LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 5 octobre 2023
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 11 h 29 (HE), avec vidéoconférence, pour effectuer l’étude sur les relations étrangères et le commerce international en général.
Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.
Le président : Bonjour et bienvenue à tous. Je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario, et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.
Avant de commencer, j’inviterais les membres du comité présents aujourd’hui à se présenter, en commençant par ma gauche.
[Traduction]
Le sénateur Ravalia : Bonjour et bienvenue. Je suis le sénateur Mohamed-Iqbal Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.
[Français]
La sénatrice Gerba : Sénatrice Amina Gerba, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Greene : Je suis Stephen Green, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur MacDonald : Je m’appelle Michael MacDonald, de la Nouvelle-Écosse.
[Français]
La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, division sénatoriale de Rougemont, au Québec.
[Traduction]
La sénatrice Boniface : Je suis Gwen Boniface, de l’Ontario.
La sénatrice M. Deacon : Bonjour. Je suis Marty Deacon, de l’Ontario.
Le sénateur Richards : Bonjour. Je m’appelle David Richards, du Nouveau-Brunswick.
[Français]
Le président : Merci. Bienvenue à tous, chers collègues, ainsi qu’à tous les Canadiens et les Canadiennes qui nous regardent sur SenParlVu.
[Traduction]
Chers collègues, nous nous réunissons aujourd’hui en vertu de notre ordre de référence général pour discuter de la situation en Haïti.
Pour la première partie de notre réunion, nous avons le plaisir d’accueillir Lisa Vandehei, directrice générale du Groupe de travail interministériel sur Haïti, et Sébastien Sigouin, directeur exécutif pour Haïti, tous les deux d’Affaires mondiales Canada. Nous vous souhaitons la bienvenue. Merci d’être parmi nous aujourd’hui.
Nous allons entendre votre déclaration liminaire, qui sera suivie des questions des sénateurs, mais avant, je vais demander aux membres et aux témoins qui sont présents dans la salle de ne pas trop s’approcher de leur microphone ou, s’ils le font, de retirer leurs écouteurs, afin d’éviter toute rétroaction sonore qui pourrait nuire au personnel du comité et à nos interprètes, lesquels portent des écouteurs pour les besoins de l’interprétation.
[Français]
Nous sommes maintenant prêts pour vos remarques préliminaires, qui seront suivies d’une période de questions, comme c’est l’habitude ici. Madame Vandehei, vous avez la parole.
[Traduction]
Lisa Vandehei, directrice générale, Groupe de travail interministériel sur Haïti, Affaires mondiales Canada : Bonjour. Nous sommes reconnaissants de pouvoir venir discuter sérieusement avec vous de ce qui se passe en Haïti. Aujourd’hui, nous allons présenter une vue d’ensemble de la situation en Haïti et de la réponse du Canada.
Haïti connaît une crise multidimensionnelle qui se prolonge, et qui est exacerbée par l’instabilité politique, les graves problèmes d’insécurité et de violence armée, l’inflation galopante et l’épidémie de choléra qui sévit actuellement.
En 2023, 5,2 millions d’Haïtiens vivent une situation d’urgence humanitaire, selon les normes de l’ONU. Pourtant, le peuple haïtien a créé la première nation indépendante des Caraïbes. Il a battu l’armée de Napoléon. Il a créé la deuxième démocratie de l’hémisphère occidental et la première république noire du monde.
La première constitution d’Haïti comportait déjà les droits fondamentaux de la personne, sans distinction de race, alors que d’autres nations n’allaient les adopter qu’au siècle suivant.
Nous sommes tous ici parce que nous croyons fermement à l’importance d’une solution portée par les Haïtiens et prise en charge par eux, et nous sommes déterminés à soutenir les efforts déployés par les autorités haïtiennes pour rétablir l’ordre et la sécurité dans le pays. Nous pensons que la stabilité d’Haïti exige une réponse internationale cohérente à court et à moyen terme.
Le Groupe de travail interministériel sur Haïti a été créé en décembre 2022 en réponse à cette crise. Il comprend des représentants d’Affaires mondiales Canada, de la Gendarmerie royale du Canada, du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes.
Ce groupe de travail collabore étroitement avec divers autres ministères et agences afin de mobiliser les meilleures compétences au sein du gouvernement du Canada.
Le Canada a adopté une approche globale et pangouvernementale qui repose sur quatre piliers : l’engagement diplomatique, les sanctions, l’aide humanitaire et l’aide au développement, ainsi que l’appui à la sécurité. Ces quatre piliers sont intrinsèquement liés et le succès de chacun d’entre eux est nécessaire pour parvenir à une solution durable à la crise.
En ce qui concerne le pilier de l’appui à la sécurité, le Canada joue désormais un rôle de chef de file nuancé et aux multiples facettes, et ce, sur plusieurs fronts.
Premièrement, en mars 2023, le Canada a annoncé, pour l’appui à la sécurité, une contribution de 100 millions de dollars visant à soutenir les efforts déployés par la Police nationale d’Haïti — la PNH — pour rétablir la sécurité et l’ordre. Cette aide comprend l’équipement, la formation et le soutien institutionnel tel que les salaires. Il s’agit notamment d’un programme de soutien à la police de proximité, car il a été démontré que cette police lutte contre la prévalence des viols, qui sont utilisés comme outil par les gangs. Cette somme s’ajoute aux 10 millions de dollars versés l’année dernière, qui ont déjà permis de construire et de doter en personnel un bureau de contrôle pour les nouvelles recrues de la PNH, de reconstruire 20 commissariats et de rétablir l’électricité dans un grand nombre de leurs bureaux.
En outre, 250 motocyclettes devraient être livrées dans les semaines à venir. Du matériel de communication radio et de télécommunication est également mis au point.
Grâce à un montant supplémentaire de 3 millions de dollars attribué l’année dernière, on obtient également des résultats en ce qui concerne l’identification des obstacles auxquels les femmes sont confrontées lorsqu’elles rejoignent la PNH, et on les aide à les surmonter conformément au Plan d’action national du Canada pour les femmes, la paix et la sécurité.
En juin, la ministre Joly a annoncé la création du groupe de coordination de l’aide internationale en matière de sécurité. Nous avons atteint notre capacité fonctionnelle de départ.
Plus de 26 pays et organisations travaillent actuellement avec le Canada à la coordination des efforts internationaux visant à garantir que la PNH dispose de l’équipement, des ressources et de la formation dont elle a besoin pour rétablir et maintenir la paix, l’ordre et l’État de droit par ses propres moyens, dès maintenant et pour longtemps. Ces efforts impliquent la collaboration avec les Nations unies et donnent à la PNH un rôle de premier plan dans la détermination de ses propres besoins.
[Français]
Nous nous félicitons également de la décision prise plus tôt cette semaine par le Conseil de sécurité des Nations unies de déployer une mission multinationale d’appui à la sécurité en Haïti; nous pensons qu’elle jouera un rôle essentiel pour soutenir la Police nationale d’Haïti ou PNH et nous comptons travailler avec le Kenya et d’autres partenaires internationaux dans le cadre d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies afin de veiller à ce que nos efforts soient mutuellement complémentaires.
Deuxièmement, nous imposons des sanctions à ceux qui alimentent la violence et l’instabilité. Pendant des décennies, les membres de l’élite haïtienne se sont livrés à la corruption, ont soutenu des activités criminelles et ont créé l’instabilité pour leurs propres avantages. C’est pourquoi le gouvernement du Canada croit fermement en l’importance de faire pression sur eux pour qu’ils encouragent un dialogue constructif afin de résoudre la crise.
[Traduction]
Troisièmement, nous répondons aux besoins critiques de la population en matière d’aide humanitaire et d’aide au développement. Haïti est le principal bénéficiaire de l’aide canadienne dans les Amériques. Depuis l’an dernier seulement, le Canada a fourni plus de 100 millions de dollars en aide internationale, dont 13 millions de dollars en aide humanitaire.
Grâce à nos efforts, les femmes, les hommes, les filles et les garçons ont accès à des services de santé, notamment pour soigner les blessures causées par la violence sexuelle et sexiste. Les enfants sont nourris et scolarisés. Les plus vulnérables ont accès à l’aide juridique.
Enfin, le gouvernement du Canada croit fermement que l’avenir d’Haïti dépend de l’existence d’un gouvernement stable et démocratiquement élu. C’est la raison pour laquelle nous soutenons activement les efforts de dialogue entre les différents acteurs politiques en Haïti et travaillons en étroite collaboration avec la communauté internationale, notamment la CARICOM — la Communauté des Caraïbes — afin de promouvoir des solutions pilotées par les Haïtiens et appartenant aux Haïtiens.
[Français]
Nous croyons que la population haïtienne mérite un gouvernement représentatif et stable, et nous continuerons d’appeler toutes les parties prenantes d’Haïti à travailler ensemble dans un esprit de compromis pour conduire le pays vers des élections libres et équitables dès que les conditions de sécurité le permettront.
[Traduction]
En conclusion, il est urgent d’agir pour répondre à la crise en Haïti. Le gouvernement du Canada est à l’avant-garde des efforts internationaux.
C’est là-dessus que se termine mon exposé. J’aimerais remercier les membres du comité de leur attention et de leur engagement concernant cet enjeu important et notre entretien d’aujourd’hui.
Le président : Merci, madame Vandehei. Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs.
Je tiens à souligner que le sénateur Woo, de la Colombie-Britannique, s’est joint à la réunion.
La sénatrice Boniface : Je vous remercie de cette synthèse.
Pourriez-vous nous donner plus de précisions sur le matériel fourni à la Police nationale d’Haïti? Je note que vous avez parlé d’équipement, de formation, de salaire et de travail relatif à la violence sexiste. Une somme de 100 millions de dollars, c’est beaucoup. Je me demande comment vous vous attaquez aux problèmes de corruption qui vont compliquer le versement de l’argent à Haïti.
Mme Vandehei : Je vous remercie de votre question. Pour commencer, la PNH est le seul organe de maintien de l’ordre du pays. Il n’y a ni armée, ni marine, ni aviation. Elle est seule à lutter contre l’insurrection des gangs, puisque l’armée haïtienne a été démantelée et son financement annulé dans les années 1990.
Les membres de la Police nationale d’Haïti sont mal payés, et il y a un énorme fossé entre les capacités et l’équipement des gangs et ceux des unités de la PNH. Il s’agit là d’une partie importante du problème. Au moins 54 policiers ont été tués en 2022. La PNH dispose officiellement d’une force d’environ 15 000 membres, dont 1 700 femmes, mais les effectifs réels sont inférieurs, à savoir environ 9 000 personnes. Cela correspond à un faible ratio policiers-habitants de 1,3 agent pour 1 000 personnes, ce qui est bien en deçà de la norme internationale de 2,2.
Nous travaillons avec le Fonds commun du Programme des Nations unies pour le développement, le PNUD, à cet égard, et une part importante de notre financement y est affectée. Les responsables du fonds envisagent divers équipements, notamment des véhicules, du matériel de télécommunication, des ordinateurs, ainsi que la remise en état des installations, en particulier après le tremblement de terre de 2010 qui a détruit une grande partie de l’infrastructure de la PNH et l’a privée de l’accès à l’électricité et aux ressources institutionnelles de base.
En ce qui concerne le soutien institutionnel, nous envisageons également les salaires et l’assurance-vie. À l’heure actuelle, le salaire mensuel moyen des membres de la PNH est de 200 $, et s’ajoute à cela un complément de 150 $ sous la forme d’une carte de débit. Une partie du problème est que nous voulons nous assurer qu’ils sont payés et équipés correctement. Cela comprend les uniformes, l’équipement, l’équipement de protection individuelle et la capacité d’entrer en contact avec les gangs au moyen d’une planification opérationnelle fondée sur le renseignement, ce qui implique des ordinateurs et du matériel technologique. C’est l’ensemble de ce que nous envisageons aujourd’hui avec le Fonds commun.
Nous siégeons également à un comité qui regroupe le Fonds commun du PNUD, le Bureau intégré des Nations unies en Haïti, ou BINUH, la PNH et l’ambassade, afin de faire régulièrement le point sur les besoins urgents de ces derniers. Bien sûr, il y aura des changements et des rajustements avec la nouvelle force multinationale de soutien à la sécurité.
La sénatrice Boniface : Je vous remercie. J’ai travaillé à l’ONU à l’époque où elle avait la responsabilité d’Haïti. Qu’en est-il de la sélection? Est-ce que quelqu’un au sein du Fonds commun se penche sur la sélection des officiers, afin que le tri soit fait le plus tôt possible?
Mme Vandehei : Merci de poser cette importante question. Oui, c’est ce qu’on fait, car c’est un élément essentiel pour pouvoir non seulement protéger nos propres membres qui pourraient être déployés, mais aussi éviter l’infiltration de la Police nationale d’Haïti par des membres de gangs, ce qui est un risque réel. Nous avons mis sur pied un bureau de vérification. En puisant dans la somme de 10 millions de dollars que le Canada s’est engagé à fournir et qu’il a dépensée l’année dernière, nous avons établi de toutes pièces un bureau de vérification et fourni du personnel, et on poursuit le travail pour avoir l’effectif nécessaire. Ce bureau aidera à vérifier les antécédents des nouveaux candidats.
Le sénateur Ravalia : Merci encore. Lundi, le Conseil de sécurité des Nations unies a approuvé un nouveau plan pour sévir contre la violence des gangs d’Haïti, donnant ainsi le feu vert à une offre du Kenya pour diriger une force de sécurité armée multinationale en Haïti à la suite de la demande d’aide militaire du premier ministre Ariel Henry. On s’attend à ce que d’autres pays se joignent à la lutte et grossissent les rangs des 1 000 membres du personnel de sécurité que le Kenya s’est engagé à déployer.
J’ai une question à deux volets. Premièrement, dans quelle mesure le Canada participera-t-il? Allons-nous envoyer des gens qui se joindront à cette force de sécurité? Deuxièmement, lorsque je lis dans la presse internationale qu’on est préoccupé parce que la police kényane a des antécédents de violence, ce qui est plus particulièrement ressorti lors des élections au Kenya, il y a un certain cynisme quant à la façon dont elle pourrait se comporter à Haïti. Pouvez-vous parler de ces deux points?
Mme Vandehei : Merci de poser ces importantes questions. Nous savons qu’après l’adoption de la résolution des Nations unies pour soutenir la force de sécurité multinationale, les responsables kényans ont dit que l’exigence était satisfaite et que le Parlement kényan était maintenant saisi du dossier. Lorsque les deux conditions seront remplies, les forces policières kényanes devront probablement être en mesure d’effectuer un déploiement dans les 90 jours environ. Il y a un certain nombre de questions sans réponse, y compris à quoi ressembleront les règles d’engagement en vertu de la résolution. Nous sommes en contact avec l’ambassadeur canadien en Haïti — à partir de nos bureaux au Canada — pour permettre au Canada de suivre de près le processus de planification qui est maintenant pleinement entamé depuis l’adoption de la résolution des Nations unies. Nous collaborons aussi étroitement avec les États-Unis et d’autres collègues pour voir ce qui leur manque et quel est le meilleur moyen pour le Canada de prêter main-forte.
Je mentionne aussi que la Police nationale d’Haïti doit à tout prix être d’abord capable d’assurer à long terme la sécurité de la population du pays. Nous savons que tous les pays, y compris le Canada, ont appris des leçons dans le passé après avoir joint une force de sécurité des Nations unies ou une force de sécurité liée aux Nations unies au pays — et cela ne peut pas être la seule solution à l’avenir. Pour assurer la paix et une stabilité à long terme, nous devons examiner chacun des quatre piliers de l’aide canadienne, y compris les efforts diplomatiques, les sanctions ainsi que le développement économique et humanitaire. À l’heure actuelle, nous nous occupons de la planification avec les Kényans et d’autres intervenants pour voir en quoi consistent les besoins, tout en gardant en tête ces deux importants facteurs pour assurer une stabilité à long terme en Haïti.
À propos de la question sur les antécédents de violence de la police kényane, nous sommes très attentifs à cela, surtout dans le contexte de la violence sexuelle et fondée sur le sexe que nous observons déjà en Haïti. Nous cherchons également à collaborer avec les Kényans et les États-Unis pour déterminer comment nous pouvons mettre à profit les leçons que nous avons nous-mêmes tirées dans le but d’accomplir notre travail en Haïti.
Le sénateur Greene : Je voulais poser des questions sur le Kenya, et je peux peut-être en trouver une autre à poser maintenant. À votre avis, ou du point de vue du Canada, qu’est-ce qui a amené le Kenya à faire cette offre qui pourrait être bonne pour nous, compte tenu des problèmes auxquels le pays fait face, car c’est très loin de leur propre région?
Mme Vandehei : Je ne peux pas en parler puisque je ne sais pourquoi le pays a offert ces forces de sécurité. Je lui suis reconnaissante de l’avoir fait, car, à ce stade-ci, nous avons besoin de ce genre de participation. En tirant des leçons de toutes nos interventions, récentes ou non, en Haïti, cette mission multinationale de soutien à la sécurité pourrait donner de bons résultats. Mais je suis désolée; je ne peux pas parler des manœuvres internes du Parlement kényan.
La sénatrice M. Deacon : Merci d’être ici aujourd’hui. Au début de la discussion, vous avez dit que le gouvernement a fourni à Haïti plus de 90 millions de dollars d’aide humanitaire et d’aide au développement au cours de l’exercice de 2022-2023. Dans ce genre de situation — qui peut être chaotique avec l’argent reçu et dépensé —, le financement est-il offert à des organisations internationales comme la Croix-Rouge, ou l’envoyons-nous directement au gouvernement d’Haïti? J’essaie de me faire une idée de ce qu’il en est. Le revers de la médaille, c’est qu’il est difficile de faire un suivi. Comment savons-nous à quel endroit l’argent est affecté ou dépensé?
Mme Vandehei : Je vous remercie pour cette bonne question. Affaires mondiales Canada a un vaste processus pour examiner toutes les organisations internationales avec lesquelles il travaille — pas seulement au début du projet ou du programme, mais continuellement pendant son exécution. La majeure partie de la somme de 95 à 100 millions de dollars est remise à des partenaires de confiance, surtout des partenaires des Nations unies qui ont de l’expérience en Haïti — ils sont actuellement à Port-au-Prince ou ailleurs dans le pays, et ils travaillent pour donner un coup de pouce à des organisations locales et à des organisations de la société civile qui le méritent.
Sébastien Sigouin, directeur exécutif, Haïti, Affaires mondiales Canada : Merci beaucoup de poser la question. Nous travaillons effectivement avec de nombreux partenaires des Nations unies et partenaires internationaux. Nous collaborons également avec des partenaires canadiens qui sont bien établis en Haïti. À titre d’exemple, nous travaillons avec l’organisation Avocats sans frontières Canada, qui est un partenaire de confiance bien établi, mais il y en a également d’autres.
Comment nous assurons-nous d’avoir les résultats attendus? Nous maintenons un contact étroit. Nous ne nous contentons pas de fournir de l’argent pour passer à autre chose. Nous avons des processus en place pour communiquer périodiquement avec nos partenaires et voir les progrès réalisés.
De plus, en particulier dans le contexte d’Haïti — où les conditions de sécurité sont très difficiles —, il faut déterminer comment nous pouvons les aider à participer à l’exécution des programmes que nous avons partout au pays. Nous avons des mécanismes en place. Nous avons des freins et contrepoids, mais aussi un dialogue permanent pour nous assurer d’aider les bonnes personnes. Merci.
La sénatrice M. Deacon : Le sénateur Ravalia a posé une question, et je pense que nous sommes nombreux à avoir pensé la même chose. C’est pratiquement un troisième volet à la question posée plus tôt au sujet du Kenya. De toute évidence, ce n’est pas une mission axée sur le maintien de la paix, mais je me demande à quel point cette distinction est importante, et comment elle influence d’autres pays et membres des Nations unies qui pourraient nous aider dans le cadre de cette mission s’ils le souhaitent. C’est un ajout à cette question.
Mme Vandehei : On consacre actuellement beaucoup d’énergie à cette discussion, mais je ne pourrais pas vous donner une réponse satisfaisante avant quelques semaines.
Nous nous réjouissons de l’adoption de la résolution des Nations unies. Elle contient un certain nombre de paragraphes qui donnent des détails sur la façon de donner suite à cet effort de planification avec d’autres pays qui ont aussi offert un soutien, c’est-à-dire 150 personnes qui pourraient être déployées aux côtés des forces kényanes. Je suis heureuse de dire qu’elles sont nombreuses à venir de la même région qu’Haïti, ce qui aide sur le plan sociopolitique et culturel ainsi que pour fournir et trouver une solution haïtienne. Nous nous en réjouissons.
J’étais ravie de voir que la résolution des Nations unies comprenait un certain nombre de leçons apprises par tous les pays participants à la suite de missions onusiennes dans la région, y compris en ce qui a trait à la transmission de maladies et au nombre de cas d’exploitation et d’agressions sexuelles, de même qu’à la façon dont ils pourraient être gérés. Je me réjouis de voir ces leçons apprises dans la résolution.
Nous serons heureux de faire des mises à jour régulières sur la manière dont la planification se poursuit. On avance maintenant sérieusement depuis l’adoption de la résolution.
[Français]
La sénatrice Gerba : Bienvenue à nos témoins.
J’aimerais revenir sur les leçons apprises des précédentes missions. On sait qu’en 2017, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti ou MINUSTAH a pris fin sur un bilan assez ambigu, parce qu’autant elle a permis de stabiliser la situation, dans un premier temps, autant elle a aussi engendré des violations des droits de la personne — que Mme Vandehei vient justement de mentionner —, mais surtout l’éclosion d’une épidémie de choléra, et tout le monde l’a reconnu.
J’aimerais savoir quels sont les garde-fous qu’on va utiliser cette fois-ci. Comment faire en sorte que les dérives observées lors des précédentes missions onusiennes ne se reproduisent plus?
Mme Vandehei : Absolument.
[Traduction]
Merci de poser la question. Je vous suis également reconnaissant de la discussion. Je vais donner un peu d’information, puis répondre à la question pour situer le contexte.
À l’heure actuelle, les rapports qui arrivent d’Haïti portent sur la violence à laquelle font face les femmes, les hommes, les filles et les enfants, en l’absence d’une mission multinationale de soutien à la sécurité et malgré les braves efforts de la Police nationale d’Haïti pour protéger la population. Il est bien connu que les gangs se servent du viol, y compris le viol collectif et le viol commis en public, dans le but d’élargir et de renforcer le contrôle qu’ils exercent. La brutalité avec laquelle les gangs se servent de la violence sexuelle révèle une intention claire d’infliger une grave souffrance et de punir les personnes qui soutiennent un groupe rival selon eux, qui vivent dans une zone rivale ou qui se déplacent d’un quartier à l’autre dans le cadre de leurs activités quotidiennes. C’est la situation des femmes et des filles haïtiennes, qui sont particulièrement vulnérables, ainsi que des hommes et des garçons haïtiens.
Compte tenu de toute la complexité de la situation, nous devons prendre en considération le bien et le mal, ainsi que les risques auxquels nous faisons face. Nous devons tenir compte de ces risques ainsi qu’être conscients de nos antécédents et des leçons que nous avons tirées, et par « nous », je veux dire de manière collective et à l’échelle mondiale. Le fait d’en tenir compte et d’en être conscients lorsque nous arrivons sur place nous permet de nous attaquer aux problèmes avec honnêteté et transparence, et de chercher des solutions où, pendant les interventions précédentes de tout le monde, il a été difficile d’en trouver.
C’est le genre de problèmes que la mission multinationale de soutien à la sécurité doit nous aider à régler, et la réduction des activités des gangs en Haïti nous aidera d’abord et avant tout à résoudre ces problèmes. Je me réjouis de l’annonce de la résolution des Nations unies, et nous avons tous beaucoup de leçons apprises à nous transmettre, en tant que pays, pour construire quelque chose d’innovateur dans le but d’éviter le genre de problèmes que nous avons eus dans le passé — chacun de nous, chaque pays — et de protéger ainsi l’état physique, mental et psychologique des Haïtiens.
Le sénateur MacDonald : Le Canada est le deuxième donateur bilatéral en importance pour Haïti. Les États-Unis sont les premiers. Je trouve surprenant que la France ne soit pas en tête de liste.
Lorsque la France a quitté Haïti au début des années 1800, elle a laissé au pays une énorme dette dont le remboursement a duré 122 ans. On a fini de la payer en 1947. La France est à l’origine de ce bourbier social et financier. Et que fait-elle alors? À quel point intervient-elle pour atténuer les problèmes dans le pays?
Mme Vandehei : Merci d’avoir abordé le contexte social, culturel et historique. C’est extrêmement complexe dans le cas d’Haïti. Depuis les années 1800, une multitude de pays sont intervenus dans le pays, parfois pour le mieux et parfois pour le pire.
À l’heure actuelle, nous travaillons avec le groupe de coordination de l’aide internationale en matière de sécurité — dans lequel le Canada joue un rôle de premier plan — pour encourager tous les pays à se manifester et à faire un don dans le but d’assurer la stabilité de la Police nationale d’Haïti pour qu’elle puisse servir la population. La France est membre du groupe de coordination, et elle participe très activement à tous les efforts déployés. Je ne peux pas parler des manœuvres internes ou de la prise de décisions du gouvernement français, mais je peux dire que le pays contribue activement au mécanisme du groupe de coordination de l’aide internationale en matière de sécurité et qu’il a beaucoup de suggestions à faire.
M. Sigouin : Merci beaucoup pour la question. Nous n’en avons pas encore parlé, mais ma collègue, Mme Vandehei, a mentionné les sanctions et dit à quel point elles sont importantes pour lutter contre l’impunité à l’égard de la corruption et de la violence.
Le Canada joue un rôle de premier plan dans l’imposition de sanctions. Jusqu’à maintenant, nous en avons imposé à 28 personnes, mais nous travaillons également avec la communauté internationale, et ce n’est donc pas seulement le Canada qui en impose. Nous envoyons un message clair au reste du monde, à savoir que l’impunité ne sera pas tolérée, et la France a joué un rôle déterminant dans l’élaboration du cadre de sanctions adopté par l’Union européenne à la fin du mois de juillet. C’est elle qui a travaillé avec tous les membres de l’Union européenne pour présenter une proposition qui a mené à l’adoption du régime de sanctions par l’organisation. Je sais aussi qu’elle travaille encore avec l’Union européenne pour que ce régime de sanctions s’accompagne d’une liste de personnes, afin qu’une personne visée par des sanctions au Canada, par exemple, ne puisse pas voyager en Europe ou déplacer ses actifs dans le but d’échapper aux efforts déployés par le Canada pour tenter de lutter contre l’impunité. C’est un autre exemple du rôle déterminant de la France.
Le sénateur MacDonald : Je pense que c’est un rôle important et positif, mais il faut de l’argent et un soutien militaire. La France est un pays riche doté d’une armée. Exerçons-nous assez de pression sur les pays occidentaux — y compris la France — pour qu’ils se manifestent et apportent leur contribution? Je pense qu’ils ont une énorme responsabilité en Haïti.
Mme Vandehei : À ce sujet, encore une fois, je suis désolée, mais je ne peux pas parler des manœuvres internes ni dire si le pays réfléchit ou non aux interactions qu’il a eu avec Haïti au fil du temps.
Je peux parler de ses interactions actuelles. Je vous remercie de la question, et nous continuerons de travailler avec tous les pays concernés. Je ne veux pas m’écarter de vos importantes questions, mais j’aimerais ajouter quelque chose aux propos de M. Sigouin.
À propos des sanctions, je travaille étroitement avec tous nos partenaires internationaux pour déterminer si elles fonctionnent, et si les chefs de gangs haïtiens les redoutent — et c’est le cas. Je me réjouis de voir qu’on met grandement l’accent là-dessus — aux Nations unies, aux États-Unis et au Canada —, car elles fonctionnent, et l’élite à l’origine de la violence actuelle en Haïti les redoute. Je vous remercie pour vos questions.
Le sénateur MacDonald : Merci.
Le sénateur Richards : Merci d’être ici. La sénatrice Gerba a posé ma question, mais j’aimerais l’aborder un peu différemment.
J’aimerais être plus optimiste dans ce dossier. Vous pouvez comprendre pourquoi les gens sont un peu sceptiques, car nous avons déployé beaucoup d’efforts au cours des dernières années pour tenter d’avoir une influence sur le pays.
Le premier ministre Furey a écrit un excellent livre sur Haïti. Il y parle de petites filles de 11 et 12 ans qui venaient le voir pour se faire retirer des tatouages, qui les marquaient en tant que prostituées.
La culture de la violence est endémique dans les rues. Je me demande si elle peut être atténuée avec ce genre de programme qui utilise une approche descendante. Il n’a pas connu de succès jusqu’à maintenant. Je ne veux pas faire valoir d’arguments contraires, mais je me demande ce que vous en pensez.
Mme Vandehei : Merci de poser la question. Je suis heureuse que nous ayons cette discussion aujourd’hui. Vous avez raison : la situation est complexe en Haïti. L’histoire du pays est complexe, et certains des défis auxquels nous faisons face sont uniques.
Depuis 25 ans — y compris de très nombreuses années en tant que militaire —, mon travail porte sur les conflits et l’instabilité. En tant que civile, je fais maintenant ce genre de travail auprès de différents ministères.
Je garde espoir compte tenu de ce que j’ai vu jusqu’à maintenant. Les Haïtiens sont résilients. Ils le sont devenus après des années à gérer cette complexité en comptant sur leurs familles, et en reconnaissant l’importance de l’éducation et du savoir, de la religion, de la spiritualité collective et des réseaux communautaires. Nous avons maintenant l’occasion de travailler en partenariat avec eux, et nous devrons continuer de le faire jusqu’à ce que la situation soit réglée.
Le travail que nous accomplissons en ce moment tient compte des enseignements que chaque pays a tirés — parfois durement — de l’application de ses mesures d’aide en Haïti. C’est selon cette approche binaire que nous abordons certains contextes dans ce pays de même que le contrôle endémique, à long terme, exercé par les gangs et les élites politiques et économiques. Nous avons une vision pragmatique des choses. Voilà pourquoi nous avons mis au point une solution pluridimensionnelle. Nous ne pourrons rien résoudre si nous nous limitons à des moyens axés sur la sécurité, d’où les quatre piliers établis par le Canada. La situation est très complexe, mais j’étudie la question depuis 25 ans et j’ai beaucoup d’espoir. Il suffit de garder le cap.
Le sénateur Richards : Merci beaucoup.
[Français]
La sénatrice Mégie : J’aurai deux questions. Merci à nos invités d’être ici aujourd’hui. En regardant les tableaux publiés par DonnéesDev, vous avez beaucoup parlé de 100 millions de dollars pour Haïti. J’ai noté plus tôt qu’entre 2017 et 2022, l’aide canadienne annuelle à Haïti est passée de 121,7 millions de dollars à 89,9 millions de dollars, soit une réduction de 25 %. Sur quels critères Affaires mondiales Canada s’est-il appuyé pour allouer ou non les sommes à Haïti et quel est le pourcentage qui sera accordé aux salaires et aux indemnités quotidiennes des employés internationaux?
Deuxièmement, sur les réseaux sociaux de l’Haïti, une bonne partie de la population et de la diaspora haïtienne d’ici s’interroge sur les motifs des pays étrangers de négocier avec un gouvernement qu’elle juge illégitime. Je sais que cela fait beaucoup de bruit. Que pensez-vous de ces critiques? Les responsables des gangs ont des passeports d’un peu partout, donc leur imposer des sanctions semble donner des résultats, mais cela ne donne rien, car leurs comptes bancaires sont partout et ils ont des passeports de beaucoup de pays. Comment allez-vous gérer cela?
[Traduction]
Mme Vandehei : Merci de la question. Je vais donner une réponse en plusieurs volets. Je vous remercie d’avoir posé cette question. Plus nous irons dans le détail, plus la conversation sera substantielle.
À propos de la gestion du financement qui va directement en Haïti par l’entremise de nos partenaires indéfectibles et de celle que nous utilisons à Ottawa, mon équipe de quatre personnes s’occupe de cet aspect, et M. Sigouin a une équipe de trois personnes. Nous mettons les bouchées doubles pour que Haïti touche chaque dollar que nous voulons lui envoyer.
Comme je l’ai dit, une part énorme des 100 millions de dollars est versée dans le fonds commun, et une part importante sert entre autres au financement de la rémunération des membres de la Police nationale d’Haïti, ou PNH, qui reçoivent un salaire beaucoup plus faible que le nôtre tout en faisant un travail beaucoup plus dur que le nôtre. Je voudrais saluer le courage et la persévérance dont font preuve ces policiers malgré le maigre salaire mensuel qu’ils reçoivent. Voilà pourquoi nous les soutenons.
Nous limitons nos voyages en Haïti. Pour comprimer les dépenses le plus possible, nous faisons appel à l’ambassade et à son personnel courageux déployé à Port-au-Prince. Il y a seulement quelques employés là-bas. Ils travaillent de longues heures pour demeurer en communication avec la PNH et avec des membres de la société civile — les intervenants haïtiens, la population haïtienne de même que les fonctionnaires et les politiciens formant le gouvernement — afin d’obtenir un portrait de la situation réelle, des conditions sur le terrain et des besoins de chacun, que ce soit les hommes, les femmes ou les enfants.
Quant à l’aspect politique, vous avez raison de poser la question, car les interventions liées à la sécurité sont par définition faites à court ou à moyen terme. Elles ne constituent jamais une solution à long terme, et cela n’a jamais été leur finalité ou leur mandat. Nous misons entièrement sur la recherche d’un règlement politique qui conduirait à des élections libres et équitables.
Le Canada fait la promotion de cette avenue au moyen de trois instruments, dont le plus important est le groupe d’experts CARICOM. Le groupe s’est rendu plusieurs fois en Haïti, plus précisément à Port-au-Prince, au cours de l’été, et nous espérons que ces efforts se poursuivent. Ces experts travaillent fort pour encourager les acteurs politiques en Haïti à se partager le pouvoir et à s’entendre sur une solution pour les élections le plus rapidement possible.
En ce qui concerne les élections, c’est un peu comme l’œuf et la poule. Bon nombre des conditions préalables à la tenue d’élections libres et équitables sont difficiles à mettre en place.
Par exemple, les activités de recensement ne peuvent pas se conduire en raison des violences qui persistent. Pour que tous les Haïtiens puissent voter et que les votes soient valides, chacun doit être inscrit.
Nous nous penchons sur tous les éléments de la coordination et de la planification de la sécurité pour que les conditions préalables soient en place. Ce sont des choses parmi les plus importantes que nous pouvons faire.
Le président : J’ai quatre ou cinq questions, mais je vais me contenter d’en poser deux rapidement.
Vous avez parlé de la bravoure des employés de la mission canadienne. Port-au-Prince est une des affectations diplomatiques les plus dangereuses au monde. Si je ne m’abuse, les Britanniques ont leurs bureaux dans le même immeuble que nous. Nous hébergeons l’ambassade du Royaume-Uni, quoique j’ignore si c’est encore le cas. Quelles mesures prenez-vous pour remplir votre devoir de diligence envers les membres du personnel diplomatique — qui travaillent tous dans des circonstances très difficiles —, y compris lorsqu’ils se déplacent en ville? Je pense que les membres du comité aimeraient savoir à quel point le contexte est ardu.
Mme Vandehei : Merci pour la question. Nous sommes ravis de répondre à des questions aussi pointues. Je me sens privilégiée de faire partie d’un groupe qui retient l’attention de personnes très occupées. Nous avons besoin de cette attention pour trouver ensemble des solutions.
Je fais partie d’un groupe de travail interministériel. Je collabore étroitement avec la GRC, le ministère de la Défense nationale et les Forces armées canadiennes pour rassembler une expertise sur toutes les interventions liées à la sécurité en Haïti — les fonds que nous affectons là-bas et les mesures que nous prenons pour assurer la sécurité du personnel — dans toutes les facettes de notre travail.
Nous sommes chanceux à certains égards. Notre ambassade se trouve dans une zone où les activités des gangs sont moins intenses. Nous jouissons donc d’une grande mobilité comparativement à d’autres ambassades en Haïti. Nous ne pouvons pas dire pour autant que nous n’avons aucune contrainte de sécurité. Je vais céder la parole à mon ami, M. Sigouin, qui vous donnera une réponse plus détaillée.
M. Sigouin : Merci beaucoup de la question. Il est primordial pour nous d’assurer la sécurité et la sûreté des membres du personnel à l’étranger, non seulement les diplomates, mais aussi les employés recrutés localement. Ce principe s’applique à Haïti et à n’importe quelle autre mission. Comme le mentionnait mon amie, Mme Vandehei, nous prenons le cas d’Haïti très au sérieux. Même si la zone où se trouve la mission a été moins touchée que l’ont peut-être été d’autres ambassades — par exemple, les Américains ont fait les manchettes davantage que nous —, des protocoles de sécurité très serrés et très rigoureux ont été mis en place pour les diplomates canadiens et les employés locaux. Ces protocoles prévoient des restrictions sur les déplacements telles que des indications sur les zones interdites ou non, sur les moyens de s’y rendre et sur les véhicules blindés. Il est arrivé que des mesures de confinement soient imposées. Que ce soit à l’hôtel, à la maison, peu importe où ils habitent, les employés ont dû travailler à domicile. Je précise qu’ils avaient à leur disposition l’équipement nécessaire pour faire du télétravail de ces emplacements.
La situation est critique, et nous la suivons de très près. Nous avons des conversations chaque semaine avec nos collègues responsables de la sécurité à Affaires mondiales Canada afin de maintenir les normes de sécurité et de sûreté les plus élevées pour nos employés. Merci.
Le président : Offrez-vous des services de consultation en santé mentale?
Mme Vandehei : Oui. J’ai été déployée à bien des endroits dans le monde. La santé mentale est primordiale, non seulement pour moi, mais aussi pour tous les membres de la direction à Affaires mondiales Canada, à la GRC, au ministère de la Défense nationale et dans les Forces armées canadiennes. Les membres du personnel de l’ambassade en Haïti ont accès — tous les jours et en cas d’urgence — aux conseillers d’Affaires mondiales Canada ou à des ressources externes. Les consultations peuvent s’étendre sur plusieurs séances ou être faites de façon ponctuelle pour répondre à n’importe quel besoin en santé mentale dans l’immédiat ou à long terme.
Le président : Merci. Je vais continuer à abuser du privilège de la présidence pour vous poser rapidement une question à laquelle je vous demanderais de donner une réponse brève.
Il y a environ vingt ans, j’étais le représentant permanent du Canada à l’Organisation des États américains, ou OEA. Nous avons consacré beaucoup de temps à Haïti à l’époque. Il s’est tenu des élections. L’OEA y était comme observateur. J’ai travaillé étroitement avec le représentant permanent haïtien. Je trouvais important que le Canada, seul autre pays francophone de l’hémisphère, démontre son soutien. J’ai été frappé de voir certains grands pays d’Amérique du Sud se mobiliser et apporter de l’aide, que ce soit par le truchement de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti ou dans d’autres cadres.
D’autres pays souhaitent-ils apporter de l’aide, que ce soit par l’entremise de l’OEA ou séparément? À l’époque, Cuba faisait partie de ces « autres pays ». Il avait envoyé des médecins en Haïti vu la similitude entre le créole cubain et le créole haïtien. Y a-t-il des véhicules autres que l’initiative CARICOM qui permettent au pays de l’hémisphère d’apporter du soutien?
M. Sigouin : La réponse est oui. Vous avez mentionné l’OEA, qui est très engagée dans le dossier. L’OEA a mis sur pied des comités qui se penchent sur les questions liées à la démocratie, à la sécurité et aux élections. Évidemment, ils examinent comment les pays membres pourront aider Haïti lorsque des conditions propices aux élections seront réunies. L’OEA est très engagée dans les conversations. Le Secrétaire général et d’autres représentants participent à des discussions aux Nations unies. Un représentant a aussi participé au groupe de coordination de l’aide internationale en matière de sécurité dont Mme Vandehei a parlé. L’organisation participe activement à la réponse de la communauté internationale à la situation en Haïti.
Le président : Merci beaucoup de votre réponse. Pour faire suite à un point soulevé par le sénateur MacDonald tout à l’heure, le Canada est le deuxième plus grand contributeur de l’OEA après les États-Unis. Outre l’aide bilatérale que vous avez mentionnée, nous offrons beaucoup d’aide multilatérale.
La sénatrice Boniface : Comme vous pouviez vous y attendre, je m’intéresse particulièrement à l’intervention de la police. Dans mon ancienne vie, un certain nombre de mes policiers ont été déployés en Haïti pendant quelques années. Les Canadiens ont eux aussi payé un prix là-bas après le tremblement de terre. Vous avez parlé d’un engagement à déployer 150 membres, si j’ai bien compris, ou à envoyer des policiers pour donner de la formation. Je suppose que ce serait de la formation de formateurs qui ne se ferait pas sur le terrain. J’en viens maintenant à ma question. Étant donné les difficultés que connaissent les services de police, particulièrement la GRC — mentionnons aussi que de nombreux services ont du mal à doter convenablement leurs détachements —, envisagez-vous de faire les choses autrement? Par exemple, pourrions-nous verser du financement à des acteurs qui se trouvent dans la région? Prenons la Colombie. Les Colombiens ont beaucoup d’expérience. Pourrions-nous fournir du financement pour dépêcher des policiers colombiens qui iraient rejoindre les policiers canadiens, ou faire quoi que ce soit d’autre selon ce modèle? Ne vous méprenez pas. Je souhaite que des Canadiens aillent sur le terrain, mais j’essaie de voir comment nous pourrions instaurer un équilibre.
Mme Vandehei : Merci. Nous sommes de votre avis. Je dégagerais deux choses. Premièrement, la planification de la mission de formation du Canada n’est pas encore terminée. Nous examinons diverses options pour nous assurer, d’une part, de procéder de façon sûre, et d’autre part, de mettre à contribution l’expertise de la GRC au premier plan pour aider la PNH dans des domaines très chirurgicaux et très techniques.
La GRC est la meilleure au monde dans certains aspects du travail policier dont a besoin la PNH. Cette contribution se fera parallèlement à d’autres efforts de formation qui sont déployés en ce moment grâce notamment au fonds commun du Programme des Nations unies pour le développement, qui finance par ailleurs la formation sur les volets liés à la sécurité. Le groupe de coordination de l’aide internationale en matière de sécurité mène deux types d’activités. Nous assurons, d’une part, la coordination des fournitures et de l’aide qui arrivent en Haïti. Nous vérifions que ces choses sont utiles et que tout s’harmonise. Nous déterminons comment cela pourrait aider le mieux possible la NPH. D’autre part, nous mettons sur pied un calendrier de formation combiné. Nous vérifions qui donnera la formation. Nous nous assurons qu’elle sera utile et qu’elle sera donnée à point nommé. La PNH est assiégée et elle a 9 000 policiers sur le terrain, dont certains devront être retirés de la ligne de front pour donner la formation. Quelles seront les conséquences sur les opérations? Ce sont là des aspects sur lesquels se penche le groupe de coordination de l’aide internationale en matière de sécurité.
Dans ces circonstances, la GRC se concentre sur la formation technique qui a des effets multiplicateurs. Si un membre de la GRC donne une formation sur un élément très technique ou très pertinent, le travail accompli par 100 policiers haïtiens pourra soudainement être accompli par 10. C’est avec cette philosophie que nous planifions la formation qui, comme je le disais, n’est pas encore terminée.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Ravalia : Pierre Espérance, directeur exécutif du réseau national de défense des droits humains, a exprimé ses préoccupations concernant le népotisme croissant des gangs — notamment le gang notoire G9 — en Haïti. Les gangs ayant des connexions au gouvernement exhibent leur accès aux ressources de l’État telles que les véhicules officiels, les technologies, les carabines de gros calibre et les véhicules blindés qu’ils utilisent pour lutter contre des gangs rivaux et massacrer les passants.
Dans quelle mesure ces gangs constituent-ils une entrave à l’établissement d’un gouvernement de transition démocratique?
Mme Vandehei : Merci pour la question. Les relations entre ceux qui vivent dans des zones marginalisées et les membres de gangs sont extrêmement complexes. Vous l’avez très bien illustré dans votre question. En l’absence de l’État et de services gouvernementaux, les chefs de gangs se présentent comme les porte-étendard des aspirations sociales et économiques des populations qui sont privées des possibilités et des services de base les plus élémentaires. En même temps, ces gangs commettent des violences inimaginables. Certaines victimes ont dit qu’en l’absence des autorités gouvernementales, les chefs de gangs incarnent les dirigeants, les policiers et les juges. Il faut aborder de façon très nuancée une situation d’un tel niveau de complexité.
À l’heure actuelle, plus de 200 gangs lourdement armés sévissent. La plupart sont liés à une poignée de personnages puissants, tandis qu’un petit nombre est affilié à des dirigeants influents. La situation change progressivement en raison du mouvement Bwa Kale, ainsi que du mouvement de retour à la maison qui demande aux 200 000 Haïtiens qui ont fui de retourner dans leur communauté. Les niveaux de violence demeurent extrêmes.
Ce que nous sommes conscients de faire — dans notre recherche d’une solution politique —, c’est de reconnaître que c’est au cœur et à la source de la violence. La population haïtienne et tous les habitants aspirent aux mêmes objectifs que nous : un gouvernement réactif et des services gouvernementaux qui correspondent à leur vie et leur offrent des occasions économiques. Nous cherchons à y parvenir par l’entremise d’accords de partage du pouvoir dans le cadre de divers processus politiques, et nous veillons également à mettre en place les éléments nécessaires pour les élections à venir.
Le sénateur Ravalia : Merci.
Le sénateur Greene : Comme nous le savons tous, la République dominicaine partage l’île avec Haïti, et ses préoccupations sont très différentes de celles de n’importe quel autre pays dans le monde concernant sa relation avec Haïti, car les deux pays partagent une frontière terrestre. Avez-vous l’impression — à tout le moins en lisant les nouvelles — que la République dominicaine ne fait rien? Je voudrais juste savoir si c’est vrai ou non, et à quel point cette question est compliquée en ce qui concerne les Nations unies et les diverses forces multiples que nous avons vues.
Mme Vandehei : Je vous remercie de la question. Je peux certainement commencer, puis je m’en remettrai à mon ami, M. Sébastien Sigouin, pour répondre également.
Ils ne font pas absolument rien, et nous leur sommes reconnaissants de leur volonté, de leur capacité et de leur soutien pour accueillir le groupe de coordination internationale de l’aide à la sécurité. Nous déploierons plusieurs personnes pour contribuer à coordonner les éléments dont j’ai parlé précédemment, tels que l’équipement et la formation. Nous sommes reconnaissants d’être basés là-bas, car c’est là où de nombreux pays ont été basés après le tremblement de terre de 2010 afin d’y répondre.
Par l’entremise de notre ambassade, nous travaillons en étroite collaboration avec les habitants de la République dominicaine afin d’examiner les préoccupations mutuelles et les moyens de travailler ensemble. Souvent, leurs préoccupations sont les mêmes que celles de la population haïtienne, et il y a là un partenariat à établir. Je vais céder la parole à M. Sébastien Sigouin pour m’assurer que je n’ai rien oublié.
M. Sigouin : Merci de cette question. J’ai mentionné plus tôt les sanctions que le Canada impose et la façon dont nous avons travaillé avec la communauté internationale pour d’autres pays afin de mettre également en œuvre des mesures. Dans ce contexte, par exemple, la République dominicaine a imposé une interdiction d’octroi de visas à plus de 40 élites haïtiennes pour essayer de limiter leur capacité de se rendre en République dominicaine et, encore une fois, de combattre l’impunité.
Ils se sont engagés sur un certain nombre de questions. Bien entendu, la question frontalière fait les manchettes ces derniers temps. Nous avons certainement encouragé les deux parties à résoudre ce problème bilatéral parce qu’il a une incidence sur les populations des deux côtés de la frontière — je pense que les deux pays en sont tout à fait conscients —, mais aussi à veiller à ce qu’il n’y ait pas d’incidence négative sur la population haïtienne d’un point de vue humanitaire. Nous travaillons avec eux directement et nous les encourageons à travailler avec Haïti pour résoudre les problèmes bilatéraux. Ils s’engagent beaucoup à résoudre la crise en Haïti de façon bilatérale par notre intermédiaire, mais également par l’entremise de soutien officiel au déploiement d’une mission multinationale en Haïti.
Le président : Merci. Notre crise immédiate ici est que le temps file. Nous voulons passer au deuxième groupe de témoins. Chers collègues, nous avons le nom d’un certain nombre de sénateurs qui veulent poser des questions. Je vais vous demander de les poser consécutivement, puis nos témoins répondront à toutes vos questions.
Sénateur MacDonald, je ne sais pas si le sénateur Greene avait posé votre question.
Le sénateur MacDonald : Oui, en grande partie. C’était à propos de la République dominicaine, mais j’ai une question à laquelle on n’a pas encore répondu.
Le président : Allez-y, posez-les toutes de façon consécutive.
Le sénateur MacDonald : En ce qui concerne la frontière, la République dominicaine détient les deux tiers de l’île. Que se passe-t-il exactement à la frontière? Les gens fuient-ils cette frontière? Y a-t-il une présence militaire importante à la frontière? Quelle est la dynamique de cette frontière entre ces deux pays?
[Français]
La sénatrice Gerba : Vous avez invoqué les 100 millions de dollars de contributions que le Canada a envoyées à Haïti, mais quand on regarde la situation dans le pays et ce que vivent les populations haïtiennes, on a du mal à comprendre où va cet argent, parce qu’il passe par des partenaires, donc cela reste dans le contrôle, dans la lutte contre les gangs et tout. D’un point de vue pratico-pratique, le Canada a-t-il vraiment un programme qui peut aider concrètement les Haïtiens dans leur quotidien?
Le président : Merci.
[Traduction]
Le sénateur Richards : Le sénateur Ravalia m’a posé une question. Je vais la poser très rapidement d’une autre manière. Des milliers de personnes fuient la violence des gangs en Amérique centrale, et la seule façon possible de pouvoir limiter cette violence est en prenant des mesures draconiennes, comme nous l’avons vu au Honduras et à d’autres endroits. Je me demande s’il y a une chance d’instaurer une certaine stabilité en Haïti à moins de réellement réduire ou d’éradiquer la culture et la mosaïque des gangs à Port-au-Prince et à d’autres endroits. Si ce n’est pas le cas, nous serons moins optimistes quant aux mesures prises pour mettre fin à la violence.
[Français]
La sénatrice Mégie : Juste une question rapide comme tout le monde. Avez-vous une idée, d’après votre expérience militaire, du nombre de policiers qu’il aurait fallu pour gérer cette crise : 1 000, 5 000, 10 000? Je ne sais pas trop. Lors de la visite de la délégation du Kenya, des bandits ont entouré l’ambassade américaine pour montrer qu’ils étaient plus forts qu’eux. Est-ce que cela se calcule en nombre de policiers ou en matière de stratégie?
Le président : Merci.
[Traduction]
L’avantage que nos témoins auront, c’est que le temps file, mais cela ne signifie pas qu’ils sont tirés d’affaire. Le comité serait très reconnaissant de recevoir des réponses par écrit, si possible, aux quatre questions posées par les sénateurs. Veuillez les faire parvenir à notre greffière, Chantal Cardinal, qui est à côté de moi, ce qui nous serait très utile.
En écoutant les témoignages et les questions, j’ose dire que nous communiquerons ultérieurement avec vous pour donner suite à la discussion d’aujourd’hui que j’ai trouvé très intéressante et riche, et je suis certain que mes collègues sont d’accord.
La directrice générale Lisa Vandehei et le directeur exécutif Sébastien Sigouin, nous sommes reconnaissants de votre présence. Merci de nous rencontrer aujourd’hui.
Nous allons maintenant passer à notre second groupe de témoins, et je vous remercie.
[Français]
Pour notre deuxième panel, nous avons le plaisir d’accueillir, par vidéoconférence, Chalmers LaRose, chargé de cours au Département de science politique et codirecteur de l’Observatoire des Amériques de l’Université du Québec à Montréal. Nous accueillons également Renata Segura, directrice adjointe, Amérique latine et Caraïbes, de l’International Crisis Group.
Bienvenue et merci d’avoir accepté notre invitation. Nous sommes maintenant prêts à entendre vos remarques liminaires. Elles seront suivies d’une période de questions des sénateurs.
Professeur LaRose, vous avez la parole.
Chalmers LaRose, chargé de cours, Département de science politique, et codirecteur, Observatoire des Amériques, Université du Québec à Montréal (UQAM), à titre personnel : Je salue tous les sénateurs ici présents. Je remercie le comité de son invitation à prendre part à cette réunion sur la situation en Haïti. Je note avec satisfaction qu’il est devenu courant, depuis quelques années, que le Parlement du Canada s’intéresse aux questions haïtiennes.
Honorables sénateurs, en ce qui concerne la crise haïtienne, les choses ont sensiblement évolué entre l’année dernière et aujourd’hui. L’an dernier, il y avait beaucoup d’incertitude relativement à la mise sur pied d’une mission d’intervention internationale en Haïti.
Au moment où je vous parle, les nuages qui obscurcissaient cette nouvelle aventure se sont dissipés. Après plusieurs démarches infructueuses, les États-Unis sont parvenus à convaincre le Kenya d’assumer un rôle de leadership dans cette mission d’intervention, laquelle a été autorisée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 2 octobre dernier, au moyen de la résolution 2699.
Cette énième mission d’intervention est présentée comme une initiative d’États volontaires et, de ce fait, ne sera pas placée sous l’égide de l’ONU. Si tout cela se concrétise, la communauté occidentale aura réussi son pari de s’engager une autre fois dans une aventure interventionniste en Haïti. Encore une fois, cette énième mission sera chargée d’aider la partie nationale à éteindre dans l’immédiat le foyer de violence qui a cours dans le pays. À ce stade, on ne dispose pas d’éléments suffisants ni d’indices concordants pour anticiper l’avenir.
Dans le pays, le climat général s’est détérioré, en particulier dans les zones urbaines de Port-au-Prince. Les groupes armés ont augmenté en nombre et en matière de territoires contrôlés et de capacité de semer la terreur et la violence. La situation économique se dégrade. On constate une érosion du tissu social et de la cohésion nationale, une difficulté de communications par voie terrestre, le rétrécissement des routes commerciales, un enclavement de grandes parties du territoire national, une augmentation de l’exode d’Haïtiens vers l’extérieur, et la protection étatique est quasi inexistante.
En même temps, la persistance de la crise politique, qui constitue la bougie d’allumage de cette flambée de violence, n’a pas encore atteint sa phase d’apaisement. En dépit du ballet diplomatique entrepris par la mission de médiation de la CARICOM, on est encore loin de voir émerger ce consensus interhaïtien tant souhaité par les acteurs externes.
Ajouté à tout cela, il faut mentionner avec préoccupation la résurgence de la crise frontalière entre Haïti et la République dominicaine au sujet de la gestion de la rivière Massacre.
Honorables sénateurs, j’aimerais vous dire que l’amélioration de la situation sécuritaire en Haïti devrait être le résultat de plusieurs initiatives concomitantes et parallèles. Une première étape devrait permettre d’intensifier la coopération en matière de sécurité (police et armée nationale) en vue d’éteindre les foyers immédiats de violence urbaine.
Une deuxième étape doit être la résolution de la crise politique, en parallèle à la mise sur pied d’un gouvernement de transition doté du mandat et des moyens de rétablir les institutions politiques et économiques, ce qui donnera lieu à une gouvernance apaisée.
Enfin, il faut une réactivation de l’État, soit le rétablissement immédiat de la capacité de l’État à projeter l’autorité et le contrôle dans tout l’espace national. À ce stade-ci, les Forces armées d’Haïti devraient y jouer un rôle décisif et définitif.
En guise de conclusion, je suis d’avis que l’amélioration de la situation sécuritaire en Haïti est indissociable de la résolution de la crise de la gouvernance institutionnelle actuelle à laquelle est confronté le pays. Si le renforcement des capacités d’intervention de la police haïtienne demeure indispensable pour l’aménagement de l’ordre interne, cela devrait se faire en conjonction avec le redéploiement ainsi que le soutien effectif d’une armée nationale.
L’imbrication de la sécurité intérieure, sous l’autorité des forces de police, avec la défense du territoire, qui serait du ressort des forces armées, au moyen d’une stratégie duale et bicéphale entre la police et l’armée, pourrait apporter cette stabilité tant recherchée et soulager la souffrance des Haïtiens à long terme.
Je vous remercie et je suis à votre disposition pour des questions.
Le président : Merci beaucoup, professeur LaRose.
[Traduction]
Nous aimerions maintenant entendre la déclaration de Mme Renata Segura.
Renata Segura, directrice adjointe, Amérique latine et Caraïbes, International Crisis Group : Je vous remercie de m’avoir invitée à vous faire part de l’évaluation de la situation en Haïti réalisée par l’International Crisis Group. Avant de commencer, je dois dire que mes déclarations d’aujourd’hui s’appuient sur les recherches que mes collègues mènent sur le terrain en Haïti, mais également ici à New York avec les Nations unies, et une grande partie de ce que je vais vous dire aujourd’hui est ce dont ils m’ont informée tout au long de notre travail ces derniers temps en Haïti.
L’International Crisis Group a accueilli favorablement l’approbation par le Conseil de sécurité de l’ONU d’une mission multinationale de soutien à la sécurité en Haïti. Toutefois, comme Mme LaRose vient de le dire, nous continuons de nous inquiéter que l’absence d’un accord général entre la plupart des forces politiques ne compromette les chances de succès d’une telle mission. L’augmentation de la violence au cours des derniers mois a toutefois montré pourquoi il est indispensable que des troupes étrangères aident la police nationale haïtienne à lutter contre les gangs.
Depuis la mi-août, les offensives de la coalition G-Pep dans la capitale ont déplacé plus de 30 000 personnes. Bwa Kale, les groupes d’autodéfense qui ont commencé comme un mouvement d’autodéfense contre les gangs en avril, a lynché plus de 350 membres présumés de gangs en un peu plus de trois mois. Pendant que de nombreux Haïtiens célébraient leurs réalisations, les autorités et les partenaires internationaux, dont nous faisons partie, s’inquiétaient du risque d’une escalade excessive de la violence et des violations des droits de la personne.
Le répit apporté par Bwa Kale a été de courte durée, et les gangs ont progressivement repris leurs activités criminelles et leur volonté à empiéter sur de nouveaux territoires. En fait, ce mouvement d’autodéfense a donné lieu à une tragédie quand au moins 20 civils ont été abattus par des membres de gangs le 26 août, lorsque des centaines de fidèles, conduits par un pasteur évangélique et armés de machettes et de bâtons, se dirigeaient vers un bidonville du nord de la capitale pour lutter contre le gang de Canaan.
Au cours des derniers mois, nous avons vu comment les gangs ont continué de renforcer leur emprise sur la capitale et se sont étendus aux régions du nord, plus particulièrement la vallée de l’Artibonite — où la majorité de la nourriture en Haïti est cultivée — et plus récemment à Mirebalais, où 10 000 personnes ont été déplacées.
Il convient également de mentionner que certains chefs de gangs — particulièrement Jimmy « Barbecue » Chérizier, le chef de la coalition des gangs du G9 — ont commencé à déployer plus d’efforts pour présenter leurs groupes criminels comme des organisations politiques luttant au nom du peuple haïtien, et à faire allusion à la possibilité de négociations.
À la fin de septembre, plusieurs chefs de gangs appartenant aux coalitions rivales G9 et G-Pep ont annoncé la création d’une alliance appelée Viv Ansanm — « vivre ensemble » en créole — et ont déclaré qu’ils apporteraient la paix au pays, et que les citoyens seraient bientôt libres de circuler dans tout Haïti. Cette promesse n’a pas fait long feu, puisque la violence s’est intensifiée quelques jours plus tard, mais cela indique que certains envisagent des scénarios à moyen terme, plus particulièrement maintenant que la force internationale a été approuvée.
Pendant ce temps, « Barbecue » — le chef de la coalition de gangs G9 qui, dans le passé, a fait part de ses propres ambitions politiques — a dit durant des manifestations qu’il a organisées il y a quelques semaines que l’ennemi commun des gangs était le gouvernement et a réclamé le renversement du premier ministre.
À mesure que la violence s’intensifie, les dialogues pour résoudre la crise politique continuent de faire du surplace. Le Groupe des personnalités éminentes de la CARICOM s’est rendu en Haïti dans une troisième tentative de faire avancer les négociations entre le gouvernement et les groupes de l’opposition. Toutefois, les positions se sont radicalisées, et plusieurs groupes de l’opposition qui prennent part aux discussions avec le gouvernement réclament la démission du premier ministre Ariel Henry. Il s’agit de l’Accord de Montana, qui a accusé son gouvernement d’être impliqué dans des crimes contre l’humanité, ainsi que du parti de l’ancien premier ministre Claude Joseph. M. Henry a rejeté ces appels, mais les médiateurs de la CARICOM ont déploré le ton des négociations.
Au milieu de cette polarisation, les Haïtiens ont été unis dans leur soutien à la construction du canal sur la rivière Massacre, qui longe la frontière entre Haïti et la République dominicaine. Comme vous le savez, les tensions liées à la construction du canal ont entraîné la fermeture de toutes les frontières de Saint-Domingue. Cette situation a paralysé le commerce, nuisant particulièrement aux économies locales. Les cliniques situées du côté haïtien de la frontière ont également dû refuser des patients, car elles se procurent généralement leurs fournitures médicales en République dominicaine. On craint également une future pénurie de nourriture, car une grande partie de la nourriture consommée par Haïti passe par la frontière.
Après l’approbation de la mission lundi, quelques personnalités publiques ont exprimé leur désaccord. Cependant, il est intéressant de noter que la majorité des gens sont restés muets, et la population en général semble avoir reçu les nouvelles avec soulagement. Les conversations officieuses que nous avons tenues ces derniers jours avec des sources sur le terrain indiquent que les forces politiques calculent une réponse qui ne les aliénera pas d’éventuels électeurs. Le temps nous dira si les principaux acteurs avanceront vers un compromis, mais les médiateurs haïtiens ont déclaré à l’International Crisis Group qu’ils espéraient que le vote à l’ONU aidera à débloquer les négociations à court terme. Je me ferai un plaisir de répondre aux questions auxquelles je peux répondre.
Le président : Merci à tous les deux de vos observations. Nous allons passer directement à la période des questions.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à Mme Segura. Considérant votre expertise en la matière, j’aimerais savoir si l’utilisation actuelle du gouvernement en place, qui ne semble pas être un gouvernement légitime, et si le fait de passer par ce gouvernement pour régler la crise est une bonne chose.
En fait, je pose la question parce que sur les réseaux sociaux haïtiens, la population s’interroge sur les motifs des pays étrangers à négocier avec ce gouvernement. Qu’en pensez-vous?
[Traduction]
Mme Segura : Je pense que vous avez tout à fait raison de souligner que le premier ministre actuel Henry est illégitime et très impopulaire. Toutefois, il y a le problème que le cadre constitutionnel est insuffisant pour que la communauté internationale puisse s’engager avec quelqu’un d’autre.
Je pense qu’un but réaliste qui ferait probablement avancer les choses serait d’exercer des pressions sur le premier ministre Henry pour qu’il tienne ses engagements de créer des accords de partage du pouvoir avec l’opposition. Ce sont des accords auxquels il s’est déjà engagé — l’accord du 21 décembre qu’il a conclu avec les acteurs politiques en Haïti et durant la réunion de la CARICOM en Jamaïque.
Si le premier ministre Henry fait preuve de bonne volonté — ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent — et qu’il est disposé à créer un gouvernement de transition qui permette de contrôler son pouvoir, je pense que nous pourrions alors envisager des élections afin d’élire un président légitime et, bien entendu, un premier ministre.
Je pense que le problème à l’heure actuelle — et un grand nombre de nos partenaires internationaux l’ont exprimé — est que, compte tenu des circonstances, le premier ministre Henry est la seule option car, légalement, ils ne peuvent se tourner vers personne d’autre. Se débarrasser de lui à ce stade-ci pourrait créer de l’instabilité, à moins qu’il y ait une voie claire vers la personne qui lui succéderait au pouvoir.
[Français]
La sénatrice Gerba : J’ai une question pour M. LaRose. L’intervention de la première mission de l’ONU, en 2017, s’est conclue par un bilan un peu mitigé. Autant cette mission a permis d’assurer une certaine stabilité, autant elle a apporté beaucoup de problèmes de violation des droits, notamment, et sans compter l’épidémie de choléra qu’on lui attribue.
Pensez-vous que cette fois-ci sera la bonne? Y a-t-il des leçons apprises qui pourraient aider cette deuxième mission qui sera conduite par le Kenya?
M. LaRose : À ce stade, il est difficile de se prononcer sur la performance d’une mission qui n’est pas encore née. Elle a été votée.
C’en sera une qui n’a pas de mission onusienne ni de mission de maintien de la paix. Ce sera une mission qui n’a pas encore d’identité, comme telle. On ne sait pas exactement le nombre de participants, quelle sera la nature de ces participants, quel sera le rôle de ces derniers, ni quels seront les pays qui offriront des forces. Il est difficile de spéculer sur ce que sera cette mission pour l’instant.
On ne peut que constater qu’il y a une politique internationale qui a débouché sur la conclusion et l’adoption d’une résolution au Conseil de sécurité avec le silence des pays membres, comme la Russie et la Chine, ce qui a ouvert la voie aux États-Unis pour conclure cette difficile tâche.
Actuellement, s’il s’agit d’une mission policière, c’est-à-dire composée uniquement de policiers. Je ne vois pas comment cette mission pourrait réussir sur le terrain, en Haïti. S’il s’agissait d’une mission qui serait peut-être composée d’un certain nombre de militaires — parce qu’en ce moment, en Haïti, il s’agit d’une question de guérilla urbaine. Ce n’est pas une mission de maintien de l’ordre, c’est une mission de combat qui ne peut minimalement réussir que s’il y a un contingent de soldats susceptible de projeter une violence supérieure.
La sénatrice Gerba : Merci.
[Traduction]
La sénatrice M. Deacon : Merci de votre présence cet après-midi; je vous en suis reconnaissant. Ma question s’adresse à M. LaRose.
Nous avons déjà abordé l’histoire de l’interférence étrangère en Haïti et les conséquences désastreuses que cela a eues pour le pays que nous voyons à l’heure actuelle. À votre avis, si nous pouvons réussir à tenir ce que vous pourriez définir comme des élections libres et équitables, que faut-il pour que les Haïtiens fassent confiance aux élus? Que doit faire un gouvernement élu pour convaincre ses citoyens qu’il est indépendant et légitime?
Je dis cela en sachant qu’il n’est pas juste qu’il incombe à ces personnes de prouver leur légitimité, mais je pense que c’est la réalité à laquelle elles seront confrontées.
M. LaRose : C’est très difficile à dire. Toute l’attention est portée sur l’existence d’un gouvernement et sur l’organisation d’élections. Nous ne nous concentrons pas suffisamment sur l’État. Si un gouvernement arrive en Haïti, à l’heure actuelle, je pense que la mission de ce gouvernement serait de reconstruire l’État, de mettre en place les institutions nécessaires pour contrôler la violence et le territoire. C’est le premier mandat qu’un gouvernement devra avoir en Haïti à l’heure actuelle : rétablir l’ordre et l’autorité au sein de l’État afin de minimiser la situation de violence en Haïti et d’engager ce que nous appellerons le développement social et économique.
Il faut partir des bases de l’État, à savoir le contrôle de la violence sur le territoire. Si Haïti n’est pas en mesure de le faire pour le moment, il sera nécessaire à l’avenir de recourir à une intervention internationale. Il faut réduire le risque de faire appel à une ingérence extérieure en Haïti.
Quant à savoir comment s’y prendre, il faut construire des forces internes. Quelles sont les forces internes dont Haïti a besoin à l’heure actuelle? Vous avez besoin d’une force de police capable de pacifier et de ramener l’ordre à l’intérieur du pays, et vous avez besoin d’une armée nationale capable de maintenir la souveraineté pour ce qui est d’endiguer les menaces à la sécurité nationale, qu’il s’agisse de menaces internes ou externes. Autrement dit, Haïti doit être considéré comme un État et doit remplir les fonctions d’un État. Pour l’instant, ce n’est pas le cas.
La sénatrice Boniface : Merci à tous les deux de vous joindre à nous aujourd’hui. J’ai en fait une question complémentaire pour le professeur LaRose.
Vous avez évoqué la nécessité d’une force armée en Haïti. Il n’y en a pas à l’heure actuelle. Si je me souviens bien, l’un des mandats de la MINUSTAH — et c’était la position des gouvernements aux Nations unies à l’époque — était de mettre en place un service de police, et non pas une entité de forces armées. Votre argument est logique en ce qui a trait aux forces armées, mais il n’y en a pas à l’heure actuelle. Suggérez-vous que le pays devrait mettre en place des forces armées avec l’aide de la communauté internationale afin qu’il soit résilient à l’avenir? Est-ce ce que vous suggérez?
M. LaRose : Haïti possède une institution militaire depuis longtemps. Les forces armées sont à la base de l’État en Haïti. L’armée a créé l’État. Aux XIXe et XXe siècles, les Haïtiens étaient habitués à la présence de l’armée en tant que force policière. À l’époque, nous avions une police militaire. Je ne vais pas raconter le processus, mais en 1994, l’armée a été démantelée en Haïti, si bien que le projet de la communauté internationale à l’époque était de remplacer l’armée par une force policière. Elle l’a fait, mais en 2003 et en 2004, la force policière s’est effondrée en Haïti.
La force policière s’est effondrée, et nous étions aux prises avec ce que nous appelons un vide en matière de sécurité dans le pays. Ce vide a été remplacé par la MINUSTAH, qui est arrivée avec ses forces, et qui a mis en place une autre force de police pour la remplacer. Cette force de police est maintenant sous pression, et elle a donc besoin de la composante militaire pour l’aider à la maintenir. Étant donné que l’armée n’est pas là, on a demandé une intervention internationale, qui les soutiendra.
Pour avoir un système de sécurité durable en Haïti, il faut travailler avec un système à deux volets : la police et l’armée. Nous avons une armée en Haïti, qui compte peut-être 500 soldats. Ces soldats ne sont pas suffisamment armés ou entraînés pour faire face à cette situation. Si vous voulez retirer Haïti du schéma d’intervention internationale, vous devez avoir un système de sécurité interne, et non pas externe.
La sénatrice Boniface : Je vous remercie.
Mme Segura : Puis-je apporter une petite précision?
Le président : Nous vous écoutons.
Mme Segura : Je veux ajouter que le président Moïse avait reconstitué l’armée en 2017. Elle compte environ 1 500 membres, mais — comme M. LaRose l’a dit — très peu d’équipement ou de fonds. L’armée a néanmoins été rétablie.
La sénatrice Boniface : Ma question s’adresse justement à vous, madame Segura. Vous avez mentionné le silence des politiciens à la suite de l’annonce. Je me demande comment vous interprétez ce silence.
Mme Segura : Nous avons beaucoup réfléchi à la question et, naturellement, je peux simplement vous donner nos hypothèses en guise de réponse.
Je crois qu’ils constatent que la grande majorité des Haïtiens réagissent à cette nouvelle avec soulagement et croient qu’elle pourrait transformer leur quotidien. Bien que des raisons très légitimes puissent expliquer les grandes inquiétudes face au déploiement de la mission, je crois que des politiciens de l’opposition hésitent à exprimer des opinions tranchées alors que le pays semble enfin recevoir une partie de l’aide nécessaire.
À mon avis, la question centrale est la suivante : quelle sera l’issue des négociations entre le premier ministre Henry et l’opposition dans les prochains jours? Si le gouvernement démontrait une certaine volonté à coopérer avec l’opposition, celle-ci pourrait changer son fusil d’épaule et voir la mission d’un bon œil. Or, si le premier ministre Henry voit dans la situation actuelle une victoire et qu’il croit qu’il n’a pas à coopérer avec l’opposition, nous pourrions assister à une radicalisation du processus dans les prochains mois. Ce dénouement serait vraiment déplorable puisque l’appui de la population haïtienne est nécessaire au succès de la mission. Je crois qu’un des scénarios catastrophes serait que la mission se heurte à d’immenses manifestations contre elle. Ce serait vraiment navrant étant donné les dérapages possibles. La mission est en soi très complexe sur le plan opérationnel, et de telles circonstances la compliqueraient davantage.
La sénatrice Boniface : Merci.
Le sénateur Ravalia : Je remercie nos deux témoins. La sénatrice Boniface a déjà essentiellement posé ma question, mais j’aimerais ajouter un petit élément. Je m’adresse à Mme Segura.
À la lumière de vos renseignements sur le terrain, quel regard portent les gangs sur l’arrivée de la force multinationale? Avez-vous l’impression qu’ils se sentent intimidés par le processus et qu’ils sont prêts à jouer un rôle plus politique? Quel est le poids de cette force multinationale?
Mme Segura : On dénombre plus de 200 gangs en Haïti, alors ces groupes varient grandement. Selon ce qu’on nous dit, les plus petits gangs — ceux dont la présence est plus locale et qui sont moins structurés — s’inquiètent grandement de cette nouvelle. Des sources sur le terrain nous ont dit s’attendre à ce que ces gangs se démobilisent dès qu’ils auront vent de l’arrivée des forces. La menace des forces suffira à les décourager.
Malheureusement, on ne peut en dire autant de plus grands gangs, tels que G-Pep, G9 et d’autres.
En ce moment, la situation évolue beaucoup puisque les gangs se divisent. Les deux grandes coalitions des dernières années se scindent — G9 d’une part, et G-Pep de l’autre. Certains des chefs des deux camps ont conclu de nouveaux pactes pour tenter d’apporter la paix, et je crois que ce secteur voudra se présenter comme une force politique, surtout en dirigeant ce mouvement. Je crois qu’ils espèrent un jour une négociation de paix, mais il est fort probable qu’ils intensifieront les violences afin d’entamer ces négociations potentielles en position de force. D’autres groupes adoptent une autre approche : ils attendront probablement de voir la force de la mission et tenteront de garder le contrôle de leurs territoires.
Il importe de savoir que les sanctions imposées par le Canada et les États-Unis à ces leaders politiques et économiques — qui, par le passé, ont financé les gangs — ont réussi à couper les liens entre les élites et les groupes, mais ont forcé les gangs à trouver de nouvelles sources de financement. Ils doivent toujours payer leurs membres et leurs dépenses. Ils se rabattent donc sur la communauté, et c’est ce qui explique l’augmentation marquée d’extorsions et d’enlèvements dans les derniers mois. Nous craignons que ces crimes se multiplient encore plus jusqu’à l’arrivée des forces parce que ces gangs devront se préparer à la venue de l’armée, probablement à la toute fin de cette année ou au début de l’année prochaine.
Le sénateur Ravalia : Merci. Ai-je le temps de poser une question de suivi?
Le président : Oui. Je me demandais si vous vouliez l’avis de M. LaRose à ce sujet, mais je ne veux pas parler à votre place, sénateur.
Le sénateur Ravalia : Monsieur LaRose, j’allais vous demander d’approfondir la question, mais j’ai aussi une autre question à vous poser.
Dans votre préambule, vous avez fait allusion à la situation à la frontière et aux tensions potentielles entre Haïti et la République dominicaine. J’aimerais savoir si vous pourriez nous donner plus de détails à ce sujet.
M. LaRose : Il y a quelques semaines, un conflit s’est concrétisé entre Haïti et la République dominicaine. La situation entourant le canal de la rivière Massacre, limitrophe des deux pays, est l’enjeu central pour Haïti et la République dominicaine. Le conflit ne date pas d’hier : Haïti devait créer un canal à partir de la rivière pour irriguer de nombreuses terres dans le Nord-Ouest du pays. À l’époque, la rivière Massacre a été choisie pour ce projet. La construction a commencé en 2018 et se poursuit encore aujourd’hui. Sous le gouvernement de Jovenel Moïse, il y a eu une trêve ainsi qu’une entente entre les deux pays. La construction a repris il y a trois ou quatre semaines; la République dominicaine s’y est opposée et a envoyé l’armée à la frontière avec Haïti.
À l’heure actuelle, la frontière entre Haïti et la République dominicaine est militarisée. Le gouvernement de la République dominicaine plaide que Haïti n’est pas en droit de construire le canal puisqu’il aura des répercussions sur la sécurité nationale. De son côté, le gouvernement haïtien juge que la construction du canal est une question de survie et de droits légaux parce que l’entente frontalière entre les deux pays, qui remonte à 1929, permet au gouvernement d’Haïti d’entreprendre ce projet, mais seulement après avoir consulté son voisin — une obligation dont il s’est acquitté.
Selon moi, le conflit nécessite une médiation internationale. Autrement, un arbitrage international pourrait aider les deux pays, comme le prévoit aussi l’accord frontalier de 1929. C’est la voie à suivre.
La militarisation de la frontière, comme l’a fait la République dominicaine, est excessive. Elle tente de démontrer sa force, ce qui nuira à ses intérêts puisque ses actions ont poussé la population haïtienne à construire le canal. Une confrontation oppose deux entités nationales — Haïti et la République dominicaine — et, dans ce contexte, il sera très difficile de trouver un compromis pour résoudre le problème.
Je mentionnais dans ma déclaration liminaire que Port-au-Prince est sous l’emprise totale des gangs et que la violence des gangs est enracinée dans le pays.
D’une part, les Nations unies viennent d’adopter une résolution pour permettre une intervention militaire en Haïti en vertu du chapitre VII de la Charte de l’ONU, ce qui représente une mesure des plus importantes. D’autre part, la République dominicaine, un voisin, a militarisé la frontière en déployant son armée pour menacer les Haïtiens. Voilà la situation sur le terrain en Haïti.
Le président : Merci beaucoup.
Nous allons bientôt entamer la deuxième série de questions, mais je vais me prévaloir du privilège de la présidence pour poser moi aussi une question. Elle s’adresse à Mme Segura, puisque je sais que vous étudiez l’Amérique latine et les Caraïbes de façon plus globale pour l’International Crisis Group. J’ai posé une question similaire pendant la discussion avec le dernier groupe de témoins. En tant qu’ancien ambassadeur auprès de l’Organisation des États américains, ou OEA, j’ai toujours cru que cette organisation pourrait en faire davantage. Je suis conscient des problèmes paralysants au sein de l’organisation, mais nous savons aussi que, par le passé — et il y a eu des hauts et des bas, comme vous le savez mieux que moi —, certains des plus grands pays d’Amérique du Sud ont mis la main à la pâte et ont accompli certaines choses. Le groupe de personnalités éminentes de la Communauté des Caraïbes, ou CARICOM, permet à certains des pays caribéens d’intervenir. Par le passé, Cuba — qui n’est pas membre de l’OEA — a été passablement impliqué, en particulier du côté des médecins et des infirmières.
J’aimerais savoir si vous ressentez une plus grande volonté dans l’hémisphère pour intervenir auprès d’Haïti, ou si la région dira simplement que ce sont les États-Unis, le Canada et les bailleurs de fonds qui doivent abattre le travail. J’aimerais connaître votre opinion.
Mme Segura : Si on se fie à nos sources dans les ministères des Affaires étrangères des pays sud-américains, les gouvernements ne souhaitent malheureusement pas intervenir outre mesure en Haïti en ce moment.
On aurait pu s’attendre à ce que le Brésil réponde présent en raison de sa forte armée, qui a formé des équipes d’armes spéciales et tactiques pour lutter contre les gangs à Rio de Janeiro et dans d’autres villes, et qui détient donc la capacité technique. Or, le gouvernement du président Lula a annoncé ne pas vouloir participer à une force internationale, peu importe sa forme, particulièrement en raison des difficultés qu’il a connues avec l’armée sous le gouvernement précédent de Bolsonaro et des tensions qui ont marqué la transition de Lula pour son nouveau mandat.
La Colombie se trouve dans une position particulièrement épineuse étant donné l’implication d’anciens soldats colombiens dans l’assassinat du président Moïse. De plus, le président Petro a affirmé ne pas vouloir faire partie de la force. Parmi les autres pays qui auraient pu souhaiter participer à la mission, comme l’Uruguay, l’Argentine et le Chili — les pays qui ont déployé des soldats pour la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, ou MINUSTAH —, un grand nombre jugent devoir prioriser leurs problèmes internes.
Puisque la CARICOM a fait de nombreuses interventions, en participant aux négociations politiques et en déployant des soldats, l’Amérique du Sud et toutes les Amériques se disent qu’elles laisseront le regroupement diriger les efforts. Malheureusement, aucun signe n’indique un réel engagement en ce sens.
Le président : Merci beaucoup. C’est ce que je redoutais, mais merci de confirmer mes craintes.
La sénatrice M. Deacon : Je reviens à une question que j’ai posée au premier groupe de témoins et qui portait sur l’aide et l’approvisionnement. J’ai obtenu réponse à ma question, mais j’aimerais vous donner l’occasion d’y répondre dans l’optique de l’aide internationale et des mains entre lesquelles cet argent se retrouve. Je crois que tout le monde fait de son mieux avec les systèmes que nous avons, mais je veux connaître votre opinion sur cet autre sujet également. Nous savons que beaucoup d’aide internationale a été prévue et envoyée en Haïti après le séisme de 2010. Elle n’a pas abouti entre les mains des bénéficiaires prévus, contrairement aux objectifs fixés. Avons-nous corrigé cette erreur? Le système fonctionne-t-il mieux? Selon vous, l’argent se rend-il maintenant entre les bonnes mains?
En fait, la question s’adresse à vous deux. Si vous le pouvez, veuillez nous faire part de vos réflexions.
M. LaRose : La question de l’aide internationale à destination d’Haïti pose problème — l’enjeu est très controversé — à cause de la stratégie employée pour simplifier l’aide humanitaire pour le pays. Cette stratégie consiste à passer par les organisations non gouvernementales, ou ONG, sans traiter directement avec le gouvernement d’Haïti, et ce, pour bien des raisons — notamment la légitimité politique, la corruption et tout le reste. Toutes sortes de raisons ont été données pour ne pas traiter directement avec le gouvernement d’Haïti.
L’aide passe par les ONG, et chaque pays compte ses propres ONG, à qui il donne la priorité. Je ne sais pas comment le système fonctionne au Canada et quelles en sont les ramifications. Je ne sais pas non plus comment le gouvernement du Canada dépense et contrôle ses fonds. Je peux cependant dire que, sur le terrain, on ne voit pas — pas plus qu’on les ressent — les effets de l’aide internationale. Aucun changement structurel ou concret ne se produit en Haïti. On ressent plutôt l’appauvrissement du pays au fur et à mesure où la communauté internationale et les donateurs internationaux lui versent des fonds. Y a-t-il une répercussion? Je ne pourrais décrire précisément la corrélation entre l’aide donnée à Haïti et l’appauvrissement du pays.
J’avancerais que l’aide appauvrit le pays plus qu’elle ne l’enrichit. Voilà la répercussion. Je ne dis pas qu’aucune aide n’a été versée, mais plutôt que la cause du problème pourrait être son utilisation à mauvais escient.
Le président : Merci. Je crois que nous pourrions parler de ce sujet en long et en large, mais j’aimerais entendre Mme Segura.
Mme Segura : Je ne saurais vraiment dire comment l’aide humanitaire est acheminée à Haïti en ce moment, alors je ne suis pas bien placée pour déterminer si les problèmes survenus après le tremblement de terre de 2010 ont été réglés. Je sais toutefois que les gangs engendrent un problème de taille en empêchant une partie de l’aide déjà au pays de se rendre dans les communautés qu’ils contrôlent. Pendant les combats et lorsqu’ils tentent d’empiéter sur un territoire, ils bloquent habituellement l’accès aux fournisseurs d’aide humanitaire. Je pense à l’ONU et à des organisations internationales d’aide humanitaire, comme Médecins Sans Frontières et d’autres, qui tentent de subvenir aux besoins immédiats.
Il est arrivé que des gangs et des travailleurs humanitaires négocient un corridor pour apporter de l’aide aux citoyens, mais les gangs tentent sans contredit de profiter, sur les plans économique et politique, de la distribution de l’aide qu’ils permettent. Ils volent parfois les vivres humanitaires pour ensuite les revendre. Je sais que ce n’était pas le fond de votre question, mais c’est ce que nous pouvons vous dire sur la difficulté de distribuer l’aide qui se rend au pays. Il est particulièrement difficile de se rendre dans le Sud du pays, qui a été gravement touché par le séisme et d’autres catastrophes naturelles : les gangs ont fermé les routes reliant Port-au-Prince au Sud. Ces efforts sont particulièrement ardus pour les travailleurs humanitaires sur le terrain.
[Français]
La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse au professeur LaRose. En avril 2023, le secrétaire général de l’ONU a déclaré ceci dans son rapport mensuel : « La population haïtienne doit s’approprier les solutions à la crise et en prendre la tête. »
Que pensez-vous de cette déclaration?
M. LaRose : C’est une déclaration convenue, c’est-à-dire qui est conventionnelle. Elle est tout à fait vraie, cette lecture : la population haïtienne doit prendre en charge sa destinée et prendre en charge aussi les modalités de la transition en Haïti. Le problème qui arrive c’est que quand la population haïtienne parle, quand elle propose quelque chose aux décideurs, ce n’est pas accepté.
À l’heure actuelle, il y a des négociations en cours au sujet de la mise en place d’un nouveau mécanisme de transition. Le problème qui arrive, c’est qu’il y a eu des secteurs de la vie haïtienne, en particulier de la vie politique, qui proposent une certaine formule. C’est un secteur tout à fait légitime dans le pays, étant donné qu’il y a plusieurs organisations politiques et de la société civile qui font partie de ce secteur-là; c’est une situation où des propositions sont sur la table.
La question est maintenant de savoir si cette formule inclut le gouvernement ou pas. Qui décide de cela? Qui va décider si la proposition sur la table est bonne ou mauvaise? Qui est le censeur de cela, le tuteur de cela? On ne le sait pas.
Est-ce que la proposition de transition ou le choix d’une transition politique en Haïti doit nécessairement inclure un premier ministre qui est totalement illégitime, illégal, incompétent, et un gouvernement qui ne livre pas les services? Si la proposition doit inclure ce gouvernement-là, à quel niveau faut-il le faire? Au niveau exécutif ou à d’autres niveaux?
C’est aussi le mandat de la CARICOM, soit arriver à mettre du sens dans tout cela. Je le dis souvent et je continue à le dire : il n’y aura pas de solution au problème de sécurité en Haïti sans solution à la crise politique. Il faut bien comprendre que la crise sécuritaire en Haïti est intimement liée à la crise politique en cours.
La consolidation des gangs, en Haïti, est aussi étroitement liée à cette crise politique, étant donné qu’il y a un lien entre les gangs et les acteurs politiques sur le terrain — à la fois les acteurs politiques, mais aussi les acteurs économiques. Vous avez tout ce panorama qui engendre des difficultés majeures qui ne peuvent pas être résolues par des moyens militaires ou policiers. Les moyens politiques, les moyens policiers et les moyens militaires pourront éteindre le feu, mais la construction du nouvel édifice nécessite la collaboration de tous les acteurs sur le terrain, en particulier les acteurs haïtiens eux-mêmes.
C’est sur ce point que je vous dis que je suis d’accord avec le secrétaire général des Nations unies, quand il dit que les Haïtiens doivent s’approprier les solutions. Le problème, c’est que quand ils s’approprieront cette situation, il faudra leur donner la chance de dire ce qu’ils veulent, mais aussi accepter ce qu’ils veulent, comme ils l’ont dit et non pas nécessairement en rectifiant ce qu’ils ont dit.
La sénatrice Gerba : Merci.
Le président : Merci, professeur LaRose.
[Traduction]
Nous en sommes pour ainsi dire à la fin de la réunion. Bien évidemment, nous pourrions discuter de la situation beaucoup plus longuement, mais, au nom du comité, j’aimerais remercier M. LaRose et Mme Segura d’avoir comparu devant nous aujourd’hui. Vos propos ont enrichi nos délibérations. Je crois que vous nous avez éclairés à plus d’un égard et je prédis que, comme la situation en Haïti, la crise qui y sévit et toutes leurs répercussions continueront d’occuper la communauté internationale, nous vous accueillerons à nouveau.
Merci beaucoup.
(La séance est levée.)