LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 19 octobre 2022
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 16 h 18 (HE), avec vidéoconférence, pour l’étude du projet de loi C-5, Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
Le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu (vice-président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le vice-président : [Difficultés techniques] vous présenter mes collègues autour de la table. En commençant à ma droite, je vais leur laisser le soin, tour à tour, de se présenter.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Sénatrice Denise Batters, de la Saskatchewan.
[Français]
Le sénateur Dalphond : Pierre Dalphond, du Québec.
La sénatrice Gagné : Raymonde Gagné, du Manitoba.
La sénatrice Dupuis : Renée Dupuis, sénatrice indépendante des Laurentides, au Québec.
La sénatrice Clement : Bernadette Clement, de l’Ontario.
[Traduction]
Le sénateur Klyne : Bonjour. Marty Klyne, du territoire visé par le Traité no 4, en Saskatchewan.
Le sénateur Cotter : Brent Cotter, sénateur de la Saskatchewan.
La sénatrice Pate : Kim Pate. Je suis sur les rives de la rivière Kitchissippi, qui se trouve sur le territoire non cédé et non abandonné de la nation algonquine anishinabe, qu’on appelle aussi Ottawa.
La sénatrice Simons : Sénatrice Paula Simons, du territoire visé par le Traité no 6, en Alberta.
[Français]
Le vice-président : Nous poursuivons notre étude du projet de loi C-5, Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Aujourd’hui, comme nous n’entendrons qu’un seul panel de témoins, nous aurons un peu plus de temps; les membres du comité auront donc cinq minutes chacun, peut-être plus, pour échanger avec nos témoins.
Aujourd’hui, nous recevons Beeta Senedjani, coordonnatrice du projet Dialogues et Nicole Luongo, coordonnatrice des changements aux systèmes, toutes deux de la Coalition canadienne des politiques sur les drogues. Nous avons également Me Niki Bains, conseillère du personnel politique de l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, et Safiyya Ahmad, étudiante en droit, par vidéoconférence. Également, nous avons avec nous Me Caitlin Shane, avocate-conseil à l’interne de la Pivot Legal Society. Enfin, nous accueillons Julian Roberts, professeur de justice pénale à l’Université d’Oxford, à titre personnel.
Mesdames, de la Coalition canadienne des politiques sur les drogues, vous pouvez commencer.
[Traduction]
Beeta Senedjani, coordonnatrice du projet Dialogues, Coalition canadienne des politiques sur les drogues : Bonjour et merci de me donner l’occasion de parler aujourd’hui. Je m’appelle Beeta Senedjani, et je travaille pour la Coalition canadienne des politiques sur les drogues. Nous allons surtout parler des modifications à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances qui sont proposées dans le projet de loi C-5.
C’est une question que nous prenons très au sérieux, et des changements s’imposent depuis longtemps. Le projet de loi C-5 arrive dans un contexte où la décriminalisation est une réalité nationale. L’année prochaine, la Colombie-Britannique procédera à la décriminalisation, et des municipalités et d’autres provinces partout au pays ont entamé le processus. On s’entend majoritairement pour dire que la criminalisation des gens est hautement problématique. Nous ne savons toutefois pas exactement si le projet de loi C-5 contribuera à réduire le nombre d’accusations criminelles liées à la possession.
Le projet de loi C-5 ne va pas assez loin. Pour obtenir de plus amples détails sur les recommandations liées à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances ainsi qu’à la réforme de cette loi en général, je vous renvoie au mémoire que nous avons présenté et à notre plateforme nationale de la société civile pour la décriminalisation intitulée Réussir la décriminalisation : une voie vers des politiques sur les drogues basées sur les droits de la personne.
Nous recommandons une dépénalisation totale de la simple possession et du trafic de drogues de nécessité. C’est la meilleure façon de veiller à ce que la réforme législative puisse appuyer les droits civils au pays.
Nous aimerions notamment attirer l’attention du comité sur le paragraphe 10.2(2), qui est proposé dans le projet de loi C-5, relativement aux avertissements et aux renvois pour la possession. En vertu du paragraphe proposé, les agents de la paix devraient envisager des solutions de rechange au dépôt d’accusations, comme ne prendre aucune autre mesure, avertir la personne ou la renvoyer à un programme, à un organisme ou à un autre fournisseur de services susceptible de l’aider, mais le paragraphe 10.2(2) maintient la validité des accusations, même si l’agent de la paix omet de prendre en considération les options susmentionnées.
Nous aimerions que le paragraphe 10.2(2) soit retiré du projet de loi. Sinon, il portera gravement atteinte à l’objectif de la mesure législative, c’est-à-dire réduire les disparités entre les peines pour les Noirs, les Autochtones et d’autres Canadiens. La suppression du paragraphe 10.2(2) contribuerait à réduire les accusations criminelles pour possession.
Deuxièmement, nous aimerions attirer l’attention du comité sur l’article 10.6, qui propose un système de séquestration pour mettre de côté tous les dossiers relatifs à des condamnations liées à la possession, ce qui entrerait en vigueur après deux ans. De toute évidence, puisque les préjugés sont endémiques, nous aimerions que l’article 10.6 soit modifié afin que le système de séquestration soit mis en œuvre immédiatement, sans décalage de deux ans, et afin que ces condamnations soient entièrement radiées le plus tôt possible dans l’année suivant sa mise en œuvre.
Je vais céder la parole à ma collègue, Mme Luongo. Merci beaucoup de nous permettre de nous adresser à vous.
Nicole Luongo, coordonnatrice des changements aux systèmes, Coalition canadienne des politiques sur les drogues : Merci beaucoup. Je m’appelle Nicole Luongo, comme le temps est limité, je vais parler de la déclaration de principes dans le projet de loi, ainsi que de mesures de déjudiciarisation fondées sur des données probantes de manière plus générale. Nous voulons examiner d’un œil critique les fondements de ces principes et la façon dont le contenu même du projet de loi les transgresse.
Tout d’abord, il est essentiel de reconnaître que la plupart du temps, la consommation de substances n’est pas problématique. Nous recommandons donc l’élimination du mot « problématique » dans le principe établi à l’alinéa 10.1a) proposé, puisqu’il ne dit rien à propos du rapport d’une personne avec la consommation de substances. Son sens découle seulement du fait que les substances en question sont illégales.
Dans la même veine, le développement d’un rapport chaotique ou compulsif avec des substances illicites s’accompagne habituellement d’une défavorisation matérielle et d’une exposition à des traumatismes, y compris le traumatisme lié à la pauvreté, à l’itinérance, à des interactions négatives avec la police et à la discrimination. Nous recommandons donc de modifier les principes énoncés aux alinéas 10.1b) et d) proposés afin de souligner que toutes les interventions pour la possession et le trafic de nécessité doivent protéger les droits, la dignité et la santé des consommateurs de drogues en étant entièrement volontaires et en s’attaquant aux vulnérabilités structurelles.
Nous recommandons aussi de modifier l’alinéa 10.1d) proposé pour qu’on soit tenu d’investir dans des ressources publiques de réintégration sociale plutôt que d’insister sur la réadaptation individuelle.
À propos des avertissements et des renvois, le gouvernement fédéral affirme régulièrement qu’il cherche à atténuer la stigmatisation liée à la consommation de substances. Cependant, plutôt que d’atténuer la stigmatisation, l’hypothèse selon laquelle il faut intervenir auprès de toutes les personnes qui consomment des substances peut paradoxalement l’exacerber.
À titre d’exemple, la recherche montre que les premiers intervenants et les fournisseurs de services médicaux perçoivent les gens chez qui des problèmes de dépendance ont été diagnostiqués comme étant dangereux. Les entretiens réalisés auprès d’employeurs révèlent que les gens sont peu disposés à embaucher des personnes ayant reçu un diagnostic de dépendance. Cette stigmatisation interpersonnelle peut également avoir l’effet d’une stigmatisation intériorisée.
La majorité des traitements pour la toxicomanie sont idéologiquement ancrés dans des programmes conçus il y a presque un siècle, et on leur reproche généralement de ne pas tenir compte des données probantes contemporaines. La recherche sur les effets de ces programmes laisse supposer que l’admission contribue à ce qu’une personne se perçoive comme étant instable, incompétente et indigne de confiance, et les gens sont beaucoup plus susceptibles de faire une surdose, mortelle ou non, immédiatement après avoir quitté ces programmes.
Compte tenu des répercussions disproportionnées sur la communauté noire et les Autochtones, ainsi que l’engagement du gouvernement fédéral à l’égard de la réconciliation, et dans le but d’améliorer la santé publique, les droits de la personne et l’autonomie corporelle, nous déconseillons fortement la mise en place d’initiatives de déjudiciarisation qui ne sont pas entièrement consensuelles, ce qui est impossible en vertu de notre cadre d’interdiction. Je vais m’arrêter ici. Merci beaucoup.
[Français]
Le vice-président : Merci beaucoup.
[Traduction]
Safiyya Ahmad, étudiante en droit, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique : Distingués membres du comité sénatorial permanent, bonjour. Merci de nous accueillir aujourd’hui. Je m’appelle Safiyya Ahmad, et je suis accompagnée de ma collègue, Niki Bains. Nous représentons l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique.
Je me trouve sur le territoire non cédé des nations Musqueam, Squamish et Tsleil-Waututh. La mention du territoire sur lequel nous vivons et nous travaillons nous rappelle tous nos obligations envers les Autochtones, ce qui nous aide à orienter le travail que nous faisons aujourd’hui relativement au projet de loi C-5.
L’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique appuie une grande partie des changements prévus dans le projet de loi, mais à notre avis, il ne va pas assez loin. À l’heure actuelle, il est peu probable que le projet de loi ait l’effet souhaité pour lutter contre la discrimination systémique dans le système de justice pénale. Dans notre mémoire, nous décrivons pour le comité quatre sujets de préoccupation dans le projet de loi C-5.
Premièrement, nous recommandons l’abrogation de toutes les peines minimales obligatoires. Beaucoup de recherche et de jurisprudence montre que les minimums obligatoires contribuent à l’incarcération massive d’Autochtones et de Noirs et qu’ils causent un préjudice disproportionné aux personnes atteintes d’une maladie mentale. De plus, depuis des dizaines d’années, des recherches universitaires établissent que les minimums obligatoires n’ont pas l’effet dissuasif qu’on mentionne très souvent pour les justifier. Ces peines causent donc un immense préjudice sans avantage évident, et c’est la raison pour laquelle nous exhortons le comité à toutes les abroger.
Si le Parlement n’est pas disposé à prendre cette mesure maintenant, à tout le moins, nous exhortons le comité à ajouter une disposition dans le but de permettre aux juges de recourir à leur pouvoir discrétionnaire pour renoncer à une peine minimale obligatoire. Une telle disposition ne devrait pas être limitée aux circonstances exceptionnelles, puisqu’il reviendrait injustement aux personnes marginalisées de prouver les effets néfastes disproportionnés des minimums obligatoires. Nous soulignons que cette disposition serait une solution provisoire d’ici à ce que les minimums obligatoires soient entièrement abrogés.
Me Bains parlera des trois autres sujets de préoccupation au nom de l’association.
Me Niki Bains, conseillère du personnel politique, Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique : Merci, madame Ahmad. Mesdames et messieurs les sénateurs, bonjour. Je m’adresse à vous à partir d’Amiskwaciwâskahikan, sur le territoire visé par le Traité n0 6.
Ce que nous recommandons, c’est l’élimination de toutes les restrictions inutiles concernant le recours aux ordonnances de sursis. Le projet de loi C-5 en élimine certaines, mais il en laisse trois en place aux alinéas 742.1b), c), même modifiés, et au paragraphe d) du Code criminel. Conformément à la forme originale de la disposition sur les ordonnances de sursis mise en place en 1996 et à la nécessité d’abroger tous les minimums obligatoires, l’article 742.1 ne devrait être limité qu’aux peines de deux ans moins un jour et à l’exigence selon laquelle une peine purgée dans la collectivité ne mettrait pas en danger la collectivité et qu’elle serait conforme aux principes fondamentaux de détermination de la peine, comme le prévoit déjà l’alinéa a).
Comme nous le disons dans notre documentation écrite, l’élargissement du recours aux ordonnances de sursis contribue au respect et à la mise en œuvre des régimes juridiques autochtones. Les nations autochtones travaillent activement pour se réapproprier et revigorer leurs systèmes juridiques et de gouvernance, des systèmes ciblés par l’État — y compris le Parlement — pendant des siècles.
Les peines à purger dans la collectivité, comme les ordonnances de sursis, donnent aux peuples autochtones l’occasion de tenir les citoyens responsables d’une façon significative pour eux. L’élargissement du recours aux ordonnances de sursis est une mesure modeste, mais importante que le Parlement peut et devrait prendre pour soutenir le travail des Autochtones dans la revitalisation de leurs régimes juridiques.
L’abrogation des peines minimales obligatoires et l’élargissement du recours aux ordonnances de sursis sont des mesures nécessaires pour lutter contre l’incarcération massive des Autochtones, des Noirs et d’autres groupes racisés.
Notre troisième recommandation consiste à abroger l’article 4 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances de même qu’à décriminaliser le trafic de drogues de nécessité, que nous définissons ainsi :
[...] la vente et la distribution d’une substance réglementée à des fins de subsistance, pour financer sa propre consommation de drogue, et pour fournir une source d’approvisionnement sûre [...]
Pour gagner du temps, je vous invite à consulter notre documentation écrite.
Enfin, dans notre mémoire, nous fournissons une liste détaillée de recommandations concernant les mesures de déjudiciarisation proposées en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Si la possession simple et le trafic de nécessité demeurent des crimes, l’approche adoptée dans le projet de loi C-5 doit être renforcée dans le but de protéger les droits de la personne et de promouvoir des résultats équitables. Nous sommes particulièrement préoccupés par le recours à la police et le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite dans le projet de loi.
De plus, le projet de loi ne devrait pas exiger que l’identité de la personne soit révélée dans les dossiers de la police lors d’un avertissement ou d’un renvoi. Surtout, les gens reconnus coupables de possession simple avant l’entrée en vigueur du projet de loi C-5 ne devraient pas être arbitrairement exclus des mécanismes disponibles pour la radiation des dossiers de condamnation.
Merci de nous donner l’occasion de participer à ces délibérations. Nous sommes impatients de participer à la discussion et de répondre aux questions.
Me Caitlin Shane, avocate-conseil à l’interne, Pivot Legal Society : Bonjour à tous les honorables membres du comité. Je m’appelle Caitlin Shane et je suis avocate-conseil spécialisée dans les politiques en matière de drogue. Je travaille pour la Pivot Legal Society et je vous parle depuis Vancouver, sur les territoires volés aux Premières Nations de Musqueam, des Squamish et des Tseil-Wautuh.
Je vous ai transmis un mémoire expliquant plus en détail la position de notre organisation, et je vais me concentrer aujourd’hui sur les amendements à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances qui sont proposés dans le projet de loi C-5. Je vais notamment m’attarder aux mesures de déjudiciarisation fondées sur des données probantes prévues à la partie I.1 du projet de loi.
En somme, nous craignons qu’en mettant de l’avant des mesures qui freinent la criminalisation de la consommation de drogues, sans toutefois la stopper radicalement, le projet de loi C-5 dans sa forme actuelle est destiné à maintenir le statu quo et, ce faisant, à rater les cibles mêmes qu’il s’est fixées. Nous allons examiner tout ça de plus près. On établit avec raison dans les principes mêmes du projet de loi C-5 que la consommation de drogues n’est pas un problème criminel, mais plutôt un enjeu de santé et de société. On y précise à juste titre que les interventions doivent reposer sur des pratiques fondées sur des données probantes et viser à protéger les droits fondamentaux, la santé et la dignité des consommateurs de drogue. Chose importante à mes yeux, on y reconnaît en outre que l’infliction de sanctions pénales pour la possession de drogues peut accroître la stigmatisation et être « incompatible avec les données probantes établies en matière de santé publique ».
Après avoir ainsi cerné avec justesse les principes à respecter et les données probantes à considérer, le projet de loi C-5 propose toutefois des solutions qui ne donnent pas suite à ces principes ou à ces données probantes jusqu’à leur conclusion logique. Si le projet de loi a véritablement pour objet d’honorer ses propres principes, il devrait en fait décriminaliser la possession de drogue et le trafic de nécessité. C’est ce que réclament désespérément les consommateurs et leurs familles, de nombreux responsables de la santé publique, plus de 120 organisations de la société civile au pays, la province de la Colombie-Britannique et différentes entités aux États-Unis. Il est grand temps d’écouter les experts et de légiférer en conséquence.
Je crains fort que ces mesures de déjudiciarisation n’aient pour seul effet que de garder les personnes actuellement criminalisées pour consommation de drogue sous l’emprise du système de justice pénale, et je vais vous expliquer pourquoi.
Le projet de loi C-5 maintient le pouvoir discrétionnaire de la police et des procureurs de déposer des accusations pour possession de drogue en stipulant explicitement qu’un agent de police qui ne suit pas le protocole établi ne s’expose à aucune conséquence et que la personne ainsi lésée n’a aucun recours. Nous savons que les personnes pauvres et racisées sont systématiquement visées de façon disproportionnée par les accusations de possession de drogue. Si l’on ne prend pas de mesures concrètes pour contrer ces façons de faire, on ne peut pas s’attendre à ce que les choses changent.
Le projet de loi C-5 exige des policiers qu’ils collectent des renseignements, y compris des données d’identification personnelle, auprès des personnes faisant l’objet d’un avertissement ou d’un renvoi. Ces renseignements sont ensuite rendus accessibles aux services de police et aux tribunaux. À elle seule, cette disposition est assimilable à un exercice de criminalisation et suffit sans conteste à maintenir la consommation de drogue dans la clandestinité. La Cour suprême du Canada a reconnu que même les interactions plus informelles qui soient entre les policiers et les membres des groupes marginalisés sont ressenties par ces derniers comme une forme de détention. Les dispositions prévoyant une collecte systématique de données devraient être entièrement supprimées.
Les dispositions permettant la suspension du casier judiciaire sont motivées par de bonnes intentions, mais seront aussi sans effet pour assurer la protection de la plupart des personnes criminalisées pour possession de drogue. Ces suspensions peuvent être facilement révoquées, notamment si la personne cesse d’avoir une bonne conduite ou commet une infraction punissable par mise en accusation. Une telle infraction peut être aussi mineure qu’un manquement à une condition de remise en liberté exigeant l’abstinence. J’exhorte le Sénat à envisager une approche plus efficace pour la suspension et la suppression du casier judiciaire pour les infractions de possession de drogue.
Voilà donc les préoccupations principales auxquelles je voudrais bien sûr adjoindre ma recommandation prioritaire pour ce qui est des mesures de déjudiciarisation qui serait de décriminaliser la possession de drogue et le trafic de nécessité. Si l’on décide de ne pas aller aussi loin, il y a des amendements qui pourraient être apportés. Vous trouverez d’ailleurs nos propositions de modification dans mon mémoire. Je tiens toutefois à vous prévenir que le cadre proposé dans la version actuelle du projet de loi C-5 ne permettra pas d’atteindre les objectifs qui y sont énoncés et ne s’inscrit pas dans une véritable approche de la consommation de drogues qui serait guidée par des considérations liées à la santé publique et aux droits de la personne.
C’est ce que j’avais à vous dire à ce sujet. Merci.
Le vice-président : À vous la parole, monsieur Roberts.
Julian Roberts, professeur de justice pénale, Université d’Oxford, à titre personnel : Mesdames et messieurs les sénateurs, bonsoir. Merci de m’avoir invité à témoigner aujourd’hui. Je suis très heureux d’avoir l’occasion de le faire.
Vous ne me connaissez sans doute pas, et vous vous demandez qui est ce bonhomme d’Oxford qui vient nous parler de la détermination de la peine au Canada. Eh bien, sachez que je suis moi-même canadien. C’est simplement que je vis et que je travaille à Oxford depuis maintenant 18 ans. Mon expérience dans ce domaine remonte toutefois à ma participation à la Commission canadienne sur la détermination de la peine en 1984. J’ai d’ailleurs coécrit un ouvrage à ce sujet, Sentencing in Canada, avec le juge David Cole. Vous avez maintenant une meilleure idée de qui je suis.
Je suis en faveur de ce projet de loi. Mes brèves observations d’aujourd’hui vont porter sur les peines minimales obligatoires. Selon moi, c’est une très bonne chose que l’on se débarrasse de cette liste. Je voudrais proposer un amendement auquel un des témoins qui m’ont précédé a d’ailleurs fait allusion.
J’aimerais d’abord dire quelques mots à propos des peines minimales obligatoires. Un témoin a noté l’absence d’effet dissuasif, et il ressort clairement des recherches menées dans différents pays que ces peines ne procurent aucun avantage du point de vue de la prévention du crime.
Selon un autre argument parfois utilisé, les peines minimales obligatoires ne sont peut-être pas très efficaces, mais elles plaisent aux gens. Ceux-ci ont l’impression que le Parlement fait la vie dure aux contrevenants en leur imposant une peine obligatoire sans que les juges aient leur mot à dire. On pense que la population va adorer ça, mais ce n’est pas le cas. Les Canadiens s’opposent aux peines minimales obligatoires. Vous n’avez pas à me croire sur parole. Vous pouvez consulter les recherches menées par le ministère de la Justice. J’ai ainsi sous les yeux un rapport indiquant que 90 % des Canadiens estiment que les juges devraient avoir la marge de manœuvre nécessaire pour imposer une peine inférieure au minimum obligatoire dans des circonstances exceptionnelles. C’est d’ailleurs le but de l’amendement que je vais vous soumettre.
Celui ou celle qui cherche à mousser ses intérêts politiques ou à recueillir la faveur populaire en misant sur les peines minimales obligatoires fait vraiment fausse route.
On peut toujours se dire : quel mal y a-t-il? La mesure semble bonne et elle est déjà codifiée. Le problème, c’est que toute peine obligatoire d’incarcération contrevient à l’article 718.1 du Code criminel qui établit le principe suivant lequel la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. C’est la pierre d’assise de la détermination de la peine en common law qui remonte à la Grande Charte elle-même. Ce n’est pas une création de la magistrature, bien que les tribunaux l’aient bien sûr confirmé. Ce n’est pas non plus un principe académique. C’est un principe établi par le Parlement qu’il a codifié en 1996. Et ces peines minimales obligatoires mettent ce principe à mal. C’est la raison première qui devrait vous inciter à vous en débarrasser.
Le second élément dont je souhaite traiter n’a pas encore été abordé. En légiférant pour l’imposition de peines obligatoires d’incarcération comme vous l’avez fait, vous envoyez un message au juge : « Votre Honneur, nous n’avons pas confiance en vous. Nous ne vous croyons pas capable d’imposer une peine dont la sévérité est appropriée, alors nous allons le faire à votre place en vous enlevant tout pouvoir discrétionnaire. » Ce n’est pas un message positif que le Parlement envoie ainsi en établissant le cadre, les objectifs, les buts, les principes et les facteurs de détermination de la peine, alors que cela devrait revenir au juge en instance. Ce n’est vraiment pas un bon message à envoyer à votre magistrature.
Je crois que si vous décidez de conserver ces peines obligatoires, vous devriez imiter tous les autres pays où la common law est appliquée en adjoignant à ces peines une clause pour circonstances exceptionnelles, de telle sorte qu’il soit possible pour un tribunal d’imposer une peine moins sévère si, par exemple, le minimum obligatoire va à l’encontre des intérêts de la justice ou est injuste dans les circonstances.
C’est ce que nous avons ici, en Angleterre et au pays de Galles. Un tribunal peut imposer une peine moins sévère que le minimum obligatoire dans des circonstances exceptionnelles ou lorsqu’il serait injuste de le faire. Les tribunaux ont fait une interprétation étroite de cette clause, si bien qu’un très petit nombre de délinquants seulement peuvent en bénéficier. Il est donc faux de prétendre que les dispositions semblables ouvrent une large brèche dans le régime des peines minimales obligatoires.
Je vous exhorte donc à prévoir un amendement au système actuel des peines obligatoires pour permettre aux tribunaux de bien faire leur travail. La détermination de la peine est un exercice de justice dans le cadre duquel un juge indépendant, et non un comité ou une législature, rend une décision adaptée aux circonstances et proportionnelle à la gravité de l’infraction. Merci beaucoup.
[Français]
Le vice-président : Merci, monsieur Roberts.
[Traduction]
La sénatrice Gagné : J’adresse ma première question aux représentantes de l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique. Vous indiquez sur votre site Web que les condamnations avec sursis peuvent être un outil extrêmement précieux lorsque l’inculpé n’est pas un citoyen canadien. Pourriez-vous nous en dire plus long? En quoi les répercussions seraient-elles différentes pour un résident permanent qui se voit imposer une condamnation avec sursis, plutôt qu’une peine d’incarcération?
Me Bains : Merci pour la question. L’important — un peu comme le disait M. Roberts — c’est qu’en supprimant l’obligation d’imposer une peine minimale ou la restriction relative aux ordonnances de condamnation avec sursis, on permet au juge de prendre en considération toutes les circonstances de la cause, y compris les répercussions possibles en matière d’immigration en cas de peine d’incarcération.
Ainsi, un individu qui n’est pas citoyen canadien — comme un résident permanent — peut faire l’objet d’une mesure de renvoi s’il se voit imposer une peine plutôt qu’une autre. Si une ordonnance de sursis est interdite en pareilles circonstances, non seulement obligeons-nous le tribunal à imposer une incarcération qui pourrait être injuste, mais nous faisons aussi en sorte que l’individu en question peut faire l’objet de procédures de renvoi — ce qui l’expose à une couche supplémentaire d’injustice. Le tribunal a les mains liées lorsque vient le temps de déterminer la peine à imposer à un individu qui n’a pas la citoyenneté canadienne, comme un résident permanent. Je me réjouis que vous ayez pu trouver ces indications sur notre site Web, et j’espère avoir bien répondu à votre question.
La sénatrice Gagné : Ma prochaine question est pour les représentantes de la Coalition canadienne des politiques sur les drogues. Merci de nous avoir exposé vos positions sur la décriminalisation des drogues. Je note que la légalisation du cannabis a exigé à elle seule de nombreux mois d’étude et de consultation dans le cadre d’un processus législatif spécialement consacré à cette fin. La décriminalisation de la possession de drogue en Colombie-Britannique, qui doit entrer en vigueur au début de 2023, est le résultat de très vastes consultations entre les différents ordres de gouvernement. J’espère que nous saurons tirer des enseignements de ces initiatives.
Je ne suis pas certaine que nous puissions nous en remettre à un simple amendement à ce projet de loi pour décider d’une politique que tous les gouvernements devront faire appliquer. Comme cet enjeu risque fort de revenir sur le tapis, je ne sais pas si vous pourriez nous donner un aperçu des avantages et des inconvénients des différents modèles de décriminalisation adoptés ailleurs dans le monde. À titre d’exemple, on parle souvent de l’approche du Portugal, mais je crois que le modèle portugais repose sur tout un réseau de tribunaux de déjudiciarisation des infractions liées aux drogues, contrairement à ce que votre organisation préconise. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez?
Mme Senedjani : Oui, merci pour la question. Ma collègue et moi-même allons essayer de vous répondre. Je vais d’abord parler un peu de la portée de ce projet de loi.
La Coalition canadienne des politiques sur les drogues préconiserait en fait un seul cadre réglementaire pour l’ensemble des aliments et des drogues, comme l’a recommandé également le groupe d’experts fédéral.
Nous ne sommes pas en faveur d’un modèle de déjudiciarisation aux fins de la décriminalisation. Nous voudrions que ces lois néfastes soient abrogées sans que l’on en réinstaure par ailleurs les conditions et les effets préjudiciables.
Tous les programmes doivent être entièrement facultatifs et exempts de coercition. Si, pour éviter une condamnation criminelle, on est obligé de suivre un traitement ou de participer à un programme, il ne s’agit pas d’une démarche pleinement libre et, de ce fait, nous nous y opposons.
Je vais m’arrêter là pour laisser ma collègue vous en dire plus long ou peut-être vous donner d’autres exemples. Merci.
Mme Luongo : Certainement. Comme je vis à Vancouver, je suis très bien placée pour vous parler du processus de décriminalisation avec exemption de la Colombie-Britannique. Bien que les groupes représentant les consommateurs de drogue aient eu voix au chapitre, on n’a pas accordé à leurs témoignages un poids à la hauteur de celui conféré à la contribution d’autres intervenants, comme les services policiers.
À notre avis, il serait préférable d’adopter une loi fédérale pour normaliser la décriminalisation, plutôt que de devoir s’en remettre à un modèle fragmenté de demandes d’exemption formulées par des municipalités ou des provinces.
Vous avez parlé du Portugal. J’encouragerais tous les membres du comité à prendre connaissance par exemple des publications du Réseau international des usagers de drogue concernant le modèle portugais. Les consommateurs de drogue sont très réfractaires à un modèle semblable qui les oblige à suivre un traitement pour la toxicomanie ou à participer à des initiatives de la sorte.
Comme je l’indiquais dans mes observations préliminaires, une large proportion de la consommation de drogue n’est pas problématique. On ne peut pas vraiment parler de dépendance, et la plupart des usagers n’en consomment qu’à l’occasion ou qu’à des fins récréatives. Les problèmes sont principalement attribuables aux politiques en vigueur qui criminalisent, stigmatisent et, dans certains cas, médicalisent la consommation. J’espère avoir répondu tout au moins en partie à votre question.
La sénatrice Gagné : Merci.
Mme Senedjani : Si vous permettez, je voudrais apporter une précision. J’ai indiqué tout à l’heure que nous préconisons la réglementation des aliments et des drogues à l’intérieur d’un même cadre. Je me suis mal exprimée. Nous voudrions en fait voir toutes les substances psychoactives être réglementées en application d’un cadre unique. Quant à savoir si le café doit être inclus parmi ces substances, on peut toujours en débattre, mais je souhaitais faire cette distinction pour ce qui est des aliments. Merci de m’avoir permis de rectifier les choses.
Le sénateur Dalphond : Merci à nos témoins. Je vais adresser mes questions à M. Roberts. Pour avoir lu une contribution que vous avez faite à la Montreal Gazette en 2016, je sais que vous avez des racines canadiennes.
Monsieur Roberts, vous avez l’avantage d’être un expert en détermination de la peine au Canada tout en vivant maintenant au Royaume-Uni où vous enseignez dans une université très prestigieuse. Vous vous intéressez aux principes et aux lignes directrices régissant la détermination de la peine et à leur mise en application.
Vous avez fait valoir dans votre exposé comme dans vos écrits que les peines minimales obligatoires ne fonctionnent pas et devraient toutes être supprimées. Si toutefois nous décidons de les conserver, vous dites qu’il faudrait prévoir ce qu’on appelle en Angleterre une clause échappatoire ou ce qu’on qualifierait ici de valve de sécurité. En Angleterre, est-ce que cette clause échappatoire s’applique à tous les genres de crimes assortis d’une peine minimale?
M. Roberts : Merci, sénateur. Oui, cela s’applique à toutes les peines obligatoires à l’exception de celle d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre pour laquelle il n’existe aucune porte de sortie. Cependant, si on prend l’exemple de la possession d’une arme à feu illégale, la peine minimale obligatoire prévue est de cinq ans d’incarcération, mais il est possible pour un tribunal d’imposer une peine moindre dans des circonstances exceptionnelles. Je dois toutefois rappeler que l’on est loin d’une situation où cette clause serait invoquée dans la moitié des cas. Les tribunaux en font une interprétation très ciblée et y ont recours uniquement lorsque les circonstances sont vraiment exceptionnelles.
Le sénateur Dalphond : Parlez-vous de meurtre au premier ou au second degré?
M. Roberts : Nous avons une seule infraction de meurtre. Elle est assortie d’une peine obligatoire d’incarcération à perpétuité, et il y a une période minimale à purger correspondant à ce qui est prévu au Canada pour les meurtres au second ou au premier degré.
Le sénateur Dalphond : Merci. Vous dites que l’on fait une interprétation très étroite de la clause échappatoire. J’en conclus qu’il n’est pas facile d’y avoir recours.
Avez-vous des données sur la proportion de cas où l’on accède à une demande semblable? Est-ce que certains groupes sont plus susceptibles d’en bénéficier? Y a-t-il des groupes qui ont plus facilement accès à cette clause échappatoire?
Nous constatons par exemple au Canada certaines formes de discrimination systémique, à l’encontre surtout des groupes racisés et autochtones qui, non seulement sont davantage ciblés par les services policiers, mais se voient en outre imposer des peines plus lourdes et des incarcérations en plus grand nombre que le reste de la population. Pouvez-vous observer le même phénomène avec l’application de la clause échappatoire au Royaume-Uni?
M. Roberts : Je ne saurais vous le dire. Il n’y a pas de statistiques qui sont rendues accessibles. La proportion de causes dans laquelle la clause pour circonstances exceptionnelles est invoquée varie d’une infraction à l’autre, et je pourrais vous transmettre à ce sujet des chiffres que je n’ai pas actuellement à portée de la main. Quant au nombre de demandes pour les différents groupes, nous n’avons pas ces renseignements.
Le sénateur Dalphond : Est-ce que la loi définit, avec critères à l’appui, dans quelles circonstances on peut invoquer la clause échappatoire, ou est-ce que cela est laissé à la discrétion des juges et de la Cour d’appel britannique?
M. Roberts : Cela est laissé en grande partie à la discrétion des tribunaux. La Chambre criminelle de la Cour supérieure aura donné des conseils, mais ils seront de nature générale. Il ne s’agirait pas, par exemple, d’une série de conditions à remplir, à partir desquelles la clause pour circonstances exceptionnelles pourrait être invoquée. Les critères sont assez flexibles, et les conseils de la Cour d’appel sont assez généraux.
Le sénateur Dalphond : S’il n’y a pas de données précises sur des groupes particuliers, dispose-t-on de données sur le nombre de fois où ce type de demande a été présentée et le nombre de fois où elle a été accordée ou refusée?
M. Roberts : Nous disposons de statistiques indiquant le nombre de condamnations pour une infraction nécessitant une peine minimale obligatoire qui étaient inférieures à la peine obligatoire et qui auraient donc pu découler de l’invocation de la clause échappatoire, comme vous l’avez dit. Mais nous ne disposons pas de statistiques sur le nombre de fois où un avocat de la défense a plaidé en faveur de l’application de cette clause et où la demande a été refusée par le tribunal.
Le sénateur Dalphond : Monsieur le président, puis-je inviter le témoin à bien vouloir nous soumettre les données dont il dispose?
M. Roberts : Je ferai de mon mieux, monsieur le sénateur.
Le sénateur Dalphond : Merci beaucoup. Je vous en serai très reconnaissant. Je vous envie d’être à Oxford.
La sénatrice Simons : Ma première question s’adresse à Mme Senedjani et à Mme Luongo. Nous avons beaucoup parlé au sein de ce comité des peines minimales obligatoires, mais je veux vous parler de la section sur les avertissements et les renvois.
J’ai cru comprendre, en parlant à divers chefs de police, que dans la plupart des villes canadiennes, et assurément dans ma propre ville, Edmonton, la dépénalisation est déjà appliquée de facto. Je me demande donc, premièrement, si vous pensez que l’ajout proposé des articles 10.1 et 10.2 à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances ferait une différence importante dans la façon dont sont appliquées les peines sanctionnant les infractions liées aux drogues dans les rues.
Deuxièmement, pourriez-vous nous faire part de vos préoccupations quant au fait de laisser cette décision à la discrétion de chaque agent de la paix plutôt qu’à celle des services de police?
Mme Luongo : Je vais commencer, si vous le voulez bien. Je conteste la croyance selon laquelle la dépénalisation est appliquée de facto. Je pense que les témoignages des personnes qui consomment des drogues et des communautés consommatrices de drogues, y compris à Edmonton, décrivent une réalité bien différente. Le fait qu’un agent de police ou une personne représentant le système de justice pénale dise quelque chose ne signifie pas nécessairement que c’est ce qui se passe sur le terrain, et je pense donc qu’il est impératif de codifier cette pratique dans la loi. Je m’en tiendrai là et céder la parole.
Mme Senedjani : Merci, madame Luongo. J’aimerais ajouter que, dans le cadre de la recherche effectuée par le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances sur la façon dont le cannabis a été légalisé — qui portait sur le point de vue des agents de la GRC et d’autres hauts responsables de l’application de la loi qui mettent en œuvre la légalisation du cannabis — ces agents et ces responsables ont mentionné que la formation nécessaire à la mise en œuvre de cette mesure à l’échelle intergouvernementale était un véritable cauchemar. Nous aimerions donc que toute loi s’applique réellement à l’ensemble du pays plutôt que de laisser le soin à chaque administration d’appliquer la loi différemment. Nous aimerions que la structure de la loi soutienne mieux la santé publique et les droits de la personne, et élimine les variations que nous constatons dans les peines; il me semble que l’objectif déclaré de ce projet de loi est de s’attaquer réellement à la variation des peines. Nous recommandons des structures et des lois, dans la mesure du possible, pour apporter ce changement souhaité.
La sénatrice Simons : Si j’ai le temps, j’aimerais poser une question au professeur Roberts.
Puisque nous discutons de la possibilité d’un amendement pour répondre à cette clause échappatoire, pourriez-vous me donner votre avis sur la différence juridique entre des expressions comme « circonstances exceptionnelles » et « circonstances importantes et impérieuses ». Vous dites que la loi britannique emploie le terme « exceptionnelles », mais si l’on compare ces deux formulations, en quoi diffèrent-elles selon vous?
M. Roberts : Il existe différentes formulations. Il y en a encore d’autres. Il se pourrait qu’un tribunal puisse établir une peine inférieure à la peine minimale obligatoire si ce minimum était contraire aux intérêts de la justice.
Je ne pense pas qu’il y ait de réponse claire à cette question. Les mots « circonstances exceptionnelles » semblent un peu plus stricts que les autres formulations, mais c’est une question de rédaction juridique. Fondamentalement, nous devons trouver une formulation qui permette à un tribunal de rester en dessous des peines minimales obligatoires, mais seulement si l’affaire est différente et que la peine minimale obligatoire serait disproportionnée ou inappropriée. La formulation doit le permettre.
Je ne pense pas que la formulation soit très importante, car elle varie dans le monde entier — les Sud-Africains ont un libellé légèrement différent — mais l’idée est assez simple, évidemment. La peine obligatoire s’appliquerait à moins qu’un tribunal ne relève des circonstances exceptionnelles ou ne juge qu’elle serait contraire aux intérêts de la justice, etc.
La sénatrice Simons : Existe-t-il une formulation typique du droit canadien, par opposition au droit britannique, australien ou sud-africain?
M. Roberts : Je pense que l’expression « contraire à l’intérêt de la justice » est la formulation la plus courante ou la plus populaire dans les autres pays de common law, mais la formulation varie. Si l’on examine de manière informelle la formulation dans les différentes administrations, il ne me semble pas qu’une formulation soit plus exclusive ou permissive qu’une autre. Les juges interprètent la formulation d’une manière qui leur permettra de rendre justice. Je ne m’attacherais pas trop à la formulation, mais nous pourrions en envisager plusieurs autres, si vous le souhaitez.
[Français]
Le vice-président : J’ai une question pour vous, professeur Roberts, qui se situe dans la même veine que celle de ma collègue. On reconnaît le pouvoir au législateur, qu’il soit sénateur ou député, d’établir au Code criminel des sentences minimales. Vous reconnaissez ce pouvoir, n’est-ce pas?
[Traduction]
M. Roberts : Oui.
[Français]
Le vice-président : Donc, on pourrait maintenir au Code criminel — pour ceux qui prêchent pour l’abolition des peines minimales — ces peines minimales pour envoyer un message clair, comme pour les crimes contre des enfants ou la violence conjugale, en s’en remettant à la discrétion du juge pour déroger à une sentence minimale. Ce serait dans un contexte où la sentence pourrait être disproportionnelle par rapport au contexte dans lequel le crime a été commis. Êtes-vous d’accord avec ce principe?
[Traduction]
M. Roberts : Oui, monsieur le sénateur. C’est ce que je voulais dire; si vous conservez les peines minimales obligatoires, il est logique, du point de vue de la justice, de permettre à un tribunal de faire son travail, qui est d’individualiser la peine et d’éviter que les peines obligatoires ne causent une injustice.
[Français]
Le vice-président : Le juge exerce aussi sa discrétion pour imposer une sentence maximale.
[Traduction]
M. Roberts : Oui. Le Parlement a établi la peine maximale et un juge peut imposer toute peine légale jusqu’à la peine maximale. La peine minimale constitue une ingérence qui supprime le pouvoir discrétionnaire d’individualiser la peine et de la rendre véritablement proportionnelle à l’infraction.
La sénatrice Batters : Ma question s’adresse à Caitlin Shane de la Pivot Legal Society. Maître Shane, l’élimination des peines minimales pour les crimes commis avec des armes à feu dans le projet de loi C-5 n’est-elle pas complètement incompatible avec les actions du gouvernement Trudeau qui tente de restreindre la possession légale d’armes à feu? Il me semble que l’on criminalise les citoyens respectueux de la loi tout en étant moins sévère envers les véritables criminels, ceux qui utilisent des armes à feu illégales pour commettre des crimes.
Me Shane : Je vous remercie pour cette question. Je pense que mes collègues de l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique ou le professeur Roberts seraient peut-être mieux placés pour y répondre, car mes observations portent essentiellement sur la déjudiciarisation des infractions liées aux drogues. La Pivot Legal Society a assurément toujours plaidé pour l’abrogation de toutes les peines minimales obligatoires au sein de notre communauté, y compris celles qui figurent dans le projet de loi C-5. Nous estimons qu’en refusant de le faire, on prive les juges de la capacité de fixer une peine adéquate et proportionnelle à l’infraction commise, et de déterminer, en fonction des caractéristiques individuelles de la personne condamnée, la peine la mieux adaptée. Le refus d’abroger les peines minimales obligatoires irait à l’encontre de principes comme la proportionnalité, ce qui donnerait lieu à des scénarios dans lesquels, comme c’est souvent le cas en Colombie-Britannique, les tribunaux constatent que des principes comme la dénonciation et la dissuasion n’ont pas d’effet productif et nuisent à la santé et à la sécurité publiques.
La sénatrice Batters : Je me concentrais sur les crimes commis avec des armes à feu. L’élimination de ces peines minimales ne semble-t-elle pas... Préférez-vous que je pose cette question à l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique? Dans vos observations, vous avez parlé davantage de la politique sur les drogues et autres.
Me Shane : J’aimerais tout de même faire valoir que les peines minimales obligatoires doivent être complètement abrogées, surtout si l’on tient compte du type de personnes qui sont criminalisées, des effets néfastes de la criminalisation et du fait que le projet de loi C-5 a toujours maintenu son souhait d’examiner le fait que ce sont les Noirs, les Autochtones et les personnes de couleur qui sont constamment et systématiquement ciblés par les lois pénales. Nous devons trouver une sorte de compromis.
La sénatrice Batters : Peut-être pourrais-je alors obtenir une réponse précise à ma question sur l’élimination des peines minimales pour les crimes commis avec des armes à feu. L’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique ne pense-t-elle pas que cette mesure va à l’encontre de ce que le gouvernement Trudeau tente de faire en restreignant la possession légale d’armes à feu? Que pensez-vous de cette mesure particulière?
Mme Ahmad : Merci pour votre question, madame la sénatrice. À titre de précision, encore une fois, l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique soutient l’abrogation de toutes les peines minimales obligatoires, y compris pour des infractions comme la possession et l’utilisation d’armes à feu. Ce qui nous pose problème est que dans certaines situations, et nous en avons connu, l’application de la peine minimale obligatoire n’est pas appropriée, et pourtant, dans l’état actuel des choses, les juges n’ont pas la possibilité ou l’option de faire autrement. Voilà ce qui nous dérange dans la prévalence des peines minimales obligatoires dans le Code criminel. Nous n’y voyons pas d’incohérence par rapport à ce que vous avez mentionné. J’espère que cela répond à votre question.
La sénatrice Batters : Pas vraiment. Excusez-moi. Ce à quoi je voulais surtout en venir, c’est qu’à l’heure actuelle, le gouvernement Trudeau prend des mesures comme la mise en place d’un programme de rachat obligatoire — qui est en fait un programme de confiscation — pour les propriétaires d’armes à feu légales, mais il élimine les peines minimales pour les personnes reconnues coupables de crimes graves commis avec une arme à feu. Ces mesures ne vous semblent-elles pas incohérentes? Je sais que ce n’est pas précisément ce que vous défendez ici, mais je vous invite à formuler un commentaire sur cet aspect particulier lié aux crimes commis avec des armes à feu.
Me Bains : Puis-je ajouter quelque chose, madame la sénatrice? Je pense que lorsque nous examinons cette question en tant qu’organisme d’intérêt public axé sur les libertés civiles, nous devons prendre nos décisions et présenter des suggestions fondées sur des preuves, ce qui comprend également les expériences vécues par les personnes. Lorsque nous plaidons pour l’abrogation des peines minimales obligatoires, nous ne nous préoccupons pas tellement des répercussions politiques sur d’autres questions. Mais je pense que ce que le comité a entendu tout au long de ces travaux, c’est qu’il existe une distinction essentielle entre une peine adaptée et une peine disponible. Ce projet de loi donne aux juges la flexibilité et la discrétion d’imposer des peines adaptée en supprimant les restrictions liées à ce qui est disponible. Le fait que les crimes commis avec des armes à feu puissent être traités différemment en conséquence... On vise ici les cas dans lesquels les peines minimales obligatoires produisent des résultats injustes. Personne ne souhaite maintenir cette situation.
Je pense que lorsque nous parlons des différentes manières de lutter contre la violence armée, il est important de tenir compte de cette distinction entre ce qui est adapté et disponible dans les circonstances.
La sénatrice Batters : J’aimerais revenir à la Pivot Legal Society pour ma deuxième question. Les condamnations avec sursis exigent que le délinquant ait un endroit où vivre. Se pourrait-il donc que ce type de condamnation ne profite qu’aux personnes qui disposent d’un logement sûr, stable et adéquat?
Me Shane : Vous avez en effet mis le doigt sur l’un des véritables problèmes du projet de loi C-5, à savoir que pour les personnes qui vivent à l’intersection de la pauvreté et de l’itinérance, ce projet de loi n’ira pas assez loin pour remédier à leur situation. En outre, le fait de continuer à utiliser le droit pénal comme un outil pour traiter un problème bien plus important que l’activité qui enfreint une loi éventuelle n’est pas une démarche fondée sur des preuves. C’est en partie la raison pour laquelle nous suggérons une dépénalisation complète de la possession simple. La dépénalisation éliminerait l’interaction entre la personne et le système de justice pénale, et empêcherait que cette personne soit constamment sous l’emprise du système de justice pénale. Oui, nous aimerions que des mesures de soutien, notamment en matière de logement, d’emploi et de revenu vital, soient mises en place pour que nous puissions trouver des solutions qui fonctionnent.
Le sénateur Cotter : Merci à tous les témoins pour leurs observations et les réponses qu’ils ont données aux questions. Tous ces aspects m’intéressent, mais mes questions s’adressent surtout au professeur Roberts et portent sur les peines minimales obligatoires.
Tout d’abord, vous avez indiqué que la position en Angleterre et au Pays de Galles est que le meurtre est exclu des circonstances spéciales dans l’application ou la non-application des peines minimales obligatoires. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi c’est le cas en Angleterre et si cette approche est d’une certaine manière incompatible avec le principe général et la philosophie dont vous avez parlé?
M. Roberts : Soyons clairs. Il n’y a aucune exception à la peine obligatoire d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre, et un tribunal doit l’imposer.
Mais la durée minimale, qui sera déterminée par le tribunal avant que le délinquant puisse faire une demande auprès de la commission des libérations conditionnelles d’Angleterre et du Pays de Galles, varie. Vous pouvez donc avoir une durée minimale. En théorie, la peine minimale pourrait être de 1 an et vous pourriez avoir une peine minimale de 50 ans.
En d’autres termes, il existe une peine obligatoire pour tout délinquant reconnu coupable de meurtre, mais le tribunal, même pour l’infraction la plus grave, est en mesure de fixer le temps que le délinquant passera en prison en fonction de la gravité du meurtre et de la culpabilité du délinquant. La proportionnalité est donc préservée même si une peine obligatoire s’applique.
C’est la même logique pour, par exemple, la peine obligatoire pour possession d’une arme à feu illégale. Elle est de cinq ans, et elle s’applique à tout le monde, sauf si... et cela permet à un tribunal, dans des circonstances exceptionnelles, d’établir une peine inférieure à la peine minimale obligatoire.
Le sénateur Cotter : Ma deuxième question à cet égard porte sur le fait que certaines personnes ont suggéré que l’approche la plus efficace à l’égard des circonstances exceptionnelles serait de cerner les critères sur lesquels les juges devraient se fonder et d’exiger qu’ils motivent tout écart par rapport aux peines minimales obligatoires.
Pouvez-vous nous donner votre avis sur ces deux points?
M. Roberts : Oui, en commençant par le deuxième. Je pense assurément qu’ils devraient justifier ces choix. Les tribunaux devraient toujours motiver toutes leurs décisions, en particulier au stade de la condamnation. En fait, dans de nombreuses administrations, ils sont tenus de donner des raisons et d’expliquer les répercussions de la peine à l’accusé. C’est important.
Désolé, j’ai oublié votre premier point. Rappelez-le moi, sénateur.
Le sénateur Cotter : L’intégration de critères dans la législation pour guider les juges dans leur exercice.
M. Roberts : Je ne crois pas que ce soit nécessaire, puisque les cours d’appel au Canada ou la cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles vont alors établir une jurisprudence d’appel dans laquelle elles vont préciser les circonstances jugées exceptionnelles. Par le maintien ou l’annulation de certaines peines, il deviendra évident pour les tribunaux de première instance que, par exemple, le facteur X ne suffit pas à qualifier d’exceptionnelles certaines circonstances. Vous pouvez légiférer sur ces critères, mais vous entrerez alors dans une sphère où le Parlement dicte les critères aux juges. Je vous invite donc à faire davantage confiance aux juges.
Le sénateur Cotter : En théorie, du moins, seriez-vous d’accord pour dire que les juges devraient être en mesure de s’écarter des peines maximales obligatoires également et de prononcer des peines plus lourdes?
M. Roberts : Non. Les tribunaux ne devraient pas aller au-delà des peines maximales obligatoires, peu importe lesquelles — 14 ans, 20 ans et ainsi de suite —, parce que le Parlement a établi un maximum. Vous ne voulez pas qu’un juge déclare : « Eh bien, 14 ans, ce n’est pas tout à fait assez. Allons-y avec 20 ans. » Ce principe est toujours respecté dans les pays de common law.
Le sénateur Cotter : Merci.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci aux témoins.
J’ai une question qui s’adresse à la Coalition canadienne des politiques sur les drogues. Vous avez fait référence au travail des groupes d’experts de la consommation de substances et aux recommandations du groupe, dont celle d’éliminer toutes les sanctions pénales et les mesures coercitives.
Vous avez parlé des sanctions liées à la simple possession de drogue et vous avez dit qu’il faudrait plutôt adopter une législation pour toutes les substances psychoactives, et ce, dans un seul cadre juridique de santé publique.
Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par la création d’une législation de santé publique qui engloberait toutes ces substances psychoactives ?
[Traduction]
Mme Luongo : En ce qui a trait à cette recommandation en particulier, elle fait référence au Groupe d’experts sur la consommation de substances de Santé Canada, composé d’experts de partout au pays, issus de toutes les provinces. L’une de ses recommandations est de légaliser et de réglementer toutes les substances psychoactives, incluant l’alcool et le cannabis, grâce à un seul cadre juridique de santé publique. Une fois de plus, on se fonde sur le principe que bien des préjudices attribués à la consommation de drogues illicites sont en fait des préjudices découlant de la criminalisation des drogues.
Donc, même si on légifère sur toutes les substances psychoactives dans un seul cadre juridique, cela n’élimine pas le risque, par exemple, que certaines personnes développent un rapport chaotique ou compulsif par rapport aux drogues, mais il n’y aurait pas cette motivation supplémentaire due à la criminalisation et à la stigmatisation connexe qui empêchent les personnes de demander de l’aide, au besoin.
Par exemple, certaines personnes disent être alcooliques. Si elles vont chercher de l’aide en ce sens, elles n’ont pas à cacher leur consommation d’alcool au système de justice pénale.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Si je comprends bien, ce qui est derrière la position quant à cette recommandation, c’est le fait qu’il n’y a rien, par essence, qui distingue une substance psychoactive d’une autre, que ce soit une drogue, de l’alcool ou autre; est-ce bien cela?
[Traduction]
Mme Luongo : Oui. Nous voulons essentiellement dire par là leurs propriétés pharmacologiques ou chimiques. Évidemment, certaines drogues sont très stigmatisées. Quand on regarde les effets physiques concrets de quelque chose comme le crack ou la méthamphétamine, ils ne sont pas si différents de ceux de drogues légales. En revanche, puisque ces drogues sont illicites, leur composition est modifiée.
Certes, nous connaissons actuellement au pays une grave crise d’intoxications. Le taux de décès par intoxication aux drogues est effarant, et ce n’est pas parce que la composition chimique de certaines drogues est beaucoup plus dangereuse que celle des drogues légales, mais bien parce que ces drogues sont illicites. La chaîne d’approvisionnement est donc contaminée. Puisque les drogues sont importées ou produites ici avant de changer de mains à de multiples reprises sur le marché noir, elles sont coupées avec des substances inconnues, ce qui rend la puissance et la toxicité des drogues illicites impossibles à prévoir.
Selon nous, si ces drogues étaient légalisées et réglementées grâce à un seul cadre de santé publique, il y aurait encore des risques, mais les gens sauraient exactement ce qu’ils obtiennent et en quelles quantités, comme avec l’alcool et le cannabis.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Si je comprends bien le raisonnement, la criminalisation a davantage à voir avec le jugement moral qu’on peut porter ou que la société peut porter sur tel type de substance par rapport à tel autre type de substance; c’est bien cela?
[Traduction]
Mme Luongo : Tout à fait, oui. Évidemment, l’histoire prohibitionniste du Canada est inextricablement liée au colonialisme et au racisme contre les personnes noires et asiatiques. D’un point de vue historique, quand on s’attarde au moment où certaines drogues ont été criminalisées, on constate que la décision a été prise avant tout parce qu’un groupe racial ou ethnique y était associé. Cette vision perdure et nous sommes loin, bien loin, de nous en départir.
Oui, c’est sans contredit une sorte d’ancien jugement moral ainsi que des motivations très mercantiles qui justifient la criminalisation de certaines drogues. Toujours dans un esprit de réconciliation, nous croyons que, en tenant compte de la Stratégie canadienne de lutte contre le racisme 2019-2022, nous devons traiter sérieusement des raisons fondamentales pour lesquelles certaines drogues ont été criminalisées et en assumer les conséquences, puis établir à quoi ressemblera la justice à l’avenir.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Ma prochaine question s’adresse à la Pivot Legal Society. Maître Shane, vous avez parlé, dans votre présentation, de ce que vous appelez le necessity trafficking, qui devrait être décriminalisé de la même façon que la possession devrait l’être. Comment définissez-vous ce « trafic de nécessité »?
[Traduction]
Me Shane : Merci pour votre question. Le trafic de nécessité est en réalité un trafic habituellement mené dans la rue par des personnes motivées par leur propre consommation, leur propre subsistance ou l’approvisionnement sûr de quelqu’un d’autre.
Souvent, dans la collectivité où je travaille, nous voyons des gens acheter des substances pour leur partenaire ou pour une personne à mobilité réduite dans leur immeuble qui ne peut pas accéder régulièrement à son vendeur. Il y a bien des raisons, tant géographiques que physiques, liées à l’évitement possible d’un danger et du recours au marché noir, pour lesquelles certaines personnes comptent sur d’autres pour l’achat de substances ou pour justifier leur trafic.
La criminalisation n’arrête pas cette pratique; en fait, elle la stimule. C’est pour cette raison que nous prônons la décriminalisation de la vente de rue. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a récemment établi que la criminalisation du trafic de nécessité favorise la consommation et la vente de drogues plutôt que de freiner ces pratiques.
Que cela nous plaise ou non, les vendeurs de drogues jouent un rôle important dans le marché non réglementé actuel : ils essaient leurs drogues et offrent un approvisionnement plus sûr dans leur collectivité, ce qui n’est pas possible autrement dans un marché absolument pas réglementé. Merci.
La sénatrice Pate : Merci à tous les témoins d’être des nôtres. Mes premières questions s’adressent à M. Roberts.
Quand vous avez participé à la commission sur la détermination de la peine, ici, et depuis que vous êtes à Oxford, vous avez écrit abondamment sur la détermination de la peine au Canada, y compris sur la prise de position des juges par rapport à la volonté d’exercer leur pouvoir discrétionnaire. Je serais intéressée de vous entendre sur vos travaux, de même que sur la recherche qui illustre ce que souhaitent les juges.
De plus, dans la foulée de certaines des questions de mes collègues, puisque j’ai discuté de cela la dernière fois que nous avons échangé, je crois que vous êtes demeuré bien au fait des dispositions en matière de détermination de la peine au Canada. Comme vous le savez, la dernière fois que l’on s’est penché strictement sur la peine d’emprisonnement à perpétuité au Canada, c’était dans l’arrêt Luxton. À l’époque, nous avions encore la clause de la dernière chance, soit la révision judiciaire après 15 ans. La cour a très clairement déclaré qu’elle ne se penchait pas sur la constitutionnalité de la peine d’emprisonnement à perpétuité en raison de la clause de la dernière chance.
Comme vous le savez, il y a depuis eu les arrêts Lloyd et Bissonnette, et une suggestion importante selon laquelle le mécanisme que vous décrivez et qui existe en Grande-Bretagne pourrait être plus approprié.
J’ai remarqué dans les renseignements qui sont accessibles sur la situation qui prévaut en Grande-Bretagne que, comme vous l’avez déjà dit, on tient compte des circonstances atténuantes autant que des circonstances aggravantes dans l’application des principes de détermination de la peine. Compte tenu du nombre de femmes autochtones dans ce pays qui servent une peine d’emprisonnement à perpétuité ou de longue durée pour homicide, j’ai été particulièrement frappée par la question de la violence et des coups et blessures, de même que par l’incidence d’expressions comme « usage excessif de la légitime défense ».
Pourriez-vous nous dire, à la lumière de tous ces renseignements, ce qui, à votre avis, pourrait arriver si nous adoptions ce type de disposition discrétionnaire dont vous avez parlé et qui existe déjà dans de nombreux pays de common law, puis de quelle façon cela pourrait remédier à la surreprésentation des populations racisées en particulier dans les pénitenciers?
M. Roberts : Merci pour votre question, madame la sénatrice. Vous avez soulevé beaucoup de points. Il est un peu difficile de réagir à tout cela, mais permettez-moi de revenir à la première chose que vous avez dite.
Vous avez parlé des réactions des juges. Les magistrats à qui je parle, que ce soit au Canada ou à l’étranger, sont frustrés parce qu’ils doivent prononcer une peine proportionnelle, ce qui n’est pas possible avec les peines obligatoires. C’est la même chose chez les praticiens du droit. Les avocats à qui je parle aiment le pouvoir discrétionnaire, le pouvoir discrétionnaire limité. Ce n’est pas un pouvoir extravagant. Le juge applique les principes et les objectifs de toute la partie XXIII du code créé par le Parlement. Je ne crois pas que la magistrature soit contrariée par cette intrusion dans l’exercice légitime de son pouvoir discrétionnaire.
Pour ce qui est de vos dernières remarques, je résumerais mon point de vue ainsi : nous avons des lignes directrices. Évidemment, vous ne les avez pas au Canada, bien qu’il en ait été question il y a 20 ou 30 ans. Ces lignes directrices sont utiles parce qu’elles fournissent aux tribunaux une plus grande structure et davantage de renseignements, en plus de leur assurer une uniformité accrue. Vous pouvez fortifier ces directives.
Par exemple, dans nos lignes directrices pour les infractions relatives aux armes à feu, on précise aux juges que les défendeurs noirs et issus des minorités ethniques — c’est ainsi que nous les appelons ici — sont plus susceptibles d’être emprisonnés et pour de plus longues périodes quand ils sont reconnus coupables de ces infractions. Les lignes directrices alertent les juges et le tribunal sur cet écart dans les résultats. Elles peuvent donc être utiles de diverses façons.
Au sujet du régime de détermination de la peine pour les meurtres, je crois qu’il est mieux quand il comporte une peine obligatoire qui permet au tribunal de faire un choix mesuré. Je crois en outre que la majorité des gens appuient toujours une peine obligatoire pour le crime le plus exceptionnel qui soit, c’est-à-dire le meurtre. Au Canada, il s’agit d’une peine de 10 à 25 ans ou de 25 ans. Ensuite, il y a bien sûr les peines multiples, qui ont été jugées inconstitutionnelles.
Ces pseudo-seuils absolus ne sont pas logiques du point de vue de la proportionnalité, car vous voulez qu’un tribunal soit apte à rendre un jugement mesuré. Peut-être que la peine, la durée minimale ou la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle ne devrait pas être de 25 ans, mais plutôt de 22, 19 ou 28 ans. Voilà ce que je veux dire par permettre aux tribunaux d’utiliser leur pouvoir discrétionnaire dans les limites du régime afin d’individualiser les peines et de les rendre vraiment proportionnelles pour le défenseur qui comparaît au prononcé de sa peine.
En ce qui a trait aux Autochtones, les répondants noirs, asiatiques et des minorités ethniques en Angleterre sont surreprésentés au sein de la population carcérale et obtiennent des peines plus longues. Nous avons ce problème ici. Pour remédier à cela, il nous faut un système qui permet au juge de tenir compte des circonstances qui ont mené ce défendeur devant le tribunal. Ce peut être lié au racisme dont il a fait l’objet ou à du harcèlement, qui peut avoir joué un rôle. Si un tribunal a un pouvoir discrétionnaire, il peut y voir une forme de culpabilité réduite par rapport à l’infraction.
Je ne suis pas certain que cela répond à votre question, mais vous aviez une longue liste de points.
La sénatrice Pate : Merci.
Le sénateur Klyne : Bienvenue à tous les invités de notre groupe de témoins qui sont ici ce soir. Ma question s’adresse à M. Roberts.
Monsieur Roberts, vous vous êtes prononcé là-dessus de façon générale, et je ne veux pas revenir sur ce qui a déjà été abordé, mais, dans une partie de vos publications, vous recommandez l’adoption de lignes directrices en matière de détermination de la peine qui s’apparentent au système fédéral américain, ce qui mènerait selon vous à des peines plus prévisibles sans la rigidité des peines minimales obligatoires. Vous proposez également de permettre aux juges de déroger des lignes directrices quand les circonstances atténuantes ou aggravantes l’imposent. Vous pouvez approfondir ce point si vous le souhaitez.
Pourriez-vous s’il vous plaît dire au comité quels seraient les effets de ces changements s’ils étaient apportés au système canadien et si cette approche présente des désavantages?
M. Roberts : Merci pour cette question.
Je préciserais simplement que je n’ai jamais considéré les lignes directrices fédérales comme un modèle pour le Canada ou tout autre pays. Bien sûr, dans la foulée de l’arrêt United States v. Booker de la Cour suprême des États-Unis, ces lignes directrices sont désormais proposées à titre indicatif seulement.
En ce qui concerne un possible système de lignes directrices, il y en a de bonnes et de mauvaises. Les lignes directrices fédérales en étaient de mauvaises. Les lignes directrices anglaises sont bonnes, et celles des autres pays, par exemple celles de la Tanzanie, de l’Ouganda, du Kenya et de la Corée du Sud, fournissent au tribunal une fourchette et un point de départ pour la détermination de la peine, de même que les circonstances dont il faut tenir compte, qu’elles soient aggravantes ou atténuantes. Le tribunal suit donc une série d’étapes tout en ayant un certain pouvoir discrétionnaire. Si imposer la peine des lignes directrices ou une peine dans la fourchette prévue dans les lignes directrices va à l’encontre des intérêts de la justice, le tribunal s’en distancie et prononce une peine différente, puis expose ses raisons. L’une des parties peut en appeler de la décision, ce qui envoie l’affaire devant la cour d’appel. Voilà le type de système que je recommande.
J’ai toujours défendu ce système pour le Canada. Je crois qu’il fonctionnerait bien. C’est ce que la Commission canadienne sur la détermination de la peine a recommandé en 1987. Le gouvernement fédéral devait l’instaurer, mais ne l’a finalement pas fait. C’est de l’histoire ancienne maintenant, et il me semble peu probable qu’un système de lignes directrices soit adopté au Canada dans un proche avenir, mais je crois qu’il serait utile pour les raisons que j’ai précisées dans mes écrits et que j’espère vous avoir résumées à l’instant.
[Français]
Le vice-président : Avant de passer à la deuxième ronde, j’aimerais remercier nos invités, car on vous retient plus longtemps que prévu. Nous vous remercions de votre présence. Je permettrai à deux sénateurs de poser des questions à la deuxième ronde et ensuite, nous mettrons fin à nos travaux.
[Traduction]
Le sénateur Dalphond : Monsieur Roberts, je reviens à vous.
Je remercie énormément tous les témoins pour toutes leurs remarques.
En Angleterre, je ne crois pas que vous ayez l’équivalent de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui autorise les tribunaux à déclarer inconstitutionnelle une peine minimale jugée cruelle ou inusitée. Puisque, d’une certaine façon, nous avons cette soupape de sûreté, cette protection assurée par la Charte, est-ce que cela change la donne comparativement au Royaume-Uni?
M. Roberts : Concrètement, je ne crois pas que cela change quelque chose, monsieur le sénateur, car une contestation fondée sur la Charte est longue et compliquée, entre autres, sans compter toutes les contestations constitutionnelles en cours.
La difficulté demeure d’établir si un tribunal a ou non la capacité de déclarer une disposition inconstitutionnelle. La difficulté vient du fait que les peines obligatoires éliminent le pouvoir discrétionnaire de la magistrature et empêchent le tribunal de prononcer une peine personnalisée et proportionnelle. Quelque chose doit être fait pour rétablir ce principe de justice.
Ce que vous pouvez faire, la meilleure chose à faire, à vrai dire, c’est de toutes les abroger et de croire que les juges vont faire ce qu’il faut. Je ne pense pas que, si les peines minimales obligatoires sont abrogées, les juges canadiens deviendront soudainement laxistes par rapport aux défendeurs reconnus coupables de ces infractions graves.
Si vous les gardez, je crois que vous devriez le faire sous la forme qu’elles prennent ailleurs dans les autres pays de common law où la magistrature a le pouvoir discrétionnaire limité d’en déroger quand c’est nécessaire.
La sénatrice Pate : Je reviens également à M. Roberts.
L’une des questions que vous venez de soulever, c’est que la Commission canadienne sur la détermination de la peine a formulé des recommandations sur les lignes directrices en matière de détermination de la peine. La Commission de vérité et réconciliation et l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ont beaucoup insisté sur le fait que le régime actuel de peines minimales obligatoires empêche l’application de l’alinéa 718.2e) du Code criminel, qui a été mis en place précisément pour réduire les taux d’incarcération et instaurer des principes de restriction, plus particulièrement en ce qui concerne les Autochtones, mais qui a été élargi pour s’appliquer également aux personnes de descendance africaine et à d’autres groupes racisés.
Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet et nous expliquer comment cela cadrerait avec les recommandations que vous et d’autres avez formulées au sein de la Commission canadienne sur la détermination de la peine? D’après vous, quelle serait la meilleure façon de structurer le type d’amendement que vous avez recommandé?
M. Roberts : Je serai heureux de vous faire parvenir une ébauche du libellé de l’amendement que j’ai en tête. Je vous l’enverrai demain.
L’alinéa 718.2e) s’est révélé, à lui seul, inefficace. La surreprésentation des Autochtones dans les prisons canadiennes est, de toute évidence — je n’ai besoin de le dire à personne — le grand scandale de la justice pénale canadienne. Bien entendu, de nombreuses initiatives sont en cours : tribunaux autochtones, rapports Gladue, évaluations de l’incidence de la race et de la culture pour les autres communautés racisées. Il reste encore beaucoup à faire et, dans la mesure où ces peines minimales obligatoires contribuent à l’incarcération disproportionnée des populations autochtones, elles doivent être supprimées. C’est pourquoi le projet de loi C-5 est un pas dans la bonne direction.
Pour les autres infractions qui subsistent, le tribunal doit être en mesure de reconnaître que, si les conditions s’y prêtent — et il se peut fort bien que cette disposition soit invoquée plus fréquemment pour les Autochtones —, les juges pourront imposer une peine inférieure au minimum obligatoire.
Tout cela fait partie d’un tout. C’est un pas de plus pour tenter de remédier à ce qui constitue, à mes yeux, le plus ancien et le plus grave problème en matière de détermination de la peine au Canada, problème qui a été abordé dans le rapport de 1987. Je pense qu’en 1987, les gens ont supposé que l’incarcération disproportionnée des Autochtones allait diminuer, mais ce n’est pas le cas. Il faut faire beaucoup plus, et c’est l’un des leviers dont vous disposez.
La sénatrice Pate : Nous vous saurions gré de nous faire parvenir l’ébauche du libellé qui a été proposé. Si vous pouviez nous l’envoyer, monsieur Roberts, ce serait formidable.
Je vous remercie.
M. Roberts : Nous n’y manquerons pas.
Le vice-président : Je termine par une question qui s’adresse à Mme Senedjani, de la Colombie-Britannique.
[Français]
Je sais qu’en Colombie-Britannique, il y a un problème majeur en ce qui concerne les opioïdes. Le projet de loi dont nous sommes saisis permettrait aux policiers d’éviter de porter des accusations lorsqu’on arrête un consommateur qui en possède une certaine quantité pour sa consommation personnelle. Toutefois, on sait que le Service des poursuites pénales du Canada a émis une directive faisant en sorte que l’avocat de la Couronne peut retirer l’accusation ou ne pas en porter.
En quoi ce projet de loi aurait-il un impact sur la crise des opioïdes si, déjà, la Couronne a le pouvoir de retirer des accusations et de ne pas passer ces gens en procès?
[Traduction]
Mme Senedjani : Je vous remercie beaucoup de la question.
En ce qui a trait à la nécessité d’une réforme législative, à mon avis, nous ne devrions pas perdre de vue que l’objectif est de réduire les démêlés avec le système de justice pénale dans son ensemble. Il s’agirait notamment de ne pas laisser les choses remonter jusqu’au procureur de la Couronne, mais plutôt d’économiser les ressources utilisées pour l’application de la loi et, en particulier, de supprimer le paragraphe 10.2(2) proposé, qui maintiendrait la validité des accusations de possession, même si l’agent de la paix peut prendre en considération les options énoncées dans le paragraphe précédent qui est proposé, comme la décision de ne prendre aucune mesure ou d’avertir la personne.
En ce qui concerne la crise des opioïdes — ou plutôt, ce que nous appelons une crise d’intoxication, car le fait est que le marché de la drogue est illégal, non réglementé et imprévisible —, tout type de réforme qui permet d’éliminer les préjugés qui accompagnent la consommation de substances est un pas dans la bonne direction. Le projet de loi ne va pas assez loin, mais je crois que c’est un pas dans la bonne direction. Toute suppression des sanctions pénales associées à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances ne peut que contribuer à lutter contre cette stigmatisation.
[Français]
Le vice-président : Merci beaucoup.
Honorables sénateurs et sénatrices, cela conclut notre réunion. Je vous rappelle que le plan est de passer à l’étude article par article la semaine prochaine.
Toute observation sur le projet de loi doit être présentée à ce comité dans les deux langues officielles. Si vous désirez présenter un amendement, on vous invite à consulter le bureau des légistes pour vous assurer que votre amendement est rédigé en bonne et due forme, selon les principes du comité.
À demain.
(La séance est levée.)