Le mythe de laccoutumance provoquée par les drogues
Bruce K. Alexander
Département de psychologie, Simon Fraser University
Burnaby (C.-B.) V5A 1S6
Le mythe de laccoutumance provoquée par les drogues
La plupart des Canadiens croient que certaines drogues provoquent une assuétude catastrophique chez ceux qui les consomment. Cette idée reçue se profile derrière des expressions familières comme : « le crack provoque une accoutumance instantanée » ou « lhéroïne est si bonne quil ne faut jamais en prendre, même une fois ». La même idée se retrouve dans la littérature spécialisée, qui décrit certaines drogues comme « toxicomanogènes », « provoquant la dépendance » ou « engendrant la dépendance ». Lidée que les drogues peuvent provoquer lassuétude a influencé la politique sur les drogues pendant plus dun siècle.
Cependant, les seules preuves concrètes sur lesquelles peut sappuyer la notion daccoutumance viennent 1) des témoignages de certains toxicomanes qui croient que lexposition à une drogue leur a « fait perdre le contrôle » et 2) de quelques recherches hautement techniques sur des animaux de laboratoire. Ces éléments de preuve ont été embellis dans les médias dinformation au point que lidée dune accoutumance provoquée par les drogues est devenue une vérité dévidence qui nappelle aucune vérification. Lacceptation généralisée de cette idée montre bien plus le pouvoir de la répétition que linfluence des recherches empiriques, car le gros des preuves empiriques tendent à linfirmer. La croyance dans cette accoutumance provoquée par les drogues peut aussi avoir des racines culturelles profondes, puisquil sagit dune version pharmacologique de la croyance dans la « possession démoniaque » qui a fasciné la culture occidentale pendant des siècles.
La question nest pas purement théorique. En effet, les choix de politique au Canada sont fréquemment influencés par la profonde croyance du public dans laccoutumance provoquée par les drogues. Des lois et des peines draconiennes et même la violence policière ont été justifiées par la nécessité déviter à tout prix que les drogues toxicomanogènes ne tombent entre les mains de nos jeunes. De plus, il est quasi impossible dexpérimenter lutilisation médicale de lhéroïne ou de la cocaïne pour les toxicomanes, car on craint que les médecins ne semblent distribuer ce genre de drogues, qui risquent de se retrouver dans le grand public. Dans la plupart des régions du Canada, ladoption du traitement à la méthadone a été retardée pendant des années, en grande partie parce quon croyait que, la méthadone étant un proche parent pharmacologique de lhéroïne, le fait de détourner ce produit des toxicomanes vers leurs voisins provoquerait une nouvelle vague de toxicomanie (Alexander, 1990, chap. 8). Aucune forme de légalisation des drogues ne saurait être crédible lorsque les drogues provoquent dans lesprit du public la même crainte que les démons, à une autre époque.
Le présent article passe rapidement en revue les faits empiriques qui entourent la croyance que lhéroïne ou la cocaïne provoquent laccoutumance. Il ne sagit pas dévaluer la possibilité que des drogues autres que lhéroïne ou la cocaïne provoquent laccoutumance, bien quon lait prétendu pour bien dautres drogues, à commencer par lalcool au XIXe siècle et la marijuana dans les années 20. Lhéroïne et la cocaïne sont aujourdhui considérées comme les drogues qui provoquent le plus laccoutumance. Si elles ne la provoquent pas, il semblerait quaucune autre drogue ne le fait. Sil est possible de démentir le mythe de laccoutumance provoquée par les drogues, alors la politique canadienne sur les drogues pourra être formulée sur des bases différentes, avec moins de contraintes.
Jai constaté que le seul fait de soulever cette question délicate donne lieu fatalement à des méprises. Je supplie les sénateurs de ne pas se méprendre sur mon propos. Je ne cherche aucunement à nier que certains consommateurs dhéroïne et de cocaïne ont contracté une assuétude, dont les conséquences ont souvent été horribles. Je ne nie pas que certains croient que quelques doses de drogue les ont privés de la maîtrise de soi et, du même coup, dune existence par ailleurs normale. Je ne nie pas que lhéroïne et la cocaïne, et les drogues en général, doivent être réglementées dans lintérêt public. Par contre, je nie que les drogues provoquent laccoutumance, et je nie lutilité de lois draconiennes sur les drogues qui reposent en partie sur lidée quelles le font.
Laccoutumance provoquée par les drogues est un mythe qui a attisé les flammes de la « guerre contre les drogues ». Maintenant que cette croisade a perdu tout crédit, nous pouvons écarter ces mythes (et les politiques stériles quils ont engendrées) pour avoir lesprit clair et étudier les problèmes terribles que cette croisade devait combattre. Il y a beaucoup dautres mythes nocifs, en dehors de celui de laccoutumance provoquée par les drogues (Alexander, 1990), mais seul ce dernier est abordé dans ces pages.
Structure de largumentation
Lélément central du présent mémoire est un examen des données empiriques. Certaines des données proviennent de mes 30 ans de recherche sur la toxicomanie à Vancouver, mais la majorité viennent des publications dautres chercheurs professionnels dans les domaines de lépidémiologie, de la psychopharmacologie, de la neurobiologie, de la psychothérapie et de lhistoire. On peut consulter de nombreux articles et livres qui puisent dans la même littérature pour démasquer le mythe de laccoutumance provoquée par les drogues en sappuyant sur des recherches empiriques, p. ex., Trebach, (1982; 1993); Szasz (1985); Erickson et Alexander (1989); Alexander (1990; 1994), Davies (1992); Morgan et Zimmer (1997a, b); Peele et DeGrandpré (1998).
Il est plus simple danalyser la vaste et complexe littérature sur le sujet si on ramène la croyance générale que lhéroïne et la cocaïne causent laccoutumance à deux thèses plus précises et si on évalue séparément chacune delles. Ces deux thèses sont les suivantes :
Thèse A : Tous ceux ou la plupart de ceux qui consomment plus dune certaine quantité minimum dhéroïne ou de cocaïne deviennent toxicomanes.
Thèse B : Peu importe la proportion des consommateurs dhéroïne et de cocaïne qui deviennent toxicomanes, leur assuétude est provoquée par la consommation de ces drogues.
Il est rare que les deux thèses soient énoncées en des termes aussi explicites. Le plus souvent, elles sont sous-entendues, exprimées de façon vague ou confondues. Cependant, tout professeur qui donne un cours sur la toxicomanie sait que la majorité des étudiants sont fermement convaincus de ces deux thèses au début du semestre. Un lecteur attentif peut aussi déceler ces deux thèses dans toute la littérature populaire et professionnelle sur la toxicomanie, du XIXe siècle jusquà nos jours. En voici un seul exemple :
Comme cest le cas pour toute autre mesure de la santé, le risque daccoutumance à une substance chimique se situe dans un continuum, et personne nest tout à fait invulnérable... Laccoutumance pathologique sinstalle lorsquune personne, dune façon ou dune autre, franchit son seuil, invisible et inconnu, dans le continuum de la vulnérabilité et déclenche une certaine réaction biochimique dans le cerveau par la consommation répétée de drogues. (Washton, 1989, p. 57)
Si on examine de près dans cette brève citation dun éminent chercheur américain, on y discerne ces deux thèses. Washton affirme que tous deviendront cocaïnomanes sils franchissent un certain seuil dans leur consommation (thèse A) et que le fait de devenir toxicomane est attribuable aux effets pharmacologiques de la consommation de la drogue (thèse B).
Ces deux thèses sont fondamentales dans la croyance à laccoutumance provoquée par les drogues. Si lune ou lautre peut être vérifiée, cela sera une solide confirmation de la croyance générale. Cependant, si aucune ne peut lêtre, la croyance perdra jusquau moindre fondement empirique quelle peut avoir. En considérant séparément chacune des thèses dans le cas de lhéroïne et de la cocaïne, je vais montrer que les éléments de preuve existants réfutent de façon concluante la première thèse et ne peuvent ni confirmer ni infirmer la seconde. Par conséquent, la croyance aussi répandue que sincère voulant que lhéroïne et la cocaïne provoquent laccoutumance repose sur autre chose que des fondements empiriques. Le présent mémoire traite également dautres fondements possibles pour cette idée. Dans lexposé verbal que je ferai aux sénateurs, je parlerai dautres explications possibles et plus plausibles à la lumière de lhistoire à la propagation de la toxicomanie (Alexander, 2000).
Thèse A : Examen des faits
La thèse A est habituellement énoncée de façon moins radicale aujourdhui que par le passé, car on prêtait souvent autrefois un effet d« accoutumance instantanée » à lhéroïne et à la cocaïne et, dans un passé plus lointain, à lalcool, à la marijuana et à de nombreuses autres drogues. De nos jours, la thèse A est énoncée avec plus de prudence; on prétend que laccoutumance ne vient quaprès plusieurs utilisations de la drogue, mais sans préciser la quantité minimum nécessaire. De plus, on ajoute parfois que certains facteurs externes peuvent bloquer la progression vers la toxicomanie, avant que le seuil fatidique ne soit franchi. Ainsi, lauteur dun article paru dans la revue Science, tout en réaffirmant que « la cocaïne provoque une accoutumance neurophysiologique », reconnaît que tous ceux qui font lessai de la cocaïne ne deviennent pas forcément des toxicomanes. Il explique ce phénomène en avançant que ceux qui ne deviennent pas cocaïnomanes 1) néprouvent pas la réaction euphorique normale à la cocaïne, 2) ne peuvent trouver la cocaïne ou nont pas les moyens de lacheter ou 3) saperçoivent rapidement quils sont en train de devenir cocaïnomane et « sont capables darrêter den prendre » (Gawin 1991, p. 1580-1581). Cette version prudente de la thèse A prédit en somme que la consommation répétée de cocaïne provoque laccoutumance chez une personne physiologiquement normale à moins quelle ne soit incapable de se procurer la drogue ou quelle narrête den consommer par peur de devenir toxicomane avant de franchir le seuil. La poursuite de la consommation mènerait inévitablement à la toxicomanie. La version de Gawin est plus prudente que les grandes affirmations dautrefois, mais elle conserve lessentiel de la thèse A.
Héroïne. Logiquement, il est simple de vérifier la thèse A. Elle prédit que, lorsque des gens consomment suffisamment de drogues, ils deviennent toxicomanes. Bien entendu, certains contractent une accoutumance grave au bout de quelques consommations dhéroïne et de cocaïne. Cependant, des observations contrôlées contredisent les versions radicale et prudente de la thèse A dans le cas de lhéroïne, de la morphine et de tout opiacé. La grande majorité de ceux qui consomment ces drogues, même de nombreuses fois, ne deviennent pas dépendants.
Recherches cliniques. Malgré toutes les idées reçues, ladministration de fortes doses dhéroïne et dautres opiacés pendant de longues périodes à des patients ne provoque pas la dépendance. Certes, il y a eu au XIXe siècle de nombreux rapports médicaux disant que des patients par ailleurs normaux sont devenus toxicomanes à cause dune prescription excessive dhéroïne et dautres opiacés, mais des recherches historiques systématiques jettent des doutes sur ces études de cas. Aux États-Unis et en Angleterre, lusage des opiacés était bien plus considérable que de nos jours, quil sagisse dinjections prescrites par des médecins ou de médicaments brevetés omniprésents qui servaient de tonifiant ou étaient utilisées pour le plaisir, lincidence de dépendance et de toxicomanie na jamais atteint 1 p. 100 de la population, et elle était à la baisse à la fin du siècle, avant ladoption de lois restrictives (Brecher, 1972; Ledain, 1973; Courtwright, 1982).
Au Royaume-Uni, lhéroïne a été largement utilisée comme médicament contre la toux, la diarrhée et les douleurs chroniques depuis le début du XXe siècle jusquà nos jours. En 1972, par exemple, les médecins britanniques ont prescrit à des malades 29 kilogrammes dhéroïne, ce qui représente des millions de doses. Une grande partie de cette héroïne se vend comme ingrédient des sirops contre la toux quon peut se procurer facilement. Une étude attentive des statistiques britanniques sur laccoutumance iatrogène, dix ans plus tard, a révélé « labsence quasi totale de dépendance provoquée par cette seule pratique médicale » (Trebach, 1982 : p. 83). Lhéroïne demeure un médicament courant dans la pratique médicale britannique, avec la morphine et dautres opiacés. Les craintes daccoutumance, chez les médecins britanniques, sont minimes (White, Hoskin, Hanks et Bliss, 1991).
Il y a une vingtaine dannées, une équipe de chercheurs américains a commencé à expérimenter une invention canadienne, une machine qui sinstalle au chevet du malade et lui permet de sadministrer des médicaments. Elle est programmée pour donner environ 1 mg de morphine par voie intraveineuse lorsque le patient appuie sur un bouton. La machine limite les injections à une toutes les six minutes. Au cours dune des premières études, 50 patients ont suivi ce régime de un à six jours. Les doses auto-administrées ont été bien inférieures au maximum permis par la machine. Au lieu daugmenter avec le temps, les doses ont diminué progressivement (Bennett et coll., 1982).
À partir de ces débuts modestes, lutilisation de cette machine danalgésie à la demande sest généralisée dans les hôpitaux. Malgré les réserves de nombreux travailleurs des hôpitaux qui craignaient que cette pratique ne provoque la dépendance chez de nombreux patients, laccoutumance iatrogène a été extrêmement rare, même chez les patients qui pouvaient sinjecter des doses plus fortes pendant plusieurs jours (Schug, Merry et Acland, 1991). Les seuls patients à qui lanalgésie sur demande semblait ne pas convenir étaient ceux dont létat pathologique risquait dêtre exacerbée par les analgésiques et, dans certains établissements, les patients ayant des antécédents de toxicomanie ou dalcoolisme.
Recherches épidémiologiques. On peut soutenir que les recherches cliniques nétayent pas la thèse A à cause de létat desprit particulier des patients et du milieu propre aux hôpitaux (Lindesmith, 1968). Si cette hypothèse se vérifiait, on devrait recueillir des éléments de preuve à lappui de la thèse A dans des recherches systématiques auprès des héroïnomanes qui ne sont pas des patients des médecins. Un certain nombre détudes méticuleuses ont décrit des consommateurs occasionnels ou réguliers dhéroïne qui ne sont pas devenus dépendants malgré des années de consommation (Blackwell, 1982; Zinberg, 1984).
Il importe ici de sentendre sur le sens à donner à lexpression « toxicomanie ». Certains (pas tous) des consommateurs dhéroïne non toxicomanes quont étudiés Blackwell et Zinberg étaient des consommateurs réguliers dhéroïne. Cependant, ils navaient pas limpression davoir perdu la maîtrise, et leur habitude noccupait pas toute la place dans leur vie, ils ne volaient pas pour sen procurer et ils nétaient pas criminalisés. Par conséquent, selon toutes les définitions normales de la « toxicomanie » et des termes équivalents, ces personnes nétaient pas des toxicomanes (voir par exemple les définitions de Jaffe (1990) ou le très récent Diagnostic and Statistical Manual of the American Psychiatric Association). Si le terme « toxicomanie » est appliqué à une simple consommation occasionnelle ou à une consommation régulière anodine, il perd toute valeur propre, car la plupart des gens emploient régulièrement et avec entêtement des choses qui présentent des risques non négligeables deffets secondaires nocifs : automobile, ski, ordinateur, pilule anticonceptionnelle.
Les consommateurs non toxicomanes décrits par Zinberg, y compris les consommateurs réguliers, ne présentaient pas plus de risques daccroître que de réduire leur consommation. Zinberg a étudié un groupe de consommateurs dopiacés qui se contrôlent de 12 à 24 mois après lentrevue initiale. Il a pu interviewer de nouveau 60 p. 100 des membres du groupe initial. Là-dessus 49 p. 100 avaient à peu près la même consommation quau moment de la première entrevue, 27 p. 100 avaient réduit leur consommation en-deça du seuil nécessaire pour être considérés comme des consommateurs qui se contrôlent, et 13 p. 100 consommaient plus dopiacés quau moment de la première entrevue (Zinberg, 1984 : 71). Il ne fait pas de doute que certains de ceux qui consomment pendant une longue période de lhéroïne ou dautres opiacés accroissent leur consommation jusquà vraiment tomber dans la toxicomanie, mais la fréquence est bien moins grande que ce que suppose la thèse A.
Cocaïne. Dans le cas de la cocaïne comme dans celui de lhéroïne, les faits vont de façon constante à lencontre des versions radicale et prudente de la thèse A. Il existe moins de recherches cliniques sur la cocaïne, car ce produit a moins dapplications en médecine moderne, mais il y a plus de recherches épidémiologiques, étant donné le fort accroissement de la consommation de la cocaïne pour le plaisir en Amérique du Nord, au cours des années 80. Je vais dabord traiter de la cocaïne en général pour conclure en parlant du cas particulier du « crack ».
Recherches cliniques contemporaines. Dans la pratique médicale aux États-Unis et au Canada, la cocaïne sert surtout à lanesthésie locale, bien que la littérature médicale contemporaine décrive divers autres usages. Au XIXe siècle et au début du XXe, il était courant quon signale des cas de dépendance iatrogène (Erickson, Adlaf, Murray et Smart, 1987), mais aucun rapport clinique contemporain ne fait état de ce genre de toxicomanie.
De nos jours, lusage médical probablement le plus répandu de la cocaïne est lanesthésie locale pour les interventions chirurgicales nasales (Haddad, 1983; Moore et coll., 1986; Gordon, 1987). Les chirurgiens appliquent la cocaïne exactement au même endroit que le font ceux qui inhalent la cocaïne, soit sur la muqueuse nasale. Les doses maximales préconisées dans les manuels sont denviron 200 mg de chlorhydrate de cocaïne, mais celles qui ont été utilisées dans les faits en chirurgie nasale (Johns et Henderson, 1977) sont comparables ou supérieures aux doses de ceux qui utilisent cette drogue pour le plaisir (Erickson et coll., 1987). En outre, le niveau de cocaïne maximum dans le sang après la prise de doses médicales est comparable à celui quon trouve après la consommation de doses qui provoquent un « high » chez les consommateurs expérimentés (Javaid et coll., 1978). Tous les anesthésiques sont dangereux, si bien que les effets secondaires sont surveillés de près chez les patients qui reçoivent de la cocaïne de cette manière. Ses effets secondaires se comparent favorablement à ceux dautres anesthésiants ce qui est lune des raisons pour lesquelles la cocaïne est lanesthésiant de prédilection pour de nombreux médecins. Une enquête auprès des chirurgiens plastiques a révélé cinq décès et 34 réactions graves mais non fatales sur 108 032 applications médicales de la cocaïne (Feenan et Mancusi-Ungaro, 1976) mais on na signalé aucun cas de dépendance iatrogène.
La cocaïne semble également être un traitement précieux pour les personnes âgées qui souffrent darthrite rhumatoïde chronique. Dans les années 70, un petit groupe de médecins a fait état dun bon succès dans le soulagement de la douleur et de la dépression causées par cette maladie au moyen de l« Esterene » qui est simplement de la cocaïne épurée préparée pour application nasale. Sous cette forme, la cocaïne est libérée lentement dans le flux sanguin. Les arthritiques ont retrouvé un peu de force et linflammation a été quelque peu réduite. Dans les plus beaux résultats, des patients alités ont parfois été capables de reprendre des activités normales quils avaient abandonnées des années plus tôt. Tous les 200 patients ou plus ont utilisé la drogue selon les indications, même sils en retiraient une légère euphorie (voir Arthritis News Today, 1980). Ronald Siegel (1989, p. 308-312), qui a examiné les effets sur toute la population des patients, a constaté que lEsterene semblait avoir le même effet que la mastication de feuilles de coca.
Lorsque les informations sur lEsterene ont paru dans les journaux, le gouvernement a fermé la clinique californienne où lEsterene était administrée et il a imposé des sanctions aux médecins qui prescrivaient ce médicament, sans faire enquête sur son efficacité. En outre, des personnes affectées par larthrite rhumatoïde ont commencé à faire lexpérience de la cocaïne épurée administrée par voie nasale, à lextérieur du cadre médical. Siegel (1989) a pu retrouver 175 arthritiques qui utilisaient illégalement de la cocaïne dans la région de Los Angeles :
Fait étonnant, la plupart néprouvaient pas de problèmes. Ils se disaient moins fatigués et avoir moins de douleurs et dinconforts chroniques, mais ils ne signalaient pas leuphorie rapide et renforçante qui confère à la cocaïne sont potentiel toxicomanogène. À la différence de ceux qui consomment quotidiennement du chlorhydrate de cocaïne et renouvellent la dose tout au long de la journée, ceux qui inhalent par le nez de la cocaïne épurée prennent la drogue peu fréquemment et ne manifestent aucun signe de dépendance. Certains éprouvaient des problèmes financiers et judiciaires liés à leur consommation; plusieurs ont remarqué une perte dappétit et de sommeil. Cependant, leur capacité de prendre des doses quotidiennes pouvant aller jusquà 1 000 milligrammes sans problème grave de dysfonctionnement donne à penser quon peut utiliser cette substance sans danger, même en dehors dun cadre médical (p. 310-311).
Recherches épidémiologiques. De nombreux sondages aux États-Unis et au Canada montrent que la consommation de cocaïne a atteint dans les années 80 un niveau record depuis le début du XXe siècle. Cependant, malgré la grande disponibilité et le prix raisonnable de la cocaïne, la majorité des Nord-Américains nen ont jamais consommé. Parmi ceux qui en ont pris, la plupart ne lont fait quune fois ou quelque fois. Quant à ceux qui sont devenus des consommateurs réguliers, la plupart ne sont pas devenus toxicomanes. Enfin, la plupart de ceux dont la toxicomanie est devenue grave au point de nécessiter un traitement menaient des vies marquées par une aliénation grave ou le malheur avant même quils ne commencent à prendre de la cocaïne, ce qui donne à penser que leur toxicomanie était attribuable à des causes autres que la simple consommation de drogue. Ces faits ont été glanés dans les études sur le terrain réalisées dans divers pays.
Une enquête nationale menée chaque année aux États-Unis depuis 1975 utilise un échantillon aléatoire de deux groupes : des étudiants de la fin du secondaire et des diplômés de lécole secondaire jusquà un âge maximum de 32 ans. En 1990, par exemple, 8,6 p. 100 des étudiants du secondaire ont dit avoir consommé de la cocaïne (autre que le « crack ») à un moment où lautre de leur vie, 1,7 p. 100 ont déclaré en avoir consommé une fois ou plus dans le mois où ils ont été interviewés et 0,1 p. 100 en avoir pris pendant au moins 20 jours dans le mois de leur entrevue. Ainsi, on constate, ce qui va à lencontre de la version radicale de la thèse A, que moins dun étudiant sur 80 qui ont admis avoir consommé de la cocaïne peut être considéré comme un toxicomane, si on suppose que, pour être toxicomane, il faut prendre la drogue au moins 20 jours par mois (Johnston, O'Malley et Bachman, 1991). De plus, les données dont il est fait état plus bas révèlent que seulement une partie de ceux qui consomment de la drogue régulièrement peuvent être considérés comme toxicomanes, si on applique une définition plus rigoureuse du terme.
La probabilité quun consommateur de cocaïne devienne toxicomane semble encore plus faible chez ceux qui ont terminé leurs études secondaires. Dans ce groupe, 41 p. 100 ont dit avoir pris de la cocaïne à un moment donné dans leur vie, 3 p. 100 au moins une fois dans le mois de lentrevue et moins de 0,1 p. 100 au moins 20 jours dans le mois de lentrevue. Ainsi, moins dun étudiant sur les 400 qui ont dit consommer de la cocaïne peut être considéré comme un cocaïnomane (Johnston, O'Malley et Bachman, 1991).
Dautres sondages américains ont donné des résultats semblables et révélé dautres tendances. Kandel, Murphy et Karus (1985) ont choisi au hasard un groupe de personnes denviron 25 ans dans lÉtat de New York. Sur les 30 p. 100 de ce groupe qui avaient déjà pris de la cocaïne, environ 60 p. 100 lavaient fait moins de dix fois dans toute leur existence, 31 p. 100 de 10 à 99 fois, 6 p. 100 de 100 à 999 fois et environ 3 p. 100 un millier de fois ou plus. Environ 2 p. 100 des répondants avaient pris de la cocaïne quotidiennement à une époque, mais seulement 0,4 p. 100 continuaient de le faire dans lannée de létude (daprès de nouveaux calculs faits sur les données de Kandel, Murphy et Karus, 1985 : 80-1). Si nous présumons que de 10 à 99 doses de cocaïne est un minimum raisonnable nécessaire pour devenir toxicomane, selon la version prudente de la thèse A, et si nous considérons que la consommation quotidienne à un moment donné dans la vie dune personne est le minimum raisonnable quon peut attendre chez un toxicomane, nous pouvons dire que pas plus dun répondant sur 15 qui ont pris de la cocaïne suffisamment pour devenir dépendants, selon la version prudente de la thèse A, a pu être toxicomane à un moment donné, et pas plus dun sur 77 au moment de lentrevue.
Certaines études américaines semblent étayer davantage la thèse A, mais elles sont généralement fondées sur des populations en traitement ou sur une définition peu rigoureuse de la toxicomanie. Ainsi, Kilbey, Breslau et Andreski (1992) ont constaté que 124 personnes appartenant surtout à la classe moyenne sur 1007, dans la région du Grand Detroit, avaient pris de la cocaïne plus de cinq fois. Sur ces 124 personnes, près de 10 p. 100 avaient satisfait aux conditions pour être considérées comme dépendantes à la cocaïne à un moment donné, pendant lannée de lentrevue. Ainsi, près dune personne sur dix qui ont consommé de la cocaïne jusquà cinq fois a été diagnostiquée comme dépendante à un moment donné au cours de lannée de lentrevue. Ces données appuient la version prudente de la thèse A.
La différence entre ces résultats et ceux dautres études américaines qui pointent vers un taux de toxicomanie beaucoup plus faible réside peut-être dans la définition englobante de « dépendance » quemploient Kilbey et ses collaborateurs. Selon le manuel de diagnostic le DSM-III-R (American Psychiatric Association, 1987) , une personne est dépendante dune drogue si elle répond à trois de neuf critères. Cette marge de manuvre permet de diagnostiquer comme dépendants des gens qui sont tout à fait toxicomanes dans le sens habituel du mot et dautres qui ne seraient pas considérés comme toxicomanes dans le sens courant de ce terme. Le DSM-III-R est explicite à ce sujet, car il décrit une forme de dépendance (« dépendance bénigne »), comme dans le cas où « les symptômes ont pour conséquence rien de plus quun léger handicap dans le travail, les activités sociales habituelles ou les relations avec autrui » (p. 168). Ce type de dépendance nest pas de la toxicomanie au sens courant, à moins que nous ne soyons disposés à dire que les gens ont une « assuétude » à toutes les activités qui entravent légèrement leur rendement au travail ou leur vie sociale. Cela ne veut pas dire quune légère dépendance à la cocaïne soit sans importance. Elle cause des problèmes, mais, en dehors des risques darrestation et dinculpation, ils ne sont pas plus considérables que ceux liés à des excès de table réguliers ou à une trop grande consommation de télévision. La toxicomanie, ainsi quon la définit habituellement, est un problème beaucoup plus grave que cela.
Les données des sondages canadiens sont habituellement beaucoup moins considérables que les données américaines, mais les résultats sont semblables. Ce sont les enquêtes de lOntario sur les ménages qui ont fourni les meilleures données sur les tendances qui soient disponibles sur les Canadiens adultes. La proportion des Ontariens qui disent avoir déjà pris de la cocaïne a presque doublé, passant de 3,3 à 6,1 p. 100 de la population entre 1984 et 1987; par la suite, elle est restée relativement stable ou a diminué. Parmi ceux qui ont dit avoir consommé de la cocaïne, 95 p. 100 disaient en prendre moins dune fois par mois en 1987 (Smart et Adlaf, 1988; 1992).
Une enquête réalisée par la Co-ordinated Law Enforcement Unit (1987), en Colombie-Britannique, a révélé des taux plus élevés de consommation expérimentale dans cette province quen Ontario, mais, là encore, elle a révélé que ceux qui prennent de la cocaïne ne deviennent pas des consommateurs assidus. Sur un échantillon aléatoire de répondants de toute la province, 11,2 p. 100 ont dit avoir pris de la cocaïne au moins une fois dans leur vie. Là-dessus, 56 p. 100 en avaient pris moins de dix fois, 36 p. 100 de 10 à 99 fois et 8 p. 100 100 fois ou plus. (Ces données sont le produit de nouveaux calculs effectués à partir du rapport pour établir des données dune forme comparable à celle des données présentées plus haut).
Les chiffres les plus élevés sur la consommation de cocaïne dans un segment donné de la population canadienne qui nest pas en traitement sont ceux de mes propres recherches à la Simon Fraser University, en Colombie-Britannique, où mes interviewers étudiants ont pris le temps dinterviewer chaque sujet longuement, dans des conditions propices à la confiance et à la sécurité, sur les modalités et la fréquence de sa consommation de drogues. Sur les 107 étudiants interviewés, 40,2 p. 100 ont dit avoir pris de la cocaïne, mais seulement quatre lavaient fait dans les 30 jours précédant lentrevue, et aucun nen avait pris quotidiennement pendant cette période. Un étudiant a admis avoir été un consommateur régulier par le passé, mais il ne létait plus. Aucun étudiant na dit être ou avoir été dépendant à la cocaïne, mais il nétait pas rare que certains disent avoir contracté une accoutumance à dautres drogues (Alexander, 1985). Ces données contredisent la version radicale de la thèse A, selon laquelle toute consommation de cocaïne doit donner un taux de toxicomanie élevé.
Prises toutes ensemble, les enquêtes américaines et canadiennes révèlent que le simple fait davoir pris de la cocaïne est associé à une chance de moins de 10 p. 100 den avoir consommé 100 fois ou plus. À peu près tous les toxicomanes en ont pris beaucoup plus que 100 fois.
On a réalisé dans divers pays plusieurs études auprès de cocaïnomanes quon a recrutés par des annonces ou des réseaux personnels. Comme ces répondants sont des volontaires, ils ne représentent pas tous les cocaïnomanes. Par contre, ils donnent des renseignements poussés sur les grands consommateurs qui ne sont pas en traitement, groupe de cocaïnomanes qui se retrouvent rarement dans les sondages aléatoires et jamais dans les études sur les toxicomanes en traitement. Ces études montrent que, contrairement à ce que dit la thèse A, de nombreux consommateurs réguliers de cocaïne ne peuvent être considérés comme des toxicomanes, et beaucoup ont consommé régulièrement par intermittence sans contracter une accoutumance durable et sans faire appel à une intervention de lextérieur. Ces études par sondage « en boule de neige » viennent du Canada (Cheung et Erickson, 1997; Erickson et coll., 1994); des États-Unis (Murphy, Reinarman et Waldorf, 1989; Waldorf, Reinarman et Murphy, 1991; Reinarman et Levine, 1997); des Pays-Bas (Cohen, 1989; Cohen et Sas, 1993); et dAustralie (Mugford et Cohen, 1989). Jai supervisé une étude de ce type pour lOrganisation mondiale de la santé à Vancouver (Matthews et coll., 1994; OMS/UNICRI, 1995).
Dans une étude réalisée dans la région de San Francisco, un groupe de consommateurs de cocaïne qui se sont prêtés à une première entrevue en 1974-1975 a fait lobjet dun suivi 11 ans plus tard (Murphy, Reinarman et Waldorf, 1989; Waldorf, Reinarman et Murphy, 1991). Des 27 répondants initiaux, 21 ont été interviewés de nouveau. Dans les 11 années qui ont séparé les entrevues, il ny a eu aucun contact avec les répondants. Léchantillon initial a été caractérisé comme un « réseau naturel damitié » dans lequel les âges variaient de 16 à 51 ans, les deux sexes étaient représentés à peu près également et la plupart des répondants étaient des étudiants ou des diplômés de luniversité. [En 1977, les chercheurs nont considéré aucun des 27 répondants comme des toxicomanes. La plupart ont été décrits comme des consommateurs occasionnels, mais quatre dentre eux prenaient de la cocaïne quotidiennement.]
Les entrevues de suivi ont révélé que les 21 répondants occupaient un emploi rémunéré, soit, pour un grand nombre dentre eux, un poste dans les professions libérales et dans la gestion. Lun des 21 répondants, soit 5 p. 100 du groupe, était un consommateur compulsif de cocaïne. Onze autres ont dit avoir pris de la cocaïne quotidiennement à un moment donné, mais ils ne le faisaient plus. Sept de ces 11 personnes avaient ramené leur consommation dun maximum de trois grammes par semaine à un quart de gramme ou moins, mais continuaient den prendre de façon contrôlée. Quatre avaient opté pour labstinence après un période de forte consommation non contrôlée. Sept autres sujets étaient décrits comme des consommateurs constants qui se contrôlaient et qui ont conservé des habitudes de consommation modérée pendant les 11 années. Deux autres qui avaient eu le même type de consommation contrôlée avaient arrêté complètement de prendre de la cocaïne de deux à cinq ans avant lentrevue de suivi.
En ce qui concerne la thèse A, cette étude montre que 20 personnes sur 21 qui ont pris de la cocaïne pendant des années ont conservé ou bien perdu et repris des habitudes de consommation contrôlée. Chez quatre répondants, cela sest traduit par de labstinence. Entre le début et la fin de létude, une minorité de répondants ont connu des périodes pendant lesquelles ils auraient pu être considérés comme des toxicomanes.
Le fait que des gens puissent devenir dépendants et cesser de lêtre contredit une supposition implicite qui va de pair avec la thèse A, soit que le fait de devenir toxicomane est une transition irréversible. Si tel était le cas, la possibilité que la cocaïne provoque la dépendance chez certains consommateurs serait extrêmement grave. Cependant, en plus de létude de San Francisco que nous venons de voir, beaucoup détudes réalisées à partir dentrevues ont montré quil est courant que des gens traversent une période de dépendance à la cocaïne et retrouvent ensuite une consommation modérée ou deviennent abstinents sans aucune intervention sociale ni inconfort dramatique (Cohen, 1989; Erickson, Adlaf, Murray et Smart, 1987; Matthews et coll., 1994). Laccoutumance à la cocaïne est le plus souvent un état temporaire plutôt que permanent.
Dans une autre étude, Erickson et ses coll. (1994) ont interviewé 111 Canadiens qui avaient pris de la cocaïne au moins une fois dans les trois années précédentes. Des efforts ont été faits pour constituer un échantillon typique de consommateurs. Les deux tiers des répondants étaient des hommes et leur âge variait entre 21 et 44 ans, et tous avaient un emploi dans lannée précédant lentrevue.
Presque tous les répondants ont dit préférer prendre la cocaïne par le nez, et la période moyenne écoulée depuis la première consommation de cocaïne était de sept ans. Alors que la majorité des répondants (58 p. 100) avaient pris de la cocaïne moins de dix fois dans lannée précédente, seulement 9 p. 100 ont dit en avoir consommé 100 fois ou plus pendant la même période.
Bien que les quantités consommées en une seule occasion aient été généralement faibles, cest-à-dire six « lignes » ou moins sur plusieurs heures, beaucoup de répondants ont dit avoir des crises occasionnelles dutilisation intensive et des périodes de consommation continue de deux jours ou plus, parfois. Les répondants ont fait état de fluctuations considérables dans leur consommation de cocaïne. Environ la moitié (51 p. 100) ont connu des périodes dutilisation plus intensive par le passé, normalement de courte durée, et surtout parce quil était plus facile de se procurer le produit. Plus de la moitié (61 p. 100) ont réduit leur consommation à un moment donné pour des raisons diverses : difficulté dapprovisionnement, inquiétude au sujet des risques pour la santé et dune consommation excessive, perte dintérêt, changement de mode de vie.
La plupart de ceux qui ont été interviewés par Erickson et ses coll. (1994) consommaient de la cocaïne peu fréquemment et étaient nettement en mesure de limiter leur consommation. Certains facteurs semblaient favoriser cette maîtrise de la consommation : utilisation limitée aux soirées ou à des occasions spéciales, achats minimes ou nuls, emploi et situation personnelle stable, connaissance des risques de la cocaïne. Entre 5 et 10 p. 100 de ces Canadiens ont eu une consommation très forte ou compulsive à un moment donné. La majorité de ceux qui ont connu des périodes de forte consommation ont réduit cette consommation de leur propre initiative. Sept personnes ont demandé à se faire traiter pour leur consommation de cocaïne surtout en raison de complications médicales plutôt que de la dépendance. Ces observations semblent contredire directement même la version prudente de la thèse A.
Crack. Il y a quelques années, le crack a fait beaucoup de bruit dans les médias américains et canadiens, qui ont présenté ce produit comme la pire drogue pour engendrer la dépendance et dit quil provoquait une accoutumance immédiate (Trebach, 1987; Reinarman et Levine, 1997, chap. 1). Nous avons maintenant un recul suffisant pour évaluer empiriquement ces affirmations. Il se trouve quelles sont complètement fausses.
La grande majorité des consommateurs de crack et dautres formes de cocaïne qui se fument sont des gens qui veulent en faire lessai. Ils en fument quelques fois, puis perdent intérêt. Il y a également un certain nombre de consommateurs qui en prennent par intermittence sur de longues périodes, sans éprouver des difficultés graves. Il est vrai que certains de ceux qui en fument deviennent rapidement et tragiquement dépendants et que dautres arrêtent den prendre parce quils ont limpression de « perdre le contrôle » de leur consommation, mais il sagit là dune petite minorité, comparable à la petite minorité de ceux qui deviennent dangereusement obsédés par lalcool, lhéroïne, les cartes de crédit, les ordinateurs et le sexe ou qui prennent conscience quils doivent dabstenir (Inciardi, 1987; Waldorf, Reinarman et Murphy, 1991; Morgan et Zimmer, 1997a; Peele et DeGrandpré, 1998).
Les faits accumulés au fil du temps concernant le potentiel de dépendance du crack sont cohérents. En réalité, il ny a jamais eu de données empiriques pour étayer la thèse voulant quil provoque une dépendance immédiate. La situation na guère changé depuis les toutes premières recherches sur l« épidémie de crack » signalée à Miami (Floride).
Par exemple, Inciardi (1987) signalait que les jeunes délinquants de Miami préféraient généralement le chlorhydrate à lalcaloïde parce que ses effets étaient plus durables. Par ailleurs, beaucoup consommaient le crack en plus du chlorhydrate de cocaïne parce quil se vendait en plus petites doses, à meilleur prix. Selon Inciardi, la dépendance au crack était rare chez les délinquants quil a interviewés.
Lenquête menée en 1990 auprès de diplômés américains de lécole secondaire âgés de 19 à 32 ans, étude dont il a été question plus haut, a signalé que 5,1 p. 100 avaient consommé du crack au moins une fois dans leur vie, mais que seulement 0,4 p. 100 en avaient pris une fois ou plus au cours du mois de lentrevue, et moins de 0,05 p. 100 en avaient pris 20 fois ou plus dans le mois de lentrevue. Ainsi, la drogue quon donnait pour celle qui causait le plus de dépendance na provoqué une toxicomanie persistante que chez une personne sur 100 qui lont consommée de façon expérimentale (Johnston, O'Malley et Bachman, 1991), contrairement à la thèse A.
Les preuves indirectes qui ont été utilisées pour soutenir que la cocaïne qui se fume a un potentiel particulièrement élevé pour provoquer laccoutumance ne sont pas très solides non plus. Par exemple, un certain nombre de personnes qui consommaient beaucoup de cocaïne depuis longtemps ne sont devenus dépendantes quaprès avoir commencé à fumer la cocaïne (Siegel, 1985; Waldorf, Reinarman et Murphy, 1991). Cela veut-il nécessairement dire que le « crack » ou le « freebase » sont très toxicomanogènes alors que le chlorhydrate de cocaïne ne lest pas? Une interprétation plus prudente de ces résultats serait que ceux qui ont pris lalcaloïde de cocaïne avaient particulièrement besoin de la stimulation de la cocaïne. Waldorf et ses coll. estiment que leur échantillon initial de 267 consommateurs de cocaïne provenaient du 1 p. 100 des plus gros consommateurs de ce produit aux États-Unis (p. 2). Le cinquième de ce groupe, 53 personnes, était passé de la cocaïne au crack. Leur principale raison pour le faire : ils étaient à la recherche dune expérience plus intense et moins coûteuse :
... Tout ce quil faut pour expliquer le passage de la plupart des consommateurs à cette méthode est le désir relativement courant den avoir plus pour leur argent... Par exemple, un de mes répondants a dit quil a pris du « freebase » pour la première fois lorsquun cousin lui a dit quil « gaspillait la coke » en linspirant par le nez... (110-111).
Par conséquent, ceux qui ont commencé à fumer la cocaïne se sont recrutés parmi le cinquième du 1 p. 100 des plus gros consommateurs américains de cocaïne qui voulaient tellement intensifier leur expérience quils sont passés du chlorhydrate de cocaïne au crack ou au « freebase », malgré les incessants rappels des médias disant que fumer de la cocaïne comportait un haut risque daccoutumance. Il est difficile de conclure, à partir de lassuétude contractée par certains membres de ce groupe particulier, que le crack est toxicomanogène pour les gens en général.
De nombreux éléments de preuve ont continué à montrer que la thèse A ne tenait pas pour le crack, soit la drogue à laquelle on croyait presque universellement quelle sappliquait (Reinarman et Levine, 1997).
Selon moi, il est de la plus haute importance que le Sénat se demande pourquoi une croyance totalement fausse, jamais documentée, a pu recevoir un appui universel dans les médias dinformation, chez des scientifiques de renom, au gouvernement du Canada et dans la population. Je reviendrai sur cette question après avoir considéré les éléments de preuve de la thèse B, qui, sur le plan logique, présente une situation plus complexe que la thèse A.
Thèse B : Examen de la logique et des faits
Arguments à lappui de la thèse B. Daprès la thèse A, une exposition suffisante à lhéroïne ou à la cocaïne engendre la dépendance chez presque nimporte quel individu. Selon la thèse B, par contre, il est possible que seules certaines personnes courent des risques : il y aurait une sous-population de personnes « vulnérables » ou « prédisposées » chez qui lexposition à lhéroïne ou à la cocaïne provoque laccoutumance.
Il est bien sûr vrai quune faible proportion des personnes qui essaient lhéroïne ou la cocaïne en deviennent dépendantes, mais ce fait en soi ne prouve nullement la thèse B si lon applique les règles normales de la logique. Selon cette thèse, il y aurait une cause lexposition à la drogue qui transformerait les gens en toxicomanes contre leur gré. La thèse B comporte un genre de déterminisme pharmacologique compatible avec les hypothèses globales de la neurochimie et de la psychopharmacologie. Bien que cette thèse ait fait lobjet de nombreuses recherches avancées dans ce domaine, les résultats sont loin dêtre concluants (Nadeau, en préparation). Nous examinerons plus loin certains de ces résultats.
Une explication non déterministe est logiquement tout aussi plausible quune explication déterministe. Il est possible quune faible proportion de personnes choisisse, consciemment ou inconsciemment, de sadonner en permanence à la drogue après une expérience initiale, de la même façon que dautres gens, après une première expérience, sattachent fortement et à jamais à une religion, à une conviction politique, à un conjoint, à une vie criminelle ou à dinnombrables autres modes de vie pouvant avoir des conséquences catastrophiques (Alexander, 1990; Schaler, 2000).
Un examen soigneux des faits montre que lhypothèse déterministe (thèse B) nest pas plus fondée que nimporte laquelle dune foule dautres hypothèses non déterministes. Par exemple, il est établi que beaucoup de ceux qui deviennent toxicomanes après avoir essayé lhéroïne ou la cocaïne souffrent de dépression chronique grave, danxiété ou de douleurs physiques. Si la douleur est assez intense, les gens qui prennent conscience de leffet analgésique ou tranquillisant de lhéroïne ou de la cocaïne sont susceptibles de sy attacher pour soulager leur douleur, malgré toutes les difficultés que cela comporte. Le prix de la drogue et les obstacles juridiques qui sopposent à son utilisation amènent beaucoup de personnes désespérées à se livrer à des activités criminelles pour obtenir le soulagement dont elles ont besoin et, dans des cas extrêmes, à plus ou moins consacrer leur existence à lobtention de la drogue. On parle alors parfois de lhypothèse dautomédication, qui fait lobjet dappuis considérables dans la littérature de la psychiatrie clinique et de recherche, même si les résultats sont loin dêtre concluants (Khantzian, 1985; 1997). Si cette interprétation était fondée, la toxicomanie serait attribuable non à la drogue, mais à la douleur ressentie et aux efforts désespérés du sujet pour la soulager. On pourrait supposer que, débarrassé de la douleur, celui-ci renoncerait à sa consommation compulsive de drogue.
Il existe une autre explication plausible pouvant remplacer la thèse B : des gens désespérément aliénés et isolés pourraient choisir dembrasser la sous-culture des toxicomanes parce quelle crée pour eux une société de remplacement dont ils ont un besoin désespéré, malgré les dangers que comporte la consommation de la drogue. Encore une fois, si cette explication est fondée, la drogue ne serait pas la cause de la toxicomanie. Certaines personnes choisiraient plutôt un mode de vie fondé sur la toxicomanie comme un moindre mal dans des circonstances désespérées. On pourrait sattendre à ce que ces mêmes personnes sadonnent à diverses autres drogues et à dautres modes de vie fondés sur la toxicomanie si elles ne pouvaient plus trouver leur drogue de choix. Cette autre explication de la toxicomanie relève de ce quon appelle parfois le modèle adaptatif. Comme lhypothèse dautomédication, le modèle adaptatif trouve de nombreux appuis, mais aucune preuve concluante, dans les travaux cliniques, la recherche et la littérature historique (Alexander, 1990, chap. 8; Alexander, 2000).
Faits invoqués à lappui de la thèse B. Bien que la thèse B ne sappuie pas sur des essais empiriques, et quil soit très possible quelle ne puisse pas lêtre, trois genres de faits sont souvent invoqués pour lappuyer. Ces faits ne sauraient être acceptés dans le cadre dun raisonnement rigoureux, parce quils napportent rien qui puisse ressembler de près ou de loin à des preuves concluantes de la thèse B.
Témoignages personnels de toxicomanes. Beaucoup de toxicomanes et danciens toxicomanes décrivent avec une intensité saisissante comment lhéroïne ou la cocaïne a suscité en eux un besoin irrésistible de drogue, détruisant ainsi une vie autrement satisfaisante (cf. Burroughs, 1959; Courtwright, Joseph et DesJarlais, 1989, chap. 3; Lemere et Smith, 1990; Waldorf, Reinarman et Murphy, 1991). Toutefois, ces témoignages évidemment sincères doivent être considérés avec le même scepticisme que tous les autres faits.
Davies (1992) a montré que la meilleure explication du fait pour les toxicomanes dattribuer un pouvoir causal aux drogues réside dans une série de principes psychologiques connus sous le nom de théorie de lattribution. Consciemment ou inconsciemment, la plupart des gens (pas seulement les toxicomanes) attribuent à leur propre comportement des causes qui tendent plus à maximiser leur estime de soi quà dépeindre la réalité. Par conséquent, il est peu probable que le témoignage des toxicomanes quant aux causes de leur toxicomanie puisse fournir des preuves pour étayer la thèse B. En affirmant quon est devenu toxicomane par exposition à une drogue, on agit de la même façon quune personne qui plaide coupable à une infraction moins grave : plutôt que dassumer la responsabilité dun comportement inacceptable, on se déclare coupable davoir malencontreusement voulu essayer une substance et den être ainsi devenu dépendant malgré ses bonnes intentions. La théorie de lattribution sappuie sur de bonnes études expérimentales dans de nombreux domaines du comportement humain, y compris la toxicomanie. Par exemple, Davies (1992) a montré que les toxicomanes se décrivent plus volontiers en fonction de la thèse B lorsquils sont interrogés par une personne symbolisant lautorité que si leur interlocuteur est un autre consommateur de drogue.
Ou pourrait bien sûr soutenir que les cocaïnomanes et autres toxicomanes sont plus honnêtes que la moyenne des autres personnes et, par conséquent, que la théorie de lattribution qui sapplique à lensemble de la population ne sapplique pas à eux. Une telle assertion est cependant peu crédible, puisque, dans la plupart des autres circonstances, on considère que les cocaïnomanes et autres toxicomanes sont « en dénégation », quils constituent des témoins peu fiables et sont souvent des menteurs pathologiques. Daprès mes propres contacts avec eux, les héroïnomanes et les cocaïnomanes sont très divisés sur cette question. Quelques-uns décrivent constamment leur toxicomanie en fonction de la thèse B, un grand nombre dentre eux la décrivent uniformément selon un mode non déterministe et il est probable que la plupart donnent des explications incohérentes, comme celles que rapporte Davies ci-dessus.
Recherches sur le comportement animal. La thèse de la toxicomanie provoquée par la drogue est souvent justifiée par des recherches portant sur lauto-administration de drogues par des animaux de laboratoire. Toutefois, un examen attentif de ces recherches ne permet pas vraiment dy trouver des confirmations de cette thèse.
Au début des années 60, des chercheurs de lUniversité du Michigan ont perfectionné des dispositifs qui permettaient à des rats relativement libres de leurs mouvements de sinjecter des drogues. Après implantation dans une de leurs veines dune aiguille reliée à une pompe par un tube passant à travers le plafond dune cage Skinner spécialement aménagée, les rats pouvaient sinjecter une drogue simplement en poussant un levier. À la fin des années 70, des centaines dexpériences menées avec des appareils de ce genre avaient montré que des rats, des souris, des singes et dautres mammifères captifs sinjectent dimportantes doses dhéroïne, de cocaïne, damphétamines et dautres drogues (Woods, 1978).
Beaucoup de gens ont conclu que ces données constituaient une preuve de la thèse de la toxicomanie provoquée par la drogue. Si la plupart ou la totalité des animaux dun groupe expérimental sinjectent avidement de lhéroïne et de la cocaïne au détriment de leur santé (comme ils lont effectivement fait au cours de certaines expériences), ne peut-on pas en déduire que la capacité de ces drogues de susciter un besoin futur de consommation transcende les espèces et les cultures et constitue simplement un fait élémentaire de lexistence des mammifères? Un éminent scientifique américain a écrit ce qui suit :
Si lon met à la disposition dun singe un levier quil lui suffit de pousser pour sinjecter de lhéroïne, il développe un schéma régulier de consommation une véritable accoutumance qui prend le pas sur les activités normales de sa vie... Comme on peut observer ce comportement chez plusieurs espèces animales (notamment les rats), je dois en déduire que si chacun pouvait facilement se procurer de lhéroïne et sil nexistait aucune pression sociale de quelque genre que ce soit pour en décourager la consommation, un très grand nombre de personnes deviendraient héroïnomanes (Goldstein, 1979, p. 342).
Cette assertion est cependant en contradiction directe avec des observations soigneuses faites à lépoque où lhéroïne était en vente libre en Amérique du Nord et avec les résultats de lobservation de personnes à qui on avait laissé un accès relativement libre à des drogues opiacées au moyen de machines permettant lauto-administration. De plus, certains chercheurs ont souligné que lingestion dopiacés par des animaux de laboratoire peut être interprétée comme un moyen pour les animaux de réagir au stress causé par lisolation sociale et sensorielle et la restriction des mouvements imposée par lappareil complexe dauto-administration. Dautres chercheurs ont signalé en outre quune simple consommation régulière de drogue par des animaux ou des êtres humains néquivaut pas à une toxicomanie, comme nous lavons dit plus haut.
Pour déterminer si lauto-administration dhéroïne au cours de ces expériences pouvait découler de lisolation sociale, un groupe de chercheurs de lUniversité Simon Fraser a entrepris vers la fin des années 70 une série dexpériences, qui ont été connues par la suite sous le nom d« expériences du parc à rats » (Rat Park). Des rats albinos ont servi de sujets. La drogue utilisée pour les expériences était le chlorhydrate de morphine, qui est équivalent à lhéroïne. Les rats de laboratoire sont des créatures sociables, curieuses et actives. Leurs ancêtres, des rats surmulots sauvages, sont hautement socialisés, et la reproduction de centaines de générations en laboratoire semble avoir laissé intacts de nombreux instincts sociaux. Il est donc concevable que lhypothèse dautomédication constitue lexplication la plus simple de lauto-administration de puissantes drogues par des rats élevés dans des cages métalliques isolées, soumis à des implantations chirurgicales (confiées à des étudiants de deuxième cycle enthousiastes, mais rarement adroits), puis assujettis à un appareil dauto-injection. Les résultats de ces expériences montrent non pas tant que la thèse B est fondée, mais que des animaux connaissant une grave détresse auront tendance, tout comme des humains dans la même situation, à se soulager par des moyens pharmacologiques sils en ont la possibilité (Weissman et Haddox, 1989).
Mes collègues de lUniversité Simon Fraser et moi-même avons ménagé pour nos rats lenvironnement le plus naturel quil nous a été possible de créer en laboratoire. Le « parc à rats », comme on la appelé plus tard, était spacieux et aéré, sa superficie sélevant à près de 200 fois celle dune cage standard de laboratoire. Il était également « paysager » (nous avions peint une scène paisible de forêt de la Colombie-Britannique sur les murs en contre-plaqué), confortable (avec, par terre, des boîtes vides, des déchets de bois et dautres articles prisés des rats) et propice à une vie sociale (grâce à la présence simultanée de 16 à 20 rats des deux sexes).
Dans les cages, le goût des rats pour la morphine était mesuré par leur consommation du contenu de deux bouteilles attachées à la cage et remplies lune dune solution de morphine et lautre deau. Les bouteilles étaient pesées tous les jours. Dans le « parc à rats », il était plus difficile de mesurer la consommation individuelle de drogue parce que nous ne voulions pas perturber la vie dans la colonie « idyllique » de rongeurs. Nous avions construit dans le parc un court tunnel dentrée, qui était juste assez large pour laisser passer un rat à la fois. À lautre extrémité du tunnel, les rats pouvaient tirer du liquide de lun de deux distributeurs contenant lun une solution de morphine et lautre, une solution inerte. Le distributeur enregistrait la quantité de liquide consommée par chaque rat.
Un certain nombre dexpériences ont été effectuées de cette façon (pour un résumé plus détaillé, cf. Alexander et al., 1985), et toutes ont montré que les rats vivant dans le parc étaient peu attirés par la morphine. Dans certaines expériences, nous avons forcé les rats à consommer de la morphine pendant des semaines avant de leur permettre de choisir, de façon à navoir aucun doute quils avaient développé de forts symptômes de retrait. Aux cours dautres expériences, jai préparé des solutions de morphine tellement sucrées quaucun rat ne pouvait résister à lessayer. Nous avons toujours constaté que les rongeurs du parc étaient moins attirés par la morphine que les autres. Rien de ce que nous avons tenté na réussi à susciter un fort besoin de morphine ou produit un phénomène ressemblant de près ou de loin à la dépendance chez les rats logés dans un environnement raisonnablement normal.
Je vais illustrer les genres de résultats que nous avons constatés en décrivant une seule expérience dune façon légèrement simplifiée (pour une description complète, cf. Alexander et al., 1981). Lexpérience consistait à rendre la solution de morphine progressivement plus agréable au palais des rats, afin de déterminer le point où les rongeurs isolés dans des cages et ceux du parc commenceraient à en consommer dimportantes quantités.
En solution, la morphine a un goût amer désagréable pour les humains, et apparemment aussi pour les rats, puisquils la rejettent avec les mêmes signes de dégoût que lorsquils essayent des solutions extrêmement amères de quinine. Lorsquils ont un simple choix à faire entre de leau et une solution de morphine, les rats prennent ordinairement une goutte ou deux de la solution de morphine, secouent la tête avec dégoût et lignorent par la suite. Nous avons tenté de surmonter lobstacle de lamertume en ajoutant suffisamment de sucre à la solution de morphine pour lui donner une douceur écurante, que les rats trouvent habituellement irrésistible.
Lexpérience mettait en cause quatre groupes de rats. Les membres du groupe CC ont été isolés dans des cages de laboratoire après avoir été sevrés à lâge de 22 jours et ont été gardés là jusquau début de lexpérience, qui a commencé lorsque les rongeurs ont atteint lâge de 80 jours. Les membres du groupe PP ont été logés dans le parc à rats pendant la même période. Les membres du groupe CP sont passés de cages de laboratoire au parc à rats à lâge de 65 jours, tandis que les membres du groupe PC sont passés du parc à rats à des cages de laboratoire à lâge de 65 jours. Tous les essais de préférence de la morphine étaient effectués 24 heures sur 24 dans lhabitat normal des sujets.
Nous avons commencé par offrir aux rats le choix entre de leau et une solution douce-amère de sucre et de quinine, inerte sur le plan pharmaceutique, afin de déterminer sil existait une préférence de goût innée entre les quatre groupes. Nous navons découvert aucune différence de ce genre. Jai ensuite offert aux rats un choix constant entre de leau et une solution douce-amère de morphine. Tous les cinq jours, la solution de drogue était modifiée pour avoir meilleur goût et une concentration moindre de morphine. Autrement dit, jai progressivement réduit cette concentration, la faisant passer de 1 mg de chlorhydrate de morphine par ml deau à 0,15 mg/ml. À 1 mg/ml, la solution était trop amère pour tous les rats, qui consommaient uniquement de leau. Aux concentrations moindres, les rats en cage (groupes CC et PC) consommaient beaucoup plus de morphine que ceux du parc à rats (groupe PP et CP). À une certaine concentration, les mâles en cage absorbaient 19 fois plus de morphine que ceux du parc. Les femelles présentaient également dimportantes différences, mais elles nétaient pas aussi extrêmes. Les rats les plus intéressants étaient ceux du groupe en cage qui avaient été placés dans le parc avant le début de lexpérience (groupe CP). Ces rongeurs ont évité la solution de morphine tant quelle était forte mais, à mesure quelle avait meilleur goût et était plus diluée, ils ont commencé à en boire presque autant que les rats qui sont restés en cage pendant toute lexpérience. Je crois que ces résultats, qui ont par la suite été étendus par dautres chercheurs (par exemple Bozarth, Murray et Wise, 1989; Schenk et al., 1987; Shaham et al., 1992) montrent que les études précédentes dauto-administration napportaient pas vraiment dappui empirique à la thèse de la toxicomanie provoquée par la drogue. Lintense appétit danimaux de laboratoire isolés pour lhéroïne et la cocaïne dans les expériences dauto-injection ne nous renseigne pas vraiment sur les réactions danimaux et dhumains normaux à ces drogues. Des gens normaux peuvent se désintéresser de lhéroïne et éviter la toxicomanie même sils disposent de drogue en abondance dans leur milieu, et ils peuvent en consommer avec peu de chances de devenir toxicomanes, comme nous lavons vu plus haut. Les animaux du parc à rats ne semblaient pas avoir moins de discernement.
Recherches physiologiques. Les résultats dune autre série de recherches sur des animaux sont souvent interprétés comme une preuve de la thèse selon laquelle certaines drogues « toxicomanogènes » peuvent susciter un puissant besoin de consommation. Ces résultats appuieraient la thèse A ou la thèse B, selon que lon considère que le processus affecte tous les humains ou seulement certains dentre eux.
Un groupe de chercheurs de lUniversité MacMaster, au Canada, a étudié la possibilité quaprès administration répétée, lhéroïne produise chez les rats une dure réaction dadaptation à la drogue, qui créerait un puissant besoin de consommer la drogue si elle nest pas disponible en dautres termes, des symptômes de retrait. Le groupe a démontré que ces réactions dadaptation peuvent se manifester sous forme de réflexes conditionnés lorsquun rat ne consomme pas de drogue, ce qui peut provoquer une rechute (cf. Siegel, Krank et Hinson, 1987).
Un groupe de chercheurs de lUniversité Concordia, à Montréal, a réuni des indices établissant que la cocaïne et dautres drogues renforcent laction dun neurotransmetteur, la dopamine, dans le faisceau médian du cerveau antérieur et peut-être ailleurs. En imitant et en éclipsant les effets des récompenses naturelles sur ce puissant système de gratification, lhéroïne et la cocaïne et peut-être aussi dautres drogues « toxicomanogènes » pourraient devenir presque irrésistibles une fois quun rat ou un humain en a consommé à plusieurs reprises (cf. Wise, 1988a, b).
Malgré leur caractère perfectionné et hautement technique, ces recherches nont pas démontré que lhéroïne et la cocaïne engendrent la dépendance chez les rats ou les humains en dehors de lenvironnement restreint du laboratoire. En fait, ces recherches se fondent simplement sur lhypothèse que la thèse B est fondée et explorent les réactions physiologiques qui pourraient en expliquer les raisons. Cependant, la puissance de la recherche hautement technique est telle quil est facile de se persuader de la réalité des hypothèses sur lesquelles elle se fonde.
Une expérience de Gill et al. (1991) illustre la puissance des hypothèses de ce genre. Le titre de larticle indique que Gill et ses collaborateurs avaient lintention de tester directement l« hypothèse de la dépendance à la cocaïne causée par une réduction de la dopamine ». Daprès cette hypothèse, la consommation de cocaïne provoquerait laccoutumance en affaiblissant la capacité du cerveau de produire de la dopamine endogène, ce qui impose au sujet humain ou animal de compter, en remplacement, sur un apport constant de cocaïne. Des tests neurochimiques ont été effectués sur des cocaïnomanes abstinents qui suivaient un programme de désintoxication, mais les chercheurs nont pu découvrir aucun indice concluant de réduction des niveaux de dopamine dans leur cerveau. Nayant pas réussi à confirmer leur hypothèse, les chercheurs nont pas remis en question lhypothèse sous-jacente du caractère toxicomanogène de la cocaïne, préférant supposer que la toxicomanie était provoquée par linsensibilisation des récepteurs de dopamine dans le cerveau plutôt que par une réduction de lapport de cette substance. Dans ce domaine de la recherche, la thèse B est tout simplement considérée comme un postulat, la tâche des chercheurs se limitant alors à rechercher une explication physiologique. De toute évidence, le fait daccepter une hypothèse ne la rend pas automatiquement fondée, mais crée une illusion de vérité pour le grand public.
Résumé des arguments en faveur des thèses A et B
On peut démontrer, par conséquent, que la thèse A est fausse et que la thèse B nest rien de plus que lune des nombreuses explications non fondées, mais plausibles, du fait que certains consommateurs de drogue deviennent toxicomanes. La thèse de la toxicomanie provoquée par la drogue na aucun fondement empirique, du moins dans le cas de lhéroïne et de la cocaïne, même si on na pas pu prouver le contraire. Beaucoup de gens y croient pour une raison quelconque, qui ne sappuie sur aucune preuve empirique.
Je crois que lacceptation universelle, au Canada, de cette thèse devrait faire lobjet dune sérieuse remise en question à un moment où le gouvernerment envisage dimportants changements de la politique relative aux drogues. Pourquoi les médias, le public, déminents scientifiques et le gouvernement du Canada acceptent-ils quasi universellement cette thèse sans fondement depuis tant dannées?
Motifs de lacceptation du mythe de la toxicomanie provoquée par la drogue
Les historiens ont déterminé plusieurs motifs apparents dacceptation de la « guerre contre la drogue » et de la thèse de la toxicomanie provoquée par la drogue, qui a été lun des principaux mythes de cette guerre (Alexander, 1990, chap. 8). Je passerai brièvement en revue quelques-uns de ces motifs et jen ajouterai quelques autres puisés à dautres sources. Jespère que cet examen convaincra les sénateurs quaucun de ces motifs nest assez sérieux pour dissuader le gouvernement du Canada de se débarrasser du mythe de la toxicomanie provoquée par la drogue dans sa recherche dune politique plus efficace. Je ne ferai pas de distinction, dans cette section, entre les motifs appuyant les thèses A et B, puisquils sont le plus souvent regroupés.
Motifs du soutien public de la thèse de la toxicomanie provoquée par la drogue
Évolution des schémas de consommation de drogue. Dans les années 80, il y a eu une importante augmentation du nombre de cocaïnomanes qui essayaient dobtenir des traitements de désintoxication aux États-Unis et au Canada. On a eu quelquefois tendance à accepter ce fait comme preuve du caractère toxicomanogène de la cocaïne. Cette conclusion nest cependant pas fondée. En réalité, laugmentation du nombre de personnes essayant de surmonter leur dépendance à la cocaïne découlait de lévolution des goûts des consommateurs de drogues multiples, qui sont passés de lalcool et de lhéroïne à la cocaïne, devenue plus populaire et moins coûteuse.
Solution facile à des problèmes insurmontables. Les toxicomanes peuvent régler un problème insurmontable en se persuadant que leur toxicomanie est engendrée par la drogue. En acceptant cette thèse, ils échappent à lénorme fardeau de culpabilité que fait peser sur eux leur vie catastrophique, parce quils peuvent alors prétendre que ce nest pas leur faute, mais celle de la drogue. Ils nont commis quune seule erreur en ne disant pas non la première fois. Tout le reste échappait à leur contrôle.
Il arrive souvent quune telle justification apporte un soulagement indispensable à des toxicomanes déchirés, du moins pendant un certain temps. Il est parfois utile pour les conseillers en toxicomanie daccepter cette explication en cours de traitement. Mais pourquoi les autorités de ce domaine croient-elles les toxicomanes lorsquils présentent des arguments aussi faibles? Lexplication réside, du moins en partie, dans le fait que les mêmes justifications permettent à des gens autres que les toxicomanes daffronter des problèmes extrêmement difficiles.
Par exemple, la thèse B garantit aux parents des toxicomanes quon ne les blâmera pas de la toxicomanie de leur enfant. Jen ai été témoin au cours des années où je me suis occupé de thérapie familiale avec les familles dhéroïnomanes. Il était évident que les mères et les pères des toxicomanes avaient besoin de croire que les problèmes de leur enfant étaient attribuables à la drogue et à de mauvaises fréquentations, et que leur façon de lélever navait pas du tout contribué à sa situation tragique. (Étant moi-même père de famille, je peux très facilement comprendre cela. Mes observations nont donc pas du tout pour but de blâmer de pauvres parents angoissés et bien intentionnés.) Cest un fait que la plupart des parents refusent de participer aux séances de thérapie familiale sils nont pas lassurance préalable que le thérapeute ne leur attribue aucune responsabilité dans la catastrophe qui a frappé la famille. À mesure que la thérapie avance, cependant, beaucoup de parents en viennent progressivement à se rendre compte dune réalité plus complexe, mais cela se produit petit à petit dans la plupart des cas (Alexander et Dibb, 1975).
Lacceptation des motifs avancés par les toxicomanes pour justifier leur toxicomanie est également compréhensible du point de vue des membres des services de police, qui peuvent obtenir dimportants budgets en se fondant sur lurgente nécessité de garder des drogues toxicomanogènes hors de la portée des innocents. Elle est en outre compréhensible du point de vue des problèmes difficiles de la société dans son ensemble. Dans quel genre de société pourrait-on accepter couramment la dépendance, non seulement aux drogues, mais aussi à largent, au pouvoir, au sexe, au travail, etc.? Cest une question que jai tenté danalyser dans une perspective historique au cours des dernières années (Alexander, 2000), mais quil importe daborder avec une grande délicatesse. Personne ne veut sempresser dexaminer la possibilité que la société canadienne engendre dinnombrables toxicomanies. Il est facile de comprendre que les gens préfèrent supposer que nous pouvons régler nos problèmes sociaux de plus en plus graves en nous débarrassant des seigneurs de la drogue qui distribuent des substances engendrant une dépendance irrésistible et qui sont la cause de tous les maux. Si cela avait été le cas, une guerre contre la drogue aurait résolu nos problèmes. Il semble cependant que les circonstances nous amènent progressivement à envisager des ensembles plus complets de possibilités.
Argent. Aucun motif pharmacologique ne peut expliquer que lhéroïne et la cocaïne soient frappées dune interdiction quasi totale, tandis que des drogues ayant les mêmes effets positifs et les mêmes caractéristiques toxicomanogènes par exemple, la mépéridine (Demerol) et le méthylphénidate (Ritalin) peuvent être légalement prescrites (Perrine, 1996, chap. 2 et 4). Mais il y a bien sûr un important motif commercial. Il est possible de produire lhéroïne et la cocaïne aussi facilement et aussi bon marché que nimporte quel autre produit agricole. Elles pourraient donc sérieusement concurrencer les drogues de synthèse qui engendrent dénormes bénéfices pour les sociétés pharmaceutiques.
Ces sociétés comptaient parmi les plus généreux commanditaires de coûteuses campagnes publicitaires destinées à perpétuer les mythes de la guerre contre la drogue, y compris celui de la toxicomanie provoquée par la drogue. Cela est parfaitement compréhensible si lon tient compte de lattachement des sociétés pharmaceutiques aux intérêts de leurs actionnaires, mais il est difficile daccepter ces mythes comme moyens de limiter le champ daction des décideurs.
Politique internationale. Il me semble inconcevable et de nombreux citoyens de ma connaissance partagent ce point de vue quil nexiste pas dexplication politique internationale au fait que le gouvernement canadien a accepté demblée les mythes de la guerre contre la drogue sous le régime Mulroney ou a hésité par la suite à adopter de nouvelles orientations politiques. Lexpertise politique des sénateurs étant infiniment plus grande que la mienne, je ne maventurerai pas à suggérer des motifs politiques de cette situation. Jose affirmer cependant que les dessous politiques de la guerre contre la drogue devront être portés à la connaissance du public avant quil ne soit possible de débarrasser lesprit des gens de tous les mythes relatifs à la drogue.
Conclusion
Jespère que ce bref examen a suffi pour montrer que la thèse conventionnelle voulant que lhéroïne et la cocaïne engendrent la dépendance ne sappuie absolument pas sur des preuves empiriques. En fonction des normes ordinaires et sans passion de la science, la thèse A est fausse et la thèse B nest quune hypothèse sans fondement.
De plus, la thèse conventionnelle de la toxicomanie provoquée par la drogue semble persister parce quelle répond à des besoins personnels, sociaux, professionnels, commerciaux et politiques. Je nessaie pas du tout de prétendre que ces besoins nont pas leur importance. La science empirique nest pas la seule voie menant à la vérité : les points de vue traditionnels doivent être évalués en fonction de critères aussi bien pragmatiques que scientifiques. Toutefois, en ce moment-ci, la thèse de la toxicomanie provoquée par la drogue fait probablement plus de mal que de bien.
Il fut un temps où la société parlait avec une certitude inébranlable du danger terrifiant que lon courait rien quen ayant une pensée hérétique ou des terribles conséquences de la masturbation occasionnelle chez les enfants (Bullough, 1987). À lépoque, des exemples frappants semblaient nécessaires pour écarter les gens de comportements socialement inacceptables. Mais les conséquences étaient brutales. Mais les spectres quon agitait ont perdu leur pouvoir avec le temps. La même chose se répète aujourdhui à mesure que la brutalité et la futilité de la guerre contre la drogue deviennent plus évidentes. Il y a des moments de lhistoire où la société est mieux servie par une information froide et objective que par une peur artificiellement entretenue.
Jespère que ce bref tour dhorizon du caractère illusoire de la thèse voulant que lhéroïne et la cocaïne provoquent la dépendance aura contribué à montrer pourquoi la société devrait se détourner de cette thèse sans fondement. En acceptant la possibilité que les drogues naient pas le pouvoir inhérent de provoquer la dépendance, nous pourrions nous consacrer à une étude plus vaste et plus efficace des véritables causes de la toxicomanie et des innombrables tragédies qui en découlent.
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