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ILLE - Comité spécial

Drogues illicites (spécial)

 

LA CONSTRUCTION EN DROIT INTERNATIONAL ET EN DROIT CANADIEN DE LA PROHIBITION DES DROGUES

PAR GUY ATI DION

TRAVAIL PRÉSENTÉ À MADAME MARIE-ANDRÉE BERTRAND 

DANS LE CADRE DU DOCTORAT EN CRIMINOLOGIE

UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL, ÉCOLE DE CRIMINOLOGIE  

Déposé en avril 1999  et révisé en août 1999


  «La saisie, par le droit, de l’usage et de l’abus de substances naturelles et/ou synthétiques, relève exactement d’une problématique ou l’on a su, à dessein, et aussi parfaitement que possible, effacer l’histoire, le passé, pour exclure le changement et saisir le présent dans des contradictions inéluctables». 

                                                                                                - C.-N. Robert (1989:2)

 «...l’inscription d’un produit dans la catégorie des drogues dangereuses dont l’usage est illicite traduit bien plus un rapport de force social qu’une quelconque vérité scientifique, rapport de force qui oppose le groupe des consommateurs à ceux qui tentent de les disqualifier.»

- Zafiropoulos et Pinell


TABLE DES MATIÈRES

Introduction

1- Cadre théorique
2- La construction en droit international de la prohibition des stupéfiants
3- L’instauration et l’évolution de la prohibition au Canada
4- Discussion

 Références

Annexe 1 Classification des substances dans les Conventions internationales

Annexe 2 Tableau-synthèse de l’évolution des conventions internationales et de la législation canadienne au XXe siècle

Annexe 3 Organes internationaux de contrôle sous l’égide de l’ONU

Annexe 4 Infractions de possession de stupéfiants au Canada de 1922-1972


  RÉFÉRENCES

BEAUCHESNE, L. (1997).  La loi C-8 est maintenant adoptée, Écho-Toxico, Janvier 1997

BEAUCHESNE, L. (1991).  La légalisation de la drogue : pour mieux en prévenir les abus.  Montréal, Éditions du Méridien.

BEAUCHESNE, L.  (1988).  L'origine des lois canadiennes sur les drogues,  L'usage des drogues et la toxicomanie, sous la direction de P. Brisson, Boucherville, Gaétan Morin éditeur, 126-136.

BERTRAND, M.-A.  (1997).  Le droit comme instrument de mondialisation, Séminaire de l’Institut international de sociologie juridique, Onati, document inédit.

BERTRAND, M.-A.  (1992).  La situation en Amérique du Nord,  Drogues et droits de l'homme, sous la direction de F. Caballero,  Paris, Collection Les empêcheurs de penser en rond, 111-129.

BERTRAND, M.-A.  (1989).  Le contrôle pénal du cannabis au Canada,  Université de Montréal, document inédit.

BERTRAND, M.-A.  (1986).  Permanence des effets pervers et résistance au changement des lois sur la drogue,  L'usage des drogues et la toxicomanie, sous la direction de P.Brisson, Boucherville, Gaétan Morin éditeur, 139-155.

BETTATI, M.  (1994)  L’ONU et la Drogue, Association Française pour les Nations Unies, Éditions A. Pedone

BLACKWELL, J. et P. G. ERICKSON, (directrices d'édition) (1988).  Illicit Drugs in Canada: a Risky Business, Scarborough, Ont, Nelson Canada.

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BRYAN, M. et P. CRAWSHAW.  (1988).  Politiques internationales et législation canadienne en matière de drogues,  L'usage des drogues et la toxicomanie, sous la direction de Pierre Brisson, Boucherville, Gaétan Morin éditeur, 105-123.

CABALLERO, F.  (1992).  (sous la direction de).  Drogues et droits de l'homme, Paris, Collection Les empêcheurs de penser en rond.

CABALLERO, F.  (1989).  Droit de la drogue, Paris, Précis Dalloz.

COMACK, A.E. (1985).  The Origins of Canadian Drug Legislation: Labeling versus Class Analysis, The New Criminologies in Canada, sous la direction de T. Fleming, Toronto, Oxford University Press, 65-86.

COMMISSION D'ENQUETE SUR L'USAGE DES DROGUES À DES FINS NON-MÉDICALES.  (1973).  Rapport final, Ottawa, Information Canada, (Commission LeDain).

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ERICKSON, P.G. (1980).   Cannabis Criminals: The Social Effects of Punishment on Drug Users,  Toronto, Addiction Research Foundation Publishers.

GIFFEN, P.J., S. ENDICOTT ET S. LAMBERT  (1991).  Panic and Indifference: The Politics of Canada’s Drug Laws, Canadian Center on Subtance Abuse, Ottawa

GLORIE, J.  (1984).  L'internationalisation des lois en matière de stupéfiants.  Psychotropes, Vol.1, No 3,  printemps/été 1984, 65-74.

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HULSMAN, L. et H. VAN RANSBEEK,  (1983).  Évaluation critique de la politique des drogues, Déviance et Société, 7, 3, 271-280.

MUSTO, D.F.  (1987).  The American Disease: Origins of Narcotic Control, New York,Oxford University Press.

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NADELMANN, E.  (1990).  Régimes globaux de prohibition.  Revue Tiers Monde, XXXIII, Juillet-Septembre 1992,

NADELMANN, E.  (1992).  Dépénaliser la drogue, Problèmes politiques et sociaux, 695;

ROBERT, C-N.  (1989)  Limites du droit pénal.  Travaux de théorie du droit et de sociologie juridique, Faculté de droit, Université de Genève, pp.1-12

SCHNEIDER, J.W.  (1985)  Social Problems Theory: The Constructionist View, Annual review of Sociology, 1985, 11:209-29

SHARMAN, C.H.L,  (1930).  Narcotic Control in Canada.  Police Journal, 3, 535-539.

SILVIS, J.  (1995).  La mise en oeuvre de la législation sur les stupéfiants aux Pays-Bas.  Usage de stupéfiants, sous la direction de M.L. Cesoni, (1996), Genève, Georg Éditeur, 181-204.

SOLOMON, R.R. (1988).  Canada's Federal Drug Legislation,  Illicit Drugs in Canada, sous la direction de J. Blackwell et P. Erickson, 117-129.

SOLOMON, R.R. et GREEN, M.  (1988).  The First Century: the History of Non-Medical Opiate Use and Control Policies in Canada, 1870-1970, Illicit Drugs in Canada, sous la direction de J. Blackwell et P. Erickson, 88-116.

SPECTOR, M. AND KITSUSE, J.I.  (1977)  Constructing Social Problems, Cummings Publishing Company, Menlo Park, CA.



ANNEXE 1

Tableau 1.1
Classification des substances de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961. 
Tiré de Caballero (1989: 26-27)  

 TABLEAU I

opiacés naturels (opium);

opiacés semi-synthétiques (morphine, héroïne);

dérivés de la coca (cocaïne) et du cannabis (haschich);

substances synthétiques diverses (péthidine, méthadone, etc.);

 

TABLEAU II

substances utilisées à des fins médicales (codéïne);

substances synthétiques (propiram, destropoxyphène);

 

TABLEAU III

préparations pharmaceutiques faites à partir des substances du tableau II en concentrations plus faibles ou n'engendrant pas d'abus ou effets néfastes.  Par exemple : certaines poudres et liqueurs à base d'opium.

 

TABLEAU IV

comprend quelques drogues du tableau I considérées comme ayant des propriétés particulièrement dangereuses et une valeur thérapeutique limitée.  Opiacés semi-synthétiques (héroïne, désomorphine) ou synthétiques (cétomébidone, étophine) ainsi que le cannabis et la résine de cannabis.

 

 


ANNEXE 1 (suite)

Tableau 1.2
Classification des substances de laConvention sur les substances psychotropes de 1971. 
Tiré de Caballero (1989: 26-27)  

 TABLEAU I

Comprend les drogues dangereuses créant un risque sérieux pour la santé publique et d’une valeur thérapeutique douteuse ou nulle.  On y trouve des hallucinogènes naturels (mescaline, psylocybine), quelques hallucinogènes synthétiques (LSD 25, DMT) et le tétrahydrocannabinol (THC);

TABLEAU II

Comprend des stimulants du type amphétaminique d’une utilité thérapeutique limitée ainsi que certains analgésiques comme le phencyclidine, qui n’a aucune valeur thérapeutique pour l’homme;

TABLEAU III

Comprend les produits barbituriques à action rapide et moyenne qui ont fait l’objet d’abus sérieux, bien qu’ils soient utiles en thérapeutique;

TABLEAU IV

Comprend des hypnotiques, des tranquilisants (benzodiazépines) et des analgésiques qui engendrent une dépendance appréciable, mais sont largement utilisés en thérapeutique.

 

 


 ANNEXE 2

Synthèse historique de l’évolution des conventions internationales en matière de drogues 1909-1998

1909            Commission de Shanghai

1912    La Convention Internationale de l'Opium de La Haye

1925:   Les Conventions de Genève

1- Convention sur la suppression du commerce et de l'usage de l'opium préparé,

2- Convention sur l'opium brut et les autres stupéfiants

    (Convention internationale sur l'Opium). 

1931 :            Convention de Genève 

1931 :            Convention de Bangkok

19 :            Convention de Genève

1946            Protocole de Lake Success

1948            Protocole de Paris

1953        Protocole de New-York

1961            Convention unique sur les stupéfiants (New-York)

1971            Convention sur les psychotropes (Vienne)

1972            Protocole modifiant la Convention unique sur les stupéfiants (New-York)

1988            Convention sur le trafic illicite des stupéfiants et des psychotropes (Vienne)

 

... et tout récemment....

1998            Assemblée générale de l’ONU (New-York) organisée par l’Organe international de contrôle des stupéfiants.  Adoption d’un plan stratégique 1998-2008

 


ANNEXE 2 (suite)

Synthèse historique de l’évolution de la législation des drogues au Canada
1908-1997

1908 Loi sur l’opium

1911 Loi sur l'opium et autres drogues

         inclusion de la morphine et de la cocaïne;

1920 Loi sur l'Opium et les drogues narcotiques:

            • création du Bureau des Drogues Dangereuses,

            • création du ministère canadien de la Santé, du Bureau fédéral des drogues, responsable des accords internationaux,

            • création de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC), chargée de faire respecter, les lois fédérales, dont les lois sur les drogues;

1920-23 Ajout des amendements suivants:

         • augmentation des pouvoirs policiers quant aux perquisitions;

         •            instauration des sanctions discriminatoires à l'endroit de certaines catégories d'accusés;

         • déportation pour les étrangers ayant enfreint la loi;

         • instauration des peines de fouet pour les mineurs trouvés coupables

1923:   • inclusion de la codéine, de l’héroïne et du cannabis. 

1923-27: Extension de la gamme des peines, des infractions et des sanctions dont:

         • le fouet pour les infractions de possession et de distribution

         • la création de l'acte d'assistance qui renforçait le pouvoir policier dans le domaine des perquisitions sans mandat;

         •            présomption de possession pour quiconque était trouvé en présence des substances incriminées à moins qu'il ne puisse prouver qu'il n'en avait pas connaissance. 

1929:   Loi sur l'Opium et les substances psychotropes

1930-1955 Consolidation de la bureaucratie fédérale, dont:

         • introduction de l'infraction de culture du cannabis et de l'opium (1938)

         •            pouvoirs de déportation transférés à la Loi sur l'immigration (1952)

         • inclusion de nouvelles substances synthétiques et de leurs composés. 

1961 Loi sur les stupéfiants

1969-1973 Commission sur l’usage des drogues à des fins non-médicales

1974 Projet de loi S-19 (non ratifié)

1997    Loi réglementant certaines substances et autres drogues (C-8)


 ANNEXE 3

Organes internationaux de contrôle sous l’égide de l’ONU[1]

Conseil Économique et Social des Nations Unies (CÉSNU) : organe, qui, au sein de l’organisation, fixe, en ce qui concerne le contrôle des drogues, les grandes orientations politiques.

Commission des stupéfiants: préexistante à la Convention unique de 1961 et composée d’États.  A le pouvoir de décider, conjointement avec l’OMS et le CÉSNU, du classement des substances.  Double rôle : 1) fournir des avis au CÉSNU en matière de stupéfiants, avis sur l’utilité qu’il y a de mettre en oeuvre, de négocier, de nouvelles conventions internationales; 2) assurer la mise en oeuvre des mesures de contrôle qui lui sont propres en vertu des conventions internationales et notamment en ce qui concerne la mise sous contrôle de stupéfiants, de substances psychotropes ou de substances mises sous contrôle par la Convention de 1988

Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS): composé de treize experts, dont  trois sont choisis sur proposition de l’OMS et les dix autres nommés par les États.  A la charge de veiller, en étroite coopération avec les États, à ce que ceux-ci exécutent leurs obligations en vertu des conventions internationales.  3 objectifs : 1) limiter aux seuls besoins de la médecine et de la science l’ensemble des activités (la culture, la production, la fabrication, le commerce et l’usage; 2) faire en sorte que cette limitation n’entraîne pas pour conséquence une insuffisance de produits pour les besoins de la médecine, s’assurer qu’il y ait un équilibre entre l’offre et la demande; 3) aider les États à empêcher (car l’ONU agit seulement de manière indirecte) les activités illicites, la culture, la production, la fabrication, le trafic.

Programme des Nations Unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID) : fonctionne à l’intérieur du secrétariat des Nations Unies.  Dans sa forme actuelle, ce programme date de 1991 alors que l’Assemblée générale a fusionné toutes les structures du secrétariat mais ses racines datent de 1925 et de la Société des Nations, soit avant même la création de l’ONU.  Composé de deux grandes divisions : 1) division de la mise en oeuvre des traités et des services d’appui qui s’occupe notamment de la gestion des ressources financières du FNULD et du service de gestion des bases de données; 2) division des opérations de l’appui technique composée de vingt bureaux du service des opérations répartis sur quatre continents qui sont chargés de gérer sur place, de coordonner avec le partenaire du système et en dehors du système les actions sur le terrain.

Fonds des Nations-Unies pour la lutte contre les drogues (FNULD): créé en 1968, pour mettre fin à la production illicite des stupéfiants par des cultures de remplacement.

Organisation Internationale de la Police Criminelle (OIPC-INTERPOL): a comme fonction d’assurer la collaboration entre les polices des différents États en vue de prévenir et de réprimer les crimes de droit commun.

Organisation Mondiale de la Santé (OMS): son rôle particulier en relation avec les Conventions consiste à nommer les membres de l’OICS, d’évaluer les drogues, de jouer le rôle d’expert international en matière de drogue et de voir à la prévention sanitaire.


ANNEXE 4

Tableau 4.1-
Infractions de possession de stupéfiants 1922-1972 au Canada

Source :  Bureau des drogues dangereuses, Santé et Bien-Etre Canada, 1973. Statistiques tirées de Giffen et coll.  (1991)  

Année

Opium

Morphine

Cocaïne

Héroïne

Cannabis

Autres

1922

272

66

93

--

--

665

1923

155

79

43

--

--

564

1924

48

41

19

--

--

276

1925

51

33

12

--

--

285

1926

74

17

16

--

--

198

1927

27

20

18

--

--

92

1928

56

36

16

--

--

158

1929

56

26

10

12

--

109

1930

46

24

8

8

--

119

1931

58

14

4

10

--

121

1932

 

 

 

 

 

 

1933

53

3

5

6

--

52

1934

40

11

4

12

--

36

1935

34

7

--

15

--

40

1936

45

26

6

21

--

30

1937

39

23

3

64

4

18

1938

57

36

1

38

4

11

1939

51

23

2

65

12

5

1940

47

40

1

56

3

18

1941

103

73

2

27

--

21

1942

32

26

7

17

--

7

1943

14

65

2

14

2

 

1944

40

88

14

26

--

15

1945

34

77

--

50

--

28

1946

57

84

4

84

--

8

1947

50

108

11

141

--

13

1948

12

74

6

185

6

3

1949

6

37

--

287

5

5

1950

5

31

1

300

 

 

1951

3

21

1

312

5

2

1952

--

12

2

316

6

7

1953

1

8

--

286

7

9

1954

1

7

--

248

2

19

1955

2

7

--

242

8

34

1956

--

--

--

29

1

322

1957

--

6

--

274

5

31

1958

--

8

--

397

14

8

1959

--

7

--

470

22

11

1960

--

5

--

374

21

13

1961

--

2

2

385

17

10

1962

--

9

1

219

16

19

1963

--

15

1

222

29

26

1964

--

13

1

227

39

18

1965

--

20

2

222

42

35

1966

--

21

1

193

112

50

1967

--

16

--

281

447

55

1968

--

10

1

199

817

49

1969

--

6

2

185

1476

58

1970

 

 

 

201

5399

 

1971

 

 

 

 

 

 

1972

 

 

 

630 *

10695

 

ANNEXE 4  (suite)

Tableau 4.2

Condamnations pour infractions liées aux stupéfiants au Canada de 1912 à 1972

  1912              342

1913              684

1914              1044

1915              1375

1916              1165

1917              790

1918              915

1919              1195

1920              1797          % chinois

1921              1864         

1922              1858          60.1

1923              1297          46.6

1924              997            66.5

1925              835            56.2

1926              743            66.6

1927              491            71.9

1928              608            67.8

1929              616            82.1

1930              461            60.9

1931              316            53.5

1932                            

1933              230            53.0

1934              218            57.3

1935              165            38.3

1936              182            30.2

1937              220            15.9

1938              183            21.9

1939              226            10.6

1940              234            13.7

1941              273            11.4

1942              136              3.7

1943              136              5.9

1944              194            13.9

1945              212              6.1

1946              247            10.9

1947              341              4.7

1948              316                --

1949              389              0.6

1950              417              1.4

1951              402              2.8

1952              511              1.4

1953              397              2.7

 

1954              361              3.6

1955              480              2.3

1956              451                --

1957              539              1.3

1958              569              0.2

1959              691              0.5

1960              510              0.6

1961              495              0.6

1962              418              0.3

1963              319              1.6

1964              261              2.5

1965              422

1966              486

1967              1056

1968              1461

1969              2367

1970              6745

1971              1889

1972              12811

 

Les données de 1912 à 1969 proviennent des Statistiques Criminelles du Canada tandis que celles de 1970, 1971 et 1972 du Bureau des Drogues dangereuses, et de Santé Bien-être Canada.  Ces données sont extraites de Giffen et coll. (1991)


INTRODUCTION  

Les diverses législations nationales sur les drogues nous donnent une occasion privilégiée d’étudier les conflits et les consensus au sein des sociétés, deux concepts d’une importance primordiale dans le domaine de la sociologie du droit.  Par ailleurs, il est clair que dans le domaine des drogues, les législations nationales ne se développent pas en vase clos; elles sont  influencées par le droit international – et ce à des degrés divers selon chaque nation et selon les époques.  Mais qu’en est-il de l’impact réel du droit international en matière de drogues sur le plan du droit canadien en regard des consensus et des conflits internes?  Bien que ce travail ne prétende pas offrir de réponse définitive à cette question, il constitue toutefois une première réflexion en ce sens.  J’examinerai dans les prochaines pages la mise en place et l’évolution de la prise en charge graduelle du contrôle des drogues par le droit international et canadien, m’efforçant de voir les rapports entre les deux et l’influence du premier sur le second, source alors de cohésion ou de dissension interne. 

Dans cette brève rétrospective, je m’efforce de retracer sommairement les repères de l’évolution des conventions internationales et de la législation canadienne en matière de drogues au cours du XXe siècle.  Pour ce faire, je présenterai brièvement au préalable la théorie des problèmes sociaux élaborée par Spector et Kitsuse durant les années 1970 car il m’apparaît que la «question des drogues», de leur usage et de leur commerce, répond bien à cette théorie, un des courants du constructivisme.  Parallèlement au développement du droit international, je procéderai aussi à une analyse de la situation sur la scène canadienne en tentant d’identifier les principaux acteurs et groupes d’intérêts impliqués dans cette prise en charge des drogues par le droit pénal et le droit international.  Finalement, je partagerai avec vous certaines réflexions suscitées par la réalisation de ce travail.


1- CADRE THÉORIQUE

Tel qu’annoncé en introduction, j’approcherai la prise en charge par le droit international et canadien du régime de la prohibition de certaines drogues selon le modèle constructiviste, et plus spécifiquement sous l’angle de la théorie des problèmes sociaux telle que développée par Spector et Kitsuse (1977).  Je cernerai les principaux jalons de la création du «problème de la drogue» en utilisant simultanément deux méthodes: 1- la première, historique, constituée de sources secondaires, qui servira dans un premier temps à tracer à grands traits les repères primordiaux de l’évolution du contrôle et de la répression sur la scène internationale et canadienne en matière de drogues; 2- la seconde, qui vise à me familiariser avec certaines notions de base de la théorie des problèmes sociaux, m’aidera à identifier les agents sociaux impliqués plus directement dans la mise en place et dans le maintien du système de la prohibition des drogues au Canada, de même qu’à cerner la dynamique de leurs interactions dans l’évolution de la problématisation du phénomène.  Je présenterai sommairement l’approche de Spector et Kitsuse afin de m’y sensibiliser initialement, dans le but d’une application plus substantielle ultérieurement, me proposant de l’approfondir dans ma thèse si j’en reconnais la pertinence. 

La théorie des problèmes sociaux

Spector et Kitsuse (1977) ont développé leur théorie en réaction à la théorie fonctionnaliste, qu’ils considéraient trop centrée sur les notions de «conditions objectives» et de «consensus».  Ce modèle théorique se veut aussi une extension et un complément aux théoriciens du conflit, qui auraient dévié, selon les auteurs, de leur préoccupation initiale de s’intéresser au processus de définition des problèmes plutôt qu’aux dites conditions objectives en soi.  Ainsi, si la théorie des problèmes sociaux s’intéresse au processus de «problématisation» (expression empruntée à Glorie, 1983) et non à la situation objective en soi, il n’est en fait même pas essentiel qu’il existe un problème «réel»[2] reconnu par tous pour qu’une situation ou un phénomène en vienne à atteindre le statut de «problème social».

L’imputation des valeurs et intérêts sous-tendant les actions des groupes revendicateurs fait partie intégrale du processus de problématisation et doit donc conséquemment être incluse dans l’analyse.  L’emphase repose ainsi sur les processus par lesquels les membres d’une société en arrivent à définir une situation donnée en tant que «problème social» puis à la faire reconnaître comme telle par les institutions publiques.  Spector et Kitsuse définissent les problèmes sociaux comme des «…activities of individuals or groups making assertions of grievances and claims with respect to some putative conditions» (1977:75). 

Intéressés et inspirés simultanément par l’étude des occupations et par les interactionnistes symboliques, Spector et Kitsuse considèrent que plusieurs aspects des problèmatiques sociales peuvent être découverts en cherchant à comprendre le rôle des intervenants impliqués dans les diverses étapes du processus de problématisation.  Pour eux, «...the central problem for a theory of social problems is to account for the emergence, nature and maintenance of social problems» (idem.:76).  Cela expliquerait donc pourquoi les auteurs ont cherché à créer une théorie centrée sur les «activités de revendication» (traduction libre de claims-making activities) plutôt que sur les conditions à la base de ces revendications.  Ainsi, s’ils ne rejettent pas d’emblée l’existence de certaines conditions difficiles pour certains acteurs sociaux, ils s’intéressent davantage aux discours relatifs à ces conditions qu’à la stricte validité des affirmations concernant celles-ci.  Ils ont laissé de côté l’analyse des conditions sociales en soi pour s’intéresser plutôt aux processus de revendication, de plaintes ou de demandes de changement, ce qui constitue le coeur des activités de revendication.  Ce sont les auteurs de ces revendications qui définissent des conditions comme constituant des problèmes sociaux et qui tentent d’attirer l’attention des décideurs sur ces situations qu’ils jugent indésirables, et qui veulent donc mobiliser les institutions dans des actions visant une transformation de la situation en leur faveur, conformément à leurs valeurs et intérêts.

Ainsi, la problématisation d’une situation constitue toujours une forme d’interaction: une demande faite par une partie à une autre dans le but d’agir face à une situation donnée.  Le résultat des interactions à propos d’une situation déterminera la confirmation ou l’infirmation de cette situation en tant que problème social.  Pour Spector et Kitsuse, la création des problèmes est lourdement chargée sur les plans de la morale et des valeurs; il est donc essentiel de porter une attention toute spéciale à ces éléments lorsque l’on procède à l’analyse de situations qui sont devenues des problèmes sociaux.  Finalement, les auteurs identifient deux types de groupes ou d’individus impliqués dans les processus de revendication: ceux qui y trouvent un intérêt personnel (groupes d’intérêts et de pression, lobbies, corporations professionnelles, etc...) et ceux qui militent par principe et par conviction, sans nécessairement être impliqués directement et d’aussi près sur le plan personnel (par exemple, les réformateurs ou entrepreneurs moraux, les membres du clergé, etc), qui agissent ou prétendent agir au nom de valeurs supérieures.

Les quatre étapes du modèle de Spector et Kitsuse

Voici en version synthétisée les quatre étapes du modèle de Spector et Kitsuse, de même que les composantes à considérer dans l’analyse de chacune de ces étapes.

1- Les tentatives de légitimation d’une situation jugée indésirable ou nuisible par un ou plusieurs groupes face aux institutions;

• le processus de plaintes ou de revendications

• le pouvoir des groupes revendicateurs

• la nature et la variété des plaintes

• les mécanismes de pression

• la documentation de la plainte

2- La reconnaissance des groupes revendicateurs par les autorités ou institutions officielles, qui peut impliquer une investigation officielle, une proposition de réforme et/ou la mise en place d’une structure officielle pour répondre à ces revendications.

••• Le processus de revendication peut s’arrêter ici lorsque les structures institutionnelles s’approprient les demandes et répondent de façon jugée satisfaisante aux demandes initiales émanant des groupes revendicateurs.  Certaines agences officielles développeront alors des intérêts particuliers dans la prise en charge de ces plaintes ou revendications.  Par contre, certaines situations peuvent mener aux étapes suivantes lorsqu’il y a insatisfaction de la part des groupes revendicateurs.

3- La ré-émergence des revendications et demandes par le ou les groupes initiaux (ou de la part d’autres groupes) qui expriment des insatisfactions face aux dispositions mises en place pour remédier à la situation (la prise en charge bureaucratique non satisfaisante des plaintes, une situation de non-confiance dans les structures mises en place, etc... )

4- Le rejet des structures institutionnelles par les groupes revendicateurs, qui estiment que la réponse apportée par les pouvoirs publics est inadéquate face à leurs demandes, ce qui peut mener à l’élaboration de structures parallèles ou alternatives en réaction aux procédures officielles.

2- RÉTROSPECTIVE DES ORIGINES ET DE L’ÉVOLUTION DU RÉGIME INTERNATIONAL DE PROHIBITION

Dans l’esprit de la perspective constructiviste, je reconstruirai dans un premier temps l’évolution de la prise en charge des drogues par le droit international, pour me pencher par la suite sur la scène canadienne.  Revenir sur les origines de l'internationalisation du contrôle en matière de stupéfiants est essentiel à la compréhension des politiques canadiennes si on veut replacer adéquatement la législation canadienne actuelle dans le cadre international plus large dans lequel le Canada s’est placé très tôt concernant le contrôle des drogues.

La Chine, les Britanniques et l’opium

Selon Glorie (1984), le contrôle des stupéfiants s’est mis en branle dès le XIXe siècle en Chine.  L’opium à fumer, qui était à l’époque cultivé à grande échelle aux Indes par les Britanniques, fut introduit en Chine par les Britanniques dans un but de rentabilité économique; ceux-ci, qui importaient de Chine d’importantes cargaisons de thé y exportaient en échange l’opium cultivé en Indes;

«...il s’agit en fait d’un simple échange permettant aux Anglais d’écouler avec grands profits les productions indiennes ... la Chine était confrontée à une importation massive d’opium, à la fois internationale, car impliquant plusieurs pays producteurs et importateurs, et aux implications économiques profondes» (C.-N. Robert, 1989:6).

C’est donc avec l'acceptation forcée des Chinois, imposée par les Britanniques (Traité de Nankin en 1842) d'un contrôle de l'opium, que s’est concrétisé initialement ce processus.  Par la suite, les importations d’opium ont crû de façon importante, certains estimant entre 5 et 20 % la population chinoise touchée par l’opiomanie, ce qui représentait alors de vingt-cinq à cent millions de personnes.  L’importance réelle de cette consommation suscite toutefois des estimations divergentes selon les auteurs, mais, à l’image de Spector et Kitsuse, nous laisserons de côté le sujet de la «présumée» condition objective pour nous concentrer davantage sur les mécanismes de contrôle.  Dès 1836 donc, l'Angleterre et la Chine furent les premiers et principaux acteurs à avoir été impliqués dans les débuts du contrôle entourant les stupéfiants.  Mais ils ne furent pas les seuls car les Français, les Espagnols et les Hollandais étaient aussi impliqués dans le commerce de l’opium à cette époque. 

La réaction de la Chine et de la Grande-Bretagne à la manoeuvre des  Britanniques  a mis quelques 25 ans à se concrétiser.  En 1908, suite à un retour aux valeurs traditionnelles prônées par les mouvements réformistes chinois, de même que sous la pression d'un puissant lobby quaker britannique, les gouvernements chinois et britannique signèrent un accord prévoyant la suppression progressive de l’opium.  Et c’est en 1909, avec la conférence de Shanghai (discutée par la suite), que naquit le premier texte du droit de la drogue de portée véritablement internationale (Caballero, 1989).  Par la suite, en ce qui concerne la Chine, le renversement de l'Empire et les guerres civiles en 1911 provoquèrent l'avortement de cette entente au sein de ce pays (Glorie, 1984).

L'internationalisation du contrôle des stupéfiants au XXe siècle

Plusieurs auteurs consultés s'entendent pour dire que les États-Unis furent, dès le début du XXe siècle, les principaux instigateurs d’un mouvement historique ayant conduit à l'évolution du contrôle pénal des stupéfiants dans le monde entier (Morgan, 1981; Musto, 1973; Glorie, 1984; Nadelmann, 1990; Caballero, 1989).  La mise en place des premiers accords internationaux antidrogue se situe plus spécifiquement dans un double mouvement interdépendant étroitement originant des États-Unis, et ayant des effets autant aux plans national qu’international : 1- au plan interne, l'avènement d'un mouvement réformateur qui consacre l'intervention des pouvoirs publics dans la société américaine, ainsi que la naissance de mouvements moraux, qui mettent en scène de nouveaux acteurs ou des groupes sociaux, soit les «entrepreneurs moraux» (Lowenthal, 1974, in Glorie, 1984).  2- au plan international, le début de la phase impérialiste de la politique étrangère américaine sous l’influence «...[d']une nouvelle génération coloniale formée de bienfaiteurs religieux pétris d'altruisme et de sentiments de supériorité, qui découvre parmi les missions qu'elle s'assigne les problèmes posés aux Philippines sur l'opium» (Glorie, 1984:72).  Deux acteurs américains sont impliqués tout particulièrement dans ce processus: l'évêque Charles Brent, qui prit à l’époque la tête du mouvement anti-opium américain, qui fut rejoint dans cette croisade par le Docteur Hamilton Wright, qui avait comme objectif de «coupler une action internationale contre l'opium au vote de réglementations fédérales [américaines] plus générales» (ibid.).  Glorie attribue d'ailleurs à Wright «…la paternité des Conventions internationales et des lois américaines... le fondement juridique et idéologique de la plupart des formes de contrôle des stupéfiants existant à l'heure actuelle dans le monde» (ibid.).  Ainsi ce serait la pression exercée par l'église – de même que les ligues de tempérance dont les membres étaient près de l’église – qui aurait contribué à pousser l'Amérique puritaine à initier la croisade mondiale antidrogue.  En fait, l’initiative américaine aurait répondu à trois impératifs ou dynamiques : un tiers de morale humanitaire, un tiers de xénophobie raciste et un tiers d’intérêts géographiques (Caballero, 1989).

C'est donc dans la foulée de la croisade antidrogue que Brent et Wright lancèrent des invitations à une conférence diplomatique internationale.  La Conférence de Shanghai, sous la présidence de l'évêque Charles Brent, a réuni en 1909 treize délégations[3] dans le but d'initier une discussion sur le commerce international et sur l'usage de l'opium dans les colonies appartenant à certains pouvoirs coloniaux (Glorie, idem.).  Devant la résistance de plusieurs pays à s'engager sur des recommandations précises pour des raisons qui varient d'un pays à l'autre - prohibition du commerce international d'un côté, protection des intérêts de certains de l'autre - on ne conclut la rencontre que sur des déclarations de principe qui, selon Glorie (1984 :72) rapportant les propos de Tisseyre (1977):

«...invitent les puissances intéressées à prohiber sans délai l'usage de l'opium, à mettre en vigueur dans les colonies les lois en vigueur dans la mère patrie, ainsi qu'à interdire l'exportation de l'opium à destination des contrées prohibant son importation».

Grâce à une foule de compromis, les États-Unis ont ainsi rallié les participants à l'acceptation des deux fondements de leur politique de contrôle international, soit le principe de la limitation du commerce à des fins médicales et la réduction des exportations d'opium (Caballero, 1989).  L'Angleterre n'est pas non plus sortie mécontente de la conférence de Shanghai, préservant ses accords bilatéraux avec la Chine, tout en évitant de se voir imposer l’obligation de se soumettre à une politique déterminée (Glorie, 1984).

1912: La Convention Internationale sur l'Opium de La Haye

Les participants présents à Shanghai en 1909 se réunirent de nouveau en 1911 à La Haye, aux Pays-Bas, encore une fois à l'initiative des Américains.  Tout comme lors de la réunion précédente, cette rencontre fut marquée par des négociations très ardues, dû entre autre aux intérêts et exigences très divergents des participants (Glorie: 1984.).  Ces résistances provenaient des représentants de l'Angleterre, qui exigeaient que soit mise à l'ordre du jour la réglementation de la fabrication de la morphine et de la cocaïne, tandis que «les délégations allemande, française, hollandaise, portugaise, perse et japonaise avaient comme intérêt de protéger soit leurs industries pharmaceutiques de morphine, d'héroïne et de cocaïne, soit leurs productions locale ou coloniales de drogue» (Glorie, idem :72.).  Malgré ces divergences, la Convention Internationale de l'Opium est conclue le 23 janvier 1912, grâce «au charisme de Wright et au bon sens de Brent» (Glorie, ibid. :72.). 

1919: Le traité de Versailles

L’année 1919, qui marque la fin de la première guerre mondiale, constitue un moment charnière sur le plan de l'internationalisation des politiques en matière de stupéfiants et ce, pour des raisons qui ne concernent aucunement les problèmes de drogues au sein des pays membres, ni même dans leurs colonies.  En effet, si seuls quelques pays ont signé l'entente de La Haye en 1912, de nombreux pays ont par contre entériné le Traité de Paix de Versailles en 1919.  Ce traité, qui concrétise la fin de la guerre, s'intéresse aussi à la question du commerce international de drogues et plus spécifiquement au commerce de l'opium.  À ce propos, Silvis (1994: 42) rapporte l'article 295 de ce Traité de Paix qui se lit comme suit :

«Those, of the High Contracting Parties who have not yet signed, or who have signed but not ratified, the Opium Convention (...) agree to bring the said Convention into force and for this purpose to enact the necessary legislation without delay (...).  Furthermore, for those Powers which have not yet ratified the Opium Convention, ratification of the present Treaty should be deemed in all respects equivalent to the ratification of that Convention (...)».

La responsabilité du respect des recommandations de cette entente relevait à l'époque de la Société des Nations, charge qui lui fut confiée à la fin de la première guerre mondiale dans le cadre du traité de Versailles.  Cette tâche fut par la suite transférée à l'Organisation des Nations Unies (ONU), et plus précisément à la Commission des stupéfiants du Conseil économique et social (CÉSNU).  C’est d'ailleurs le CÉSNU qui veille encore aujourd'hui au respect des ententes internationales actuelles, en plus d'avoir comme mandat de formuler des conseils et des recommandations au Conseil et aux gouvernements.[4]

1925: Les Conventions de Genève

La conférence de Genève, organisée par la Société des Nations suite à l'accord de La Haye et au Traité de Versailles, a donné naissance, en 1925, à deux Conventions distinctes, soit la Convention sur la suppression du commerce et de l'usage de l'opium préparé, ainsi qu’à la Convention sur l'opium brut et les autres stupéfiants (ou Convention internationale sur l'Opium).  Cette réunion a fait éclater au grand jour une scission au sein des participants en deux clans aux philosophies distinctes: d'un côté, les réalistes, partisans d'une réglementation de la distribution d'opium, et de l'autre, les idéalistes, partisans de la prohibition totale (Caballero, 1989).  Ce sont les premiers qui l’emportèrent pour la période de 1925 à 1961.

La Convention sur la suppression du commerce et de l'usage de l'opium préparé permettait l'adoption d'un système de production et de distribution, contrôlé par un monopole d'État, avec certaines mesures telles l'interdiction de vente aux mineurs, la restriction du nombre de fumeries, la réduction des cultures, etc...  Les principaux signataires - soit les représentants de l'Angleterre, de la France et de l'Inde - étaient convaincus que l'opium n'était pas très nocif en Extrême-Orient où il constituait une coutume et que, de toute façon, il n'était pas possible de supprimer son usage par le moyen d'une convention internationale.  Un argument apporté par ces pays est que «la prohibition conduirait […] à la contrebande et au trafic» (Caballero, 1989:47).  Il semble bien que l'histoire leur ait donné raison.

Dans les faits, la Convention internationale sur l'opium de 1925 déborde, malgré son titre, le strict cadre du contrôle de l'opium pour s'appliquer aux trois grandes drogues «naturelles», soit l'opium, la coca et le cannabis, ainsi qu'à leurs principaux dérivés.  Elle crée pour la première fois l’obligation pour les Parties «…à fournir des évaluations de leurs besoins en stupéfiants et à soumettre à autorisation chaque opération de production, d'importation ou d'exportation» (Caballero, 1989 :47.).  Cette Convention marque également la création du Comité Central Permanent, qui devint l'organe officiel du contrôle des stupéfiants, chargé de «centralise[r] les statistiques en ce qui a trait à la production, les stocks, les saisies, les importations et les exportations des substances visées par la Convention» (Caballero, ibid.).  Entre 1931 et 1953, pas moins de six Conventions furent ratifiées dans le but de compléter ou d'amender les textes déjà existants.  Voici un bref résumé de celles-ci tiré de Caballero (1989 :45-48):

1931 : Convention de Genève: étend le domaine du contrôle aux drogues manufacturées, introduit une classification des substances et pose de façon nette le principe de la limitation des stupéfiants aux besoins médicaux et scientifiques.  Vise essentiellement à prévenir les détournements du marché licite vers le marché illicite.

1931: Convention de Bangkok: ne s’appliquant qu’aux Puissances ayant des possessions en Extrême-Orient, adopte des règles de fonctionnement concernant les fumeries d’opium (interdiction de vente aux mineurs, vente au comptant, etc..) et recommande des systèmes d’immatriculation des fumeurs de façon à organiser un rationnement progressif des personnes immatriculées

1936: Convention de Genève: rend effective l’application des Conventions antérieures et vise à accentuer la répression du trafic illicite des drogues dites «nuisibles».  Prévoit certaines formes de contrôle international (extradition des trafiquants, organisation d’un service de police spécialisé dans chaque pays signataire).

1946: Protocole de Lake Success: transfère de la Société des Nations à l’ONU les compétences en matière de contrôle des stupéfiants.

1948: Protocole de Paris: permet de placer sous contrôle international en tant que stupéfiants de nouvelles substances d’origine synthétique non visées antérieurement.

1953: Protocole de New-York:  Étend les mesures de contrôle international à la culture du pavot et à la production d’opium en vue de tarir le trafic à la source.

Synthèse de la période comprise entre 1912 et 1961

C'est donc en grande partie sous la pression des États-Unis que des mesures de contrôle du trafic, de la culture et de la production se sont graduellement mises en place durant la première moitié du siècle; ces six Conventions ont toutes en commun de viser «un renforcement des contraintes et des sanctions relatives aux stupéfiants» (Caballero,1989:47).  Plusieurs auteurs consultés (Beauchesne,1988; Bertrand,1989; Solomon et Green, 1988; Caballero,1989; Glorie,1984; Nadelmann,1992) affirment que la période comprise entre 1912 et 1961 a mené à une constante intensification des contrôles, parallèlement à un élargissement des accords internationaux, passant du contrôle de la production de l'opium à une criminalisation graduelle de plus en plus de «comportements» associés aux substances désormais «illicites», autant sur le plan quantitatif que qualitatif.  Ainsi, depuis les premières conventions, un nombre grandissant de pays ont pris part aux traités, de plus en plus de substances sont sujettes à des contrôles alors que les appareils de contrôle sont devenus de plus en plus spécialisés et que le taux de pénalisation s'est élevé.  De plus, l'objet du contrôle, qui concernait au début strictement la production, tout d'abord de l'opium puis subséquemment des autres substances, s'est graduellement étendu vers la criminalisation des personnes et la multiplication du nombre de comportements qualifiés d'infractions (Hulsman et Van Ransbeek, 1983).

1961: La Convention unique sur les stupéfiants

L'époque de la prohibition générale et absolue voulue par les États-Unis prend véritablement son essor avec la Convention de 1961, alors que de nombreux organismes de contrôle sont désormais chargés de veiller à la bonne application de celle-ci (Caballero, 1989).  Cependant, on peut douter du réalisme d'une prohibition mondiale réellement efficace puisqu'il suffit d'un ou de quelques États n'appliquant pas la Convention pour que le trafic illicite se trouve alimenté.  Le contrôle mondial se trouve également hypothéqué de deux façons : par la possibilité offerte à certains états d'adhérer à la Convention tout en y faisant des réserves ou de ne pas y adhérer; certains pays ont revendiqué ce droit sous prétexte que le traité ne tenait pas compte de leur spécificité nationale.  Finalement, notons que selon Caballero, l'Organe de contrôle dispose du pouvoir d'appliquer les mesures prévues à la Convention même aux États non parties (Caballero, idem.). 

Cette Convention vise principalement à contrôler de façon rigoureuse trois des stupéfiants traditionnellement produits et consommés dans les régions dites «sous-développées», soit l'opium, la coca et le cannabis.  Les États-Unis, qui jugeaient à l’époque l'application de la Convention trop permissive, prétextant qu'elle laissait place à un trafic de cultures clandestines qui résulterait de la politique trop molle de certains pays, insistèrent pour que l'on organise le contrôle de la production à la source.  C’était d’ailleurs le mot d'ordre de la délégation américaine.  Ce sont justement ces pressions qui auraient fini par mener au Protocole de Genève en 1972 (voir plus loin), qui visait notamment à renforcer encore davantage la rigueur du contrôle international (Caballero, idem.).   

Voici une synthèse des différents objets sur lesquels porte la Convention unique (tiré du rapport final de la Commission LeDain, 1973:

• définir les actes et les comportements qu'il convient d'incriminer;

• établir les listes des substances à prohiber;

• fixer les devoirs des pays signataires ainsi que leurs responsabilités;

• énumérer des moyens de prévention;

• fixer les quantités limites de drogues à produire;

• dicter aux pays membres les moyens de répression qu'ils doivent adopter en matière de drogues;

• prévoir le recours obligatoire à des peines de privation de liberté pour les infracteurs;

• énoncer leur programme pour diminuer l'usage de drogues dans le monde.

Bertrand (1989 :31) considère la Convention unique comme une «déclaration de guerre à la drogue» qui a eu par la suite des conséquences très concrètes sur l'approche canadienne.  Par ses contrôles, ses pénalités, ses spécifications et ses comportements prévus, la Convention unique ne vise plus simplement à contrôler le commerce et la production mais à prohiber la possession et l'usage de stupéfiants, même à des fins scientifiques et médicales.  Parmi les actes et comportements visés apparaissent la possession et la détention des stupéfiants, y compris le cannabis.  On y aborde alors un régime de prohibition.

1971: La Convention de Vienne sur les substances psychotropes

Adoptée dix ans après la Convention unique, cette Convention ressemble à son modèle, malgré qu’elle s’en démarque sur certains points essentiels.  Ainsi, à la différence de la Convention unique qui porte principalement sur le pavot, la coca et le cannabis et sur leurs dérivés, celle-ci s’applique aussi à une gamme de plus de 65 autres substances, toutes d’origine industrielle ou synthétique, qui sont classées en quatre tableaux (hallucinogènes, amphétamines, barbituriques et tranquillisants) (Caballero, 1989, voir aussi tableau 1.2 à l’annexe 1).  Selon Caballero, le fait que ces substances soient produites en Occident expliquerait que des contrôles différents soient prévus à l’endroit des drogues autres que les «stupéfiants» d’origine orientale, comparativement à 1961; cette fois-ci, ce sont les pays producteurs - États-Unis et Europe en tête - qui auraient tenté d’obtenir l’allégement des contraintes, précisément ce que les pays en voie de développement avaient demandé en 1961.  Finalement, ce sont des considérations étrangères à la santé publique qui l’emportèrent et qui conduisirent à l’adoption d’un texte beaucoup moins rigoureux que celui de la Convention unique.

Dans le cadre de cette Convention, à part les contraintes d’ordre administratif relatives au commerce licite, on retrouve des dispositions concernant la répression du trafic illicite et la lutte contre l’abus de psychotropes.  Les dispositions en matière de répression sont plus légères à l’endroit des drogues autres que les stupéfiants que celles formulées dans la Convention unique en ce qui concerne les sanctions pour les infractions graves, de même qu’en matière de coopération internationale.  Pour ce qui est de l’abus, on y reprend, en les étendant, les mesures de prévention classiques telles que le traitement, l’éducation, la postcure et la réadaptation sociale (Caballero, idem.).  Il est intéressant de remarquer qu’aucune sanction formelle n’est par contre prévue contre l’infraction de possession dans le cas des «nouvelles» drogues psychotropes.

En ce qui concerne la classification des substances, cette Convention établit d’abord une distinction erronée entre stupéfiants et non-stupéfiants, puis brouille les frontières entre pharmacodépendance et non-pharmacodépendance.  Ainsi, seul l’usage à des fins médicales ou scientifiques est admis (article 5) alors que tout autre usage est interdit.  À l’exception des hallucinogènes du tableau I (LSD, mescaline, psilocybine...) qui n’ont pas ou peu d’utilité thérapeutique, les substances des autres groupes sont tous des produits de l’industrie pharmaceutique (Caballero, 1989).  La prohibition ne concerne donc qu’un usage détourné des produits et non leur utilité normale. 

1972: Le Protocole de Genève modifiant la Convention unique

Insatisfaits de la «mollesse» de certaines dispositions de la Convention unique dès 1961, les américains réclamèrent des amendements jusqu’en 1972, notamment en matière de renforcement des pouvoirs de l’Organe sur les pays producteurs. Ils se heurtèrent toutefois au bloc des pays en voie de développement, appuyés par les pays de l'est, dans leur tentative de renforcement des pouvoirs de l'Organe sur les pays producteurs de stupéfiants.  Ainsi, les amendements visant à donner à l’Organe de contrôle le pouvoir de recueillir ses informations à d’autres sources que celles des gouvernements signataires, d’inspecter les cultures des pays producteurs, de corriger leurs évaluations et de décréter l’embargo sur leurs importations de stupéfiants furent rejetés (Caballero, 1989).  Les pays ayant ratifié le Protocole, qui entra en vigueur en 1975, s'entendirent donc pour ne proposer que des changements mineurs, bien en dessous des attentes des États-Unis.  C'est le principe de coopération entre l'Organe et les États qui ressort comme la marque de l'ensemble des dispositions (idem.).  Cependant, ce Protocole contient une addition importante: on peut désormais envisager des mesures de traitement non pénales à l'endroit des individus qui abusent de stupéfiants lorsqu’ils commettent «d’autres» infractions:

 «...si des personnes faisant abus (de stupéfiants opiacés, cannabis et cocaïne) commettent de telles infractions, les Parties pourront adopter au lieu de l'inculpation ou du châtiment ou concurremment, que ces personnes se soumettent à des mesures de traitement, d'éducation, de postcure, de réadaptation et de réintégration sociale...» (tiré de Caballero, 1989 :54).

 

1988: La Convention sur le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes

Dernière des conventions internationales sur les drogues, la Convention de 1988 vise notamment à renforcer et à compléter les dispositions en vigueur dans le cadre des Conventions de 1961 et 1971.  En la ratifiant, les Parties signataires acceptent de s’engager encore davantage dans la répression du trafic illicite de stupéfiants et de psychotropes.  Les Parties visent tout particulièrement à contrer les organisations internationales de trafiquants en s’attaquant aux profits provenant du trafic illicite et en créant le délit de blanchiment d’argent, par le biais notamment d’une plus grande coopération internationale en matière de répression.  Cette convention vise également à éliminer les causes à la source de l’abus des stupéfiants et des psychotropes en s’attaquant à la réduction de la demande et en accordant des pouvoirs supplémentaires aux corps de police.  Enfin, on désirait aussi instaurer des mesures afin de contrôler certaines substances non visées antérieurement par les conventions précédentes, notamment les précurseurs, agents chimiques et solvants, produits utilisés dans la fabrication de certains stupéfiants et autres psychotropes. 

En somme, à partir de l’adoption de la Convention unique en 1961 jusqu’à la Convention sur le trafic illicite de 1988, en passant par la Convention sur les psychotropes de 1971 et le Protocole de 1972 amendant la Convention unique, on constate une accélération du processus de contrôle et une volonté croissante chez un nombre toujours plus grand de parties à contrôler juridiquement par le droit pénal non seulement la production, l’importation et le trafic mais aussi la simple possession d’un nombre croissant de substances opiacées et autres psychotropes de tout genre (Bertrand, 1997), en plus de sanctionner lourdement les infractions par des peines économiques et par la saisie des biens.


3- LA PETITE HISTOIRE DE LA PROHIBITION DES DROGUES AU CANADA

L'avant-scène de la première législation

Au Canada, avant 1880, les fumeurs d’opium jouissaient d'une liberté relative.  C'est à partir de cette période que les groupes moraux puritains, en particulier les Évangélistes méthodistes, se mirent à prôner un discours de moins grande tolérance en matière d'usage d'opium, d'alcool et de sexe, selon eux «sources majeures de vice et de péché» (Beauchesne, 1988).  Les premiers mouvements de tempérance (qui regroupaient divers groupes moraux puritains tel qu’indiqué plus haut), visaient la défense de la race blanche, anglo-saxonne et protestante et c'est à ces groupes que l'on doit les premières tendances vers le contrôle formel de certaines substances psychotropes au Canada.  On accusait à l'époque les Chinois, qui introduisirent les fumeries d'opium dans la région de Victoria et Vancouver, de corrompre le mode de vie d'une nation chrétienne et c'est pour ces motifs que les lois en matière de drogues furent adoptées par le Parlement canadien.  C'est donc avec l'accroissement de l'immigration chinoise surtout que la question de la race, auparavant sous-jacente au débat, fut portée au grand jour avec la parution du rapport de la Commission Royale sur l'immigration chinoise dès 1885, qui affirmait que «l'usage de l'opium était une habitude païenne incompatible avec le mode de vie d'une nation chrétienne» (Beauchesne, 1988 : 127-128). 

La campagne antidrogue, qui avait cours simultanément aux États-Unis, a eu un impact certain sur la croisade anti-opium canadienne (Beauchesne;1988, Bertrand;1989, Giffen et coll.;1991, Solomon et Green;1988).  Cette campagne, qui provoqua l'interdiction de la vente de l'opium à des fins non médicales dans certains États, a entraîné une diminution des stocks d'opium aux États-Unis, induisant du même coup une pénurie au Canada, qui, jointe à la croisade antidrogue, eut pour effet de forcer la fermeture de certaines fumeries d'opium de la région de Victoria.  C'est alors qu'aurait débuté la contrebande d'opium (Beauchesne, 1988).  Un peu plus tard, les résultats d’une enquête produite par l'Association Pharmaceutique Américaine en 1903 sur l'usage des drogues qui affirmait que la consommation de drogues était répandue dans toute la société américaine, mais plus spécifiquement au sein de deux groupes sociaux, soit les immigrés chinois et les noirs, aurait aussi eu une influence sur la politique et l’opinion publique canadienne.  C'est sur des arguments similaires que les groupes moraux canadiens se fondèrent pour exiger une législation visant à prévenir ce «fléau».

1908: La Loi sur l'Opium au Canada

Avant 1908, il existait très peu de restrictions légales en matière de drogues utilisées à des fins non médicales au Canada (Solomon et Green, 1988).  Selon Beauchesne (1989), on ne retrouvait en effet que des tarifs douaniers usuels qui s'appliquaient sur les marchandises importées.  En fait, pour elle, c’est la Loi sur l'Opium de 1908 qui «demeure encore aujourd'hui la base de la législation canadienne actuelle en matière de drogues; les modifications qui viendront par la suite ne toucheront que le processus d'application des lois et le nombre de drogues impliquées» (1988:126).  C'est d'ailleurs cette loi qui a inauguré formellement le contrôle des drogues à des fins non médicales, ayant été adoptée sans discussion en chambre ni opposition au sénat.  Giffen et coll. (1991) indiquent pour leur part que cette loi fut le résultat d’une convergence de facteurs, parmi lesquels on note un climat de réforme morale généralisé en Amérique du Nord, un mouvement international visant à stopper le commerce de l’opium depuis la Chine, de même qu’une hostilité envers les immigrants chinois au Canada.

Ce sont des considérations d'ordre moral, culturel ou ethnique qui inspiraient Mackenzie King, ministre du travail fédéral et principal artisan du premier processus de législation sur les drogues au pays (Beauchesne, 1988).  Le ministre du travail, plutôt que de s'attaquer au conflit qui opposait d'une part les travailleurs blancs aux asiatiques et d'autre part, les travailleurs syndiqués et non-syndiqués aux employeurs, aurait déplacé le problème «sur» les «étrangers» d'origine asiatique (Comack, 1985).  Suite à l'adoption de la loi de 1908, Mackenzie King fut le représentant du gouvernement canadien au sein de la délégation britannique à la Commission de Shanghai de 1909, où le Canada est maintes fois cité comme un pays ayant réussi à contrôler le trafic d'opium.  On peut se surprendre que Mackenzie King, alors ministre du travail du gouvernement canadien, figurait en tant qu’expert en matière de drogues. Si toutes les sources consultées confirment l’influence certaine et constante des États-Unis sur les politiques canadiennes tout au long du XXe siècle, une citation de Mackenzie King tirée d’un journal de l’époque, laisse croire que le Canada aurait pu avoir, selon lui, un certain impact sur la législation américaine au tournant du siècle: «... it was also an interesting fact that the American delegation [à la réunion de Shanghai] generously admitted that their legislation for the suppression of the traffic in the United States had been copied from Canada» (in Giffen et coll. 1991:75). 

L'élargissement des contrôles entre 1911 et 1923

Mackenzie King revint de Shanghai auréolé d'une réputation d'autorité en matière de drogues.  C'est cette renommée qui lui permit de jouer un rôle de premier plan lorsqu'en 1911, on modifia la Loi sur l'Opium pour en faire la Loi sur l'Opium et autres drogues, afin d'y inclure la morphine et la cocaïne.  Si la loi de 1908 fut la première loi établissant des contrôles pénaux sur les drogues au pays, c’est la loi de 1911 qui confirme plus sérieusement le rôle qu’on entendait donner au pénal dans le contrôle des drogues illicites (Giffen et coll., 1991).  Bien que des propositions prônant la criminalisation de l'usage et de la possession simple d'opium, de même que l'élargissement des pouvoirs d'enquête et d'arrestation de la police et l'augmentation des peines furent avancées dans l'élaboration du projet de loi de 1911, seule la criminalisation de l'usage et de la possession simple d'opium fut retenue, les autres étant adoptées quelques années plus tard. 

La loi de 1911 fut rebaptisée en 1920 la Loi sur l'Opium et les drogues narcotiques et de nombreux amendements furent ajoutés à celle-ci entre 1920 et 1923, notamment: • l'augmentation des pouvoirs policiers quant aux perquisitions; • l'instauration des sanctions discriminatoires à l'endroit de certaines catégories d'accusés; • la déportation pour les étrangers ayant enfreint la loi et le fouet pour les mineurs trouvés coupables d'infractions (Erickson, 1980).  Les principaux événements ayant pu favoriser l'extension de la Loi sur l'Opium et les drogues narcotiques à de nouvelles substances et le resserrement des contrôles pénaux durant cette période seraient dûs entre autres à :

• la mobilisation concrète de l'opinion internationale résultant des décisions prises à la Conférence de La Haye par les pays signataires, décisions annexées au Traité de Versailles qui prirent effet suite à la première guerre mondiale;

• la création, en 1920, du ministère canadien de la Santé, du Bureau fédéral des drogues, responsable des accords internationaux, de même que de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC), chargée de faire respecter, entre autres, les lois fédérales, dont les lois sur les drogues;

• les conflits entre blancs et asiatiques qui reprenaient de plus belle sur la côte ouest du Canada;

• l'usage du cannabis qui devint «prominent on the American scene»[5] dans quelques villes de la côte ouest aux approches des années 1920 ainsi que l'usage répandu de l'opium et de l'héroïne au sein de quelques groupes sociaux (Bertrand, 1989). 

En 1923, la loi de 1920 fut de nouveau amendée pour y ajouter la codéine, l'héroïne et le cannabis.  En ce qui concerne l'inclusion du cannabis dans la loi de 1923, la Commission LeDain, avance notamment ce qui suit :

«...quoi qu'il en soit, la décision a été prise sans fondement scientifique évident ni même la conscience réelle d'un problème social, de placer le cannabis sur le même plan, au regard de la loi, que les stupéfiants opiacés comme l'héroïne et c'est ainsi qu'il figure dans les textes législatifs depuis lors» (Rapport sur le cannabis, 1972).

En 1929, on rebaptisa la loi de 1920 Loi sur l'Opium et les substances psychotropes.   Selon Solomon et Green (1988), cette loi représentait une consolidation des six révisions législatives ayant pris place entre 1921 et 1927 qui étendaient la gamme des peines, des infractions et des sanctions prévues auparavant.  Parmi ces inclusions, on retrouve le fouet pour les infractions de possession et de distribution, la création de l'acte d'assistance qui renforçait le pouvoir policier dans le domaine des perquisitions sans mandat et la présomption de possession pour quiconque était trouvé en présence des substances incriminées à moins qu'il ne puisse prouver qu'il n'en avait pas connaissance.  Bertrand (1989:26) affirme ce qui suit à propos de cette loi:

«...en 1929, le Parlement consolidait en quelque sorte les mesures pénales [...] dans une loi d'une sévérité exceptionnelle et portant atteinte à plusieurs aspects des droits des citoyens ou, en tout cas, s'écartant des règles habituelles suivies en matière de poursuite pénale».

En dépit d'un accroissement des pouvoirs policiers censés faciliter le processus d'arrestation, le nombre de condamnations qui avait atteint un sommet au début des années 1920, tomba rapidement à un nombre approximatif d'environ 200 à la fin des années 1920 (MacFarlane, 1986, dans Solomon et Green, 1988:99)[6].  Le facteur primordial de ce déclin serait dû principalement à l'extinction de la première génération des fumeurs d'opium chinois, groupe qui constituait alors la grande majorité des infracteurs (Solomon et Green, idem.).  L’interdiction d’entrée au Canada envers les immigrants en provenance de la Chine qui s’accompagnait d’une forte «taxe d’entrée», la déportation de plus de 500 chinois condamnés au cours des années 1920 ainsi que la baisse d'intérêt public auraient également contribué à cette baisse des arrestations.

Parallèlement à ce qui s’est passé sur la scène internationale à la même époque, la période comprise entre 1930 et 1952 a été témoin d’une consolidation de la bureaucratie fédérale en matière de contrôle et de répression, au cours de laquelle on ajouta notamment l'introduction de l'infraction de culture du cannabis en 1938, de même que l'inclusion de nouvelles substances synthétiques et de leurs composés.  Puis c'est au début des années 1950 que l’approche axée principalement sur la criminalisation des toxicomanes a pour la première fois commencé à susciter des critiques de la part de l’opinion publique; c'est à ce moment que l'on commença à parler pour la première fois plus sérieusement de «traitement» plutôt que strictement de contrôle pénal (Solomon et Green, 1988).  Les agences de contrôle offraient toutefois un contre-argument de taille face à cette remise en question de la criminalisation des infractions de la possession, du trafic, de la culture et de l’importation: le spectre du crime organisé.  C'est donc sur des arguments de ce genre qu'elles ont pu continuer avec succès leur pression en faveur de contrôles de plus en plus sévères.  Les amendements apportés à la loi en 1954 furent encore largement fondés sur les désirs des agents de la GRC, et ce, en dépit d'une volonté croissante de la part des associations médicales et des services sociaux d'apporter des soins aux toxicomanes.  Sous l'influence de la Commission américaine Kefauver[7], le gouvernement fédéral a mis sur pied la Commission sénatoriale spéciale sur le trafic des stupéfiants au Canada en 1955, qui reçut les mémoires de plusieurs acteurs du domaine des drogues au Canada, des médecins aux travailleurs sociaux, en passant par les autorités policières et les simples citoyens.  On y a abordé quatre thèmes majeurs (Solomon et Green, 1988:103-104):

1- les multiples difficultés inhérentes au travail des policiers dans leur tentative de stopper l'entrée des drogues au pays;

2- l'opinion des autorités policières à l'effet que les toxicomanes sont des criminels et des «échecs sociaux sans morale ni principes», des menteurs;

3- l'échec de toute tentative en vue de mettre sur pied des cliniques pour les personnes adonnées aux stupéfiants;

4- le besoin urgent de la part des représentants des autorités policières quant à une concertation dans le but d'éliminer la demande de drogues par l'application agressive de l'infraction de possession.

Les membres du Comité sénatorial recommandèrent des peines plus lourdes pour le trafic, ainsi qu'une application plus rigoureuse de l'infraction de possession et des crimes reliés tels la prostitution et le vol, acceptant sans contester les requêtes des représentants des autorités policières (Solomon et Green, 1988). Plusieurs des recommandations du Comité sénatorial auraient d'ailleurs mené à la création de la Loi sur les stupéfiants en 1961 (Bertrand, 1989). 

Synthèse de 1908 à 1961

En somme, entre l’entrée en vigueur de la Loi sur l'opium et autres drogues en 1911 et l’adoption de la Loi sur les stupéfiants en 1961, les diverses législations furent amendées à seize reprises, de façon parfois très substantielle.  La période la plus fertile en changements est sans aucun doute celle se situant entre 1919 et 1929, durant laquelle le système de contrôle se consolida pour devenir de plus en plus influent et où les bureaucrates prirent de plus en plus d’importance en tant qu’initiateurs et arbitres des changements législatifs (Giffen et coll, 1991).

1961: La Loi canadienne sur les stupéfiants (LSS)

La LSS fut adoptée en 1961, soit l’année même de l’entrée en vigueur de la Convention unique sur les stupéfiants.  De 1961 jusqu’à 1997, moment de son abrogation au profit de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (qui est discutée plus loin), aucune modification majeure n’est venue transformer la LSS, même si certains amendements y furent apportés: • des modifications dans le mode de poursuite qui permirent l'accusation par voie de déclaration sommaire en 1969 dans les cas de simple possession de cannabis; • l'abolition du mandat de main-forte en 1992 (provoquée par une décision antérieure de la Cour suprême) et • l'amendement de 1988 s'attaquant à la possession des produits de la criminalité, à leur recyclage ainsi qu'au crime organisé (Bertrand, 1989).  D’autre part, sans que cela ne se traduise par un amendement à la LSS, soulignons la décision de la Cour suprême en 1986 qui a invalidé le processus de renversement de la preuve dans les cas de possession pour trafic, telle que prévu auparavant dans cette même loi. 

L'une des principales tentatives d’amendement de fond à la LSS fut le projet de Loi S-19, présenté par le gouvernement canadien au Sénat le 26 novembre 1974, qui visait principalement à soustraire le cannabis à la LSS pour l'inclure dans une nouvelle partie V de la Loi sur les Aliments et Drogues (LAD).  Aux termes de ce projet de loi, la Couronne n'aurait pu procéder que par déclaration sommaire de culpabilité dans les cas de simple possession, et les peines maximales auraient été réduites pour toutes les infractions.  Le projet de loi fut adopté par le Sénat mais ne dépassa jamais le stade de la première lecture à la Chambre des communes (Bryan et Crawshaw, 1988).

La création de la Commission canadienne d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non-médicales en 1969 – la commission LeDain[8] - et les travaux de cette commission - de même que le Projet de loi S-19 en 1974, révèlent que la fin des années 1960 et le début des années 1970 ont marqué une période de remise en question quant à la pertinence des législations en matière de drogues au Canada, et plus spécifiquement en ce qui concerne le cannabis.  Cependant, en dépit de ces événements, aucune nouvelle mesure législative formelle allant dans le sens d’une plus grande souplesse ne fut adoptée. 

 

 

1997: La Loi réglementant certaines drogues et autres substances

La Loi réglementant certaines drogues et autres substances est entrée en vigueur le 14 mai 1997.  Sa mise en vigueur a eu pour effet d’abroger la LSS de même que les parties III et IV de la LAD.  Le gouvernement canadien a justifié le remplacement de la LSS et de certaines parties de la LAD par le besoin d’unifier la politique canadienne de réglementation des drogues afin de permettre au Canada de remplir les obligations internationales qui lui incombent dans le cadre des conventions internationales, et plus spécifiquement la convention de 1988.  Selon Beauchesne (1997:12), cette loi:

«...consolide les peines prévues pas la Loi sur les stupéfiants, augmente le nombre de produits soumis à son contrôle, solidifie les nouvelles infractions relatives aux biens liés aux substances interdites, prévoit des circonstances aggravantes dans certains cas, consolide les pouvoirs de perquisition, de saisie, de fouille et de confiscation des biens, légitime les opérations policières d'infiltration et de provocation, et soumet les médecins à une bureaucratie tatillonne et armée de pouvoirs exorbitants».

Si l’on en croit cette auteure, la Loi réglementant certaines drogues et autres substances se caractérise par une expansion des contrôles.  Parmi les seules nouvelles dispositions démontrant une attitude un peu moins répressive, on retrouve des peines maximales réduites, de même que le recours limité uniquement à la procédure sommaire pour l’infraction de possession simple de quantités de cannabis de moins de 30 g.; soulignons que la condamnation pour cette infraction entraîne cependant toujours un casier judiciaire.  Cette loi augmente d’autre part de façon importante les pouvoirs policiers en matière de saisies et d'enquête et ne permet toujours pas l'usage médical du cannabis.  De plus, elle stipule que les domiciles où l’on cultive du cannabis sont dorénavant considérés comme des «fortified drug houses», ce qui rend possible la saisie de ces lieux et même de la propriété.  De nouvelles dispositions permettent également aux policiers de témoigner par affidavit pour certains aspects des procès de drogues.  Cette loi permet également de porter des accusations contre les personnes trouvées en possession d’instruments ou de substances pouvant servir à la fabrication ou à l’usage de drogues illicites.  Bref, cette nouvelle pièce législative a pour effet de pouvoir diriger vers le système de justice pénale un nombre potentiellement encore plus grand d'individus et elle s’inscrit parfaitement dans la tendance suggérée par la Convention internationale de 1988, tendance qui prévoit une sévérité encore plus grande envers les trafiquants (Beauchesne, 1997).

Soulignons en terminant que les politiques canadiennes en matière de drogues ne sont pas uniquement exprimées sous forme de lois pénales; on y trouve différentes formes de réglementation telles le prix (dans le cas des substances licites telles que l’alcool et le tabac), la diffusion d'information relative à l'usage (produits légaux) ainsi que la promotion du traitement en toxicomanie et la prévention.  C’est ainsi que parallèlement au ministère de la Justice et au Solliciteur général, instances qui jouent un rôle de premier plan dans l'administration et la mise en application des contrôles, le Ministère de la Santé est aussi impliqué dans la formulation des politiques relatives aux drogues. 

Quelques critiques face à la législation canadienne

Au courant du siècle dernier, les politiques canadiennes «...have proliferated in a piecemeal fashion, as crisis management rather than as comprehensive policy planning... further, drug lawmaking has traditionaly been an expression of essentially moral concerns» (Blackwell et Erickson, 1988:69).  Cette approche «à la pièce» dénoncée par les auteurs est évident à l’analyse des instruments législatifs et des autres formes de régulation existant dans le domaine de la drogue.  Tout au long de l’élaboration des politiques en cette matière au cours du siècle, certains facteurs particuliers ont guidé les décideurs canadiens: tout d’abord, l'influence extérieure des pays voisins, et plus particulièrement les États-Unis.  Au pays,  on retrouve la présence de certains groupes de pression particuliers, notamment certains regroupements professionnels, les représentants des pouvoirs policiers et pénaux, les entrepreneurs moraux ainsi que les milieux bureaucratiques.  Ces diverses initiatives et pressions initiées par ces groupes se sont déroulées dans une atmosphère teintée de sensationnalisme, appuyé par la majorité des médias.

Bertrand (1989) pour sa part, est d'opinion que la résistance au changement dans les législations en matière de drogues au Canada s’explique surtout par l’action des fonctionnaires du Ministère de la Justice et des responsables des services de police du pays, dont la GRC et la direction du contrôle des narcotiques, par l’Ordre des pharmaciens, les compagnies pharmaceutiques et l'Association des médecins du Canada.  Selon elle, certains des intervenants canadiens, notamment la GRC, auraient subi l'influence directe de leurs homologues américains.  Elle cite entre autre le Colonel Sharman, directeur de la Division canadienne du contrôle des narcotiques de 1927 à 1946, qui fut particulièrement influencé par Henry Anslinger, son homologue américain avec qui il était en communication quotidienne au moment où s’élaboraient les conventions internationales (Bertrand, 1989:38).  Les images, opinions et impressions de nos voisins américains expliqueraient en partie les politiques canadiennes, marquées en quelque sorte par des «obligations» de bon voisinage.  Lors des audiences de la Commission LeDain entre 1969 et 1973, Bertrand dit d'ailleurs avoir eu la preuve de l'influence américaine par de nombreuses références et invocations d'études états-uniennes dans les témoignages et les citations entendus; des préjugés sans valeur scientifique et sans fondement auraient supplanté les conclusions d'experts et de travaux scientifiques sérieux dans les recommandations énoncées et les politiques adoptées.  Critique face aux lois canadiennes sur les drogues, elle affirme que celles-ci «ont eu raison des garanties constitutionnelles des libertés civiles enchâssées dans les lois canadiennes ... et [qu']elles ont réussi à pervertir pendant plusieurs années, de 1961 à 1985 notamment, le système accusatoire et la présomption d'innocence» (1992:113).

4- DISCUSSION

Application de la théorie de Spector et Kitsuse à la construction sociale de la prohibition

Tous les commentateurs consultés confirment que les réformateurs moraux étaient impliqués activement dans la mise en place initiale des mesures de contrôle et de répression des drogues au début du siècle, et ce tout spécialement sur la scène nord-américaine.  Les divers groupes souhaitant fortement l’interdiction de l’usage des drogues avaient généralement recours à une argumentation prônant la promotion, la défense et le maintien des valeurs «dominantes» – puritaines, blanches et anglo-saxonnes dans le cas de l’Amérique du Nord – la nécessité de protéger les enfants et la famille, le respect des valeurs religieuses chrétiennes, de même que la prévention de vice et de l’immoralité qu’engendraient les styles de vie des étrangers (tout particulièrement les Chinois au Canada; les Chinois, les Noirs et les Mexicains de l’autre côté de la frontière, (Musto, 1987).  À l’échelle internationale et nord-américaine, l’étape d’élaboration initiale des lois sur les drogues s’est étalée de la fin du XIXème siècle jusqu’aux années 1930.  Par la suite, on peut identifier une période de «consolidation bureaucratique», qui s’étend des années 1930 jusqu’aux années 1960, période durant laquelle ce sont les fonctionnaires chargés de l’application des politiques (corps policiers, fonctionnaires et bureaucrates) qui ont soutenu plus activement le maintien et l’expansion des mesures de contrôle amorcées depuis le début du siècle. 

Depuis les années 1960, on assiste à un double mouvement: d’une part, on note une intensification des contrôles de même qu’un resserrement dans l’application de ces contrôles tant aux niveaux international que nationaux, et parallèlement, il émerge une opposition de plus en plus organisée face au régime prohibitionniste de la part de plusieurs groupes de citoyens, d’universitaires et d’organismes de traitement non-gouvernementaux.  À ce dernier sujet, on note l’émergence graduelle de plusieurs mouvements internationaux, nationaux et locaux prônant la décriminalisation et/ou la légalisation d’une ou de plusieurs drogues, et un intérêt grandissant dans l’instauration de politiques de santé publique axées sur la réduction des méfaits et sur la prise en charge sociale des toxicomanes.  Le consensus qui semblait global au cours de la première moitié du siècle a commencé à s’effriter depuis la fin des années 1950.  Le conflit se remarque notamment dans les conclusions divergentes du rapport final de la Commission LeDain publié en 1973 (conclusions qui démontrent une généralisation de ce conflit au-delà de l’implication des divers groupes d’intérêts), et par le fait que 17 pays se sont donné des commissions d’enquête sur l’usage des drogues, de 1965 à 1977, donc après l’instauration de la Convention unique de 1961.  L’effritement du consensus fut accentué par l’augmentation importante au cours des années 1960 du nombre de jeunes expérimentateurs de drogues récréatives issus de familles «traditionnelles», ces jeunes devenant de plus en plus nombreux à faire les frais du système pénal, ce qui eut comme conséquence de faire grimper à des niveaux inégalés jusqu’alors les statistiques relatives aux infractions sur les drogues, et tout particulièrement les infractions de possession de cannabis. 

La critique face à la prise en charge des usagers de drogues par le pénal est aussi venue du Barreau canadien, des médecins et des intervenants sociaux pour qui le recours systématique à la loi en tant qu’outil de contrôle face aux consommateurs contraient leurs efforts de prise de contact.  Les usagers interceptés par les forces de l’ordre n’étaient plus seulement des étrangers ou des exclus comme c’était le cas auparavant, mais aussi des «fils et filles de bonnes familles» - dont plusieurs étaient les enfants des membres appartenant à des groupes prônant la prohibition - ce qui a contribué à une remise en question du recours au pénal pour contrer l’usage des drogues.

Pour en revenir à la théorie des problèmes sociaux, c’est sous la poussée des groupes initiaux en faveur de la prohibition internationale que les politiques prohibitionnistes ont été instaurées; ces groupes ont donc atteint leur objectif avec un certain succès dans le cadre de leurs revendications.  Cependant, si on applique les quatre étapes élaborées par Spector et Kitsuse à leurs actions, on constate que le processus de problématisation lié à la prohibition ne s’arrête pas nécessairement après le deuxième stade (1- tentatives de légitimation d’une situation indésirable et 2- reconnaissance des revendications de ces groupes par les autorités ou institutions officielles) même si les organisations internationales et les gouvernements canadiens et américains ont répondu de façon satisfaisante - mais temporaire - à leurs revendications en instaurant en droit un système de prohibition, et ce en dépit des quelques réticences manifestées au début du siècle par certains pays retirant des profits importants du commerce de l’opium.  En effet, autant sur le plan international que chez la plupart des États, les mesures répressives ont été instaurées plutôt facilement, sans trop de résistances, ne représentant pas une mesure punitive proportionnelle au tort causé par les actes incriminés.  On n’a qu’à examiner la hausse soutenue du nombre de substances et de comportements prohibés et la portée grandissante des conventions internationales et législations nationales pour saisir l’importante évolution du phénomène.  Preuve que le contrôle n’a cessé de croître depuis 1961, année de l’entrée en vigueur de la Convention unique, c’est que deux autres Conventions ont été mises en application en 1971 et 1988.  On note donc une intensification constante des mesures de contrôle.

En ce sens, Spector et Kitsuse soulignent notamment que suite à l’étape 2, certaines agences gouvernementales en arrivent à développer des intérêts particuliers dans la prise en charge des plaintes ou revendications.  À la lumière de mes lectures, il me semble que ce soit exactement ce phénomène de prise en charge et d’intérêts particuliers de la part des agences de contrôle – autant internationales que nationales - qui expliquerait le maintien et même le renforcement des politiques actuelles, politiques qui démontrent une efficacité plus que douteuse face au «problème de la drogue».  On reconnaît dans le renforcement graduel et constant des structures et dispositifs de contrôle l’étape 3 du modèle de Spector et Kitsuse, étape qui implique une ré-émergence des revendications.  On dénote actuellement un nombre tellement important d’acteurs et d’organismes directement impliqués dans le contrôle et la répression des substances illicites que toute transformation des pratiques s’avère très difficile à réaliser à court terme car les acteurs concernés ont naturellement tendance à offrir une forte résistance face à tout projet de changement.  On constate une institutionnalisation des mécanismes de contrôle qui ont tendance à chercher l’élargissement de leur pouvoir d’action.

Afin de constater cette intensification constante des mesures de contrôle de la part des organismes responsables (mesures qui débordent de plus en plus la stricte répression des activités liées directement aux substances, si on pense entre autres au blanchiment d’argent et à la possession de matériel servant à la consommation), citons les commentaires de la Canadian Foundation for Drug Policy (CFDP)[9] qui commente le rapport publié en 1997 par l’Organe international de contrôle des stupéfiants de l’ONU.  Pour la CFDP, ce rapport recommande en quelque sorte aux Parties, en se basant sur le paragraphe 3 de la Convention de 1988, de limiter tout débat favorable à d’éventuelles alternatives à la prohibition actuelle en considérant ces discussions comme une «incitation publique à un usage illicite de drogues», geste qui devrait être puni par des poursuites criminelles.  Autrement dit, tout discours prônant une approche autre que celle de la «tolérance zéro» et de l’abstinence pourrait éventuellement mener à de telles poursuites.  Le paragraphe 13 de ce même rapport invite implicitement les gouvernements des pays qui ne l’ont pas déjà fait à inclure dans la définition «d’incitation publique» de leurs législations le fait de présenter tout usage illicite de drogues sous un angle favorable, ce qui peut être interprété de plusieurs façons.  Le même rapport recommande aussi aux Parties d’inciter les industries des télécommunications et les fournisseurs de sites internet à retirer de leurs installations tout «illegal subject matter», ce qui, encore une fois, pourrait signifier le support d’une approche autre que la répression pure et dure.  On peut retracer dans cette intensification de l’intolérance face à tout débat sur les drogues qui favoriserait une approche alternative à la prohibition une illustration de l’étape 4 du modèle de Spector et Kitsuse. 

Quant aux caractéristiques des groupes revendicateurs initiaux du début du siècle, on a constaté que ceux-ci étaient composés majoritairement de réformateurs moraux associés aux pouvoirs religieux, d’organisations de parents d’écoliers (qui furent d’ailleurs responsables de la création de la Commission LeDain) et de mères de famille concernées, d’hommes d’affaires et de professionnels influents de la société, des acteurs sociaux près du pouvoir politique, qui défendaient de surcroît des valeurs sacrées aux yeux de l’opinion publique.  À l’époque, ils se sont portés à la défense des valeurs dominantes, valeurs teintées de vertu et de principes moraux puritains, donc difficilement discutables jusque dans les années 1960 sous peine d’être stigmatisé par la majorité de la société.  Sans posséder de preuves tangibles en ce sens, on peut facilement supposer que leurs revendications étaient fondées sur la peur du changement et du mal, sur l’irrationalité et sur l’ignorance.  On a vu que ce ne sont pas des faits scientifiques fiables et exacts qui les inspiraient tout au long du siècle (et encore de nos jours); il a en effet circulé dans les médias de nombreuses informations erronées dramatisant à outrage l’usage des drogues[10].  De plus, comme la société était à l’époque plus homogène qu’elle ne l’est aujourd’hui, les probabilités étaient plus fortes de voir se concrétiser leurs demandes car les groupes d’opposition étaient, sinon absents, tout au moins fortement minoritaires et isolés de la classe dominante.  On n’a qu’à penser à la situation des Chinois en Amérique du Nord pour présumer qu’il leur aurait été extrêmement difficile, sinon impossible, de s’opposer avec succès aux divers groupes prônant la prohibition de l’opium et l’exclusion des Asiatiques, ou du moins au refus d’en accueillir de nouveaux. 


L’influence du droit international sur les politiques canadiennes

Le gouvernement canadien a justifié la récente mise en vigueur de la loi sur les drogues de 1997 par les nouvelles exigences imposées par les ententes internationales, et notamment par la Convention de 1988.  Je ne peux que douter de la portée réelle de cette contrainte sur les politiques nationales car cette Convention stipule, comme le faisait les précédentes, que l’application des dispositions qu’elle contient doit s’inscrire pour chacune des Parties signataires «... sous réserve de ses dispositions constitutionnelles, de son système juridique et de sa législation nationale».  Selon cette clause, il serait donc tout à fait légitime pour les autorités canadiennes de mettre en place une approche moins contraignante que celle recommandée par les Conventions, ce qu’ont d’ailleurs fait certains pays producteurs et non producteurs.  En prenant par exemple comme base de référence de juridiction nationale la Charte canadienne des droits et libertés, qui a préséance sur toutes les autres lois au pays et qui garantit «le droit à la liberté de sa personne» (art. 7), il serait sans doute possible de décriminaliser l’infraction de possession pour usage personnel contenue dans les Conventions de 1961 et de 1988 et entérinée dans les lois canadiennes de 1961 et de 1997. 

On n’a qu’à penser par exemple à l’application particulière de la Loi sur l’Opium en Hollande par les autorités judiciaires pour ce qui est du cannabis ou de la possession de toute drogue pour usage personnel – et ce en dépit du fait que ce pays est signataire des conventions – pour constater qu’il est possible de mettre en place un système de contrôle souple et adapté à la culture nationale lorsque la volonté gouvernementale est présente, et ce sans violer les conventions internationales.  D’ailleurs, certains pays signataires de la Convention de 1988 réclament des exceptions ou les pratiquent déjà.  Les nations qui agissent en ce sens doivent cependant faire preuve de courage politique et assumer la désapprobation (et éventuellement les sanctions économiques) manifestée par certaines puissances qui favorisent au contraire la prohibition totale comme stratégie de contrôle. 

On ne peut donc faire reposer strictement sur ce seul argument de conformité aux conventions internationales le maintien d’une législation nationale aussi répressive que la nouvelle loi canadienne.  Il me semble plus plausible de croire qu’en tant que voisin des États-Unis qui partage plus de 5000 kms de frontières communes, le législateur canadien se croit «contraint» de se conformer aux «directives» américaines pour des raisons de bon voisinage et de bonnes relations économiques car une forte majorité de nos exportations sont dirigées vers nos voisins du sud.  Les faits historiques démontrent d’ailleurs l’influence américaine sur les politiques canadiennes en matière de drogues depuis le début du siècle, de même que son impact sur la scène internationale dans son ensemble.  De plus, la récente montée de la droite et du libéralisme économique au cours des dernières années en Amérique du Nord a sûrement favorisé l’établissement de cette nouvelle loi plus contraignante.

On a vu que le Canada a été le premier pays au monde à instaurer une loi visant à contrôler l’opium en 1908, et ce quatre ans même avant l’entrée en vigueur de la première Convention internationale de La Haye en 1912.  Une étude historique plus détaillée nous permettrait de mieux cerner encore les raisons expliquant cet empressement de la part du Canada à instaurer un contrôle avant que ne le proposent d’autres membres importants de la communauté internationale.  Divers événements de cette époque expliquent le recours hâtif du Canada à cette loi «innovatrice»: la pression des groupes de tempérance canadiens, le conflit de travail impliquant les Chinois et les blancs sur la côté ouest, les efforts de Mackenzie King, le climat de réforme morale généralisé à l’Amérique du Nord sans oublier le mouvement international de contrôle de l’opium. 

Les autorités d’un pays – que ce soit le Canada ou un autre - sont toujours soumises à un double mouvement de pression complexe lorsqu’elles doivent concrétiser certaines décisions politiques à l’aide de pièces législatives nationales: d’une part, elles doivent tenir compte des réactions des pays voisins, de leurs relations économiques et diplomatiques avec les divers partenaires, de même que l’impact général que peuvent créer au plan international ces dites décisions.  Mais il est simultanément aussi primordial pour les dirigeants d’être à l’écoute de la dynamique nationale interne, dynamique constituée notamment par les interactions entre les divers groupes de pression et lobbies corporatistes, par l’opinion publique (dont l’importance varie en fonction de la date des élections), sans oublier la tendance politique du parti au pouvoir qui est censée refléter les valeurs de la majorité de la population.  Ainsi, pour saisir l’impact réel du droit international sur nos instances juridiques nationales en matière de drogues, il est indispensable de comprendre la complexe dynamique internationale en ce domaine et d’analyser avec justesse les relations qu’entretient le Canada sur le plan international avec les pays les plus influents et ses plus proches partenaires politiques.  Mais dans le domaine des drogues, un élément primordial à considérer réside évidemment dans nos relations avec les États-Unis car ce pays est le chef de file mondial en matière de prohibition et, détail important et sûrement non le moindre, notre voisin immédiat.  Les américains ne verraient sûrement pas d’un bon oeil, ni sans réagir, que nous nous éloignions trop de leur ligne prohibitionniste.  Le droit international est donc un instrument qui s’applique en lien avec d’autres domaines, notamment géo-politique, économique et diplomatique.

On parle beaucoup de mondialisation depuis quelques années.  Les mesures de contrôle en matière de drogues constituent un exemple qui fait figure de pionnier en ce domaine à l’échelle internationale.  Mais simultanément, en dépit de cette apparente uniformité en faveur d’un régime mondial et universel de prohibition, sanctionné par le droit international, on note en divers endroits l’émergence de pratiques adaptées et plus sensibles aux réalités locales.  On n’a qu’à penser aux divers programmes d’échange de seringues dans plusieurs pays occidentaux ou aux récents projets de distribution d’héroïne aux toxicomanes en Suisse, en Australie, en Hollande et en Angleterre pour ne nommer que ceux-là, pour se rendre compte qu’il existe plusieurs mouvements et pratiques qui s’écartent de la ligne directrice répressive telle que voulue par les Américains et par l’ONU.  Mais faut-il le rappeler, la situation géographique du Canada place les autorités dans une position particulière qui ne laisse qu’une très mince marge de manoeuvre dans l’adoption de politiques plus libérales; il faudrait pour cela un appui solide et clair de la population, ce qui n’est pas encore le cas à l’heure actuelle, l’opinion publique étant divisée par exemple sur la question de la décriminalisation du cannabis.  Malgré tout, l’application des lois au Canada est moins rigoureuse que chez nos voisins.  Fait à souligner, le Lindesmith Centre, organisation anti-prohibitionniste américaine indépendante, a émis en 1998 l’intention de mener une étude sur la distribution contrôlée d’héroïne dans trois villes canadiennes (Montréal, Toronto et Vancouver) faute d’un climat propice à la conduite d’une telle expérience aux États-Unis.  Comme ce projet n’en est actuellement qu’au stade des intentions, on aura l’occasion de suivre dans les prochains mois les réactions canadiennes et américaines.  Il est à parier que l’on assistera à de nombreuses pressions – publiques et privées - de la part du gouvernement américain sur les autorités canadiennes afin d’annuler un tel projet.

Remarques sur la portée des Conventions internationales

Les trois principales Conventions internationales qui furent mises en place depuis 1961 ont instauré et renforcé un régime prohibitionniste en matière de stupéfiants et autres psychotropes qui déroge aux principes fondamentaux du droit international, lequel, en règle générale, ne saurait créer des obligations pour un État tiers sans son consentement.  Or, en dehors des pays signataires, les Conventions contraignent également les pays non-signataires.  L’ONU justifie cette dérogation par l’universalité nécessaire au bon fonctionnement du contrôle international.  Par exemple, la Convention unique prévoit l’extension de certaines obligations aux États non signataires en les invitant à collaborer à l’oeuvre commune et de fait «...plusieurs s’y engagent de fait espérant ainsi améliorer leurs rapports politiques et économiques avec les pays signataires au nombre desquels se retrouvent tous les pays riches et les pays colonisateurs» (Bertrand, 1997:16).  Il semble donc exister un particularisme propre aux traités sur les stupéfiants et les psychotropes qui constitue l’un des rares domaines où le droit national se trouve en quelque sorte pris en otage par des accords internationaux.  Pourtant, on a vu avec le blocage – temporaire ? - l’an dernier de l’Accord Multilatéral sur les Investissements (AMI) que dans d’autres domaines, il est possible pour des États de s’opposer dans un certaine mesure à des ententes internationales qui iraient à l’encontre des intérêts nationaux.  Et cette opposition devient efficace lorsque la pression se fait trop forte de l’intérieur.  Alors pourquoi en est-il autrement des accords internationaux en matière de drogues ?  Est-ce qu’un trop grand nombre de corps policiers, d’organisations criminelles, de membres de certaines bureaucraties internationales, d’associations de médecins, de pharmaciens, de compagnies pharmaceutiques, de banques et autres organismes financiers, de brasseries et de distilleries et de médias ont tous intérêt à ce que soit maintenu le cadre législatif actuel ? Ou encore est-ce dû au fait que l’opinion publique nationale se complaît toujours - par ignorance ou par sentiment de sécurité - à croire à l’efficacité des mesures répressives ?  Ou bien ignore-t-on tout simplement les coûts réels de la prohibition, autant sur les plans humain et de la santé publique, que social et économique ?  Nous sommes-nous trouvés un nouveau bouc émissaire ? Ces questions appellent des réponses complexes qui varient en fonction de notre position sociale et de nos valeurs sociales et personnelles, ce qui constitue d’ailleurs l’un des postulats de base de l’approche constructiviste. 

D’autre part, la forte pression qu’exercent les Français et les Américains sur les Pays-Bas afin qu’ils durcissent leurs politiques dans le domaine des drogues porte à croire qu’aucune libéralisation des politiques actuelles n’est possible sur le plan du droit international sans qu’un nombre important de pays signataires  parmi les «puissants» ne se mettent d’accord.  Autrement on assisterait à la création de «zones concentrées de trafic» localisées surtout au sein des régions plus libérales.  Or, à en juger par ce qui ressort de l’assemblée générale de l’ONU de juin 1998 (voir plus loin), ce n’est pas à court terme que nous assisterons à un pareil virage, du moins sur le terrain du droit.  Cependant, sans avoir à modifier les Conventions internationales existantes, on constate qu’il est tout de même possible pour les Parties d’assouplir leurs pratiques pénales en fonction de leurs réalités nationales, pour adopter une approche centrée davantage sur la santé publique lorsqu’elles le juge opportun.  On remarque d’ailleurs un tel mouvement en ce sens dans plusieurs états occidentaux, avec un virage croissant vers des pratiques de réduction des méfaits, et ce, parallèlement à un renforcement des politiques pénales répressives visant l’élimination totale de l’offre et de la demande.

Les derniers développements sur la scène internationale en matière de prohibition

Du 8 au 10 juin 1998 se tenait à New-York, sous l’égide de l’ONU, une session spéciale de l’Assemblée Générale, organisée par l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), dans le but spécifique de présenter une nouvelle stratégie antidrogue pour les dix prochaines années.  Même si aucune nouvelle convention ne fut signée lors de cette assemblée où étaient réunis les représentants de plus d’une centaine de pays, il y fut toutefois adopté un plan stratégique visant à renforcer de façon encore plus musclée certaines dispositions déjà prévues dans les Conventions existantes, notamment la lutte au blanchiment d’argent, l’élimination et le remplacement des cultures illicites au sein des pays producteurs, l’élimination de la demande de stupéfiants et de psychotropes, la coopération judiciaire internationale dans le but de limiter le trafic international, etc...  Il semble donc que l’ONU ait opté non seulement pour la continuité mais pour le renforcement de l’approche interventionniste, malgré et peut-être même à cause des résultats plus que décevants obtenus jusqu’à maintenant grâce à la prohibition.  Cependant, le double mouvement mentionné plus tôt se manifeste ici encore : plus de 500 personnalités – dont l’ex-secrétaire d’État américain Georges Schultz et l’ex-secrétaire général de l’ONU, Xavier Perez de Cuellar - ont remis au secrétaire général actuel de l’ONU une pétition favorisant la mise en place d’alternatives à la guerre à la drogue.  Profitant de la grande visibilité suscitée par cette assemblée générale de l’ONU, l’événement de contestation a du même coup reçu une couverture médiatique internationale, grandement favorisée par les médias électroniques. 

Le rôle du droit criminel en matière de contrôle des drogues

Comment expliquer que certaines drogues soient aujourd’hui contrôlées par le droit criminel plutôt que par des politiques de santé publique alors que d’autres substances semblables font l’objet d’ordonnance ou sont en vente libre?  Bien que ces questions dépassent l’intention de ce travail, il me semble que pour comprendre correctement ce phénomène, il serait incontournable d’étudier l’évolution des relations entre les divers acteurs du monde médical (associations médicales, psychiatriques, pharmaceutiques et autres organismes connexes) et ceux des sphères politiques et policières, car la médecine et la pharmacie exercent un contrôle évident sur les substances psychotropes et leur usage.  Par exemple, on peut probablement attribuer à la résistance du corps médical britannique le fait que plusieurs médecins anglais aient pu prescrire, pendant plus de 40 ans, des drogues à des toxicomanes dans le cadre du British System, substances dont l’usage médical était pourtant terriblement restreint.  En fait, la triade corps médical/bureaucraties gouvernementales/corps policiers compose un amalgame de pouvoir variable selon les pays qui résulte d’une prise en charge différentielle axée soit vers la médicalisation, soit vers la pénalisation, ou encore quelque part entre ces deux pôles, en fonction des divers jeux de pouvoir nationaux, des intérêts locaux et des influences internationales.  Je me propose d’étudier ce pouvoir médical dans le cadre de l’autre travail présenté dans le cadre de l’examen de synthèse.

Limites du présent travail

Malgré que l’on sache déjà que les politiques américaines ont eu certaines répercussions de ce côté-ci de la frontière, une étude plus détaillée de l’évolution de la prohibition aux États-Unis au cours du siècle dernier m’aurait sûrement permis de mesurer plus précisément l’influence de celle-ci sur les développements législatifs survenus au Canada.  J’ai cependant décidé de me concentrer sur la scène canadienne qui constitue le terrain d’étude de mon projet de doctorat. 

Finalement, suite à la réalisation de ce travail, je suis porté à croire que l’application de la théorie de Spector et Kitsuse sur la construction des problèmes sociaux et l’évaluation de sa pertinence et de son applicabilité nécessiteraient une analyse exhaustive de sources primaires, ce qu’ont fait avec grand succès Giffen et coll., 1991. 

 



[1] Renseignements tirés de Bertrand, 1997, du site internet de L’ONU et de L’ONU et la drogue (1995), sous la direction de Mario Bettati, Association française pour les Nations Unies.

 

[2] Notons que dans l’approche constructiviste, n’est réel que ce qui est reconnu comme tel.

[3] Les délégations américaine, française, anglaise, italienne, portugaise, allemande, hollandaise chinoise, japonaise, thaïlandaise, iranienne, russe et autrichienne-hongroise.

[4] Voir l’annexe 3 pour une description détaillée des principaux organismes de l’ONU impliqués dans le respect des Conventions internationales en matière de drogues.

[5] Tiré de : National Commission on Marihuana and Drug Abuse, 1972 The Official Report, New York, Signet, 16,  cité par Bertrand, 1989.

[6]  Voir en annexe 4 pour un rapport du nombre de condamnations pour possession de drogues de 1922 à 1972

[7]  Commission portant sur le crime organisé qui a fait enquête à travers les États-Unis au début des années 1950.

[8] La commission LeDain a recommandé notamment la décriminalisation de la possession de cannabis de même qu’un usage plus restreint de la loi pénale envers l’infraction de possession des autres drogues.

[9] Site web :http://www.cfdp.ca

[10] Par exemple le livre The Black Candle, écrit par la juge Emily Murphy en 1922 et surtout les articles qui en avaient précédé la publication, dans la revue Maclean’s.


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