nous profiterons de votre présence aujourd'hui pour vous poser des questions et pour obtenir plus de précision sur des questions que vous soulèverez dans votre témoignage. Nous nous mettrons en rapport avec vous par le truchement de notre attaché de recherche.

Sur ce, la parole est à vous, monsieur Alexander.

M. Bruce Alexander, professeur, Département depsychologie, Université Simon Fraser: Je voudrais remercier le comité de m'avoir fait l'honneur de m'inviter à comparaître devant vous aujourd'hui dans une salle avec un passé aussi honorable. Je suis très heureux d'être ici aujourd'hui, et j'espère que mon témoignage vous sera utile.

Je voudrais parler des sujets du cannabis et de l'accoutumance. Mon exposé se fonde sur cinq grandes thèses. Je vais énumérer ces cinq thèses, ensuite je les passerai en revue une à une.

La première thèse, la plus importante, est que, dans le passé, l'on a accordé trop d'importance au cannabis dans l'élaboration de la politique canadienne de lutte contre les drogues. Or, l'ensemble des données scientifiques dont nous disposons aujourd'hui montrent que l'accoutumance a peu de pertinence pour la politique de lutte contre le cannabis - bien entendu,l'accoutumance est un sujet très important dans d'autres contextes.

Selon ma deuxième thèse, abstraction faite de la première, il y a un petit nombre de Canadiens qui acquièrent bel et bien une forte dépendance au cannabis, selon une définition raisonnable de l'accoutumance. Cette thèse peut sembler aller à l'encontre de ma première thèse. Toutefois, j'essaierai de vous montrer que ce n'est pas le cas.

Ma troisième thèse est que, bien que l'on ait accordé trop d'importance au cannabis dans l'élaboration de politique de lutte contre la drogue, on ne s'est pas penché suffisamment sur les questions culturelles. Je m'emploierai à vous montrer que le cannabis est un véritable problème culturel au Canada.

Quatrième thèse: À mon avis, la politique canadienne de lutte contre le cannabis devrait être révisée de fond en comble pour qu'elle soit plus indépendante, qu'elle tienne davantage compte des aspects culturels et qu'elle soit davantage décentralisée.

Cinquième thèse: À l'inverse, la politique canadienne en matière d'accoutumance devrait être change radicalement dans le but de la centraliser davantage.

Peut-être mes hypothèses comportent-elles quelquescontradictions: je vais tenter de clarifier les chosesimmédiatement.

Je vais commencer par regrouper les deux premières thèses, et je vous parlerai de l'accoutumance au cannabis. Selon une définition raisonnable de l'accoutumance, un petit nombre de Canadiens acquièrent bel et bien une forte dépendance au cannabis. Le qualificatif «raisonnable» est le mot clé danscette affirmation. Selon une définition raisonnable, on parle d'accoutumance si la personne s'adonne excessivement à une activité et qu'elle ne peut s'empêcher de persister dans un comportement même si cette activité produit des effets néfastes. D'après cette définition, certains consommateurs de cannabis, et je dois préciser que leur nombre est relativement faible, souffrent d'accoutumance au cannabis. Dans des cas extrêmes, les effets peuvent être extrêmement nocifs. On peut perdre sa famille, son emploi, sa santé et, éventuellement, la vie. Mais il s'agit là de cas extrêmes.

Si j'insiste sur ce point, c'est que c'est parfois litigieux. D'après d'autres définitions de l'accoutumance, il serait possible de soutenir que personne ne souffre d'accoutumance au cannabis. Pour cela, il faut s'en tenir à des définitions techniques.

À titre d'exemple, si nous avançons que l'accoutumance est quelque chose qui s'accompagne forcément de symptômes de sevrage, on pourra alors soutenir que personne ne souffre d'accoutumance au cannabis, car après des années de recherche, il est encore très difficile de prouver que les personnes qui arrêtent de consommer du cannabis après des années de consommation présentent des symptômes graves de sevrage. Il est encore plus difficile d'en faire la démonstration chez les animaux de laboratoire que l'on a assujettis à un régime d'injection de cannabis à long terme.

Par conséquent, si l'on s'en tient à cette définition de l'accoutumance, on pourra alors affirmer que personnen'acquièrent une dépendance à l'égard du cannabis. Si l'on suppose que l'accoutumance est un phénomène que l'on peut observer chez les animaux parce qu'ils peuvent s'injecter une drogue, on devra peut-être avouer que le cannabis n'entraîne pas d'accoutumance, car après des années de recherche, on est presque dans l'impossibilité de prouver que les animaux sont capables de s'injecter du cannabis.

Ceci étant dit, je vous dirai que ces définitions techniques sont plus ou moins inimportantes, et que c'est la définition raisonnable qui doit primer. Ces définitions techniques, bien qu'elles aient leur utilité dans certains contextes, n'ont pas une pertinence immédiate pour l'accoutumance et n'auraient jamais dû être considérées comme des facteurs déterminants. Ainsi, il y a de nombreux héroïnomanes qui ne présentent pas de symptômes de sevrage - bien entendu, chez la plupart d'entre eux, ces symptômes se manifestent. Nous pourrions alors dire que ces héroïnomanes ne souffrent pas d'accoutumance, mais ce serait alors ridicule, car il s'agit, après tout, de personnes qui passent la majeure partie de leur vie en prison et qui, d'une façon ou d'une autre, se nuisent à eux-mêmes en étant héroïnomanes.

De la même manière, nous pourrions avancer qu'il existe certaines drogues qui entraînent une accoutumance chez l'être humain mais que les animaux ne peuvent pas s'auto-administrer. Cependant, il serait ridicule de s'en tenir à une telle définition, car de toute évidence, les gens acquièrent bel et bien une dépendance à l'égard de ces substances.

Il existe une définition raisonnable de l'accoutumance. À mon avis, d'après la langue que je parle, la définition raisonnable nous vient du vocabulaire même. Le mot «accoutumance» renvoie depuis des siècles déjà à ce que j'appelle une définition raisonnable, ni plus ni moins. Le mot n'avait pas de connotation narcotique, ni toutes les acceptions qu'il a maintenant. Il signifie simplement que les gens s'habituaient à quelque chose,d'adonnaient à quelque chose ou s'y consacraient au point que cela leur causait des préjudices. Suivant cette définition,l'accoutumance au cannabis existe bel et bien, mais elle ne se produit que très rarement.

Je voudrais maintenant revenir à ma première thèse, la plus importante. Certes, l'accoutumance a joué un rôle trop important dans la détermination des politiques à conduire en matière de lutte contre le cannabis au Canada. En effet, on a traité le cannabis comme s'il s'agissait d'une drogue dangereuse pouvant entraîner l'accoutumance. La question de l'accoutumance n'aurait tout simplement pas dû intervenir dans la politique sur le cannabis. S'il est vrai que l'accoutumance au cannabis peut se produire, elle n'est pas plus répandue, ni plus dangereuse que l'accoutumance au jeu, à la sexualité, à la nourriture, à l'informatique, et cetera. La liste est interminable. Si l'on utilise une définition raisonnable, force est d'affirmer que le cannabis est une drogue qui n'entraîne pas plus d'accoutumance que les 100 différents types de distractions auxquelles s'adonnent les gens dans leur vie et qui peuvent parfois devenir dangereux.

Je suis sûr que cela n'a pas besoin d'être documenté. En fait, si vous insistiez, je pourrais empiler un mètre d'études de cas portant sur des gens qui ont développé une accoutumance très malsaine aux aliments, au sexe, aux ordinateurs, ou à autre chose. D'ailleurs, dans les cas les plus extrêmes, cette accoutumance peut même les tuer.

Si je dis que cette accoutumance ne devrait pas entrer en ligne de compte dans l'examen d'une politique portant sur le cannabis, c'est que même si le cannabis peut entraîner l'accoutumance, il n'induit pas plus l'accoutumance qu'une centaine d'autres choses. Nul besoin donc d'en faire l'objet d'une politique spéciale. En second lieu, ce n'est pas le cannabis qui entraîne l'accoutumance chez ceux qui s'y habituent; autrement dit, ceux qui y sont accoutumés deviendraient accoutumés tout autant au jeu ou au sexe. Ce n'est pas que la drogue, le jeu ou le sexe ont brouillé leur cerveau ou lui ont fait subir une transformation moléculaire. C'est tout simplement que pour ces individus, le cannabis est devenu la forme la plus inoffensive de vivre leur vie d'accoutumance, et ils choisissent de centrer leur vie sur le cannabis comme ils auraient pu choisir autre chose.

Ce que je vous dis est néanmoins controversé. Je pourrais ici encore vous empiler un mètre de livres et d'articles là-dessus. Toutefois, je pense que toute la controverse entourant ce sujet est futile, pour la simple raison qu'elle se fonde sur des définitions techniques et essentiellement déraisonnables comme celles que j'ai mentionnées plus tôt. Tous les arguments selon lesquels la marijuana entraîne l'accoutumance - de la même façon qu'un démon possède celui qui entre en contact avec lui - se fondent sur des définitions très techniques de l'accoutumance et sont basés sur de la recherche effectuée sur les rats. Même la recherche sur laquelle se fondent ces conclusions est contestée, faute de compatibilité. Il existe, de fait, une montagne de preuves dans un sens comme dans l'autre à partir de la même hypothèse de base, à savoir que l'accoutumance à la marijuana est due à l'action de la drogue sur le cerveau. Je dirais pour ma part que cette montagne de preuves importe peu, notamment parce que les résultats sont parfois contradictoires et notamment parce qu'ils se fondent sur des définitions techniques, donc dénuées d'importance, de l'accoutumance.

Si nous prenons une définition raisonnable de l'accoutumance, rien ne prouve que la marijuana entraîne la dépendance chez qui que ce soit. Certains vous diront bien qu'ils ont acquis une dépendance à l'égard de la marijuana en ce sens qu'ils en sont devenus des esclaves. Toutefois, je dirais qu'un nombre encore plus grand de gens qui sont des habitués de la marijuana tiennent un langage différent. Ils disent simplement avoir choisi de consommer de la marijuana et parlent du rôle que celle-ci joue dans leur vie.

Je ne tenterai pas de réexaminer les preuves techniques, mais vous verrez que mon mémoire répond à beaucoup de questions que l'on pose au sujet de ces preuves techniques. Si vous avez d'autres questions là-dessus, j'y répondrai avec plaisir, mais je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'entreprendre ce débat maintenant.

En troisième lieu, alors que l'on accorde beaucoup trop d'importance à l'accoutumance dans les politiques entourant le cannabis, on n'en accorde pas assez aux questions d'ordre culturel. Je prétends, pour ma part, que le cannabis pose aujourd'hui au Canada un grave problème d'ordre culturel. J'aimerais donc changer de point de vue pour que nous puissions en discuter.

J'aimerais aborder la question comme si j'étais anthropologue, ce que je ne suis pas. Mais je suis toutefois en étroite relation avec trois sous-cultures canadiennes dont les points de vue sur le cannabis diffèrent considérablement. Je crois que cet antagonisme culturel est un grave problème autour duquel doit s'articuler la politique sur le cannabis.

Ma famille ainsi que de vieux amis sont d'avis que le cannabis est une mauvaise chose et a mauvaise réputation. Ils considèrent le cannabis avec dégoût, non pas tant parce qu'ils croient qu'il crée une accoutumance ou qu'il cause le cancer du poumon ou parce qu'ils croient les histoires d'horreur que l'on raconte à sonsujet - car je peux les convaincre très facilement du contraire -, mais ils ressentent néanmoins du dégoût à l'égard du cannabis. C'est cela qui est important.

Beaucoup de Canadiens ont une répugnance à l'égard du cannabis et voudraient le voir banni. Je pourrais mentionner que lorsque mon voisin le plus proche, également un ami, a entendu dire que j'allais comparaître au sous-comité sénatorial, il a craint que je réussisse à moi seul à convaincre le Sénat d'abroger les lois actuelles sur les drogues. Cette éventualité l'a tellement alarmé qu'il m'a écrit un poème. Je signale que cette personne est courtier et non pas poète, mais il m'a tout de même écrit un poème pour exprimer son immense dégoût à l'idée que le cannabis puisse être légalisé, tout en sachant fort bien que tous ces arguments au sujet de la santé pourraient être facilement réfutés. Et pourtant, il souhaitait que je connaisse son dégoût. Comme il n'est pas le plus grand des poètes, je ne vous lirai pas son oeuvre, mais c'est sa motivation qu'il faut retenir.

La deuxième sous-culture - et c'est celle à laquelle j'appartiens - est celle des étudiants diplômés, des universitaires et des anciens étudiants. C'est une espèce de sous-culture transitoire qui considère le cannabis sous un angle tout à fait différent. Pour ces gens, le cannabis, c'est à prendre ou à laisser. Dans les faits, on peut en consommer ou pas, et c'est d'ailleurs ce que font les gens. Personne n'en discute le moindrement, car le cannabis fait tout simplement partie de la vie. Ce n'est même plus, ou si peu, un sujet de discussion. Tous les consommateurs sont assez discrets là-dessus: Si vous leur demandez s'ils en consomment, ils ne vous répondront peut-être pas tout de suite, car cela ne vaut pas la peine d'en parler. Alors que le premier groupe veut interdire le cannabis, le second groupe est en général indifférent sur cette question.

Le troisième groupe avec qui j'ai des relations étroites est celui des grands consommateurs. Cela s'explique parce qu'il y a maintenant 11 ans, j'ai écrit un livre intitulé Peaceful Measures: Canada's Way Out of the War on Drugs. Ce livre a été publié par les Presses de l'Université de Toronto à l'époque où le cannabis était en passe de devenir une sous-culture très populaire à Vancouver. On a donc vendu mon livre dans les divers endroits où se vendait le cannabis, et à ma grande joie, je suis devenu brièvement une sorte de héros local.

Tous voulaient m'inviter à leurs fêtes pour que je prenne la parole, et particulièrement les groupes de grands utilisateurs. Ce sont là des gens pour qui la légalisation du cannabis est une affaire de religion: ils souhaitent que cette drogue soit légalisée et recherchent l'approbation des autres. Ils ne veulent pas que la population s'imagine qu'ils forment une bande de toxicomanes, ce qu'ils ne sont pas. Ce sont simplement des gens qui laissent le cannabis jouer un rôle important dans leur vie.

Un jeune homme m'a résumé très éloquemment la situation: il a expliqué que sa sous-culture comprenait trois grands piliers, le végétarisme, l'usage de la bicyclette au lieu de la voiture et l'usage de «dope», c'est-à-dire du cannabis. Voilà la culture de ces gens, et elle est active et bonne. On peut difficilement refuser de fumer un joint de temps à autre quand on se mêle à cette culture, mais celle-ci reste très sérieuse.

J'essaie de vous expliquer qu'il existe un véritable problème culturel au Canada. Les trois groupes vont chercher de bonnes gens bien intentionnées qui tendent malheureusement à manquer de charité les uns envers les autres. Ceux du troisième groupe ont tendance à croire que ceux du premier groupe sont des ignares, comme s'ils étaient stupides, ce qui n'est pas le cas. Quant au premier groupe, il est parfaitement au courant des faits. Ils n'en parlent peut-être pas souvent, et on peut facilement les convaincre que ce qu'ils croient est faux, et pourtant ils continuent à honnir la marijuana.

Ceux du premier groupe accusent ceux du troisième d'être des toxicomanes, ce qui est faux, à quelques rares exceptions. Ce ne sont pas des toxicomanes, mais simplement des gens dont la culture inclut le cannabis. Ils se sentent blessés lorsqu'on les considère comme des toxicomanes, tout comme les gens du premier groupe sont blessés lorsqu'on les considère comme des ignares, ce qu'ils ne sont pas. Leur culture à eux les porte simplement au dégoût d'une chose, alors que le troisième groupe a au contraire une attirance pour cette même chose.

Quatrièmement, la politique relative au cannabis devrait être revue en profondeur afin qu'elle soit plus indépendante, mieux axée sur la culture, plus décentralisée et qu'elle soit considérée comme une toute nouvelle politique.

Quand je dis «nouvelle», je veux dire que cette politique ne devrait pas tenir compte des anciens mythes. Par exemple, on dit que le cannabis cause un problème grave de dépendance. Si on croit vraiment à ce mythe, il faut alors sanctionner l'usage de cette drogue à l'échelle nationale. Si on laisse ce mythe entièrement de côté, il faudrait alors légaliser la drogue. À mon avis, les deux approches sont fautives, il faudrait simplement ignorer le mythe.

La politique sur le cannabis devrait donc être nouvelle et indépendante. Je me trompe peut-être, mais je crois que le Canada n'a jamais eu de politique indépendante au sujet de la marijuana. J'estime que la politique canadienne s'est simplement alignée sur la politique américaine dès le début, et ce, jusqu'à en frôler le ridicule. Comme vous le savez peut-être, le Canada a commencé à interdire le cannabis en 1923, et il n'y avait à cette époque aucune utilisation connue du cannabis au Canada. La loi avait entièrement valeur de symbole, puisqu'il a fallu attendre des décennies avant qu'une première arrestation ait lieu. On a découvert quelques utilisateurs de cannabis après l'adoption de la Loi sur les stupéfiants en 1961. Par la suite, bien sûr, cette drogue est devenue beaucoup plus populaire.

J'estime que le Canada devrait avoir une politique indépendan te sur le cannabis. Nous devons avoir une telle politique car c'est pour nous une question culturelle importante.

Troisièmement, je propose que la politique canadienne sur le cannabis soit axée sur la culture. Autrement dit, le but de cette politique devrait être d'harmoniser les trois cultures distinctes que j'ai mentionnées.

Comment une politique peut-elle harmoniser ces cultures? D'abord, elle devrait être décentralisée. Au départ, l'idée que le gouvernement fédéral doit soit légaliser, soit interdire le cannabis est mauvaise. La politique sur le cannabis pourrait se fonder sur le modèle de la Loi canadienne sur la tempérance de 1878. Le gouvernement fédéral n'avait à cette époque ni interdit ni légalisé l'alcool. Il avait simplement permis que cette question soit décidée à l'échelle locale.

À mon avis, le gouvernement fédéral peut très bien déléguer ce pouvoir aux gouvernements provinciaux et ces dernierspourraient, dans leur grande sagesse, déléguer ce pouvoir aux municipalités et aux régions. C'est à ce titre que les règlements pourraient s'appliquer et chaque région devrait faire sa part.

Vancouver a réussi à réglementer le cannabis pendant une brève période. Durant cette période, il était permis de vendre du cannabis dans des petites boutiques de la région de Vancouver, là où cela était logique, mais ces boutiques étaient interdites à Surrey, à Vancouver-Nord, à Vancouver-Ouest ou dans d'autres secteurs où la politique n'aurait pas eu de sens.

Ce genre de règlement de zonage a remporté un vif succès jusqu'à ce que des pressions internationales se fassent sentir, pressions qui ont rendu impossible le maintien du statu quo. S'il est possible de maintenir une politique indépendante au Canada, cette politique devrait à mon avis avoir cette forme-là. Il n'est pas nécessaire d'aller chercher un modèle de politique sur le cannabis dans un autre pays, car l'un des grands talents du Canada est précisément de s'adapter à diverses cultures.

Évidemment, nous n'avons pas toujours réussi en cela, mais le défi, pour le Canada, a toujours été de réunir des cultures diverses. Au Canada, c'est vraiment une question de pluralisme. J'estime qu'il est tout à fait possible d'user du même pluralisme dans le dossier du cannabis que dans tant d'autres dossiers, si nous avons une politique indépendante.

Cinquièmement, je dirais à l'opposé que la politique canadien ne au sujet des substances qui créent la dépendance devrait s'orienter vers une plus grande centralisation. Revenons à ce qu'est la dépendance. Il est vrai qu'un petit nombre de personnes deviennent dépendantes à la marijuana. Mais il est égalementvrai qu'un petit nombre de personnes deviennent également dépendantes du sexe, du jeu, du travail, de l'alcool, de l'héroïne, de la cocaïne, du Prozac, du Ritalin, et j'en passe. Si l'on additionne tous ces chiffres, cela représente bien des gens. On a raison de dire qu'il y a une tendance croissante de l'augmentation de la dépendance et que c'est un problème d'importance nationale, non seulement au Canada mais aussi dans d'autres pays.

À mon avis, la raison en est évidente, bien qu'elle passe fréquemment sous silence. Nous vivons dans une société dans laquelle les liens traditionnels qui réunissaient la population, la famille, l'ethnie, le village, le clan et la région, sont rompus par la mondialisation, la technologie et la rapidité du changement dans tous les domaines. Par conséquent, bon nombre de gens se sentent déchirés et perdus et nous le sommes peut-être tous autant à un degré plus ou moins grand. Les gens qui se sentent déchirés et perdus recherchent des vies artificielles et des substituts. Ces substituts, ils les trouvent dans un bar en s'enivrant chaque soir, ou dans des cafés à cannabis en se droguant chaque soir, ou dans des groupes de danse en dansant jusqu'à ce que leurs genoux ne les portent plus, ou dans des groupes de discussion informatisée, en passant leur temps sur des lignes de bavardage alors qu'autour d'eux leurs vies s'effritent de toutes parts. Les gens trouvent des substituts. C'est vrai partout. Les gens trouvent des substituts aux choses que nous estimons tous essentiels dans la vie.

On demande souvent si la dépendance est un problème médical ou un problème pénal. Elle n'est ni l'un ni l'autre - la dépendance est un problème politique, et c'est pourquoi je suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui. Ce problème doit être réglé à l'échelle politique. Une nation doit se préoccuper entre autres de fournir un cadre dans lequel il est possible aux gens de former des familles saines, des villages, des groupes ethniques, et cetera. C'est une préoccupation d'ordre national.

Bien sûr, c'est très difficile à réaliser. Je ne dis pas que ce soit un problème facile à résoudre, mais c'est une question essentielle. On dit souvent qu'il est naïf de croire qu'on pourrait revenir dans le passé, au bon vieux temps des collectivités unies, et c'est bien vrai. Il est toutefois encore plus naïf de supposer que nous pouvons nous précipiter dans l'avenir en faisant fi de l'importance des liens sociaux et en s'attendant à ce que tout marche bien. Il est temps qu'il y ait une intervention politique dans ce sens.

J'ai enfin deux autres éléments à proposer. Premièrement, les gens qui ont peut-être le plus aidé à résoudre ce problème de dépendance ont peut-être été cette semaine les milliers de personnes qui se sont réunies à Québec pour se prononcer contre la poursuite aveugle de la modernité, la course aveugle vers la libéralisation du commerce, sans égard à ses effets du point de vue économique, environnemental et social.

Pour terminer, je vous propose une petite recherche - je ne sais même pas si je devrais lui appliquer ce terme - plutôt une enquête que j'ai menée avec des amis anthropologues à Vancouver et des Autochtones. Nous avons examiné l'histoire des Autochtones qui vivent dans la région de Burrard Inlet, là où Vancouver se trouve. Il y avait en fait 100 villages dans la région de Burrard Inlet, de minuscules villages qui existaient depuis très longtemps et dans lesquels s'était établie une culture traditionnelle complète. Ces villages n'étaient peut-être pas les plus célèbres ou les plus remarquables des Indiens de la côte Ouest, mais ils réussissaient à y vivre. Ils avaient bien sûr de nombreux problèmes. Ils avaient des guerres et, dans certains de ces villages, il y avait des esclaves. Il y avait des problèmes de violence et parfois des folies. Mais il n'y avait pas de dépendance. D'après ce que l'on en sait, il n'y avait pas ce problème dans ces villages.

Et puis bien sûr, les Européens sont arrivés et les terres ont été vendues sur le marché immobilier. Les potlatches, qui étaient la façon traditionnelle de distribuer les aliments, ont été remplacés par un marché de produits alimentaires. La vie de ces Autochtones s'est modernisée très rapidement, à tel point que la dépendance y est devenue un problème universel.

Je ne vous propose pas ce cas à titre de preuve mais plutôt pour démontrer un paradigme. Il est clair pour moi que la dépendance naît d'une forme particulière de civilisation. Chaque type de civilisation a ses problèmes particuliers, la dépendance est l'un des nôtres. J'espère que le comité du Sénat, lorsqu'il étudiera la question du cannabis, fera la distinction entre une politique sur le cannabis et une politique sur la dépendance au lieu de faire comme cela s'est toujours fait par le passé et de considérer que ces deux questions n'en sont qu'une seule. Il vaudrait mieux considérer que ce sont des questions distinctes et importantes.

Le président: Merci, professeur Alexander.

Le sénateur Rossiter: Monsieur Alexander, il est arrivé bien des fois dans l'histoire que ce que vous appelez la modernité provoque de profonds remous. Je crois que ce sont les Luddites à l'époque de la révolution industrielle qui cassaient les usines et les machines. Finalement, les gens acceptent le changement ou s'y habituent. Je pense que les gens ont peur de ce qui se passe et personne ne peut dire de quoi sera fait le futur.

Mais le fait de se droguer, est-ce que ce n'est pas une façon de refuser la réalité?

M. Alexander: Si, bien sûr. C'est une attitude qui consiste à choisir un substitut. C'est seulement lorsque de très nombreuses personnes choisissent un substitut qu'il faut se dire que la réalité est trop difficile à supporter. Je pense que nous sommes arrivés à ce point. Nous n'avons pas de bonnes statistiques sur la dépendance mais nous en avons d'excellentes sur la dépression.

Le sénateur Rossiter: La dépression individuelle?

M. Alexander: Oui. Dépression et dépendance vont main dans la main. Presque toutes les personnes ayant une dépendance sont déprimées. Si vous prenez les courbes représentant la dépression, vous constaterez qu' elles n'ont cessé de grimper vers des niveaux sans précédent tout au long de ce siècle. Vous pouvez dire: «Les gens ne devraient pas se laisser aller à la dépression, c'est de la démission» et vous pourriez dire de la même façon que les gens ne devraient pas tomber dans une accoutumance parce que c'est une sorte de fuite de la réalité. Mais quand ces phénomènes deviennent des phénomènes de masse, il faut bien se dire que c'est parce que la société est devenue insupportable pour un trop grand nombre de personnes. En fait, c'est au niveau de la société qu'il faut changer les choses.

J'ajouterai une chose. N'oubliez pas que je suis psychologue. Je gagne ma vie en traitant des personnes ayant une dépendance. Je sais, aussi bien d'un point de vue personnel que d'après les recherches effectuées sur le sujet, qu'il est impossible de traiter des personnes souffrant d'une accoutumance. On ne réussit pas à traiter ces personnes. Elles disent ce que vous leur dites. Elles disent: «C'est un refus de la réalité, je voudrais que les choses soient différentes», mais cela ne veut pas dire qu'ils vont changer. Pour qu'elles puissent cesser de vivre avec ces béquilles, il faut qu'on leur propose un environnement suffisamment accueillant. Je crois que c'est cela, notre dilemme. Les pressions sont trop lourdes.

Le sénateur Rossiter: Vous dites que le taux de dépression augmente?

M. Alexander: Il augmente même de façon dramatique.

Le sénateur Rossiter: Est-ce que la courbe se stabilise quelques fois?

M. Alexander: Les courbes sont déterminées de façon différentes selon les pays, mais la situation est la même pour tous les pays développés. Tous les pays où l'on recueille ce genre de données constatent la même courbe. Dans un pays comme le Liban, il y a eu des périodes durant la guerre civile où j'imagine qu'il était trop dangereux d'être déprimé et où les courbes se nivelaient, mais en dehors de cela, ce n'est pas arrivé. C'est quelque chose de caractéristique à ce siècle. C'est un phénomène unique à ce siècle, pour autant que l'on puisse en juger.

Évidemment, on ne pouvait recueillir systématiquement ce genre de données au cours des siècles précédents, mais nous avons connu un siècle de dépendance et de dépression. Notre échec est venu du fait que nous avons considéré cette situation comme une faillite individuelle parce qu'il y avait trop d'échecs individuels. Mais en fait, il faut maintenant voir la dépendance comme un échec social.

Le sénateur Rossiter: Ce n'est peut-être pas nécessairement que les gens échouent, mais ils ont l'impression d'être des ratés.

M. Alexander: Oui, ils se considèrent comme des ratés. Ma théorie n'est pas celle que revendiquent les personnes ayant une dépendance. Elles aussi, elles pensent que leur dépendance est la manifestation d'un échec personnel.

Le sénateur Rossiter: Est-ce que les personnes qui doivent travailler très dur pour gagner leur vie n'ont pas le temps d'être déprimées ou d'en manifester les symptômes?

M. Alexander: Non, en fait à notre époque, le prototype de la personne ayant une dépendance, c'est un gestionnaire moyen surchargé de travail qui est profondément déprimé et qui prend des drogues légales ou illégales. Les gens n'échappent pas à la dépendance en travaillant fort.

Le sénateur Rossiter: Vous parlez d'un genre de travail intellectuel. Moi, je parle de l'ancienne époque, il n'y a pas si longtemps que cela d'ailleurs, où les gens devaient faire un travail physique considérable à la ferme ou quand ils partaient à la pêche pour gagner leur vie.

M. Alexander: Vous voulez savoir si ce genre d'activités enrayerait la progression de la dépendance et de la dépression. Je ne peux pas vous répondre de façon valable. Je peux cependant vous dire que la dépendance est un problème énorme dans les camps de bûcherons de la Colombie-Britannique et dans les bateaux de pêche. En l'occurrence, il s'agit essentiellement d'alcoolisme.

Non, je ne pense pas qu'on puisse freiner la dépendancede cette façon. Vous parlez de situations où les genstravaillent 12 heures par jour 7 jours par semaine. Même dans ce cas, la dépendance demeure un énorme problème.

Le sénateur Maheu: J'ai lu une partie de votre mémoire. Je dois avouer que je n'ai pas eu le temps de le lire en entier. J'ai l'impression d'y constater plusieurs contradictions. Tout d'abord, vous parlez des gens qui fument du cannabis et vous dites que cela ne pose pas de risque de cancer du poumon. J'aimerais savoir la différence qu'il y a entre fumer des cigarettes et fumer du cannabis. La cigarette provoque le cancer du poumon, mais pas le cannabis. Je suis tentée de vous dire que c'est contradictoire. Ou on nuit à sa santé en fumant des cigarettes ou du cannabis, ou on ne lui nuit pas.

Vous dites que ce n'est pas un problème à l'université dans l'ouest du Canada. Est-ce que c'est parce que les personnes qui en consomment n'osent pas en parler? Est-ce que c'est parce qu'elles se cachent et que celles qui n'en consomment pas en sont fières et le disent un peu plus?

Il y a toute une série de contradictions dans votre document et dans ce que vous nous avez dit. J'ai quatre fils. Par chance, rien de grave ne leur est arrivé, mais je sais qu'un ou deux d'entre eux ont au moins fait l'essai de ces drogues une fois ou l'autre. Ils n'en ont jamais parlé, mais je suis certaine qu'ils ont commencé par une cigarette. Une fois qu'ils ont eu fait l'expérience du bien-être apporté par la cigarette, l'étape suivante était de passer à autre chose. Je ne sais pas s'ils l'ont fait, mais j'ai toujours à l'esprit l'idée que ce n'est pas impossible.

Pour en revenir au mythe selon lequel les drogues ne sont pas quelque chose de si dangereux que nous pourrions le penser, comment expliquez-vous quelque chose comme cela? Est-ce que c'est la recherche de sensations fortes par les jeunes, ou est-ce que c'est qu'à un moment donné le cannabis ne les fait plus planer autant qu'ils le pensaient ou autant qu'au début?

M. Alexander: Je vais vous répondre de parent à parent. La marijuana est dangereuse. Les ordinateurs sont dangereux. Le sexe est dangereux. Je pourrais continuer comme cela indéfini ment.

La question est de savoir si les risques entraînés par la marijuana sont plus importants que ces autres risques. Ma réponse pure et simple, c'est que non. De nombreuses recherches ont porté sur cette question, et la réponse est que les dangers sont du même ordre. Nous devons être prudents avec nos enfants. En tant que parent, je dis que nous devons être prudents avec nos enfants, qu'il s'agisse de consommation de drogues ou de conduite d'automobiles, et cetera. Nous avons commis l'erreur de placer le cannabis dans une catégorie spéciale, comme si le danger était d'un ordre différent, et je crois que nous avons été induits en erreur.

Le sénateur Maheu: Je ne suis pas sûre que je parlais de prudence. Je parlais des jeunes. Très souvent, les parents ne savent pas que leur fils ou leur fille se drogue. Comment pouvez-vous dire que ces drogues ne provoquent pas d'accoutu mance alors qu'une fois qu'ils ont atteint la limite des effets, des sensations fortes que leur apporte une drogue, ils en essaient une autre parce que la sensation va être un peu plus forte encore? Cela n'a rien à voir avec les parents ni avec la prudence. C'est simplement une expérience que semblent faire les jeunes. Comment pouvez-vous affirmer qu'il n'y a pas d'accoutumance et que l'accoutumance n'est pas telle que nous pensons la constater?

Autrement dit, je demande: Pourquoi le Canada devrait-il changer ses lois? Pourquoi devrions-nous être plus permissifs, car c'est ainsi que j'interprète vos arguments?

M. Alexander: Oui, je crois que nous devrions être plus permissifs, du moins au niveau régional. Je dis cela en toute confiance car j'ai passé beaucoup de temps parmi des groupes de jeunes qui continuent de fumer de la marijuana après leur adolescence, tout au long de la vingtaine et de la trentaine, sans aucun problème apparent. La culture est toutefois différente. Ils pensent quelque peu différemment des gens qui s'occupent d'ordinateurs ou de courses de chevaux. Ils pensent différemment. Il y a une différence culturelle. Je peux répondre à votre question en toute confiance car j'ai vu tellement de gens fumer du cannabis sans aucun effet nocif. Grâce à mon livre, j'ai eu le privilège d'être invité à côtoyer des gens qui ont cette culture et j'en ai beaucoup profité. Je me sens très confiant à ce sujet.

Le président: C'est important, monsieur Alexander, que vous expliquiez tout cela de façon approfondie. Le sénateur Maheu a parlé des gens qui passent du tabagisme à la consommation de marijuana et qui vont ensuite plus loin. Votre réponse est importante parce que beaucoup de gens croient que les jeunes commencent en fumant des cigarettes. Les cigarettes les rendent euphoriques et après, il leur en faut plus. C'est l'opinion du sénateur Maheu. Elle vous demande si les gens passent de la cigarette à la marijuana et à d'autres produits.

M. Alexander: Je m'excuse. Je n'avais pas compris la question de cette façon. Nous avons de très bonnes statistiques sur la progression de l'alcool et du tabac à la marijuana et à des drogues plus dures. Les statistiques montrent que la progression à chaque niveau est l'exception, les autres formant une immense majorité. Certains progressent en effet, et certains meurent par la suite la face dans le caniveau dans l'est de Vancouver; toutefois, à chaque niveau, l'immense majorité ne progressent pas. Je ne pense pas que l'on puisse attribuer la progression, quand elle a lieu, à la drogue, car la plupart des gens ne progressent pas. Il nous faut donc attribuer la progression à quelque chose d'autre et c'est là-dessus que j'espère travailler.

Le président: Cela répond-il à votre question, sénateur Maheu?

Le sénateur Maheu: En partie, oui. Je ne suis pas sûre d'être d'accord. Nous avons vu et entendu tellement de choses au sujet des toxicomanies. J'hésite à dire que c'est un mythe, comme vous le faites, pour avoir vu des documentaires, par exemple, au sujet des jeunes qui prennent de la cocaïne. Que faisaient-ils avant de se droguer à la cocaïne? Ils se causent du tort physiquement à bien des points de vue en prenant de la cocaïne. Je suis certaine que vous avez raison de dire que la majorité ne se ruinent pas la santé ou ne veulent pas aller au-delà de leur toxicomanie à la cocaïne, mais je ne suis pas certaine que je vous suive jusqu'au bout dans cette argumentation.

M. Alexander: Je siège au conseil d'administration de l'hôtel Portland à Vancouver, qui est le bout de la route. C'est un hôtel pour assistés sociaux, le seul hôtel de Vancouver qui n'expulse jamais personne. C'est un hôtel situé dans l'est du centre-ville et les gens paient leur séjour avec leurs chèques d'assistance sociale. Essentiellement, les gens vont là pour y mourir. C'est le bout de la ligne. J'ai eu l'occasion d'avoir de longs entretiens avec des gens qui meurent de la cocaïne, qui sont au bout de la route, au point où ils n'ont pas grand-chose à perdre en parlant librement de la route qu'ils ont suivi pour aboutir là. En fait, souvent, ils veulent parler et ils veulent aider à comprendre comment tout s'est passé de cette façon. Je peux dire en toute confiance qu'à ce moment-là de leur vie, les gens ne se considèrent pas piéger par la drogue. Ils ne considèrent pas que la cause de leur problème est la drogue. À leurs yeux, la cause de leur triste sort, ce sont des malheurs qui leur sont arrivés il y a longtemps, par exemple s'ils ont été maltraités dans leur enfance, et cetera. À ce moment-là, telle est à leurs yeux la cause de leur malheur. Nous ne les avons pas pris suffisamment au sérieux.

Le président: C'est pourquoi, monsieur Alexander, il est important d'entendre ce que vous avez à dire. Je sais que l'on ne peut pas saisir à l'aide d'un seul stéréotype tous les gens qui sont esclaves d'une accoutumance, et vous y avez fait un peu allusion. Je voudrais que vous nous en disiez davantage à ce sujet. Qu'est-ce qui fait qu'un Canadien ordinaire devient un Canadien souffrant d'une accoutumance?

Vous avez employé des expressions comme «l'immense majorité» et «la plupart des gens». Pourriez-vous êtreplus précis? Quand vous dites la grande majorité,est-ce 95 p. 100, 99 p. 100? C'est important pour nous de comprendre cela de votre point de vue.

M. Alexander: Vous voulez dire la grande majorité des gens qui ne progressent pas d'une drogue à l'autre?

Le président: Oui.

M. Alexander: Je voudrais pouvoir vous donner un chiffreplus précis. Je ne le peux pas. Je peux dire que dans le casde la cocaïne, où les statistiques sont les meilleures,entre 5 et 10 p. 100 des gens qui font l'expérience de la cocaïne deviennent toxicomanes à un moment donné durant leur vie.Pour la plupart, la toxicomanie dure un an ou deux et ensuite ils s'arrêtent.

Si je devais vous donner un chiffre pour ceux quideviennent toxicomanes à vie et qui finissent par perdre la vie à cause de la cocaïne, ce serait au tour de 1 p. 100. Je pense que cela se rapproche du nombre de personnes qui finissent parmourir de cette drogue. Le scénario le plus courant est quede 5 à 10 p. 100 des gens deviennent toxicomanes à un moment donné et puis ils cessent de l'être.

Pour répondre à votre première question, je pourrais citer une étude de cas portant sur un homme qui est mort récemment, et cela répondrait peut-être en partie à votre question. À mes yeux, c'est un cas intéressant. J'ai rencontré cet homme dans l'est de Vancouver, dans la rue. Il demeurait à l'hôtel Portland, où je travaille. Il est le fils d'un diplomate canadien. Il a passé une grande partie de sa vie en Europe, à voyager. Il était instruit et cultivé, intellectuellement et culturellement. Il n'a jamais subi de sévices dans son enfance.

Il m'a décrit, alors qu'il était sur le point de mourir, son immense dévotion à sa famille, et en particulier à son père qui, à ses yeux, était quasiment un saint. Son père était tout simplement trop grand pour qu'il puisse penser l'égaler; en un sens, son père, peut-être sans en être conscient, l'intimidait en lui faisant constamment sentir qu'il était une personne inférieure - non pas que je veuille dire quoi que ce soit de négatif sur le père.

La personne dont je parle, en raison de sa situation dans la vie, avait des idéaux élevés et a appris qu'il lui était impossible d'atteindre ces idéaux. Elle n'a jamais trouvé de position de repli, pour ainsi dire. D'autres personnes dans cette même situation pourraient trouver une autre vie, pas au même niveau que les autres membres de la famille, mais en faisant quelque chose d'autre, même si ce n'est pas aussi extraordinaire que ce que le père avait accompli.

Cet homme a essayé de faire diverses choses et a échoué, peut-être par simple malchance. Il s'est lancé dans les affaires et la loi a été changée. Il a ouvert une école de conduite automobile. La loi a été changée de telle manière que son entreprise a fait faillite. Si la loi n'avait pas changé, la suite de l'histoire aurait été différente.

Si je peux me servir de ce cas comme exemple prototypique de la toxicomanie, sur un plan plus abstrait, on peut dire que les gens ont de terribles problèmes à surmonter, qu'ils ont de la malchance et qu'ils ne réussissent pas à se tailler une vie satisfaisante.

Pour parler à titre de parent, l'analogie que je trouve satisfaisante, c'est le fait de regarder mes enfants grandir. Chacun a dû escalader un mur. Ils l'ont fait, presque en s'agrippant par les ongles. C'est difficile de se tailler une place dans le monde du travail. J'ai trois enfants adultes et je suis heureux de dire qu'ils se débrouillent bien. C'est toutefois toujours un problème. Si quelque chose était allé de travers, ils auraient pu tomber du mur. S'ils étaient tombés du mur deux ou trois fois, ils auraient peut-être perdu la capacité de l'escalader. Ils se seraient tournés vers des succédanés. Je pense que c'est cela, l'histoire de la dépendance.

Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question, mais je crois que cette histoire n'a rien à voir avec l'effet des drogues qui induisent la toxicomanie chez quelqu'un. Cela a tout à fait à voir avec un vide que les gens ont dans leur vie, pour des raisons qui sont partiellement dues à la violence et partiellement dues tout simplement à la malchance et au manque de possibilités. Cela arrive. Je ne suis pas sûr d'avoir répondu à la question.

Le président: Je sais qu'il n'y a pas de réponse absolue, mais beaucoup de Canadiens pensent qu'il y a une espèce de schéma, ou de type caractéristique de l'individu qui automatiquement tombe dans le piège. Votre réponse c'est que non.

M. Alexander: On a souvent affaire à des situations extrêmes. Ceux qui sont terriblement victimes de mauvais traitements dans leur enfance ont peu d'espoir de dépasser cette anxiété et ce sentiment de terreur extrême qu'ils ressentent face à d'autres êtres humains. Voilà des gens qui ont une forte propension à tomber dans la dépendance, ou à se donner des styles de vie destructeurs. Voilà donc effectivement des candidats à la toxicomanie.

Cependant, dans la plupart des cas que je connaispersonnellement, il y aussi une question de chance. Il est difficile de répondre de façon absolue.

Le président: Au cours de vos recherches, avez-vous fait des comparaisons entre le Canada et les autres pays?

M. Alexander: Oui.

Le président: Est-ce que vous pouvez comparer le Canada et l'Europe, et plus particulièrement la Hollande?

M. Alexander: Pour ce qui est des politiques adoptées?

Le président: Oui.

M. Alexander: La politique est à peu près la même partout. Comme nous le savons, elle est dictée par les conventions de l'ONU. Il y a évidemment des petites variations dans la façon de l'appliquer d'un pays à l'autre. Les pays européens sont un petit peu plus tolérants en matière de respect de la loi sur les drogues. C'est-à-dire qu'ils mettent surtout l'accent sur une politique de réduction des méfaits, plutôt que sur la répression policière et le traitement comme ici. Ça semble donner certains bons résultats.

Le président: Vous répondez dans le sens de vos catégories professionnelles? Voulez-vous dire que l'Europe obtient des succès sur le plan psychologique, et aussi sociologique surtout?

M. Alexander: Ma réponse se fonde sur un certain nombre de visites en Hollande, où j'ai vu en action leurs programmes de réduction des méfaits. C'est-à-dire que j'ai vu là-bas des toxicomanes en bien moins mauvais état, globalement, que ceux de Vancouver. On pourrait dire que la ville de Utrecht en Hollande est une espèce de pendant de Vancouver. C'est une ville de taille comparable, avec des programmes de réduction des méfaits déjà très avancés. Ils ont résolu le problème de la consommation de marijuana en ayant, ici et là dans la ville, des petits débits où on peut aller fumer de la marijuana.

Je vous parlerai du cannabis et ensuite de la réduction des méfaits. En raison de l'existence de ces petites officines, le cannabis n'est plus un problème à Utrecht. J'ajoute que ces petits débits sont assez discrets. C'est-à-dire qu'ils sont regroupés dans des quartiers où on s'attend à ce que la population soit consommatrice de marijuana.

La plupart des Hollandais ne touchent pas à la marijuana. De façon générale ils ne sont pas intéressés par l'herbe, à part quelques exceptions. Ces petits débits sont discrets, et comme je le disais, regroupés dans des quartiers où on pense que la population va vouloir fumer.

La marijuana n'est donc plus un problème en Hollande. À ma connaissance, personne ne prétend que ça l'est.

Le président: Nous devrions peut-être essayer d'être un peu plus précis, puisque nous faisons des comparaisons avec le Canada. En chiffres et pourcentages de la population totale, vous nous dites qu'il n'y a pas de problème, qu'il a disparu?

M. Alexander: Je dis que la consommation de marijuana, au fil des ans, y a été inférieure à ce qu'elle est au Canada.

Le président: Vous parlez alors de la consommation de marijuana dans ces quartiers où il y a des débits à cet effet?

M. Alexander: On les retrouve dans toute la Hollande. J'ai parlé d'une seule ville, parce que je m'y suis rendu. La consommation de marijuana en Hollande a été quelque peu inférieure à celle du Canada, et cela en dépit de la décriminalisa tion qui a été appliquée dans presque tout le pays. Le Canada jusqu'ici a fait très peu dans le sens de la décriminalisation, mais le nombre de toxicomanes de la marijuana - c'est-à-dire des gens qui un jour réclament un traitement - est à peu près aussi bas dans les deux pays. Je dirais donc que la solution de la Hollande a donné de bons résultats.

L'intoxication à la marijuana n'est pas un problème grave, ni là-bas ni ici, bien qu'elle se retrouve dans les deux pays.

Le sénateur Maheu: Au cours de votre travail de recherche, et de votre visite en Hollande, par exemple, vous avez étudié les effets de la marijuana sur la jeunesse. On continue à dire que si l'on arrive à régler le problème des jeunes qui se mettent à fumer, très tôt, il n'y aura pas de problème plus tard. Est-ce que vous avez donc étudié les catégories de jeunes qui fument de la marijuana en Hollande, par rapport à Vancouver? Il semble que Vancouver ait un profil particulier, avec une propension plus importante à consommer que dans les autres villes du pays.

M. Alexander: C'est ce que je crois, effectivement. Je n'ai pas étudié plus particulièrement le cas des jeunes. Cependant, j'ai lu la littérature qui traite de cette catégorie, c'est-à-dire des gens d'âge scolaire. Les statistiques sur la consommation des écoliers en Hollande montrent qu'il y en a un peu moins qu'en Ontario et en Colombie-Britannique. Quant aux problèmes qui en découlent, on les retrouve à la même échelle dans les deux pays.

Je vais parler de pourcentages. Ils sont un petit peu inférieurs en Hollande, parmi les jeunes. Ma recherche, comme vous le laissiez entendre, s'est intéressée aux classes d'âge postscolaire.

Le président: Nous vous avons interrompu. Vous nous parliez d'abord de réduction des méfaits, et de comparaisons avec le Canada.

M. Alexander: Oui, j'ai vu ce programme donner de bons résultats en Hollande. Il prend surtout la forme de distribution de méthadone et de morphine aux toxicomanes de l'héroïne. Ces drogues, bien sûr, sont également disponibles ici. Mais elles sont plus difficiles à obtenir qu'en Hollande, où l'accès en est très facile. Ainsi, en Colombie-Britannique, on continue à demander des échantillons d'urine à ceux qui demandent de la méthadone. En Hollande, ce n'est pas le cas. Ils peuvent, s'ils le veulent, donner des échantillons d'urine pour une vérification, et des analyses, mais ce n'est pas obligatoire.

Ce que j'ai constaté en Hollande, c'est que cette politique de réduction des méfaits est appliquée dans un climat beaucoup plus serein, et de façon générale les toxicomanes y sont en bien meilleur état que leurs homologues de Vancouver. Ainsi, ces toxicomanes hollandais qui prennent de la méthadone, parlent très souvent de la façon dont ils réussiront ensuite à s'en sevrer complètement. Ils n'aiment pas beaucoup la méthadone, et ils veulent un jour arrêter. Alors qu'à Vancouver, les toxicomanes qui prennent de la méthadone parlent sans arrêt d'en demander plus, se plaignant de ne pas en avoir assez.

Le programme de la réduction des méfaits consiste surtout à faciliter l'accès à la méthadone. Selon mes observations, ça donne de bons résultats, et c'est dans ce sens que nous nous orientons en Colombie-Britannique, dans le cadre de ce qu'on appelle le programme des quatre piliers, que vous connaissez certainement. Il y a donc un pas qui est fait dans la bonne direction,avec d'ailleurs l'appui général de la communauté. C'est très impressionnant.

Le président: Nous entendrons des gens de Vancouver qui vont nous expliquer ça. C'est donc quelque chose qui suit son cours.

M. Alexander: Oui. Ça n'a pas encore été appliqué de façon officielle et générale, c'est en cours d'expérimentation, et beaucoup de gens s'y intéressent.

Le président: Je crois d'ailleurs que le maire, M. Owen, participe activement à ce projet pilote. Il veille à ce que ça progresse comme il faut. Nous entendrons les témoins de Vancouver.

M. Alexander: Oui.

Le président: Nous vous écrirons pour vous poser des questions de fond. N'hésitez pas à nous fournir plusd'information, pour que nous comprenions bien ce dontil s'agit. Ai-je bien compris: la consommation, l'abus et la toxicomanie se répartissent comme suit, 95 p. 100 pour la consommation, 4 p. 100 pour l'abus, et 1 p. 100 pour la toxicomanie?

M. Alexander: Vous parlez du cannabis?

Le président: Oui.

M. Alexander: On peut effectivement parler de 1 p. 100 de toxicomanie, ou moins. La ligne de partage entre laconsommation et l'abus est complètement arbitraire. Les chiffres ne signifient donc pas grand-chose. Pour moi-même c'est le nombre des consommateurs réguliers qui fait problème.En général, ils aimeraient diminuer la consommation, et ça les inquiète un petit peu. Mais comme je le disais, il est difficilede faire la différence entre consommation et abus.Un pour cent, 4 p. 100 et 95 p. 100, cela me paraît acceptable comme répartition.

Le président: Si l'abus ne se chiffre pas à 4 p. 100, serait-ilde 10 p. 100 ou autant de 15 p. 100?

M. Alexander: Je dirais que c'est plutôt de 1 p. 100, 10 p. 100 et 89 p. 100.

Le président: Avez-vous lu le projet de règlement sur la consommation de marijuana à des fins médicales?

M. Alexander: Non, je ne l'ai pas lu.

Le président: Très bien, merci.

Le sénateur Rossiter: Sauf erreur de ma part, les faits nous orientent plus vers le contrôle de la distribution que vers la décriminalisation. Est-ce exact?

M. Alexander: Parlez-vous de la marijuana?

Le sénateur Rossiter: Oui. Ces cafés sont régis par des règles très strictes.

M. Alexander: Oui, il y a des règles très strictes visant à ce qu'on peut vendre dans ces cafés.

Le sénateur Rossiter: Il est interdit d'acheter le cannabis dans le but de le revendre et de se procurer des quantités de cet ordre.

M. Alexander: Oui, il existe des règles strictes, qui varient d'un endroit à l'autre, en fonction des préoccupations locales. En général, on peut acheter du cannabis à emporter, non pas dans le but de le revendre parce que ça serait illégal. Cependant, on peut en acheter et l'emporter chez soi en toute légalité.

Le sénateur Rossiter: Il est interdit d'en consommer en public.

M. Alexander: C'est ça.

Le sénateur Rossiter: Si une personne déroge aux règles, le propriétaire du café est tenu responsable.

M. Alexander: C'est exact, et de temps à autre les autorités ferment des cafés. Je pensais que, le système hollandais avait du bon sens. Il ne s'agissait pas d'une absence de règlements. À mon avis, on devrait réglementer ces drogues de façon intelligente, et je pense que les Hollandais sont sur la bonne voie vers une réglementation intelligente. Nous avons adopté la même approche pendant un certain temps à Vancouver, mais la situation est devenue intenable.

Cependant, je soutiendrais qu'étant donné l'expérience en Europe et même à Vancouver, nous pouvons réglementer les drogues au niveau local et s'attendre à obtenir de bons résultats.

Le sénateur Rossiter: Oui, mais il faut un contrôle.

M. Alexander: Tout à fait.

Le président: J'aimerais rappeler aux membres du comité que le 28 mai, nous aurons l'occasion d'obtenir des données plus complètes au sujet de l'expérience hollandaise.

Merci beaucoup, monsieur Alexander. Ça été un plaisir. Nous allons vous écrire pour vous poser d'autres questions. Si vous avez d'autres observations que vous aimeriez faire, ou que vous voudriez nous fournir un complément d'information, n'hésitez pas à le faire.

M. Alexander: Merci de m'avoir donné cette occasion de vous parler.

(La séance est suspendue pendant 10 minutes)

[Français]

(La séance reprend)

Le président: Il me fait un grand plaisir de recevoir cet après-midi la professeure Marie-Andrée Bertrand. Mme Bertrand était, il y a 30 ans, membre d'une commission d'enquête qui examinait les politiques antidrogues.

Marie-Andrée Bertrand est titulaire d'un doctorat del'Université Berkeley en Californie, et elle est professeure émérite de criminologie à l'Université de Montréal. Elle a été membre de la Commission d'enquête sur l'usage des drogues à des fins non médicales, appelée la Commission LeDain, de 1969 à 1973. Elle est l'auteure de plusieurs études et publications sur la question des drogues. Parmi les plus récentes, citons La politique des drogues, article paru dans le numéro de novembre 2000 de la revue Psychotropes; Le droit de la drogue comme instrument de mondialisation paru dans Globalization and Legal Cultures, Onati Papers, Onati Summer Course, Espagne, 1997; Réflexions sur la décriminalisation de l'intervention (auprès des consommateurs de drogues illicites), dans Europa; Ta jeunesse t'interpelle, Aix-les Bains, 1997; et La situation (du droit de la drogue) en Amérique du Nord dans Drogues et droits de l'homme, Caballero, éditeur, Paris, 1992.

Professeure Bertrand, je vous remercie de vous être déplacée. Ce n'est pas la première fois que vous acceptez de venir témoigner devant nous. Nous nous excusons pour les fois précédentes où la réunion a été annulée, le comité n'ayant pu siéger pour des raisons administratives.

Mme Marie-Andrée Bertrand, professeure émérite de criminologie, Université de Montréal: Monsieur le président., je me permettrai d'annoncer que vous êtes vous-même l'auteur d'un article dans le numéro spécial de la revue Psychotropes, qui s'intitule La politique des drogues, un numéro qui, vraisemblable ment, sera lancé à l'occasion d'un colloque de l'ACFAS, le 15 mai prochain, sur la politique des drogues.

Je ne saurais assez vous féliciter d'être les membres d'un comité sur les drogues, qui va réexaminer la politique canadienne. En fait, je vous envie, parce que j'estime que les conditions dans lesquelles vous allez exécuter ce mandat sont bien favorables.

Premièrement, vous êtes vous-mêmes des législateurs. Ce qui n'était pas notre cas à la Commission LeDain. Nous étionsdes personnes nommées par le cabinet du premier ministre conjointement avec le cabinet du ministre de la Santé de l'époque, M. Monroe. Deuxièment, vous êtes des législateurs non élus et, à mon avis, cela vous donne une grande crédibilité et une réputation de sagesse auprès de la population canadienne. Troisièmement, - et c'est une raison extrêmement importante - votre mandat trouve à s'exercer à un moment où l'opinion internationale et les politiques internationales vont être d'un grand support dans votre travail.J'y viendrai tout à l'heure en analysant de près ce qui se passe dans neuf ou dix pays européens et non européens à l'heure actuelle, sur le plan du changement dans la politique des drogues.

J'estime que les Canadiens doivent se réjouir que votre comité ait été remis en scène avec le nouveau gouvernement. Dans le milieu universitaire canadien, et très certainement dans le milieu des jeunes et des étudiants dans les universités canadiennes, on se réjouit que votre comité soit sur pied. Le Canada n'est pas le seul pays qui reconsidère ses politiques des drogues actuellement. Je mentionnerai rapidement - et je les évoquerai plus au long plus loin - deux travaux extrêmement importants dont le Parlement européen a été l'instigateur, d'une certaine façon, puisque la France et l'Angleterre, et maintenant plusieurs pays européens, me dit-on, ont décidé de revoir considérablement leurs connais sances sur les drogues et surtout sur le cannabis. Ce qui a fait l'objet, comme je l'avais exprimé dans un premier travail présenté à votre comité en septembre dernier, du rapport Roques, en France, sur le cannabis. Un rapport intitulé Problèmes posés par la dangerosité des «drogues», rapport du professeur Bernard Roques, secrétaire d'État à la santé, qui a été rendu public en mai 1998.

Ce rapport Roques, au fond, fait la critique détaillée de chacun des préjugés que nous avons entretenus dans les communautés occidentales pendants au moins 115 ans. Non seulement il réfute beaucoup des opinions mal fondées sur le cannabis, mais il avance sur une autre piste, celle que le ministre de la Santé canadien utilise présentement, c'est-à-dire les usages thérapeuti ques du cannabis.

L'autre rapport - qui est presque terminé - est celui de Lord Walton en Angleterre, qui a aussi été suscité par ce mouvement à l'intérieur de la communauté européenne, sur la révision des notions des connaissances sur les drogues et des politiques sur les drogues.

Puisque j'ai eu la chance d'être associée pendant quatre ans à la Commission canadienne d'enquête sur l'usage des drogues à des fins non médicales, j'aimerais repasser avec vous un peu de cette expérience et peut-être aussi vous rappeler, et je m'excuse si j'ai l'air insolente, quels ont été les illustres antécédents à votre propre comité.

Comme vous le savez, cela commence il y a 115 ans avec les comités sur le cannabis dont la Hemp Drugs Commission en Grande-Bretagne qui était chargée d'établir la mesure des effets nocifs du cannabis. Cela continue 50 ans plus tard, le maire La Guardia de la ville de New York, créait un comité chargé d'examiner les effets du cannabis sur le fonctionnementintellectuel. Vingt ans plus tard, en 1967, une Commission présidentielle « on Law Enforcement and Administration of Justice», se vit confier d'étudier toutes les drogues et leurs effets criminogènes. En 1968, le gouvernement britannique commanda un rapport, qui s'appelle «Report of the Advise on drug Dependence.» Le rapport, croyez-le ou non, recommande de soustraire le cannabis à la liste des opiacés, de ne plus sanctionner l'infraction de possession de cannabis par l'emprisonnement et de rendre cette drogue accessible en pharmacie.

La même année, en Hollande, après que notre collègue le professeur Louk Hulsman a su inspirer ce comité, le Comité Baan - ce qui a eu une influence énorme sur le gouvernement hollandais - a réussi à faire en sorte que le Parlement hollandais, à la grande majorité des voix, recommande la décriminalisation des drogues douces et que, désormais, il soit possible dans des lieux précis de consommer des drogues douces; cette politique est venue plus tard.

Dans mon mémoire de l'automne dernier, je mentionnais qu'au moment de l'adoption par le Parlement des Pays-Bas de cette loi, certains ministres, dont celui de la justice, avait trouvé que c'était une politique conservatrice que de se limiter à décriminaliser les drogues douces.

Cette même année, un comité dont, d'une certaine façon, le mandat ressemble au vôtre, était mandaté par une Commission présidentielle de faire un travail de fond sur la marijuana. Certains d'entre vous, qui ont peut-être mon âge, se rappelleront que le rapport de ce comité s'intitulait Marijuana A Signal of Missed Understanding, qui allait au coeur des problèmes de culture et d'aliénation entre les générations spécialement à cette époque aux États-Unis. Aux yeux des commissaires, et je cite:

[Traduction]

[...] étant donné toutes les préoccupations sociales qui existent aux États-Unis actuellement, la marijuana n'est pas, à notre avis,

une préoccupation majeure nationale.

[Français]

En 1972, c'était le tour de la Commission LeDain, en poste depuis 1969, de rendre public son rapport sur le cannabis. Un rapport de plusieurs centaines de pages, qui a reçu des éloges du monde entier pour la qualité complète, scientifique, sérieuse, considérée de son jugement sur la question. Je résumerai plus loin ce que disait la Commission LeDain à ce sujet.

En 1979, c'était au tour de l'Australie de commander une étude sur «The Non-Medical use of Drugs in South Australia» et les commissaires en arrivaient à deux conclusions, qui rejoignent celles de la Comission LeDain: la décriminalisation ou si on préfère «prohibition partielle» dans laquelle la possession et la culture à des fins personnelles cesseraient d'être des infractions criminelles alors que le trafic le demeurerait.

Toutes ces Commissions, il est juste de dire, en sont arrivées à quatre conclusions. Premièrement, il faut reclasser les substances psychotropes selon leurs propriétés et leurs effets connus. On avait, en 1924-1928, grâce à Mme Emily Murphy, placé la marijuana avec les opiacés et donc replacer les substances psychotropes selon leurs propriétés, les hallucinogènes ensemble, les opiacés ensemble et les drogues douces ensemble.

Deuxièmement, abolir l'infraction d'usage et de possession. Au Canada, le rapport provisoire de la Commission LeDain et le rapport final voulaient supprimer l'infraction de possession de toutes drogues illicites concernant le cannabis sans se prononcer carrément. Toutefois dans le rapport sur le cannabis, la majorité des commissaires ont recommandé de décriminaliser lapossession, la culture d'un plan à des fins personnelles et de cesser toute forme d'incarcération pour des personnes reconnues - non pas à propos du cannabis mais à propos d'autres drogues - toxicomane. Je vous rappelle qu'à l'époque un grand nombre d'héroïnomanes étaient soumis à l'emprisonnement.

Troisièmement, d'abroger les restrictions sur l'usage médical des opiacés, et quatrièmement, de remplacer le traitement pénal et carcéral des toxicomanes par un traitement médical.

J'en viens ici à une parenthèse suggérée par votre entourage sur la Commission LeDain elle-même. C'est un petit commentaire en quatre points, qui n'est pas dans les notes que vous avez reçues précédemment.

Je voudrais vous dire, avec tout l'enthousiasme que j'ai conservé pour cette question extrêmement importante, de la signification que constitue le fait de recourir à des substance psychotropes; quel est le sens que l'usage des ces substances a dans notre société et dans les autres sociétés? À mon avis, la Commission LeDain, d'une certaine façon, a peut-être quelques leçons à nous donner. Ces leçons se regrouperaient autour de quatre point. Le premier point serait le mandat. Je comprends que le vôtre ne sera pas révisé, mais j'ai entendu tout à l'heure qu'il était très semblable à celui dont je vais parler et pourquoi le mandat était important; deuxièmement, la méthode utilisée par la Commission pour aller chercher l'opinion des Canadiens;troisièmement, les recherches, et quatrièmement, l'impact.

Comme vous le savez probablement tous, le mandat de la Commission LeDain était extrêmement généreux et ouvert. Je me permets de vous le citer en anglais.

[Traduction]

a) utiliser des sources disponibles au Canada et à l'étranger, les données et l'information existant au sujet de l'usage à des fins non médicales des stupéfiants sédatifs, stimulants, tranquillisants, hallucinogènes et d'autres drogues et substances psychotropiques;

b) rédiger un rapport sur la situation actuelle de la connaissance médicale par rapport à des effets de cesdrogues [...];

c) faire enquête et rédiger un rapport au sujet des motifs qui sous-tendent l'usage à des fins non médicales figuranten a);

d) faire enquête et rédiger un rapport sur les facteurs sociaux, économiques, éducatifs et philosophiques relatifs à l'usage à des fins non médicales [...] en particulier, sur l'ampleur du phénomène, des facteurs sociaux qui le sous-tendent, les tranches d'âge des utilisateurs, et des problèmes de communication; et

e) faire enquête et établir des recommandations relatives à des orientations qui devraient être adoptées par le gouverne ment fédéral, seules ou en collaboration avec d'autres paliers de gouvernement, pour réduire l'ampleur des problèmes d'un tel usage.

[Français]

Était-ce un mandat trop large? C'était certainement un mandat très large. Cela nous a-t-il nuit? Probablement.

L'amplitude de ce mandat a entraîné les commissaires et le personnel de la Commission dans un travail d'une grande envergure qui, à mon avis, a eu beaucoup d'impact sur la société canadienne. Je suis convaincue que malgré l'absence totale d'effet sur la législation pénale, la Commission LeDain a provoqué un changement considérable des mentalités dans la population canadienne, suscitant une prise de conscience des effets des drogues traditionnelles, par exemple. Ce avec quoi les jeunes nous confrontaient lors de nos audiences dans les universitéscanadiennes. Nous avons certainement rencontré un demi-million de Canadiens en quatre ans. Nous avons traversé le Canada d'Est en Ouest sept fois, et nous avons tenu, à deux ou trois reprises, des consultations publiques dans toutes les grandes villes canadiennes.

Ces audiences publiques, comme celle d'aujourd'hui, étaient, au fond, des occasions où non seulement des experts ou des citoyens parlaient, mais une opportunité pour tout le public de poser des questions et de confronter les experts. Entre autres, on leur disait : «Vous avez tel point de vue mais en fait, avez-vous aussi pensé à tel autre point de vue?»

Nous avons donc suscité un grand débat national sur les facteurs qui font que la société canadienne, comme d'autres sociétés, à l'occasion et souvent, peut recourir à des substances psychotropes pour alléger certains de ses maux. À mon avis, la générosité du mandat, la méthode de consultation, le style et l'attitude des commissaires - et en particulier du présidentde la commission - ont engendré ce brassage d'idées sur la démocratie, sur le fonctionnement de l'État, et sur le sentiment d'aliénation que ressentaient et ressentent encore un grand nombre de Canadiens à l'endroit de leur gouvernement national,provincial ou municipal.

Nous avons pu vérifier l'effet de ce brassage d'idées en étudiant la façon dont les médias - journaux, radio, télévision, cinéma - changeaient de discours sur la question des drogues et faisaient état de connaissances beaucoup plus profondes et avancées.

Cela va un peu dans le sens des désirs que vous exprimiez, monsieur le président, après votre propre participation à une commission parlementaire sur la Loi de 1997 sur les drogues.

Je reviens un instant à la méthode de consultation. Au cours de ses audiences publiques, la Commission, à sa demande ou sur proposition des intéressés, a entendu, comme vous, desreprésentants de toutes les associations professionnelles, qu'elles soient médicales, juridiques, adémiques ou pharmaceutiques.La Commission a également entendu des représentants des distilleries, des représentants des brasseurs et de la grande industrie du tabac lui faisant des représentations sur son mandat et sur ce qu'il convenait de recommander à l'issue de ce travail.

La venue de la Commission était annoncée dans les principales villes du pays. Tous les citoyens, qui le souhaitaient, se présentaient à ces audiences publiques et le débat était ouvert avec eux. Un grand nombre de consultations se sont tenues dans des établissements d'enseignement - universités, collèges, et écoles secondaires - où tous étaient conviés.

C'est à cette occasion que des jeunes confrontaient des adultes qui leur reprochaient les substances et le mode d'usage en leur disant: «Tout à l'heure vous allez retourner chez vous, vous allez tranquillement boire votre scotch ou votre bière, vous allez fumer vos cigarettes. On ne peut pas vous reprocher vos gestes et vous nous dites: «Vous n'avez pas d'affaire à fumer votre joint»».

Ce genre de confrontation était continuel et, bien sûr, des parents étaient très inquiets et disaient qu'ils ne savaient pas ce que les jeunes consommaient et que ces derniers avaient maintenant des habitudes dont ils ne comprenaient pas bien le sens.

D'autres jeunes, amis de leur fils, amis de leur fille, venaient au micro leur dire: «Nous allons vous dire ce que nous faisons ensemble. Nous fumons un joint, nous écoutons du jazz, nous dansons sur de la musique rock. Nous sommes vos enfants et ce n'est pas plus grave que vous, à 16 ans, lorsque vous vous cachiez pour prendre votre bière et fumer votre cigarette».

Évidemment à l'époque, il y a 35 ans, cette méthode présentait ses dangers et, bien sûr, il a fallu de temps en temps remettre un peu d'ordre dans les débats qui s'installaient lors des audiences publiques. Au moment où cette Commission a commencé ses travaux, il y avait très peu d'usagers de drogue.

Finalement, un problème jusque-là plutôt caché, quelque chose de clandestin, dirait Bruce Alexander, devenait quelque chose de parler. Et donc, parce que c'était parlé, il devenait possible non seulement d'en débattre, mais de penser autrement le phénomène et d'agir peut-être autrement.

Au niveau du mandat de la consultation et de la recherche,la Commission LeDain, au meilleur de son mandat,avait 100 personnes à son emploi, dont 30 chercheurs à temps plein. Ces chercheurs travaillaient essentiellement sur quatre cibles. Premièrement, il y a les effets des drogues - et spécialement celui du cannabis - qui a fait, comme vous le savez, l'objet d'un livre dans lequel on y retrouve près de mille références extrêmement bien répertoriées.

Deuxièmement, on a travaillé sur l'usage des drogues.Un groupe de chercheurs composé de sociologues, detravailleurs sociaux, de psychologues, de psycho-sociologues et d'anthropologues, sur le terrain, sont allés observer les jeunes et les moins jeunes sur les lieux où ils faisaient usage de drogues. Les chercheurs essayaient de comprendre comment s'organisait le trafic, les réseaux et tout le reste. Ce groupe a également organisé les sondages, qui ont été faits par des maisons privées.

Troisièmement, des travailleurs sociaux déjà familiers avec les problèmes de traitement sur les lieux visitaient des lieux mieux organisés - par exemple, à San Francisco à l'époque - et revenaient avec des solutions d'urgence, par exemple les petites caravanes qui se promenaient sur la rue et les «drop-in centers».

Et enfin, un groupe parmi nous travaillait sur l'influence des médias sur le phénomène et leur façon de refléter le phénomène. Il y avait donc 30 chercheurs à temps plein qui travaillaient sur ces quatre cibles.

Je reviens pour la dernière fois sur la question de l'impact. À mon avis, le débat démocratique que la Commission a suscité a eu des effets considérables au niveau des connaissances sur les drogues. Cela sera très certainement un effet de votre comité car, si je comprends bien, il utilise tous les moyens de transmission électronique les plus modernes.

Nombreux sont ceux qui ont compris, à la faveur des travaux de la Commission LeDain, que les stéréotypes du consommateur drogué et criminel étaient vraiment des stéréotypes, qui ont compris que oui, il y a une petite proportion d'usagers qui abusent et que des toxicomanes recourent à des activités criminelles pour satisfaire leurs besoins. C'est un fait, mais ce n'est pas, de loin, la majorité. Et même parmi les toxicomanes, tous ne le font pas. Un grand nombre de cocaïnomanes que nous connaissons n'ont jamais eu recours à des activités criminelles pour satisfaire leurs besoins.

Concernant les prises de conscience sur les facteurs expliquant le désir de consommer, nous avons aussi provoqué une réflexion fondamentale. Ce qui ressortait à l'époque était très certainement une situation d'incommunication entre la génération des jeunes et celle des plus vieux.

Déjà dans le mandat de la Commission, l'hypothèse avait été faite que ce manque de communication intergénérationnel était probablement à l'origine de l'usage pour beaucoup de jeunes. Ce qui est apparu rapidement, c'était le sentiment d'aliénation à l'endroit des politiques canadiennes, des législateurs canadiens, le sentiment que dans ce pays, on n'écoutait pas les citoyens. Ce sentiment est venu de partout lors des audiences publiques et privées. Qu'attendait-on du législateur, de l'État canadien, des appareils d'État, des ministères de la Santé et de la Justice, du solliciteur général? On attendait qu'ils nous écoutent et qu'ils écoutent ce que les citoyens avaient à dire.

Nous avons donc beaucoup écouté. Pendant quatre ans, pendant des centaines et des centaines d'heures. J'estime que ce fut une des très grandes expériences de ma vie, et je souhaite qu'il en soit de même pour vous, parce que vraiment, c'est une oreille.C'est aussi l'occasion d'un regard incomparable sur la société canadienne.

Je disais tout à l'heure que plusieurs facteurs jouaient en faveur de votre mandat à ce moment-ci, parce que vous faites partie du pouvoir politique, que vous êtes des non-élus et parce que la pression internationale va dans le sens de la reconsidération des lois et des politiques sur les drogues. Ce qui ne veut pas dire qu'on va les tourner tête-bêche, mais qu'on va les revoir et en faire la critique point par point.

Je donne maintenant des exemples qui n'ont pas été mention nés ici, sauf erreur. La Belgique vient de décriminaliser l'usage et la possesion à des fins personnelles. La Suisse a autorisé, ces jours derniers, la culture du cannabis pour satisfaire la demande nationale. Le nombre d'acres consacrés à cette culture a été défini et des fermiers, dont les récoltes étaient devenues moins productives, ont obtenu l'autorisation de se convertir à cette culture. Je ne reviens pas sur les Pays-Bas puisqu'on en a abondamment parlé.

La France et l'Angleterre se sont donné des moyens pour reconsidérer leur connaissance sur la question des drogues. L'Italie, on le sait moins ici, a voté, comme on le fait en Italie, avec ses pieds, c'est-à-dire qu'un million d'Italiens ont réclamé des changements à la Loi sur les drogues. En Italie, quand un million de citoyens marchent pour réclamer un changement dans une loi, le changement se fait automatiquement. On a donc décriminalisé, à cette occasion, l'usage et la possession du cannabis. On a aussi beaucoup libéralisé l'usage de l'héroïne dans le traitement des héroïnomanes.

L'Espagne a décriminalisé le délit d'usage et de possession à des fins personnelles. La Cour constitutionnelle allemande est saisie de la nécessité de voir si l'infraction de possession de cannabis spécialement n'est pas anticonstitutionnelle, puisque le moyen utilisé apparaît aux yeux de l'appelant, celui qui fait la demande de reconsidération, disproportionné par rapport aux torts que la drogue elle-même peut causer.

Il serait impensable que le Canada reste à l'écart de tout ce mouvement, qui très certainement agite beaucoup plus l'Europe que les États-Unis, c'est très clair, avec le passé que nous avons d'avoir des politiques beaucoup plus intelligentes et souples que nos voisins du Sud. Je terminerai dans un moment avec quelques statistiques.

Je suis criminologue, donc l'une de mes spécialités est de voir comment les lois pénales affectent nos comportements et comment ces lois réagissent à ceux-ci. J'ai donc essayé de vous indiquer, à travers des statistiques judiciaires et pénales, de quels problèmes il s'agit quand nous parlons de drogue au Canada.

Pour ce faire, nous regarderons quelques transparents. Le premier transparent nous permet de voir que de tous les crimes rapportés au Canada, ceux touchant les drogues représentaient,en 1977, moins de 4 p. 100 de tous les crimes commis au Canada. Aujourd'hui, cette moyenne se situe à un tout petit peu plusque 2,5 p. 100.

Si on lit bien ce transparent, on peut comprendre deux choses: ou il y a effectivement beaucoup moins de crimes de drogue ou alors s'est installée dans la société canadienne, dans la police, chez les juges, et cetera, une mentalité faisant qu'un bon nombre de ces actions ne sont plus criminalisées. Plus tard, j'essaierai de vous dire ce que j'en comprends.

Le président: Sur le deuxième transparent, on voit qu'il s'agit des infractions au Code criminel uniquement.

Mme Bertrand: C'est cela.

Le président: Est-ce que cela inclut les lois?

Mme Bertrand: Jusqu'en 1997, c'était à la fois la Loi sur les stupéfiants et la Loi sur les aliments et drogues, donc toutes les drogues, tous les crimes reliés à toutes les substances dites illicites.

Sur ce deuxième transparent, vous voyez l'évolution du nombre d'infractions commises au Code criminel et aux lois sur les drogues, enregistrées par les policiers au Canada, de 1977 à 1998. Pour ce qui est des statistiques criminelles, dans une première colonne, vous retrouvez les infractions enregistrées, dans une deuxième, les personnes accusées et, dans une troisième, des hommes et des femmes condamnés, ainsi de suite.

Si nous prenons la première colonne - les infractions enregistrées -, vous voyez que le nombre total desinfractions varie de façon assez insignifiante, passant d'un peu plus de 60 000 à environ 70 000 en 20 ans. Nous constatons qu'au Canada essentiellement, on criminalise le même nombre d'actions - il ne s'agit pas encore de personnes - concernant toutes les drogues.

Remarquez que pendant ce temps, la population a augmenté considérablement au Canada, alors qu'elle est passéede 21 millions à 30 millions. Et nous retrouvons toujours le même nombre d'infractions ou presque.

Le troisième transparent touche un point particulièrement important pour ce comité. L'étudiant au doctorat, qui l'a réalisé, M. Dion, a bien tracé la courbe du cannabis par rapport à celle de la cocaïne, de l'héroïne et des autres drogues, en montrant comment les infractions ont évolué au cours de ces 34 années.

On voit que de loin le cannabis est la drogue qui engendre le plus d'infractions ou de criminalisation des comportements. À lui seul, le cannabis représente sûrement plus que la somme de toutes les autres infractions. Nous voyons que la cocaïne commence à prendre une part assez importante de cette activité policière. Les statistiques criminelles parlent essentiellement de l'activité de la police, des tribunaux et des employés du solliciteur général. Ici, nous parlons des activités de la police. Qu'a fait la police pendant ces 24 années? Elle a arrêté un nombre important de personnes qui étaient en possession ou qui faisaient le trafic du cannabis,de 50 000 à 50 000.

En 25 ans, c'est la même chose. Nous voyons que le mouvement qui s'avère important, c'est celui qui touche le cannabis.

Patricia Ericson, qui viendra témoigner devant vous bientôt, vous parlera beaucoup mieux que moi de ces «cannabiscriminals, 30 years after». Ce graphique nous permet de voir que le cannabis a connu une activité répressive beaucoup moins importante après les années 1982. C'est surtout au Québec qu'on a fait le plus d'arrestations touchant le cannabis.

Sur la planche suivante, vous voyez la même période analysée, mais sous l'angle des infractions. Qu'est-ce qui domine? Le trafic? L'importation? La culture? Bien sûr, c'est la simple possession. L'activité policière, dans 80 p. 100 des cas, s'attaque au cannabis et dans 60 p. 100 de ces 80 p. 100, s'attaque à la simple possession. Au fond, lorsque nos policiers consacrent du temps à l'application des lois sur les drogues, ils sont très occupés par les délits de possession et de possession de cannabis.

J'ai pensé qu'il était important de résumer cela. Je termine avec un tout petit mot sur la distribution Est et Ouest, la distribution provinciale de cette activité «répressive», avec uneproportion d'usagers tout à fait semblable à celle de la Colombie-Britannique. Donc plus ou moins, selon les couches de la population, de cinq à 20 p. 100 de la population fait usage de la drogue. Au Québec comme en Colombie-Britannique, decinq à 20 p. 100 des résidents de ces deux provinces font usage de la drogue et, probablement, bien davantage, mais ce sont les chiffres connus. À ce niveau, le Québec a une activité répressive quatre fois moindre que celle de la Colombie-Britannique. D'ailleurs, l'Ontario a aussi un comportement différent de celui de la Colombie-Britannique, l'activité policière étant moinsimportante, mais l'activité judiciaire plus importante. Il n'y a pas d'application nationale ou uniforme des lois sur les drogues au Canada.

Le président: Merci beaucoup Mme Bertrand. Je vous transmets la même invitation que j'ai faite à votre collègue,M. Alexander, plus tôt. Tout au long des travaux du comité, nous vous invitons à nous fournir toute information additionnelle. Dans la même veine, nous aurons peut-être des questions additionnelles que celles qui vous seront adressées cet après-midi et nous prenons immédiatement la liberté de vous transmettre ces questions dans l'espoir d'obtenir des réponses.

Madame Bertrand, compte tenu de la popularité du rapport de la Commission LeDain, comment se fait-il qu'au Canada, les conséquences données à vos recommandations ont été à peu près inexistantes alors que ces recommandations ont trouvé l'heur de plaire à ceux et celles qui ont la responsabilité des politiques publiques en matière de drogues dans d'autres pays?

Mme Bertrand: Vous, membres du Sénat, êtes bien placés pour connaître les facteurs politiques qui ont conduit à cela. Au moment du dépôt du rapport final de la Commission LeDain, le gouvernement libéral est allé en élection et le rapport est resté sur les tablettes. Cependant, votre question est très pertinente parce que ce n'était pas le cas au moment du rapport sur le cannabis. Ce rapport et ses recommandations étaient raisonnables, c'est-à-dire la décriminalisation de la simple possession et la décriminalisa tion de la culture d'un plant à des fins personnelles. Il est vrai que nous étions en 1972, mais c'étaient des recommandations raisonnables qui ont eu un effet dans 11 États américains, qui les ont reprises à leur compte et qui, comme vous l'avez entendu de plusieurs témoins, j'en suis sûre, ont eu un effet très réel dans la politique néerlandaise. Je ne sais pas pourquoi le gouvernement fédéral de l'époque n'a pas agi sur cette recommandation sur le cannabis.

Le président: Nous avons dans notre mandat la tâched'évaluer la façon dont notre pays s'acquitte de ses obligations internationales en matière de contrôle des substances. Le Canada en fait-il plus que ce que ses obligations lui imposent ou en fait-il moins? Comment cela se compare-t-il avec d'autres juridictions?

Mme Bertrand: Le Canada a été l'un des tout premiers pays à signer la Convention internationale de 1961 sur les talons des Etats-Unis, qui avaient été la locomotive de cette convention.Il est clair que M. LeDain a insisté pour que nous ne signions pas trop rapidement la Convention sur les psychotropes et effectivement, nous l'avons signée plus tard. Le pays l'a ratifiée plus tard. Cependant, nous avons ratifié la dernière, celle de 1988, qui est de loin la plus répressive et qui va le plus loin concernant les pouvoirs de la police que la Cour suprême du Canada avait tenté de limiter. Par exemple, c'est la Cour suprême du Canada qui a déclaré invalides et inconstitutionnels les droits de fouille et de perquisition sans mandat et qui a obligé les policiers, à compterde 1985, à se pourvoir de mandats en bonne forme pour pénétrer dans les demeures et saisir les stupéfiants où qu'ils se trouvent. C'est la Cour suprême aussi qui a invalidé, vu l'inconstitutionalité du renversement de la preuve qui existait dans ce délit qui s'appelle «possession pour trafic». Dans ces cas, au Canada jusqu'en 1986, on pouvait renverser la preuve, c'est-à-dire que c'était à l'accusé de prouver qu'il ne possédait pas pour trafic, ce qui est contraire à l'esprit de la common law, et tout à fait contraire à la présomption d'innocence. La Cour suprêmea dit que cette provision de la Loi sur les stupéfiants était inconstitutionnelle et qu'elle devait être réglée au Parlement. Cela a pris un certain temps avant que le législateur ne s'y rende.

Le Parlement canadien, malgré les décisions de la Cour suprême, a traîné à faire de la Loi sur les stupéfiants, en particulier, une loi totalement conforme à la Charte canadienne des droits et libertés. C'est exactement de cela dont il est question. Il y a donc une résistance du législateur- et je pense que je peux dire cela publiquement - mais il y a eu aussi et il y a encore une résistance considérable des bureaucrates, concernant, enparticulier, la santé et la drogue. Une résistance des bureaucrates a montré, dans le cas de la Commission LeDain, quelles étaient ces preuves qu'ils avaient, par exemple, de la nocivité du cannabis. Alors que nous étions en train de mener nos propres recherches in vivo sur des sujets humains concernant la capacité de conduire une automobile en état de cannabis, le ministère de la Santé discutait de nos recherches sans les avoir vues et les contestait en nous cachant un bon nombre de choses.

Par exemple, en nous cachant le fait qu'il disposait déjà de champs de cannabis assez importants que nous aurions pu utiliser pour nos recherches. Au fond, c'est une résistance dont, bien franchement, je ne comprends pas encore toutes les raisons. Il est arrivé que j'en parle avec le président de la Commission LeDain et que nous en parlions entre ex-comissaires. Nous nous sommes réunis, il y a trois ans, à l'occasion des 25 ans de la Commission LeDain, et nous avons repassé cette expérience ensemble. Si l'un ou l'autre des commissaires veut bien venir vous voir, ils vous diront eux-mêmes leur opinion de toute cette expérience et peut-être auront-ils des explications en réponse à votre question.

Le président: Les pays européens que vous avez mentionnés sont signataires des mêmes traités que nous.

Mme Bertrand: J'ai oublié de répondre à cette partie. L'Espagne en est sortie en disant que sa Constitution ne lui permettait pas d'adhérer à une Convention unique qui prescrivait ou obligeait le pays à arrêter et à pénaliser les personnes pour simple possession de drogues douces et qui faisaient usage de drogues douces. Et qu'arrive-t-il à ce moment? Si vous regardez la Convention unique, vous verrez le nom des signataires quiexigent des conditions pour ratifier la Convention. Vous y verrez que 20 ou 22 pays ont exigé ou bien de ne pas signer maintenant ou bien de signer maintenant mais pas tous les articles, et ainsi de suite. L'Espagne a donc fait exception. L'Italie a fait la même chose lors du référendum de 1995 en disant que ce n'était pas constitutionnel. Les Pays-Bas, comme vous le savez peut-être, ont beaucoup tardé à signer la Convention de 1961. Et au moment où ils l'ont signée, ils ont apporté leur propre législature sur la table en disant qu'ils ne traitaient pas les drogues douces comme des opiacés, et ainsi de suite. Leur législation n'incluait pas les drogues douces dans la Loi sur les stupéfiants et dans la Convention unique sur les stupéfiants. Aussi, si je comprends bien et si mes informations sont correctes, la Suisse n'a jamais ratifié la Convention unique.

Le sénateur De Bané: Madame Bertrand, quels sont les arguments de ceux qui prônent le maintien de la criminalisation des drogues douces?

Mme Bertrand: Je crois que l'une des questions précédentes nous a permis d'aborder l'hypothèse de la progression qui est largement démentie et que le docteur Bruce Alexander, tout à l'heure, a démenti avec des chiffres. La très grande majorité des usagers ne passent pas d'une drogue dite douce aux drogues qui sont plus toxicomaniaques. Un deuxième point, qui est surtout l'argument de tous les policiers du monde, est qu'il nous faut pouvoir pratiquer la répression de la possession, et de la possession de toute drogue, pour arriver à démanteler les réseaux de la drogue et le trafic.

Le sénateur De Bané: Puisqu'il semble qu'il n'y ait pas de motif rationnel pour en maintenir la criminalisation est-il vrai que les Pays-Bas ont décidé de durcir leur position vis-à-vis les drogues, y compris les drogues douces telles que la marijuana?

Mme Bertrand: Ce n'est pas l'information que je détiens. J'étais aux Pays-Bas il y a deux ans, et je sais que le secrétaire scientifique de cette commission y était plus récemment que moi. Les informations que j'ai et les articles très récents que j'ai lu disent, au contraire, que les constatations disant que la violence diminue lorsqu'il y a possibilité de tolérer et même d'organiser la consommation de drogues douces a des effets bénéfiques dans le pays. Mes informations ne sont pas à l'effet qu'on durcit les politiques. Peut-être M. Sansfaçon a-t-il des informations addi tionnelles.

Le sénateur De Bané: L'information qui nous a été transmise était que la population carcérale aux Pays-Bas a augmenté et que l'une des raisons de cette augmentation est qu'il a été décidé d'être beaucoup plus sévère contre les usagers des drogues, y compris les drogues douces. Peut-être va-t-il falloir vérifier davantage.

Mme Bertrand: D'après les statistiques carcérales desdernières années.

Le sénateur De Bané: Votre conclusion donc, après avoir étudié cette question depuis déjà plus d'un quart de siècle, est à l'effet que des lois qui ne reflètent pas les us et coutumes, et qui n'ont pas de fondement rationnel devraient être corrigées pour tenir compte des réalités d'aujourd'hui plutôt que de faire en sorte que leur inobservance soit chose courante?

Mme Bertrand: Tout à fait, mais je dirais aussi que le fait de maintenir des lois en lesquelles la majorité des Canadiens - et je pense aux émissions de lignes ouvertes que j'écoute ou auxquelles je participe - disent ne plus croire et ne pas en voir le fondement, entretient une méfiance des citoyens à l'endroit de cet État, de ces législateurs qui sont là à proposer des politiques qui ne font pas de sens avec leur culture. Cela devient risible dans plusieurs milieux. Cela devient aussi quelquefois dramatique, dans le sens qu'il arrive quand même, puisqu'on le peut avec les lois canadiennes, qu'on emprisonne pour simple possession de cannabis. On emprisonne pas mal de monde! J'ai compté 1 400 incarcérations d'octobre à janvier dernier, simplement pour possession de cannabis au Canada. Il s'agit de nouveaux arrivants dans la prison. Ce ne sont pas des chiffres insignifiants parce que cela coûte cher la prison. Un casier judiciaire coûte cher aussi à la personne qui l'a avec elle pour fonctionner dans la société.

Le président: On parle de possession simple?

Mme Bertrand: Oui.

Le président: Était-ce la seule infraction? L'argument souvent énoncé par les policiers lorsqu'on leur relate ces informations est à l'effet que l'infraction pour possession de cannabis était à l'occasion d'un vol de banque, mais qu'il y avait de la cocaïne ou du cannabis dans les poches du prévenu.

Mme Bertrand: Je suis très contente de pouvoir vous dire que cette réponse est très fausse et très erronée et qu'il faut absolument que vous la démentiez pendant votre mandat. Au Canada, on ne retient jamais, en droit criminel, que l'offense la plus sérieuse. C'est celle-là qui fait votre chef d'accusation et la raison de votre incarcération. Si bien que M. Serge Ménard pouvait déclarer l'autre jour à la radio qu'il ne peut pas dire combien de détenus ont des problèmes de drogue et ont eu des délits pour drogue parce que, très souvent, l'infraction pour laquelle ils ont été condamnés est beaucoup plus grave. C'est donc un peu l'inverse de ce que vous dites. La possession de cannabis étant maintenant une affaire mineure sous la Loi de 1997, surtout en première instance, cette possession de cannabis ne peut pas couvrir de crimes plus graves. C'est le crime plus grave qui serait le motif d'incarcération.

Le président: Il ne s'agit pas d'une infraction moindre et incluse comme on apprenait.

Mme Bertrand: Non. Bien sûr, il est possible qu'il y ait eu aussi un vol de dépanneur pour un montant de 25 dollars et qu'on a considéré que la possession de cannabis était plus grave parce que c'était la deuxième offense du genre, et cetera. Mais ce n'est pas possible que les chiffres que je vous donne cachent des crimes très graves qui auraient mérité l'incarcération. Ils sont vraiment là pour possession de cannabis.

Le président: Madame Bertrand, quelle distinction faites-vous entre dépénalisation et décriminalisation?

Mme Bertrand: En fait, la dépénalisation au sens stricte consiste, comme l'a fait le législateur canadien en 1997, à réduire la sévérité des peines et les chefs d'accusation. Au lieu de procéder par mise en accusation, on procède par voie sommaire; au lieu d'incarcérer on n'impose que des amendes. C'est pénaliser moins ou pénaliser très peu.

Le président: Moins sévèrement.

Mme Bertrand: Décriminaliser serait enlever l'offence du Code criminel comme cela a été fait avec l'avortement sans nécessairement légaliser. Décriminaliser, c'est effacer du Code criminel.

Le président: Êtes-vous pour ou contre la légalisation des drogues en général?

Mme Bertrand: Il y a 25 ans, c'est ce que j'ai dit dans un rapport minoritaire, qui sans doute a été une épine dans le coeur du président de la Commission puisqu'il aurait souhaité qu'on arrive avec l'unanimité. Je le pense encore toutefois avec nuance. Je crois encore que, rationnellement, si nous ne nous occupons pas de toutes les substances - et je ne dis pas que politiquement c'est une bonne position que la mienne - et si, par exemple, nous enlevons du Code criminel, par hypothèse, le cannabis en le décriminalisant, il est clair que le crime organisé, le trafic interlope, le trafic illégal a davantage de prise sur les substances les plus dangereuses. C'est-à-dire le crime organisé nes'intéressera plus tellement au cannabis et se concentrera davantage sur les substances susceptibles d'engendrer latoxicomanie.

Le président: Faites-vous une distinction entre légaliser et ne pas criminaliser?

Mme Bertrand: Ma recommandation était que les drogues soient régies comme l'est l'alcool au Canada.

Le président: Vous ne favoriseriez pas une vente libre?

Mme Bertrand: Non, contrôlée sous régie d'État.

Le président: Une réglementation comme le lait, l'eau et la nourriture.

Mme Bertrand: Avec un contrôle de la qualité et des prix, et prenant en considération l'âge des personnes qui se la procure.

Le président: Vous avez signé un article dans le journal Le Devoir récemment concernant la réglementation du gouvernement fédéral en matière d'usage médical du cannabis, quelle est votre opinion à ce sujet?

Mme Bertrand: En tout respect pour le ministre de la Santé, il me semble qu'il s'agit là d'une sorte de manoeuvre de diversion. Un État doit se montrer compatissant, mais ne doit pas consacrer beaucoup de temps et d'énergie pour quelque 100 personnes à qui une drogue peut être utile. Bravo! si elle leur est utile. Tant mieux si cette substance leur rend service. Cependnat, ce dont il est question, ce sont ces quelques personnes dont le cannabis peut alléger les souffrances. Il y a plus ou moins quatre ou cinq millions de Canadiens qui consomment du cannabis.Il me semble qu'une politique doit viser la population en général et faire en sorte que les lois du pays - ou une loi quiaffecte certainement 20 p. 100 d'un certain groupe d'âgeet 10 p. 100 d'un autre groupe d'âge - reconnaissent une situation de fait qui n'est pas une situation qui cause un trouble national. Nous ne sommes pas devant un problème de sécurité nationale s'agissant de consommation de cannabis ou si nous le sommes, c'est parce que nous empêchons des cultivateurs de cultiver ce qu'ils veulent cultiver ou nous contribuons peut-être à ce que le crime organisé s'intéresse au cannabis. Je reconnais qu'il y a un crime organisé qui s'intéresse au cannabis. Il m'arrive de devoir témoigner à des procès extrêmement importants qui impliquent des tonnes de cannabis arrivant au pays.

C'est une question importante. Ce n'est pas possible que le gouvernement canadien s'occupe uniquement de compassion et de cannabis médical au moment où votre comité sénatorial a le courage de se donner un mandat pour étudier cette question dans son ensemble.

Le président: Madame Bertrand, nous reconnaîtrons que le gouvernement du Canada n'avait pas d'autre choix que d'agir. La Cour d'appel de l'Ontario le forçait à agir. Ma question visait beaucoup plus le règlement plutôt que l'amendement législatif.

Mme Bertrand: Excusez-moi, je n'ai pas d'opinion à ce sujet.

Le président: Sur quels principes fondamentaux une politique nationale sur les drogues illégales doit-elle reposer? Est-ce que la morale est un de ces principes? Est-ce uniquement la santé publique qui doit gouverner l'établissement? Que fait-on de l'opinion publique? Je sais que vous avez examiné cette question il y a 30 ans et je suis sûr que vous êtes restée sur votre appétit depuis.

Mme Bertrand: Il me semble qu'il n'est pas possible, légitime et moral en 2001, avec ce que nous savons qui dément un grand nombre des mensonges que nous avons longtemps acceptés touchant les drogues et leurs effets, de conserver les lois que nous avons. Les travaux de plusieurs de mes étudiants et de bien d'autres chercheurs montrent que les policiers eux-mêmes ne sont pas capables d'appliquer les lois actuelles. Ils ne le veulent pas et ne le peuvent pas. Je vous apporterai, si cela vous intéresse, les travaux de plusieurs sociologues qui ont travaillé sur la rue avec les policiers à l'intérieur et hors de leur voiture et qui ont constaté que les policiers sont démunis. Ils n'ont pas la conviction qu'ils doivent agir en ces matières. Donc, il n'est plus légitime et il n'est même plus moral d'imposer à une population, qui a une autre culture à ce sujet, d'observer des lois qui n'ont pas de sens.

Est-ce qu'il est légitime d'utiliser le droit pénal pour appliquer ou réprimer des comportements qui ont à voir avec des choix individuels de consommation si ces choix ne constituent pas un tort réel pour la collectivité et éventuellement, dépendant du genre de conviction que vous avez pour la personne elle-même? Nous entrons donc dans le grand débat de John Stuart Mill; sur le traité de la liberté. D'après lui nous avons eu 20 ans pour enseigner à nos enfants ce qu'il faut faire pour être des citoyens. Passé ce temps, nous pouvons parler, nous pouvons tâcher de les convaincre, mais nous ne pouvons plus les contraindre. En matière de choix et de mode de vie nous avons fait ce que nous pouvions faire et le reste se tournera contre nous.

Pousser la répression dans un champ où il n'y a plus les valeurs consensuelles qui permettent de supporter cet appareil législatif, c'est s'engager dans une série d'effets pervers dont on a beaucoup parlé. Il me semble que je vous entends demander si le droit pénal pourrait, en 2001, reposer sur une morale, une certaine conception de la bonne vie, de la vie honnête. Sûrement, mais il me semble que nos valeurs canadiennes ont beaucoup évolué dans le sens qu'elles sont plus laïques. Les qualités qui relèvent de la citoyenneté, par exemple, ou de la responsabilité sociale, ont pris beaucoup plus de place. Je vous envie, encore une fois, d'avoir l'occasion de tenir cette étude à un pareil moment, où vous pourrez entendre les Canadiens sur ce sujet.

Le sénateur De Bané: Vos dernières réflexions m'amènent à penser que vous devez donc être d'accord, en paraphrasant ce qui a déjà été dit, avec le fait que l'État ne devrait pas avoir affaire dans la vie privée des gens. Dans la mesure où la vie privée de chacun n'a pas d'effet nocif sur le reste de la société, on n'a pas le droit d'imposer notre morale aux autres.

Mme Bertrand: C'est un peu la thèse de John Stuart Mill que M. LeDain rappelle dans un admirable passage du rapport sur le cannabis. Il discute de cette thèse avec, en contrepartie, une autre tout à fait conservatrice, qui est la thèse d'Allan, et il dit qu'il essaie de se faire une tête là-dessus, et qu'il pense que John Stuart Mill a bien raison que le voudrait-on, on ne le pourrait pas, en matière de choix individuel, de soin de sa personne, de sa propre santé. On ne peut pas contraindre.

Le sénateur De Bané: Pendant des siècles, on a criminalisé des gestes très intimes que des gens posaient dans leurs alcôves. Ces actes ont été inscrits dans le Code criminel jusque dans lesannées 1960. On avait essayé d'imposer aux gens une morale qui n'avait rien à voir avec la vie en société

Mme Bertrand: À l'époque, une forte culture religieuse, catholique ou protestante, appuyait ces mêmes valeurs. Il était possible, d'une certaine façon, d'appliquer ces valeurs avec le droit pénal, qui était un reflet des valeurs religieuses et morales.

Le président: Je n'osais pas soulever la question religieuse, mais votre collègue, le professeur Beauchesne, l'a fait en octobre. Elle faisait la comparaison entre le protestantisme nord-américain et européen. En Europe, il est beaucoup plus pragmatique alors qu'ici il est beaucoup plus empreint de morale. Ce parallèle nous expliquait la différence qui existe toujours dans nos sociétés.

Mme Bertrand: Vous voyez à quel point c'est paradoxal, parce qu'au fond, notre système de droit, la common law, nous donne toute latitude pour individualiser, particulariser notrefaçon d'appliquer le droit pénal, tandis que dans le droit romano-germanique européen, la doctrine est suprêmement importante et constitue un cadre assez rigide. Voilà que ces pays sont en train de se débarrasser de plusieurs morceaux de la Convention unique. Plusieurs de ces pays l'ont par ailleurs signée. Ils sont en train de jeter du lest - en Italie, par exemple -, parce que la foule le demande.

Le président: Depuis janvier dernier, la Belgique, qui procède à la décriminalisation, nous démontre un virage important.

Mme Bertrand: Il existe au Canada une décriminalisation de facto. Alors que les derniers sondages démontrent qu'il y aurait entre trois et quatre millions d'usagers courants de cannabis et de plusieurs autres drogues, il ne comparaît devant les tribunauxque 60 000 personnes. C'est une quantité infinitésimale des consommateurs, des délinquants réels.

Il y a donc une décriminalisation de facto. En réalité, les policiers ne veulent pas, n'y arrivent pas, et de toute façon, qu'est-ce qu'on ferait avec trois millions de Canadiens devant les tribunaux demain matin?

C'est cela aussi qui enlève toute crédibilité au législateur, quand il y a cet écart entre la situation de fait et la loi. C'est important la loi. La norme pénale est censée être un miroir qui projette les valeurs les plus chères. Elle reflète ce qu'il ne faut pas blesser, parce que ce sont les valeurs dominantes du groupe.

Le président: Je vous remercie. Il fut passionnant de discuter avec vous et nous prenons bonne note de vos recommandations.

La séance est levée.


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