LA CONSTRUCTION EN DROIT
INTERNATIONAL ET EN DROIT CANADIEN DE LA PROHIBITION DES DROGUES
PAR GUY ATI DION
TRAVAIL PRÉSENTÉ À MADAME
MARIE-ANDRÉE BERTRAND
DANS LE CADRE DU DOCTORAT EN CRIMINOLOGIE
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL
Déposé en avril 1999
- C.-N. Robert (1989:2)
«...l’inscription
d’un produit dans la catégorie des drogues dangereuses dont l’usage est
illicite traduit bien plus un rapport de force social qu’une quelconque vérité
scientifique, rapport de force qui oppose le groupe des consommateurs à ceux
qui tentent de les disqualifier.»
- Zafiropoulos et Pinell
1- Cadre théorique
2- La construction en droit international de la prohibition des stupéfiants
3- L’instauration et l’évolution de la prohibition au Canada
4- Discussion
Références
Annexe 1 Classification des substances dans les Conventions internationales
Annexe 2 Tableau-synthèse de l’évolution des conventions internationales et de la législation canadienne au XXe siècle
Annexe 3 Organes internationaux de contrôle sous l’égide de l’ONU
Annexe 4 Infractions de possession de stupéfiants au Canada de 1922-1972
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SPECTOR, M. AND KITSUSE, J.I.
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Tableau
1.1
TABLEAU I
|
opiacés
naturels (opium); opiacés
semi-synthétiques (morphine, héroïne); dérivés
de la coca (cocaïne) et du cannabis (haschich); substances
synthétiques diverses (péthidine, méthadone, etc.); |
TABLEAU II |
substances
utilisées à des fins médicales (codéïne); substances
synthétiques (propiram, destropoxyphène); |
TABLEAU III |
préparations
pharmaceutiques faites à partir des substances du tableau II en
concentrations plus faibles ou n'engendrant pas d'abus ou effets néfastes.
Par exemple : certaines poudres et liqueurs à base d'opium. |
TABLEAU IV |
comprend
quelques drogues du tableau I considérées comme ayant des propriétés
particulièrement dangereuses et une valeur thérapeutique limitée. Opiacés semi-synthétiques (héroïne, désomorphine) ou
synthétiques (cétomébidone, étophine) ainsi que le cannabis et la résine
de cannabis. |
ANNEXE 1 (suite)
Tableau
1.2
TABLEAU I
|
Comprend
les drogues dangereuses créant un risque sérieux pour la santé
publique et d’une valeur thérapeutique douteuse ou nulle. On y trouve des hallucinogènes naturels (mescaline,
psylocybine), quelques hallucinogènes synthétiques (LSD 25, DMT) et le
tétrahydrocannabinol (THC); |
TABLEAU II |
Comprend
des stimulants du type amphétaminique d’une utilité thérapeutique
limitée ainsi que certains analgésiques comme le phencyclidine, qui
n’a aucune valeur thérapeutique pour l’homme; |
TABLEAU III |
Comprend
les produits barbituriques à action rapide et moyenne qui ont fait
l’objet d’abus sérieux, bien qu’ils soient utiles en thérapeutique; |
TABLEAU IV |
Comprend
des hypnotiques, des tranquilisants (benzodiazépines) et des analgésiques
qui engendrent une dépendance appréciable, mais sont largement utilisés
en thérapeutique. |
Synthèse historique de l’évolution
des conventions internationales en matière de drogues 1909-1998
1909
Commission de Shanghai
1912 La Convention Internationale de l'Opium de La Haye
1925: Les Conventions de Genève
1- Convention sur la suppression
du commerce et de l'usage de l'opium préparé,
2- Convention sur l'opium brut
et les autres stupéfiants
(Convention internationale sur l'Opium).
1931 :
Convention de Genève
1931
:
Convention de Bangkok
19 :
Convention de Genève
1946
Protocole de Lake Success
1948
Protocole de Paris
1953
Protocole de New-York
1961
Convention unique sur les stupéfiants (New-York)
1971
Convention sur les psychotropes (Vienne)
1972
Protocole modifiant la Convention unique sur les stupéfiants
(New-York)
1988
Convention sur le trafic illicite des stupéfiants et des psychotropes
(Vienne)
...
et tout récemment....
1998
Assemblée générale de l’ONU (New-York) organisée par l’Organe
international de contrôle des stupéfiants.
Adoption d’un plan stratégique 1998-2008
ANNEXE 2 (suite)
Synthèse historique de l’évolution
de la législation des drogues au Canada
1908
Loi sur l’opium
1911 Loi sur l'opium et autres drogues
inclusion de la morphine et de la cocaïne;
1920 Loi sur l'Opium et les drogues narcotiques:
• création du Bureau des Drogues Dangereuses,
• création du ministère canadien de la Santé, du Bureau fédéral
des drogues, responsable des accords internationaux,
• création de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC), chargée de
faire respecter, les lois fédérales, dont les lois sur les drogues;
1920-23
Ajout des amendements suivants:
• augmentation des pouvoirs policiers quant aux perquisitions;
•
instauration des sanctions discriminatoires à l'endroit de certaines
catégories d'accusés;
• déportation pour les étrangers ayant enfreint la loi;
• instauration des peines de fouet pour les mineurs trouvés
coupables
1923:
• inclusion de la codéine, de l’héroïne et du cannabis.
1923-27:
Extension de la gamme des peines, des infractions et des sanctions dont:
• le fouet pour les infractions de possession et de distribution
• la création de l'acte
d'assistance qui renforçait le pouvoir policier dans le domaine des
perquisitions sans mandat;
•
présomption de possession pour quiconque était trouvé en présence
des substances incriminées à moins qu'il ne puisse prouver qu'il n'en avait
pas connaissance.
1929: Loi sur l'Opium et les substances psychotropes
1930-1955 Consolidation de la
bureaucratie fédérale, dont:
• introduction de l'infraction de culture du cannabis et de l'opium
(1938)
•
pouvoirs de déportation transférés à la Loi sur l'immigration
(1952)
• inclusion de nouvelles substances synthétiques et de leurs composés.
1961
Loi sur les stupéfiants
1969-1973
Commission sur l’usage des drogues à des fins non-médicales
1974
Projet de loi S-19 (non ratifié)
1997
Loi réglementant certaines substances et autres drogues (C-8)
Organes internationaux de contrôle
sous l’égide de l’ONU[1]
Conseil
Économique et Social des Nations Unies (CÉSNU) :
organe, qui, au sein de l’organisation, fixe, en ce qui concerne le contrôle
des drogues, les grandes orientations politiques.
Commission
des stupéfiants:
préexistante à la Convention unique de 1961 et composée d’États.
A le pouvoir de décider, conjointement avec l’OMS et le CÉSNU, du
classement des substances. Double rôle : 1) fournir des avis au CÉSNU en
matière de stupéfiants, avis sur l’utilité qu’il y a de mettre en
oeuvre, de négocier, de nouvelles conventions internationales; 2) assurer la
mise en oeuvre des mesures de contrôle qui lui sont propres en vertu des
conventions internationales et notamment en ce qui concerne la mise sous contrôle
de stupéfiants, de substances psychotropes ou de substances mises sous contrôle
par la Convention de 1988
Organe
international de contrôle des stupéfiants (OICS):
composé de treize experts, dont trois
sont choisis sur proposition de l’OMS et les dix autres nommés par les États.
A la charge de veiller, en étroite coopération avec les États, à ce
que ceux-ci exécutent leurs obligations en vertu des conventions
internationales. 3 objectifs :
1) limiter aux seuls besoins de la médecine et de la science l’ensemble des
activités (la culture, la production, la fabrication, le commerce et
l’usage; 2) faire en sorte que cette limitation n’entraîne pas pour conséquence
une insuffisance de produits pour les besoins de la médecine, s’assurer
qu’il y ait un équilibre entre l’offre et la demande; 3) aider les États
à empêcher (car l’ONU agit seulement de manière indirecte) les activités
illicites, la culture, la production, la fabrication, le trafic.
Programme
des Nations Unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID) :
fonctionne à l’intérieur du secrétariat des Nations Unies.
Dans sa forme actuelle, ce programme date de 1991 alors que l’Assemblée
générale a fusionné toutes les structures du secrétariat mais ses racines
datent de 1925 et de la Société des Nations, soit avant même la création
de l’ONU. Composé de deux
grandes divisions : 1) division de la mise en oeuvre des traités et
des services d’appui qui s’occupe notamment de la gestion des ressources
financières du FNULD et du service de gestion des bases de données; 2)
division des opérations de l’appui technique composée de vingt bureaux du
service des opérations répartis sur quatre continents qui sont chargés de gérer
sur place, de coordonner avec le partenaire du système et en dehors du système
les actions sur le terrain.
Fonds
des Nations-Unies pour la lutte contre les drogues (FNULD):
créé en 1968, pour mettre fin à la production illicite des stupéfiants par
des cultures de remplacement.
Organisation
Internationale de la Police Criminelle (OIPC-INTERPOL): a comme fonction
d’assurer la collaboration entre les polices des différents États en vue
de prévenir et de réprimer les crimes de droit commun.
Organisation
Mondiale de la Santé (OMS):
son rôle particulier en relation avec les Conventions consiste à nommer les
membres de l’OICS, d’évaluer les drogues, de jouer le rôle d’expert
international en matière de drogue et de voir à la prévention sanitaire.
Tableau 4.1-
Infractions de possession de stupéfiants 1922-1972 au Canada
Source :
Bureau des drogues dangereuses, Santé et Bien-Etre Canada, 1973.
Statistiques tirées de Giffen et coll. (1991)
Année |
Opium |
Morphine |
Cocaïne |
Héroïne |
Cannabis |
Autres |
1922 |
272 |
66 |
93 |
-- |
-- |
665 |
1923 |
155 |
79 |
43 |
-- |
-- |
564 |
1924 |
48 |
41 |
19 |
-- |
-- |
276 |
1925 |
51 |
33 |
12 |
-- |
-- |
285 |
1926 |
74 |
17 |
16 |
-- |
-- |
198 |
1927 |
27 |
20 |
18 |
-- |
-- |
92 |
1928 |
56 |
36 |
16 |
-- |
-- |
158 |
1929 |
56 |
26 |
10 |
12 |
-- |
109 |
1930 |
46 |
24 |
8 |
8 |
-- |
119 |
1931 |
58 |
14 |
4 |
10 |
-- |
121 |
1932 |
|
|
|
|
|
|
1933 |
53 |
3 |
5 |
6 |
-- |
52 |
1934 |
40 |
11 |
4 |
12 |
-- |
36 |
1935 |
34 |
7 |
-- |
15 |
-- |
40 |
1936 |
45 |
26 |
6 |
21 |
-- |
30 |
1937 |
39 |
23 |
3 |
64 |
4 |
18 |
1938 |
57 |
36 |
1 |
38 |
4 |
11 |
1939 |
51 |
23 |
2 |
65 |
12 |
5 |
1940 |
47 |
40 |
1 |
56 |
3 |
18 |
1941 |
103 |
73 |
2 |
27 |
-- |
21 |
1942 |
32 |
26 |
7 |
17 |
-- |
7 |
1943 |
14 |
65 |
2 |
14 |
2 |
|
1944 |
40 |
88 |
14 |
26 |
-- |
15 |
1945 |
34 |
77 |
-- |
50 |
-- |
28 |
1946 |
57 |
84 |
4 |
84 |
-- |
8 |
1947 |
50 |
108 |
11 |
141 |
-- |
13 |
1948 |
12 |
74 |
6 |
185 |
6 |
3 |
1949 |
6 |
37 |
-- |
287 |
5 |
5 |
1950 |
5 |
31 |
1 |
300 |
|
|
1951 |
3 |
21 |
1 |
312 |
5 |
2 |
1952 |
-- |
12 |
2 |
316 |
6 |
7 |
1953 |
1 |
8 |
-- |
286 |
7 |
9 |
1954 |
1 |
7 |
-- |
248 |
2 |
19 |
1955 |
2 |
7 |
-- |
242 |
8 |
34 |
1956 |
-- |
-- |
-- |
29 |
1 |
322 |
1957 |
-- |
6 |
-- |
274 |
5 |
31 |
1958 |
-- |
8 |
-- |
397 |
14 |
8 |
1959 |
-- |
7 |
-- |
470 |
22 |
11 |
1960 |
-- |
5 |
-- |
374 |
21 |
13 |
1961 |
-- |
2 |
2 |
385 |
17 |
10 |
1962 |
-- |
9 |
1 |
219 |
16 |
19 |
1963 |
-- |
15 |
1 |
222 |
29 |
26 |
1964 |
-- |
13 |
1 |
227 |
39 |
18 |
1965 |
-- |
20 |
2 |
222 |
42 |
35 |
1966 |
-- |
21 |
1 |
193 |
112 |
50 |
1967 |
-- |
16 |
-- |
281 |
447 |
55 |
1968 |
-- |
10 |
1 |
199 |
817 |
49 |
1969 |
-- |
6 |
2 |
185 |
1476 |
58 |
1970 |
|
|
|
201 |
5399 |
|
1971 |
|
|
|
|
|
|
1972 |
|
|
|
630
* |
10695 |
|
ANNEXE
4 (suite)
Tableau
4.2
Condamnations
pour infractions liées aux stupéfiants au Canada de 1912 à 1972
1913
684
1914
1044
1915
1375
1916
1165
1917
790
1918
915
1919
1195
1920
1797
% chinois
1921
1864
1922
1858
60.1
1923
1297
46.6
1924
997
66.5
1925
835
56.2
1926
743
66.6
1927
491
71.9
1928
608
67.8
1929
616
82.1
1930
461
60.9
1931
316
53.5
1932
1933
230
53.0
1934
218
57.3
1935
165
38.3
1936
182
30.2
1937
220
15.9
1938
183
21.9
1939
226
10.6
1940
234
13.7
1941
273
11.4
1942
136
3.7
1943
136
5.9
1944
194
13.9
1945
212
6.1
1946
247
10.9
1947
341
4.7
1948
316
--
1949
389
0.6
1950
417
1.4
1951
402
2.8
1952
511
1.4
1953
397
2.7
1954
361
3.6
1955
480
2.3
1956
451
--
1957
539
1.3
1958
569
0.2
1959
691
0.5
1960
510
0.6
1961
495
0.6
1962
418
0.3
1963
319
1.6
1964
261
2.5
1965
422
1966
486
1967
1056
1968
1461
1969
2367
1970
6745
1971
1889
1972
12811
Les données de 1912 à 1969
proviennent des Statistiques Criminelles du Canada tandis que celles de 1970,
1971 et 1972 du Bureau des Drogues dangereuses, et de Santé Bien-être
Canada. Ces données sont
extraites de Giffen et coll. (1991)
Les
diverses législations nationales sur les drogues nous donnent une occasion
privilégiée d’étudier les conflits et les consensus au sein des sociétés,
deux concepts d’une importance primordiale dans le domaine de la sociologie du
droit. Par ailleurs, il est clair
que dans le domaine des drogues, les législations nationales ne se développent
pas en vase clos; elles sont influencées
par le droit international – et ce à des degrés divers selon chaque nation
et selon les époques. Mais qu’en
est-il de l’impact réel du droit international en matière de drogues sur le
plan du droit canadien en regard des consensus et des conflits internes?
Bien que ce travail ne prétende pas offrir de réponse définitive à
cette question, il constitue toutefois une première réflexion en ce sens.
J’examinerai dans les prochaines pages la mise en place et l’évolution
de la prise en charge graduelle du contrôle des drogues par le droit
international et canadien, m’efforçant de voir les rapports entre les deux et
l’influence du premier sur le second, source alors de cohésion ou de
dissension interne.
Dans
cette brève rétrospective, je m’efforce de retracer sommairement les repères
de l’évolution des conventions internationales et de la législation
canadienne en matière de drogues au cours du XXe siècle.
Pour ce faire, je présenterai brièvement au préalable la théorie des
problèmes sociaux élaborée par Spector et Kitsuse durant les années 1970 car
il m’apparaît que la «question des drogues», de leur usage et de leur
commerce, répond bien à cette théorie, un des courants du constructivisme.
Parallèlement au développement du droit international, je procéderai
aussi à une analyse de la situation sur la scène canadienne en tentant
d’identifier les principaux acteurs et groupes d’intérêts impliqués dans
cette prise en charge des drogues par le droit pénal et le droit international.
Finalement, je partagerai avec vous certaines réflexions suscitées par
la réalisation de ce travail.
1- CADRE THÉORIQUE
Tel
qu’annoncé en introduction, j’approcherai la prise en charge par le droit
international et canadien du régime de la prohibition de certaines drogues
selon le modèle constructiviste, et plus spécifiquement sous l’angle de la
théorie des problèmes sociaux telle que développée par Spector et Kitsuse
(1977). Je cernerai les principaux
jalons de la création du «problème de la drogue» en utilisant simultanément
deux méthodes: 1- la première, historique, constituée de sources secondaires,
qui servira dans un premier temps à tracer à grands traits les repères
primordiaux de l’évolution du contrôle et de la répression sur la scène
internationale et canadienne en matière de drogues; 2- la seconde, qui vise à
me familiariser avec certaines notions de base de la théorie des problèmes
sociaux, m’aidera à identifier les agents sociaux impliqués plus directement
dans la mise en place et dans le maintien du système de la prohibition des
drogues au Canada, de même qu’à cerner la dynamique de leurs interactions
dans l’évolution de la problématisation du phénomène. Je présenterai sommairement l’approche de Spector et
Kitsuse afin de m’y sensibiliser initialement, dans le but d’une application
plus substantielle ultérieurement, me proposant de l’approfondir dans ma thèse
si j’en reconnais la pertinence.
La théorie des problèmes sociaux
Spector et Kitsuse (1977) ont développé leur théorie en
réaction à la théorie fonctionnaliste, qu’ils considéraient trop centrée
sur les notions de «conditions objectives» et de «consensus».
Ce modèle théorique se veut aussi une extension et un complément aux
théoriciens du conflit, qui auraient dévié, selon les auteurs, de leur préoccupation
initiale de s’intéresser au processus de définition des problèmes plutôt
qu’aux dites conditions objectives en soi.
Ainsi, si la théorie des problèmes sociaux s’intéresse au processus
de «problématisation» (expression empruntée à Glorie, 1983) et non à la
situation objective en soi, il n’est en fait même pas essentiel qu’il
existe un problème «réel»[2]
reconnu par tous pour qu’une situation ou un phénomène en vienne à
atteindre le statut de «problème social».
L’imputation des valeurs et intérêts sous-tendant les
actions des groupes revendicateurs fait partie intégrale du processus de problématisation
et doit donc conséquemment être incluse dans l’analyse.
L’emphase repose ainsi sur les processus par lesquels les membres
d’une société en arrivent à définir une situation donnée en tant que «problème
social» puis à la faire reconnaître comme telle par les institutions
publiques. Spector et Kitsuse définissent
les problèmes sociaux comme des «…activities of individuals or groups making assertions of grievances and
claims with respect to some putative conditions» (1977:75).
Intéressés et inspirés simultanément par l’étude
des occupations et par les interactionnistes symboliques, Spector et Kitsuse
considèrent que plusieurs aspects des problèmatiques sociales peuvent être découverts
en cherchant à comprendre le rôle des intervenants impliqués dans les
diverses étapes du processus de problématisation. Pour eux, «...the
central problem for a theory of social problems is to account for the emergence,
nature and maintenance of social problems» (idem.:76).
Cela
expliquerait donc pourquoi les auteurs ont cherché à créer une théorie centrée
sur les «activités de revendication» (traduction libre de claims-making activities) plutôt que sur les conditions à la base
de ces revendications. Ainsi,
s’ils ne rejettent pas d’emblée l’existence de certaines conditions
difficiles pour certains acteurs sociaux, ils s’intéressent davantage aux
discours relatifs à ces conditions qu’à la stricte validité des
affirmations concernant celles-ci. Ils
ont laissé de côté l’analyse des conditions sociales en soi pour s’intéresser
plutôt aux processus de revendication, de plaintes ou de demandes de changement,
ce qui constitue le coeur des activités de revendication.
Ce sont les auteurs de ces revendications qui définissent des conditions
comme constituant des problèmes sociaux et qui tentent d’attirer
l’attention des décideurs sur ces situations qu’ils jugent indésirables,
et qui veulent donc mobiliser les institutions dans des actions visant une
transformation de la situation en leur faveur, conformément à leurs valeurs et
intérêts.
Ainsi, la problématisation d’une situation constitue
toujours une forme d’interaction: une demande faite par une partie à une
autre dans le but d’agir face à une situation donnée. Le résultat des interactions à propos d’une situation déterminera
la confirmation ou l’infirmation de cette situation en tant que problème
social. Pour Spector et Kitsuse, la
création des problèmes est lourdement chargée sur les plans de la morale et
des valeurs; il est donc essentiel de porter une attention toute spéciale à
ces éléments lorsque l’on procède à l’analyse de situations qui sont
devenues des problèmes sociaux. Finalement,
les auteurs identifient deux types de groupes ou d’individus impliqués dans
les processus de revendication: ceux qui y trouvent un intérêt personnel (groupes
d’intérêts et de pression, lobbies, corporations professionnelles, etc...)
et ceux qui militent par principe et par conviction, sans nécessairement être
impliqués directement et d’aussi près sur le plan personnel (par exemple,
les réformateurs ou entrepreneurs moraux, les membres du clergé, etc), qui
agissent ou prétendent agir au nom de valeurs supérieures.
Les quatre étapes du modèle de
Spector et Kitsuse
Voici en version synthétisée les quatre étapes
du modèle de Spector et Kitsuse, de même que les composantes à considérer
dans l’analyse de chacune de ces étapes.
1- Les tentatives
de légitimation d’une situation jugée indésirable ou nuisible par un ou
plusieurs groupes face aux institutions;
•
le processus de plaintes ou de revendications
•
le pouvoir des groupes revendicateurs
•
la nature et la variété des plaintes
•
les mécanismes de pression
•
la documentation de la plainte
2- La reconnaissance
des groupes revendicateurs par les autorités ou institutions officielles,
qui peut impliquer une investigation officielle, une proposition de réforme et/ou
la mise en place d’une structure officielle pour répondre à ces
revendications.
••• Le processus de revendication peut s’arrêter
ici lorsque les structures institutionnelles s’approprient les demandes et répondent
de façon jugée satisfaisante aux demandes initiales émanant des groupes
revendicateurs. Certaines agences
officielles développeront alors des intérêts particuliers dans la prise en
charge de ces plaintes ou revendications. Par
contre, certaines situations peuvent mener aux étapes suivantes lorsqu’il y a
insatisfaction de la part des groupes revendicateurs.
3- La ré-émergence
des revendications et demandes par le ou les groupes initiaux (ou de la part
d’autres groupes) qui expriment des insatisfactions face aux dispositions
mises en place pour remédier à la situation (la prise en charge bureaucratique
non satisfaisante des plaintes, une situation de non-confiance dans les
structures mises en place, etc... )
4- Le rejet
des structures institutionnelles par les groupes revendicateurs, qui
estiment que la réponse apportée par les pouvoirs publics est inadéquate face
à leurs demandes, ce qui peut mener à l’élaboration de structures parallèles
ou alternatives en réaction aux procédures officielles.
2- RÉTROSPECTIVE DES ORIGINES ET DE L’ÉVOLUTION DU RÉGIME
INTERNATIONAL DE PROHIBITION
Dans
l’esprit de la perspective constructiviste, je reconstruirai dans un premier
temps l’évolution de la prise en charge des drogues par le droit
international, pour me pencher par la suite sur la scène canadienne. Revenir sur les origines de l'internationalisation du contrôle
en matière de stupéfiants est essentiel à la compréhension des politiques
canadiennes si on veut replacer adéquatement la législation canadienne
actuelle dans le cadre international plus large dans lequel le Canada s’est
placé très tôt concernant le contrôle des drogues.
La Chine, les Britanniques et
l’opium
Selon
Glorie (1984), le contrôle des stupéfiants s’est mis en branle dès le XIXe
siècle en Chine. L’opium à
fumer, qui était à l’époque cultivé à grande échelle aux Indes par les
Britanniques, fut introduit en Chine par les Britanniques dans un but de
rentabilité économique; ceux-ci, qui importaient de Chine d’importantes
cargaisons de thé y exportaient en échange l’opium cultivé en Indes;
«...il
s’agit en fait d’un simple échange permettant aux Anglais d’écouler avec
grands profits les productions indiennes ...
la Chine était confrontée à une importation massive d’opium, à la fois
internationale, car impliquant plusieurs pays producteurs et importateurs, et
aux implications économiques profondes» (C.-N. Robert, 1989:6).
C’est
donc avec l'acceptation forcée des Chinois, imposée par les Britanniques (Traité
de Nankin en 1842) d'un contrôle de l'opium, que s’est concrétisé
initialement ce processus. Par la
suite, les importations d’opium ont crû de façon importante, certains
estimant entre 5 et 20 % la population chinoise touchée par l’opiomanie, ce
qui représentait alors de vingt-cinq à cent millions de personnes.
L’importance réelle de cette consommation suscite toutefois des
estimations divergentes selon les auteurs, mais, à l’image de Spector et
Kitsuse, nous laisserons de côté le sujet de la «présumée» condition
objective pour nous concentrer davantage sur les mécanismes de contrôle.
Dès 1836 donc, l'Angleterre et la Chine furent les premiers et
principaux acteurs à avoir été impliqués dans les débuts du contrôle
entourant les stupéfiants. Mais
ils ne furent pas les seuls car les Français, les Espagnols et les Hollandais
étaient aussi impliqués dans le commerce de l’opium à cette époque.
La
réaction de la Chine et de la Grande-Bretagne à la manoeuvre des
Britanniques a mis quelques 25 ans à se concrétiser. En 1908, suite à un retour aux valeurs traditionnelles prônées
par les mouvements réformistes chinois, de même que sous la pression d'un
puissant lobby quaker britannique, les gouvernements chinois et britannique signèrent
un accord prévoyant la suppression progressive de l’opium.
Et c’est en 1909, avec la conférence de Shanghai (discutée par la
suite), que naquit le premier texte du droit de la drogue de portée véritablement
internationale (Caballero, 1989). Par
la suite, en ce qui concerne la Chine, le renversement de l'Empire et les
guerres civiles en 1911 provoquèrent l'avortement de cette entente au sein de
ce pays (Glorie, 1984).
L'internationalisation
du contrôle des stupéfiants au XXe
siècle
Plusieurs auteurs consultés
s'entendent pour dire que les États-Unis furent, dès le début du XXe
siècle, les principaux instigateurs d’un mouvement historique ayant conduit
à l'évolution du contrôle pénal des stupéfiants dans le monde entier
(Morgan, 1981; Musto, 1973; Glorie, 1984; Nadelmann, 1990; Caballero,
1989). La mise en place des
premiers accords internationaux antidrogue se situe plus spécifiquement dans un
double mouvement interdépendant étroitement originant des États-Unis, et
ayant des effets autant aux plans national qu’international : 1- au plan
interne, l'avènement d'un mouvement réformateur qui consacre l'intervention
des pouvoirs publics dans la société américaine, ainsi que la naissance de
mouvements moraux, qui mettent en scène de nouveaux acteurs ou des groupes
sociaux, soit les «entrepreneurs moraux» (Lowenthal, 1974, in Glorie, 1984).
2- au plan international, le début de la phase impérialiste de la
politique étrangère américaine sous l’influence «...[d']une nouvelle génération coloniale formée de bienfaiteurs religieux pétris
d'altruisme et de sentiments de supériorité, qui découvre parmi les missions
qu'elle s'assigne les problèmes posés aux Philippines sur l'opium» (Glorie,
1984:72). Deux acteurs américains
sont impliqués tout particulièrement dans ce processus: l'évêque Charles
Brent, qui prit à l’époque la tête du mouvement anti-opium américain, qui
fut rejoint dans cette croisade par le Docteur Hamilton Wright, qui avait comme
objectif de «coupler une action
internationale contre l'opium au vote de réglementations fédérales [américaines]
plus générales» (ibid.). Glorie
attribue d'ailleurs à Wright «…la
paternité des Conventions internationales et des lois américaines... le
fondement juridique et idéologique de la plupart des formes de contrôle des
stupéfiants existant à l'heure actuelle dans le monde» (ibid.).
Ainsi ce serait la pression exercée par l'église – de même que les
ligues de tempérance dont les membres étaient près de l’église – qui
aurait contribué à pousser l'Amérique puritaine à initier la croisade
mondiale antidrogue. En fait,
l’initiative américaine aurait répondu à trois impératifs ou dynamiques :
un tiers de morale humanitaire, un tiers de xénophobie raciste et un tiers
d’intérêts géographiques (Caballero, 1989).
C'est donc dans la foulée
de la croisade antidrogue que Brent et Wright lancèrent des invitations à une
conférence diplomatique internationale. La
Conférence de Shanghai, sous la présidence de l'évêque Charles Brent, a réuni
en 1909 treize délégations[3]
dans le but d'initier une discussion sur le commerce
international et sur l'usage de l'opium dans les colonies appartenant à
certains pouvoirs coloniaux (Glorie, idem.).
Devant la résistance de plusieurs pays à s'engager sur des
recommandations précises pour des raisons qui varient d'un pays à l'autre - prohibition
du commerce international d'un côté, protection des intérêts de certains de
l'autre - on ne conclut la rencontre que sur des déclarations de principe qui,
selon Glorie (1984 :72) rapportant les propos de Tisseyre (1977):
«...invitent les puissances intéressées à
prohiber sans délai l'usage de l'opium, à mettre en vigueur dans les colonies
les lois en vigueur dans la mère patrie, ainsi qu'à interdire l'exportation de
l'opium à destination des contrées prohibant son importation».
Grâce à une foule de compromis,
les États-Unis ont ainsi rallié les participants à l'acceptation des deux
fondements de leur politique de contrôle international, soit le principe de la
limitation du commerce à des fins médicales et la réduction des exportations
d'opium (Caballero, 1989). L'Angleterre
n'est pas non plus sortie mécontente de la conférence de Shanghai, préservant
ses accords bilatéraux avec la Chine, tout en évitant de se voir imposer
l’obligation de se soumettre à une politique déterminée (Glorie, 1984).
1912:
La Convention Internationale sur l'Opium
de La Haye
Les participants présents à
Shanghai en 1909 se réunirent de nouveau en 1911 à La Haye, aux Pays-Bas,
encore une fois à l'initiative des Américains.
Tout comme lors de la réunion précédente, cette rencontre fut marquée
par des négociations très ardues, dû entre autre aux intérêts et exigences
très divergents des participants (Glorie: 1984.).
Ces résistances provenaient des représentants de l'Angleterre, qui
exigeaient que soit mise à l'ordre du jour la réglementation de la fabrication
de la morphine et de la cocaïne, tandis que «les délégations allemande, française, hollandaise, portugaise, perse
et japonaise avaient comme intérêt de protéger soit leurs industries
pharmaceutiques de morphine, d'héroïne et de cocaïne, soit leurs productions
locale ou coloniales de drogue» (Glorie, idem :72.).
Malgré ces divergences, la Convention
Internationale de l'Opium est conclue le 23 janvier 1912, grâce «au
charisme de Wright et au bon sens de Brent» (Glorie, ibid. :72.).
1919:
Le traité de Versailles
L’année 1919, qui marque la
fin de la première guerre mondiale, constitue un moment charnière sur le plan
de l'internationalisation des politiques en matière de stupéfiants et ce, pour
des raisons qui ne concernent aucunement les problèmes de drogues au sein des
pays membres, ni même dans leurs colonies.
En effet, si seuls quelques pays ont signé l'entente de La Haye en 1912,
de nombreux pays ont par contre entériné le Traité de Paix de Versailles en
1919. Ce traité, qui concrétise
la fin de la guerre, s'intéresse aussi à la question du commerce international
de drogues et plus spécifiquement au commerce de l'opium.
À ce propos, Silvis (1994: 42) rapporte l'article 295 de ce Traité de
Paix qui se lit comme suit :
«Those, of the High
Contracting Parties who have not yet signed, or who have signed but not
ratified, the Opium Convention (...) agree to bring the said Convention into
force and for this purpose to enact the necessary legislation without delay
(...). Furthermore, for those
Powers which have not yet ratified the Opium Convention, ratification of the
present Treaty should be deemed in all respects equivalent to the ratification
of that Convention (...)».
La responsabilité du respect
des recommandations de cette entente relevait à l'époque de la Société des
Nations, charge qui lui fut confiée à la fin de la première guerre mondiale
dans le cadre du traité de Versailles. Cette
tâche fut par la suite transférée à l'Organisation des Nations Unies (ONU),
et plus précisément à la Commission des stupéfiants du Conseil économique
et social (CÉSNU). C’est
d'ailleurs le CÉSNU qui veille encore aujourd'hui au respect des ententes
internationales actuelles, en plus d'avoir comme mandat de formuler des conseils
et des recommandations au Conseil et aux gouvernements.[4]
1925:
Les Conventions de Genève
La conférence de Genève,
organisée par la Société des Nations suite à l'accord de La Haye et au Traité
de Versailles, a donné naissance, en 1925, à deux Conventions distinctes, soit
la Convention sur la suppression du
commerce et de l'usage de l'opium préparé, ainsi qu’à la Convention
sur l'opium brut et les autres stupéfiants
(ou Convention internationale sur l'Opium).
Cette réunion a fait éclater au grand jour une scission au sein des
participants en deux clans aux philosophies distinctes: d'un côté, les réalistes,
partisans d'une réglementation de la distribution d'opium, et de l'autre, les
idéalistes, partisans de la prohibition totale (Caballero, 1989). Ce sont les premiers qui l’emportèrent pour la période de
1925 à 1961.
La Convention sur la suppression du commerce et de l'usage de l'opium préparé
permettait l'adoption d'un système de production et de distribution, contrôlé
par un monopole d'État, avec certaines mesures telles l'interdiction de vente
aux mineurs, la restriction du nombre de fumeries, la réduction des cultures,
etc... Les principaux signataires -
soit les représentants de l'Angleterre, de la France et de l'Inde - étaient
convaincus que l'opium n'était pas très nocif en Extrême-Orient où il
constituait une coutume et que, de toute façon, il n'était pas possible de
supprimer son usage par le moyen d'une convention internationale.
Un argument apporté par ces pays est que «la
prohibition conduirait […] à la contrebande et au trafic» (Caballero,
1989:47). Il semble bien que l'histoire leur ait donné raison.
Dans les faits, la Convention
internationale sur l'opium de 1925 déborde, malgré son titre, le strict
cadre du contrôle de l'opium pour s'appliquer aux trois grandes drogues «naturelles»,
soit l'opium, la coca et le cannabis, ainsi qu'à leurs principaux dérivés.
Elle crée pour la première fois l’obligation pour les Parties «…à
fournir des évaluations de leurs besoins en stupéfiants et à soumettre à
autorisation chaque opération de production, d'importation ou d'exportation»
(Caballero, 1989 :47.). Cette
Convention marque également la création du Comité Central Permanent, qui
devint l'organe officiel du contrôle des stupéfiants, chargé de «centralise[r]
les statistiques en ce qui a trait à la production, les stocks, les saisies,
les importations et les exportations des substances visées par la Convention»
(Caballero, ibid.). Entre 1931 et
1953, pas moins de six Conventions furent ratifiées dans le but de compléter
ou d'amender les textes déjà existants. Voici
un bref résumé de celles-ci tiré de Caballero (1989 :45-48):
1931 :
Convention de Genève:
étend le domaine du contrôle aux drogues manufacturées, introduit une
classification des substances et pose de façon nette le principe de la
limitation des stupéfiants aux besoins médicaux et scientifiques.
Vise essentiellement à prévenir les détournements du marché licite
vers le marché illicite.
1931:
Convention de Bangkok:
ne s’appliquant qu’aux Puissances ayant des possessions en Extrême-Orient,
adopte des règles de fonctionnement concernant les fumeries d’opium
(interdiction de vente aux mineurs, vente au comptant, etc..) et recommande des
systèmes d’immatriculation des fumeurs de façon à organiser un rationnement
progressif des personnes immatriculées
1936:
Convention de Genève:
rend effective l’application des Conventions antérieures et vise à accentuer
la répression du trafic illicite des drogues dites «nuisibles».
Prévoit certaines formes de contrôle international (extradition des
trafiquants, organisation d’un service de police spécialisé dans chaque pays
signataire).
1946:
Protocole de Lake Success:
transfère de la Société des Nations à l’ONU les compétences en matière
de contrôle des stupéfiants.
1948:
Protocole de Paris:
permet de placer sous contrôle international en tant que stupéfiants de
nouvelles substances d’origine synthétique non visées antérieurement.
1953:
Protocole de New-York:
Étend les mesures de contrôle international à la culture du pavot et
à la production d’opium en vue de tarir le trafic à la source.
Synthèse
de la période comprise entre 1912 et 1961
C'est donc en grande partie sous
la pression des États-Unis que des mesures de contrôle du trafic, de la
culture et de la production se sont graduellement mises en place durant la première
moitié du siècle; ces six Conventions ont toutes en commun de viser «un
renforcement des contraintes et des sanctions relatives aux stupéfiants» (Caballero,1989:47).
Plusieurs auteurs consultés (Beauchesne,1988; Bertrand,1989; Solomon et
Green, 1988; Caballero,1989; Glorie,1984; Nadelmann,1992) affirment que la période
comprise entre 1912 et 1961 a mené à une constante intensification des contrôles,
parallèlement à un élargissement des accords internationaux, passant du contrôle
de la production de l'opium à une criminalisation graduelle de plus en plus de
«comportements» associés aux substances désormais «illicites», autant sur
le plan quantitatif que qualitatif. Ainsi,
depuis les premières conventions, un nombre grandissant de pays ont pris part
aux traités, de plus en plus de substances sont sujettes à des contrôles
alors que les appareils de contrôle sont devenus de plus en plus spécialisés
et que le taux de pénalisation s'est élevé.
De plus, l'objet du contrôle, qui concernait au début strictement la
production, tout d'abord de l'opium puis subséquemment des autres substances,
s'est graduellement étendu vers la criminalisation des personnes et la
multiplication du nombre de comportements qualifiés d'infractions (Hulsman et
Van Ransbeek, 1983).
1961: La Convention
unique sur les stupéfiants
L'époque de la prohibition générale et absolue
voulue par les États-Unis prend véritablement son essor avec la Convention de
1961, alors que de nombreux organismes de contrôle sont désormais chargés de
veiller à la bonne application de celle-ci (Caballero, 1989).
Cependant, on peut douter du réalisme d'une prohibition mondiale réellement
efficace puisqu'il suffit d'un ou de quelques États n'appliquant pas la
Convention pour que le trafic illicite se trouve alimenté.
Le contrôle mondial se trouve également hypothéqué de deux façons :
par la possibilité offerte à certains états d'adhérer à la Convention tout
en y faisant des réserves ou de ne pas y adhérer; certains pays ont revendiqué
ce droit sous prétexte que le traité ne tenait pas compte de leur spécificité
nationale. Finalement, notons que
selon Caballero, l'Organe de contrôle dispose du pouvoir d'appliquer les
mesures prévues à la Convention même aux États non parties (Caballero,
idem.).
Cette
Convention vise principalement à contrôler de façon rigoureuse trois des stupéfiants
traditionnellement produits et consommés dans les régions dites «sous-développées»,
soit l'opium, la coca et le cannabis. Les
États-Unis, qui jugeaient à l’époque l'application de la Convention trop
permissive, prétextant qu'elle laissait place à un trafic de cultures
clandestines qui résulterait de la politique trop molle de certains pays,
insistèrent pour que l'on organise le contrôle de la production à la source.
C’était d’ailleurs le mot d'ordre de la délégation américaine.
Ce sont justement ces pressions qui auraient fini par mener au Protocole
de Genève en 1972 (voir plus loin), qui visait notamment à renforcer encore
davantage la rigueur du contrôle international (Caballero, idem.).
Voici une synthèse des différents objets sur
lesquels porte la Convention unique (tiré du rapport final de la
Commission LeDain, 1973:
•
définir les actes et les comportements qu'il convient d'incriminer;
•
établir les listes des substances à prohiber;
•
fixer les devoirs des pays signataires ainsi que leurs responsabilités;
•
énumérer des moyens de prévention;
•
fixer les quantités limites de drogues à produire;
• dicter aux pays membres les
moyens de répression qu'ils doivent adopter en matière de drogues;
• prévoir le recours obligatoire à des peines de
privation de liberté pour les infracteurs;
• énoncer leur programme pour
diminuer l'usage de drogues dans le monde.
Bertrand (1989 :31) considère
la Convention unique comme une «déclaration
de guerre à la drogue» qui a eu par la suite des conséquences très concrètes
sur l'approche canadienne. Par ses
contrôles, ses pénalités, ses spécifications et ses comportements prévus,
la Convention unique ne vise plus simplement à contrôler le commerce et la
production mais à prohiber la possession et l'usage de stupéfiants, même à
des fins scientifiques et médicales. Parmi
les actes et comportements visés apparaissent la possession et la détention
des stupéfiants, y compris le cannabis. On
y aborde alors un régime de prohibition.
1971: La Convention de Vienne sur les substances psychotropes
Adoptée dix ans après la Convention unique, cette Convention ressemble à son modèle, malgré
qu’elle s’en démarque sur certains points essentiels. Ainsi, à la différence de la Convention unique qui porte
principalement sur le pavot, la coca et le cannabis et sur leurs dérivés,
celle-ci s’applique aussi à une gamme de plus de 65 autres substances, toutes
d’origine industrielle ou synthétique, qui sont classées en quatre tableaux
(hallucinogènes, amphétamines, barbituriques et tranquillisants) (Caballero,
1989, voir aussi tableau 1.2 à l’annexe 1).
Selon Caballero, le fait que ces substances soient produites en Occident
expliquerait que des contrôles différents soient prévus à l’endroit des
drogues autres que les «stupéfiants» d’origine orientale, comparativement
à 1961; cette fois-ci, ce sont les pays producteurs - États-Unis et Europe en
tête - qui auraient tenté d’obtenir l’allégement des contraintes, précisément
ce que les pays en voie de développement avaient demandé en 1961.
Finalement, ce sont des considérations étrangères à la santé
publique qui l’emportèrent et qui conduisirent à l’adoption d’un texte
beaucoup moins rigoureux que celui de la Convention unique.
Dans le cadre de cette Convention, à part les
contraintes d’ordre administratif relatives au commerce licite, on retrouve
des dispositions concernant la répression du trafic illicite et la lutte contre
l’abus de psychotropes. Les
dispositions en matière de répression sont plus légères à l’endroit des
drogues autres que les stupéfiants que celles formulées dans la Convention unique en ce qui concerne les sanctions pour les
infractions graves, de même qu’en matière de coopération internationale.
Pour ce qui est de l’abus, on y reprend, en les étendant, les mesures
de prévention classiques telles que le traitement, l’éducation, la postcure
et la réadaptation sociale (Caballero, idem.).
Il est intéressant de remarquer qu’aucune sanction formelle n’est
par contre prévue contre l’infraction de possession dans le cas des «nouvelles»
drogues psychotropes.
En ce qui concerne la classification des
substances, cette Convention établit d’abord une distinction erronée entre
stupéfiants et non-stupéfiants, puis brouille les frontières entre pharmacodépendance
et non-pharmacodépendance. Ainsi,
seul l’usage à des fins médicales ou scientifiques est admis (article 5)
alors que tout autre usage est interdit. À l’exception des hallucinogènes du tableau I (LSD,
mescaline, psilocybine...) qui n’ont pas ou peu d’utilité thérapeutique,
les substances des autres groupes sont tous des produits de l’industrie
pharmaceutique (Caballero, 1989). La
prohibition ne concerne donc qu’un usage détourné des produits et non leur
utilité normale.
1972:
Le Protocole de Genève modifiant la
Convention unique
Insatisfaits de la «mollesse» de certaines
dispositions de la Convention unique dès
1961, les américains réclamèrent des amendements jusqu’en 1972, notamment
en matière de renforcement des pouvoirs de l’Organe sur les pays producteurs.
Ils se heurtèrent toutefois au bloc des pays en voie de développement, appuyés
par les pays de l'est, dans leur tentative de renforcement des pouvoirs de
l'Organe sur les pays producteurs de stupéfiants.
Ainsi, les amendements visant à donner à l’Organe de contrôle le
pouvoir de recueillir ses informations à d’autres sources que celles des
gouvernements signataires, d’inspecter les cultures des pays producteurs, de
corriger leurs évaluations et de décréter l’embargo sur leurs importations
de stupéfiants furent rejetés (Caballero, 1989).
Les pays ayant ratifié le Protocole, qui entra en vigueur en 1975,
s'entendirent donc pour ne proposer que des changements mineurs, bien en dessous
des attentes des États-Unis. C'est
le principe de coopération entre l'Organe et les États qui ressort comme la
marque de l'ensemble des dispositions (idem.).
Cependant, ce Protocole contient une addition importante: on peut désormais
envisager des mesures de traitement non pénales à l'endroit des individus qui
abusent de stupéfiants lorsqu’ils commettent «d’autres» infractions:
«...si
des personnes faisant abus (de stupéfiants opiacés, cannabis et cocaïne)
commettent de telles infractions, les Parties pourront adopter au lieu de
l'inculpation ou du châtiment ou concurremment, que ces personnes se soumettent
à des mesures de traitement, d'éducation, de postcure, de réadaptation et de
réintégration sociale...» (tiré de Caballero, 1989 :54).
1988:
La Convention sur le trafic illicite des stupéfiants et des substances
psychotropes
Dernière des conventions internationales sur les
drogues, la Convention de 1988 vise notamment à renforcer et à compléter les
dispositions en vigueur dans le cadre des Conventions de 1961 et 1971.
En la ratifiant, les Parties signataires acceptent de s’engager encore
davantage dans la répression du trafic illicite de stupéfiants et de
psychotropes. Les Parties visent
tout particulièrement à contrer les organisations internationales de
trafiquants en s’attaquant aux profits provenant du trafic illicite et en créant
le délit de blanchiment d’argent, par le biais notamment d’une plus grande
coopération internationale en matière de répression.
Cette convention vise également à éliminer les causes à la source de
l’abus des stupéfiants et des psychotropes en s’attaquant à la réduction
de la demande et en accordant des pouvoirs supplémentaires aux corps de police.
Enfin, on désirait aussi instaurer des mesures afin de contrôler
certaines substances non visées antérieurement par les conventions précédentes,
notamment les précurseurs, agents chimiques et solvants, produits utilisés
dans la fabrication de certains stupéfiants et autres psychotropes.
En somme, à partir de l’adoption de la Convention
unique en 1961 jusqu’à la Convention
sur le trafic illicite de 1988, en passant par la
Convention sur les psychotropes de 1971 et le Protocole
de 1972 amendant la Convention unique, on constate une accélération du
processus de contrôle et une volonté croissante chez un nombre toujours plus
grand de parties à contrôler juridiquement par le droit pénal non seulement
la production, l’importation et le trafic mais aussi la simple possession
d’un nombre croissant de substances opiacées et autres psychotropes de tout
genre (Bertrand, 1997), en plus de sanctionner lourdement les infractions par
des peines économiques et par la saisie des biens.
3-
LA PETITE HISTOIRE DE LA PROHIBITION DES DROGUES AU CANADA
L'avant-scène
de la première législation
Au Canada, avant 1880, les fumeurs d’opium
jouissaient d'une liberté relative. C'est
à partir de cette période que les groupes moraux puritains, en particulier les
Évangélistes méthodistes, se mirent à prôner un discours de moins grande
tolérance en matière d'usage d'opium, d'alcool et de sexe, selon eux «sources
majeures de vice et de péché» (Beauchesne, 1988).
Les premiers mouvements de tempérance (qui regroupaient divers groupes
moraux puritains tel qu’indiqué plus haut), visaient la défense de la race
blanche, anglo-saxonne et protestante et c'est à ces groupes que l'on doit les
premières tendances vers le contrôle formel de certaines substances
psychotropes au Canada. On accusait
à l'époque les Chinois, qui introduisirent les fumeries d'opium dans la région
de Victoria et Vancouver, de corrompre le mode de vie d'une nation chrétienne
et c'est pour ces motifs que les lois en matière de drogues furent adoptées
par le Parlement canadien. C'est donc avec l'accroissement de l'immigration chinoise
surtout que la question de la race, auparavant sous-jacente au débat, fut portée
au grand jour avec la parution du rapport de la Commission Royale sur
l'immigration chinoise dès 1885, qui affirmait que «l'usage de l'opium était une habitude païenne incompatible avec le
mode de vie d'une nation chrétienne» (Beauchesne, 1988 : 127-128).
La campagne antidrogue, qui avait cours simultanément
aux États-Unis, a eu un impact certain sur la croisade anti-opium canadienne
(Beauchesne;1988, Bertrand;1989, Giffen et coll.;1991, Solomon et Green;1988).
Cette campagne, qui provoqua l'interdiction de la vente de l'opium à des
fins non médicales dans certains États, a entraîné une diminution des stocks
d'opium aux États-Unis, induisant du même coup une pénurie au Canada, qui,
jointe à la croisade antidrogue, eut pour effet de forcer la fermeture de
certaines fumeries d'opium de la région de Victoria.
C'est alors qu'aurait débuté la contrebande d'opium (Beauchesne, 1988).
Un peu plus tard, les résultats d’une enquête produite par
l'Association Pharmaceutique Américaine en 1903 sur l'usage des drogues qui
affirmait que la consommation de drogues était répandue dans toute la société
américaine, mais plus spécifiquement au sein de deux groupes sociaux, soit les
immigrés chinois et les noirs, aurait aussi eu une influence sur la politique
et l’opinion publique canadienne. C'est
sur des arguments similaires que les groupes moraux canadiens se fondèrent pour
exiger une législation visant à prévenir ce «fléau».
1908:
La Loi sur l'Opium au Canada
Avant 1908, il existait très peu de restrictions légales
en matière de drogues utilisées à des fins non médicales au Canada (Solomon
et Green, 1988). Selon Beauchesne
(1989), on ne retrouvait en effet que des tarifs douaniers usuels qui
s'appliquaient sur les marchandises importées. En fait, pour elle, c’est la Loi
sur l'Opium de 1908 qui «demeure
encore aujourd'hui la base de la législation canadienne actuelle en matière de
drogues; les modifications qui viendront par la suite ne toucheront que le
processus d'application des lois et le nombre de drogues impliquées»
(1988:126). C'est d'ailleurs cette
loi qui a inauguré formellement le contrôle des drogues à des fins non médicales,
ayant été adoptée sans discussion en chambre ni opposition au sénat.
Giffen et coll. (1991) indiquent pour leur part que cette loi fut le résultat
d’une convergence de facteurs, parmi lesquels on note un climat de réforme
morale généralisé en Amérique du Nord, un mouvement international visant à
stopper le commerce de l’opium depuis la Chine, de même qu’une hostilité
envers les immigrants chinois au Canada.
Ce
sont des considérations d'ordre moral, culturel ou ethnique qui inspiraient
Mackenzie King, ministre du travail fédéral et principal artisan du premier
processus de législation sur les drogues au pays (Beauchesne, 1988).
Le ministre du travail, plutôt que de s'attaquer au conflit qui opposait
d'une part les travailleurs blancs aux asiatiques et d'autre part, les
travailleurs syndiqués et non-syndiqués aux employeurs, aurait déplacé le
problème «sur» les «étrangers» d'origine asiatique (Comack, 1985).
Suite à l'adoption de la loi de 1908, Mackenzie King fut le représentant
du gouvernement canadien au sein de la délégation britannique à la Commission
de Shanghai de 1909, où le Canada est maintes fois cité comme un pays ayant réussi
à contrôler le trafic d'opium. On
peut se surprendre que Mackenzie King, alors ministre du travail du gouvernement
canadien, figurait en tant qu’expert en matière de drogues. Si toutes les
sources consultées confirment l’influence certaine et constante des États-Unis
sur les politiques canadiennes tout au long du XXe siècle, une citation de
Mackenzie King tirée d’un journal de l’époque, laisse croire que le Canada
aurait pu avoir, selon lui, un certain impact sur la législation américaine au
tournant du siècle: «... it was also an
interesting fact that the American delegation [à la réunion de Shanghai]
generously admitted that their legislation for the suppression of the traffic in
the United States had been copied from Canada» (in Giffen et coll.
1991:75).
L'élargissement
des contrôles entre 1911 et 1923
Mackenzie King revint de Shanghai auréolé d'une réputation
d'autorité en matière de drogues. C'est
cette renommée qui lui permit de jouer un rôle de premier plan lorsqu'en 1911,
on modifia la Loi sur l'Opium pour en
faire la Loi sur l'Opium et autres drogues,
afin d'y inclure la morphine et la cocaïne.
Si la loi de 1908 fut la première loi établissant des contrôles pénaux
sur les drogues au pays, c’est la loi de 1911 qui confirme plus sérieusement
le rôle qu’on entendait donner au pénal dans le contrôle des drogues
illicites (Giffen et coll., 1991). Bien
que des propositions prônant la criminalisation de l'usage et de la possession
simple d'opium, de même que l'élargissement des pouvoirs d'enquête et
d'arrestation de la police et l'augmentation des peines furent avancées dans l'élaboration
du projet de loi de 1911, seule la criminalisation de l'usage et de la
possession simple d'opium fut retenue, les autres étant adoptées quelques années
plus tard.
La loi de 1911 fut rebaptisée en 1920 la Loi
sur l'Opium et les drogues narcotiques et de nombreux amendements furent
ajoutés à celle-ci entre 1920 et 1923, notamment: • l'augmentation des
pouvoirs policiers quant aux perquisitions; • l'instauration des
sanctions discriminatoires à l'endroit de certaines catégories d'accusés; • la
déportation pour les étrangers ayant enfreint la loi et le fouet pour les
mineurs trouvés coupables d'infractions (Erickson, 1980).
Les principaux événements ayant pu favoriser l'extension de la Loi
sur l'Opium et les drogues narcotiques à de nouvelles substances et le
resserrement des contrôles pénaux durant cette période seraient dûs entre
autres à :
•
la mobilisation concrète de l'opinion internationale résultant des décisions
prises à la Conférence de La Haye par les pays signataires, décisions annexées
au Traité de Versailles qui prirent effet suite à la première guerre mondiale;
•
la création, en 1920, du ministère canadien de la Santé, du Bureau fédéral
des drogues, responsable des accords internationaux, de même que de la
Gendarmerie Royale du Canada (GRC), chargée de faire respecter, entre autres,
les lois fédérales, dont les lois sur les drogues;
•
les conflits entre blancs et asiatiques qui reprenaient de plus belle sur la côte
ouest du Canada;
•
l'usage du cannabis qui devint «prominent
on the American scene»[5]
dans quelques villes de la côte ouest aux approches des années 1920 ainsi que
l'usage répandu de l'opium et de l'héroïne au sein de quelques groupes
sociaux (Bertrand, 1989).
En 1923, la loi de 1920 fut de nouveau amendée
pour y ajouter la codéine, l'héroïne et le cannabis. En ce qui concerne l'inclusion du cannabis dans la loi de
1923, la Commission LeDain, avance notamment ce qui suit :
«...quoi
qu'il en soit, la décision a été prise sans fondement scientifique évident
ni même la conscience réelle d'un problème social, de placer le cannabis sur
le même plan, au regard de la loi, que les stupéfiants opiacés comme l'héroïne
et c'est ainsi qu'il figure dans les textes législatifs depuis lors» (Rapport
sur le cannabis, 1972).
En 1929, on rebaptisa la loi de 1920 Loi
sur l'Opium et les substances psychotropes.
Selon Solomon et Green (1988), cette loi représentait une
consolidation des six révisions législatives ayant pris place entre 1921 et
1927 qui étendaient la gamme des peines, des infractions et des sanctions prévues
auparavant. Parmi ces inclusions,
on retrouve le fouet pour les infractions de possession et de distribution, la
création de l'acte d'assistance qui renforçait le pouvoir policier dans le
domaine des perquisitions sans mandat et la présomption de possession pour
quiconque était trouvé en présence des substances incriminées à moins qu'il
ne puisse prouver qu'il n'en avait pas connaissance.
Bertrand (1989:26) affirme ce qui suit à propos de cette loi:
«...en
1929, le Parlement consolidait en quelque sorte les mesures pénales [...] dans
une loi d'une sévérité exceptionnelle et portant atteinte à plusieurs
aspects des droits des citoyens ou, en tout cas, s'écartant des règles
habituelles suivies en matière de poursuite pénale».
En dépit d'un accroissement des pouvoirs policiers
censés faciliter le processus d'arrestation, le nombre de condamnations qui
avait atteint un sommet au début des années 1920, tomba rapidement à un
nombre approximatif d'environ 200 à la fin des années 1920 (MacFarlane, 1986,
dans Solomon et Green, 1988:99)[6].
Le facteur primordial de ce déclin serait dû principalement à
l'extinction de la première génération des fumeurs d'opium chinois, groupe
qui constituait alors la grande majorité des infracteurs (Solomon et Green,
idem.). L’interdiction d’entrée
au Canada envers les immigrants en provenance de la Chine qui s’accompagnait
d’une forte «taxe d’entrée», la déportation de plus de 500 chinois
condamnés au cours des années 1920 ainsi que la baisse d'intérêt public
auraient également contribué à cette baisse des arrestations.
Parallèlement à ce qui s’est passé sur la scène
internationale à la même époque, la période comprise entre 1930 et 1952 a été
témoin d’une consolidation de la bureaucratie fédérale en matière de contrôle
et de répression, au cours de laquelle on ajouta notamment l'introduction de
l'infraction de culture du cannabis en 1938, de même que l'inclusion de
nouvelles substances synthétiques et de leurs composés.
Puis c'est au début des années 1950 que l’approche axée
principalement sur la criminalisation des toxicomanes a pour la première fois
commencé à susciter des critiques de la part de l’opinion publique; c'est à
ce moment que l'on commença à parler pour la première fois plus sérieusement
de «traitement» plutôt que strictement de contrôle pénal (Solomon et Green,
1988). Les agences de contrôle
offraient toutefois un contre-argument de taille face à cette remise en
question de la criminalisation des infractions de la possession, du trafic, de
la culture et de l’importation: le spectre du crime organisé.
C'est donc sur des arguments de ce genre qu'elles ont pu continuer avec
succès leur pression en faveur de contrôles de plus en plus sévères.
Les amendements apportés à la loi en 1954 furent encore largement fondés
sur les désirs des agents de la GRC, et ce, en dépit d'une volonté croissante
de la part des associations médicales et des services sociaux d'apporter des
soins aux toxicomanes. Sous
l'influence de la Commission américaine Kefauver[7],
le gouvernement fédéral a mis sur pied la
Commission sénatoriale spéciale sur le trafic des stupéfiants au Canada
en 1955, qui reçut les mémoires de plusieurs acteurs du domaine des drogues au
Canada, des médecins aux travailleurs sociaux, en passant par les autorités
policières et les simples citoyens. On
y a abordé quatre thèmes majeurs (Solomon et Green, 1988:103-104):
1- les multiples difficultés
inhérentes au travail des policiers dans leur tentative de stopper l'entrée
des drogues au pays;
2- l'opinion des autorités
policières à l'effet que les toxicomanes sont des criminels et des «échecs
sociaux sans morale ni principes», des menteurs;
3- l'échec de toute
tentative en vue de mettre sur pied des cliniques pour les personnes adonnées
aux stupéfiants;
4- le besoin urgent de la part
des représentants des autorités policières quant à une concertation dans le
but d'éliminer la demande de drogues par l'application agressive de
l'infraction de possession.
Les membres du Comité sénatorial recommandèrent
des peines plus lourdes pour le trafic, ainsi qu'une application plus rigoureuse
de l'infraction de possession et des crimes reliés tels la prostitution et le
vol, acceptant sans contester les requêtes des représentants des autorités
policières (Solomon et Green, 1988). Plusieurs des recommandations du Comité sénatorial
auraient d'ailleurs mené à la création de la Loi
sur les stupéfiants en 1961 (Bertrand, 1989).
Synthèse de 1908 à 1961
En
somme, entre l’entrée en vigueur de la Loi
sur l'opium et autres drogues en 1911 et l’adoption de la Loi
sur les stupéfiants en 1961, les diverses législations furent amendées à
seize reprises, de façon parfois très substantielle.
La période la plus fertile en changements est sans aucun doute celle se
situant entre 1919 et 1929, durant laquelle le système de contrôle se
consolida pour devenir de plus en plus influent et où les bureaucrates prirent
de plus en plus d’importance en tant qu’initiateurs et arbitres des
changements législatifs (Giffen et coll, 1991).
1961:
La Loi canadienne sur les stupéfiants (LSS)
La LSS
fut adoptée en 1961, soit l’année même de l’entrée en vigueur de la
Convention unique sur les stupéfiants.
De 1961 jusqu’à 1997, moment de son abrogation au profit de la Loi
réglementant certaines drogues et autres substances (qui est discutée plus
loin), aucune modification majeure n’est venue transformer la LSS,
même si certains amendements y furent apportés: • des modifications dans le
mode de poursuite qui permirent l'accusation par voie de déclaration sommaire
en 1969 dans les cas de simple possession de cannabis; • l'abolition du
mandat de main-forte en 1992 (provoquée par une décision antérieure de la
Cour suprême) et • l'amendement de 1988 s'attaquant à la possession des
produits de la criminalité, à leur recyclage ainsi qu'au crime organisé
(Bertrand, 1989). D’autre part,
sans que cela ne se traduise par un amendement à la LSS,
soulignons la décision de la Cour suprême en 1986 qui a invalidé le processus
de renversement de la preuve dans les cas de possession pour trafic, telle que
prévu auparavant dans cette même loi.
L'une des principales tentatives d’amendement de
fond à la LSS fut le projet
de Loi S-19, présenté par le gouvernement canadien au Sénat le 26
novembre 1974, qui visait principalement à soustraire le cannabis à la LSS
pour l'inclure dans une nouvelle partie V de la
Loi sur les Aliments et Drogues (LAD).
Aux termes de ce projet de loi, la Couronne n'aurait pu procéder que par
déclaration sommaire de culpabilité dans les cas de simple possession, et les
peines maximales auraient été réduites pour toutes les infractions.
Le projet de loi fut adopté par le Sénat mais ne dépassa jamais le
stade de la première lecture à la Chambre des communes (Bryan et Crawshaw,
1988).
La
création de la Commission canadienne d’enquête sur l’usage des drogues à
des fins non-médicales en 1969 – la commission LeDain[8]
- et les travaux de cette commission - de même que le Projet de loi S-19 en 1974,
révèlent que la fin des années 1960 et le début des années 1970 ont marqué
une période de remise en question quant à la pertinence des législations en
matière de drogues au Canada, et plus spécifiquement en ce qui concerne le
cannabis. Cependant, en dépit de
ces événements, aucune nouvelle mesure législative formelle allant dans le
sens d’une plus grande souplesse ne fut adoptée.
1997:
La Loi réglementant certaines drogues et
autres substances
La Loi réglementant
certaines drogues et autres substances est entrée en vigueur le 14 mai
1997. Sa mise en vigueur a eu pour
effet d’abroger la LSS de même que
les parties III et IV de la LAD.
Le gouvernement canadien a justifié le remplacement de la LSS
et de certaines parties de la LAD par
le besoin d’unifier la politique canadienne de réglementation des drogues
afin de permettre au Canada de remplir les obligations internationales qui lui
incombent dans le cadre des conventions internationales, et plus spécifiquement
la convention de 1988. Selon
Beauchesne (1997:12), cette loi:
«...consolide les peines prévues
pas la Loi sur les stupéfiants, augmente le nombre de produits soumis à son contrôle, solidifie les
nouvelles infractions relatives aux biens liés aux substances interdites, prévoit
des circonstances aggravantes dans certains cas, consolide les pouvoirs de
perquisition, de saisie, de fouille et de confiscation des biens, légitime les
opérations policières d'infiltration et de provocation, et soumet les médecins
à une bureaucratie tatillonne et armée de pouvoirs exorbitants».
Si
l’on en croit cette auteure, la Loi réglementant
certaines drogues et autres substances se caractérise par une expansion des
contrôles. Parmi les seules
nouvelles dispositions démontrant une attitude un peu moins répressive, on
retrouve des peines maximales réduites, de même que le recours limité
uniquement à la procédure sommaire pour l’infraction de possession simple de
quantités de cannabis de moins de 30 g.; soulignons que la condamnation pour
cette infraction entraîne cependant toujours un casier judiciaire.
Cette loi augmente d’autre part de façon importante les pouvoirs
policiers en matière de saisies et d'enquête et ne permet toujours pas l'usage
médical du cannabis. De plus, elle stipule que les domiciles où l’on cultive du
cannabis sont dorénavant considérés comme des «fortified drug houses», ce qui rend possible la saisie de ces lieux
et même de la propriété. De
nouvelles dispositions permettent également aux policiers de témoigner par
affidavit pour certains aspects des procès de drogues.
Cette loi permet également de porter des accusations contre les
personnes trouvées en possession d’instruments ou de substances pouvant
servir à la fabrication ou à l’usage de drogues illicites. Bref, cette nouvelle pièce législative a pour effet de
pouvoir diriger vers le système de justice pénale un nombre potentiellement
encore plus grand d'individus et elle s’inscrit parfaitement dans la tendance
suggérée par la Convention internationale de 1988, tendance qui prévoit une sévérité
encore plus grande envers les trafiquants (Beauchesne, 1997).
Soulignons
en terminant que les politiques canadiennes en matière de drogues ne sont pas
uniquement exprimées sous forme de lois pénales; on y trouve différentes
formes de réglementation telles le prix (dans le cas des substances licites
telles que l’alcool et le tabac), la diffusion d'information relative à
l'usage (produits légaux) ainsi que la promotion du traitement en toxicomanie
et la prévention. C’est ainsi
que parallèlement au ministère de la Justice et au Solliciteur général,
instances qui jouent un rôle de premier plan dans l'administration et la mise
en application des contrôles, le Ministère de la Santé est aussi impliqué
dans la formulation des politiques relatives aux drogues.
Quelques
critiques face à la législation canadienne
Au courant du siècle dernier, les
politiques canadiennes «...have
proliferated in a piecemeal fashion, as crisis management rather than as
comprehensive policy planning... further, drug lawmaking has traditionaly been
an expression of essentially moral concerns» (Blackwell et Erickson,
1988:69). Cette
approche «à la pièce» dénoncée par les auteurs est évident à l’analyse
des instruments législatifs et des autres formes de régulation existant dans
le domaine de la drogue. Tout au
long de l’élaboration des politiques en cette matière au cours du siècle,
certains facteurs particuliers ont guidé les décideurs canadiens: tout
d’abord, l'influence extérieure des pays voisins, et plus particulièrement
les États-Unis. Au pays,
on retrouve la présence de certains groupes de pression particuliers,
notamment certains regroupements professionnels, les représentants des pouvoirs
policiers et pénaux, les entrepreneurs moraux ainsi que les milieux
bureaucratiques. Ces diverses
initiatives et pressions initiées par ces groupes se sont déroulées dans une
atmosphère teintée de sensationnalisme, appuyé par la majorité des médias.
Bertrand (1989) pour sa part, est d'opinion que la
résistance au changement dans les législations en matière de drogues au
Canada s’explique surtout par l’action des fonctionnaires du Ministère de
la Justice et des responsables des services de police du pays, dont la GRC et la
direction du contrôle des narcotiques, par l’Ordre des pharmaciens, les
compagnies pharmaceutiques et l'Association des médecins du Canada.
Selon elle, certains des intervenants canadiens, notamment la GRC,
auraient subi l'influence directe de leurs homologues américains.
Elle cite entre autre le Colonel Sharman, directeur de la Division
canadienne du contrôle des narcotiques de 1927 à 1946, qui fut particulièrement
influencé par Henry Anslinger, son homologue américain avec qui il était en
communication quotidienne au moment où s’élaboraient les conventions
internationales (Bertrand, 1989:38). Les
images, opinions et impressions de nos voisins américains expliqueraient en
partie les politiques canadiennes, marquées en quelque sorte par des «obligations»
de bon voisinage. Lors des
audiences de la Commission LeDain entre 1969 et 1973, Bertrand dit d'ailleurs
avoir eu la preuve de l'influence américaine par de nombreuses références et
invocations d'études états-uniennes dans les témoignages et les citations
entendus; des préjugés sans valeur scientifique et sans fondement auraient
supplanté les conclusions d'experts et de travaux scientifiques sérieux dans
les recommandations énoncées et les politiques adoptées. Critique face aux lois canadiennes sur les drogues, elle
affirme que celles-ci «ont eu raison des
garanties constitutionnelles des libertés civiles enchâssées dans les lois
canadiennes ... et [qu']elles ont réussi à pervertir pendant plusieurs années,
de 1961 à 1985 notamment, le système accusatoire et la présomption
d'innocence» (1992:113).
4-
DISCUSSION
Application
de la théorie de Spector et Kitsuse à la construction sociale de la
prohibition
Tous les commentateurs consultés confirment que les réformateurs
moraux étaient impliqués activement dans la mise en place initiale des mesures
de contrôle et de répression des drogues au début du siècle, et ce tout spécialement
sur la scène nord-américaine. Les divers groupes souhaitant fortement l’interdiction de
l’usage des drogues avaient généralement recours à une argumentation prônant
la promotion, la défense et le maintien des valeurs «dominantes» –
puritaines, blanches et anglo-saxonnes dans le cas de l’Amérique du Nord –
la nécessité de protéger les enfants et la famille, le respect des valeurs
religieuses chrétiennes, de même que la prévention de vice et de
l’immoralité qu’engendraient les styles de vie des étrangers (tout
particulièrement les Chinois au Canada; les Chinois, les Noirs et les Mexicains
de l’autre côté de la frontière, (Musto, 1987).
À l’échelle internationale et nord-américaine, l’étape d’élaboration
initiale des lois sur les drogues s’est étalée de la fin du XIXème siècle
jusqu’aux années 1930. Par la
suite, on peut identifier une période de «consolidation bureaucratique», qui
s’étend des années 1930 jusqu’aux années 1960, période durant laquelle
ce sont les fonctionnaires chargés de l’application des politiques (corps
policiers, fonctionnaires et bureaucrates) qui ont soutenu plus activement le
maintien et l’expansion des mesures de contrôle amorcées depuis le début du
siècle.
Depuis les années 1960, on assiste à un double mouvement:
d’une part, on note une intensification des contrôles de même qu’un
resserrement dans l’application de ces contrôles tant aux niveaux
international que nationaux, et parallèlement, il émerge une opposition de
plus en plus organisée face au régime prohibitionniste de la part de plusieurs
groupes de citoyens, d’universitaires et d’organismes de traitement non-gouvernementaux.
À ce dernier sujet, on note l’émergence graduelle de plusieurs
mouvements internationaux, nationaux et locaux prônant la décriminalisation
et/ou la légalisation d’une ou de plusieurs drogues, et un intérêt
grandissant dans l’instauration de politiques de santé publique axées sur la
réduction des méfaits et sur la prise en charge sociale des toxicomanes.
Le consensus qui semblait global au cours de la première moitié du siècle
a commencé à s’effriter depuis la fin des années 1950. Le conflit se remarque notamment dans les conclusions
divergentes du rapport final de la Commission LeDain publié en 1973
(conclusions qui démontrent une généralisation de ce conflit au-delà de
l’implication des divers groupes d’intérêts), et par le fait que 17 pays
se sont donné des commissions d’enquête sur l’usage des drogues, de 1965
à 1977, donc après l’instauration de la Convention unique de 1961.
L’effritement du consensus fut accentué par l’augmentation
importante au cours des années 1960 du nombre de jeunes expérimentateurs de
drogues récréatives issus de familles «traditionnelles», ces jeunes devenant
de plus en plus nombreux à faire les frais du système pénal, ce qui eut comme
conséquence de faire grimper à des niveaux inégalés jusqu’alors les
statistiques relatives aux infractions sur les drogues, et tout particulièrement
les infractions de possession de cannabis.
La critique face à la prise en charge des usagers de
drogues par le pénal est aussi venue du Barreau canadien, des médecins et des
intervenants sociaux pour qui le recours systématique à la loi en tant
qu’outil de contrôle face aux consommateurs contraient leurs efforts de prise
de contact. Les usagers interceptés
par les forces de l’ordre n’étaient plus seulement des étrangers ou des
exclus comme c’était le cas auparavant, mais aussi des «fils et filles de
bonnes familles» - dont plusieurs étaient les enfants des membres appartenant
à des groupes prônant la prohibition - ce qui a contribué à une remise en
question du recours au pénal pour contrer l’usage des drogues.
Pour
en revenir à la théorie des problèmes sociaux, c’est sous la poussée des
groupes initiaux en faveur de la prohibition internationale que les politiques
prohibitionnistes ont été instaurées; ces groupes ont donc atteint leur
objectif avec un certain succès dans le cadre de leurs revendications.
Cependant, si on applique les quatre étapes élaborées par Spector et
Kitsuse à leurs actions, on constate que le processus de problématisation lié
à la prohibition ne s’arrête pas nécessairement après le deuxième stade
(1- tentatives de légitimation d’une situation indésirable et 2- reconnaissance
des revendications de ces groupes par les autorités ou institutions officielles)
même si les organisations internationales et les gouvernements canadiens et américains
ont répondu de façon satisfaisante - mais temporaire - à leurs revendications
en instaurant en droit un système de prohibition, et ce en dépit des quelques
réticences manifestées au début du siècle par certains pays retirant des
profits importants du commerce de l’opium.
En effet, autant sur le plan international que chez la plupart des États,
les mesures répressives ont été instaurées plutôt facilement, sans trop de
résistances, ne représentant pas une mesure punitive proportionnelle au tort
causé par les actes incriminés. On
n’a qu’à examiner la hausse soutenue du nombre de substances et de
comportements prohibés et la portée grandissante des conventions
internationales et législations nationales pour saisir l’importante évolution
du phénomène. Preuve que le contrôle
n’a cessé de croître depuis 1961, année de l’entrée en vigueur de la
Convention unique, c’est que deux autres Conventions ont été mises en
application en 1971 et 1988. On
note donc une intensification constante des mesures de contrôle.
En
ce sens, Spector et Kitsuse soulignent notamment que suite à l’étape 2,
certaines agences gouvernementales en arrivent à développer des intérêts
particuliers dans la prise en charge des plaintes ou revendications.
À la lumière de mes lectures, il me semble que ce soit exactement ce phénomène
de prise en charge et d’intérêts particuliers de la part des agences de
contrôle – autant internationales que nationales - qui expliquerait le
maintien et même le renforcement des politiques actuelles, politiques qui démontrent
une efficacité plus que douteuse face au «problème de la drogue».
On reconnaît dans le renforcement graduel et constant des structures et
dispositifs de contrôle l’étape 3 du modèle de Spector et Kitsuse, étape
qui implique une ré-émergence des revendications.
On dénote actuellement un nombre tellement important d’acteurs et
d’organismes directement impliqués dans le contrôle et la répression des
substances illicites que toute transformation des pratiques s’avère très
difficile à réaliser à court terme car les acteurs concernés ont
naturellement tendance à offrir une forte résistance face à tout projet de
changement. On constate une
institutionnalisation des mécanismes de contrôle qui ont tendance à chercher
l’élargissement de leur pouvoir d’action.
Afin
de constater cette intensification constante des mesures de contrôle de la part
des organismes responsables (mesures qui débordent de plus en plus la stricte répression
des activités liées directement aux substances, si on pense entre autres au
blanchiment d’argent et à la possession de matériel servant à la
consommation), citons les commentaires de la Canadian
Foundation for Drug Policy (CFDP)[9] qui
commente le rapport publié en 1997 par l’Organe international de contrôle
des stupéfiants de l’ONU. Pour
la CFDP, ce rapport recommande en quelque sorte aux Parties, en se basant sur le
paragraphe 3 de la Convention de 1988, de limiter tout débat favorable à d’éventuelles
alternatives à la prohibition actuelle en considérant ces discussions comme
une «incitation publique à un usage illicite de drogues», geste qui devrait
être puni par des poursuites criminelles.
Autrement dit, tout discours prônant une approche autre que celle de la
«tolérance zéro» et de l’abstinence pourrait éventuellement mener à de
telles poursuites. Le paragraphe 13
de ce même rapport invite implicitement les gouvernements des pays qui ne
l’ont pas déjà fait à inclure dans la définition «d’incitation publique»
de leurs législations le fait de présenter tout usage illicite de drogues sous
un angle favorable, ce qui peut être interprété de plusieurs façons.
Le même rapport recommande aussi aux Parties d’inciter les industries
des télécommunications et les fournisseurs de sites internet à retirer de
leurs installations tout «illegal subject
matter», ce qui, encore une fois, pourrait signifier le support d’une
approche autre que la répression pure et dure.
On peut retracer dans cette intensification de l’intolérance face à
tout débat sur les drogues qui favoriserait une approche alternative à la
prohibition une illustration de l’étape 4 du modèle de Spector et Kitsuse.
Quant
aux caractéristiques des groupes revendicateurs initiaux du début du siècle,
on a constaté que ceux-ci étaient composés majoritairement de réformateurs
moraux associés aux pouvoirs religieux, d’organisations de parents d’écoliers
(qui furent d’ailleurs responsables de la création de la Commission LeDain)
et de mères de famille concernées, d’hommes d’affaires et de
professionnels influents de la société, des acteurs sociaux près du pouvoir
politique, qui défendaient de surcroît des valeurs sacrées aux yeux de
l’opinion publique. À l’époque,
ils se sont portés à la défense des valeurs dominantes, valeurs teintées de
vertu et de principes moraux puritains, donc difficilement discutables jusque
dans les années 1960 sous peine d’être stigmatisé par la majorité de la
société. Sans posséder de
preuves tangibles en ce sens, on peut facilement supposer que leurs
revendications étaient fondées sur la peur du changement et du mal, sur
l’irrationalité et sur l’ignorance. On
a vu que ce ne sont pas des faits scientifiques fiables et exacts qui les
inspiraient tout au long du siècle (et encore de nos jours); il a en effet
circulé dans les médias de nombreuses informations erronées dramatisant à
outrage l’usage des drogues[10].
De plus, comme la société était à l’époque plus homogène
qu’elle ne l’est aujourd’hui, les probabilités étaient plus fortes de
voir se concrétiser leurs demandes car les groupes d’opposition étaient,
sinon absents, tout au moins fortement minoritaires et isolés de la classe
dominante. On n’a qu’à penser
à la situation des Chinois en Amérique du Nord pour présumer qu’il leur
aurait été extrêmement difficile, sinon impossible, de s’opposer avec succès
aux divers groupes prônant la prohibition de l’opium et l’exclusion des
Asiatiques, ou du moins au refus d’en accueillir de nouveaux.
L’influence du droit
international sur les politiques canadiennes
Le
gouvernement canadien a justifié la récente mise en vigueur de la loi sur les
drogues de 1997 par les nouvelles exigences imposées par les ententes
internationales, et notamment par la Convention de 1988.
Je ne peux que douter de la portée réelle de cette contrainte sur les
politiques nationales car cette Convention stipule, comme le faisait les précédentes,
que l’application des dispositions qu’elle contient doit s’inscrire pour
chacune des Parties signataires «... sous
réserve de ses dispositions constitutionnelles, de son système juridique et de
sa législation nationale». Selon
cette clause, il serait donc tout à fait légitime pour les autorités
canadiennes de mettre en place une approche moins contraignante que celle
recommandée par les Conventions, ce qu’ont d’ailleurs fait certains pays
producteurs et non producteurs. En
prenant par exemple comme base de référence de juridiction nationale la Charte
canadienne des droits et libertés, qui a préséance sur toutes les autres lois
au pays et qui garantit «le droit à la
liberté de sa personne» (art. 7), il serait sans doute possible de décriminaliser
l’infraction de possession pour usage personnel contenue dans les Conventions
de 1961 et de 1988 et entérinée dans les lois canadiennes de 1961 et de 1997.
On
n’a qu’à penser par exemple à l’application particulière de la
Loi sur l’Opium en Hollande par les autorités judiciaires pour ce qui est
du cannabis ou de la possession de toute drogue pour usage personnel – et ce
en dépit du fait que ce pays est signataire des conventions – pour constater
qu’il est possible de mettre en place un système de contrôle souple et adapté
à la culture nationale lorsque la volonté gouvernementale est présente, et ce
sans violer les conventions internationales.
D’ailleurs, certains pays signataires de la Convention de 1988 réclament
des exceptions ou les pratiquent déjà. Les
nations qui agissent en ce sens doivent cependant faire preuve de courage
politique et assumer la désapprobation (et éventuellement les sanctions économiques)
manifestée par certaines puissances qui favorisent au contraire la prohibition
totale comme stratégie de contrôle.
On
ne peut donc faire reposer strictement sur ce seul argument de conformité aux
conventions internationales le maintien d’une législation nationale aussi répressive
que la nouvelle loi canadienne. Il
me semble plus plausible de croire qu’en tant que voisin des États-Unis qui
partage plus de 5000 kms de frontières communes, le législateur canadien se
croit «contraint» de se conformer aux «directives» américaines pour des
raisons de bon voisinage et de bonnes relations économiques car une forte
majorité de nos exportations sont dirigées vers nos voisins du sud.
Les faits historiques démontrent d’ailleurs l’influence américaine
sur les politiques canadiennes en matière de drogues depuis le début du siècle,
de même que son impact sur la scène internationale dans son ensemble.
De plus, la récente montée de la droite et du libéralisme économique
au cours des dernières années en Amérique du Nord a sûrement favorisé l’établissement
de cette nouvelle loi plus contraignante.
On
a vu que le Canada a été le premier pays au monde à instaurer une loi visant
à contrôler l’opium en 1908, et ce quatre ans même avant l’entrée en
vigueur de la première Convention
internationale de La Haye en 1912. Une
étude historique plus détaillée nous permettrait de mieux cerner encore les
raisons expliquant cet empressement de la part du Canada à instaurer un contrôle
avant que ne le proposent d’autres membres importants de la communauté
internationale. Divers événements
de cette époque expliquent le recours hâtif du Canada à cette loi «innovatrice»:
la pression des groupes de tempérance canadiens, le conflit de travail
impliquant les Chinois et les blancs sur la côté ouest, les efforts de
Mackenzie King, le climat de réforme morale généralisé à l’Amérique du
Nord sans oublier le mouvement international de contrôle de l’opium.
Les
autorités d’un pays – que ce soit le Canada ou un autre - sont toujours
soumises à un double mouvement de pression complexe lorsqu’elles doivent
concrétiser certaines décisions politiques à l’aide de pièces législatives
nationales: d’une part, elles doivent tenir compte des réactions des pays
voisins, de leurs relations économiques et diplomatiques avec les divers
partenaires, de même que l’impact général que peuvent créer au plan
international ces dites décisions. Mais
il est simultanément aussi primordial pour les dirigeants d’être à l’écoute
de la dynamique nationale interne, dynamique constituée notamment par les
interactions entre les divers groupes de pression et lobbies corporatistes, par
l’opinion publique (dont l’importance varie en fonction de la date des élections),
sans oublier la tendance politique du parti au pouvoir qui est censée refléter
les valeurs de la majorité de la population.
Ainsi, pour saisir l’impact réel du droit international sur nos
instances juridiques nationales en matière de drogues, il est indispensable de
comprendre la complexe dynamique internationale en ce domaine et d’analyser
avec justesse les relations qu’entretient le Canada sur le plan international
avec les pays les plus influents et ses plus proches partenaires politiques.
Mais dans le domaine des drogues, un élément primordial à considérer
réside évidemment dans nos relations avec les États-Unis car ce pays est le
chef de file mondial en matière de prohibition et, détail important et sûrement
non le moindre, notre voisin immédiat. Les
américains ne verraient sûrement pas d’un bon oeil, ni sans réagir, que
nous nous éloignions trop de leur ligne prohibitionniste.
Le droit international est donc un instrument qui s’applique en lien
avec d’autres domaines, notamment géo-politique, économique et diplomatique.
On
parle beaucoup de mondialisation depuis quelques années.
Les mesures de contrôle en matière de drogues constituent un exemple
qui fait figure de pionnier en ce domaine à l’échelle internationale.
Mais simultanément, en dépit de cette apparente uniformité en faveur
d’un régime mondial et universel de prohibition, sanctionné par le droit
international, on note en divers endroits l’émergence de pratiques adaptées
et plus sensibles aux réalités locales. On
n’a qu’à penser aux divers programmes d’échange de seringues dans
plusieurs pays occidentaux ou aux récents projets de distribution d’héroïne
aux toxicomanes en Suisse, en Australie, en Hollande et en Angleterre pour ne
nommer que ceux-là, pour se rendre compte qu’il existe plusieurs mouvements
et pratiques qui s’écartent de la ligne directrice répressive telle que
voulue par les Américains et par l’ONU.
Mais faut-il le rappeler, la situation géographique du Canada place les
autorités dans une position particulière qui ne laisse qu’une très mince
marge de manoeuvre dans l’adoption de politiques plus libérales; il faudrait
pour cela un appui solide et clair de la population, ce qui n’est pas encore
le cas à l’heure actuelle, l’opinion publique étant divisée par exemple
sur la question de la décriminalisation du cannabis.
Malgré tout, l’application des lois au Canada est moins rigoureuse que
chez nos voisins. Fait à souligner,
le Lindesmith Centre, organisation anti-prohibitionniste américaine
indépendante, a émis en 1998 l’intention de mener une étude sur la
distribution contrôlée d’héroïne dans trois villes canadiennes (Montréal,
Toronto et Vancouver) faute d’un climat propice à la conduite d’une telle
expérience aux États-Unis. Comme
ce projet n’en est actuellement qu’au stade des intentions, on aura
l’occasion de suivre dans les prochains mois les réactions canadiennes et américaines.
Il est à parier que l’on assistera à de nombreuses pressions –
publiques et privées - de la part du gouvernement américain sur les autorités
canadiennes afin d’annuler un tel projet.
Remarques
sur la portée des Conventions internationales
Les
trois principales Conventions internationales qui furent mises en place depuis
1961 ont instauré et renforcé un régime prohibitionniste en matière de stupéfiants
et autres psychotropes qui déroge aux principes fondamentaux du droit
international, lequel, en règle générale, ne saurait créer des obligations
pour un État tiers sans son consentement. Or, en dehors des pays signataires, les Conventions
contraignent également les pays non-signataires.
L’ONU justifie cette dérogation par l’universalité nécessaire au
bon fonctionnement du contrôle international.
Par exemple, la Convention unique
prévoit l’extension de certaines obligations aux États non signataires en
les invitant à collaborer à l’oeuvre commune et de fait «...plusieurs s’y engagent de fait espérant ainsi améliorer leurs
rapports politiques et économiques avec les pays signataires au nombre desquels
se retrouvent tous les pays riches et les pays colonisateurs» (Bertrand,
1997:16). Il semble donc exister un
particularisme propre aux traités sur les stupéfiants et les psychotropes qui
constitue l’un des rares domaines où le droit national se trouve en quelque
sorte pris en otage par des accords internationaux. Pourtant, on a vu avec le blocage – temporaire ? - l’an
dernier de l’Accord Multilatéral sur les Investissements (AMI) que dans
d’autres domaines, il est possible pour des États de s’opposer dans un
certaine mesure à des ententes internationales qui iraient à l’encontre des
intérêts nationaux. Et cette
opposition devient efficace lorsque la pression se fait trop forte de l’intérieur.
Alors pourquoi en est-il autrement des accords internationaux en matière
de drogues ? Est-ce qu’un trop
grand nombre de corps policiers, d’organisations criminelles, de membres de
certaines bureaucraties internationales, d’associations de médecins, de
pharmaciens, de compagnies pharmaceutiques, de banques et autres organismes
financiers, de brasseries et de distilleries et de médias ont tous intérêt à
ce que soit maintenu le cadre législatif actuel ? Ou encore est-ce dû au fait
que l’opinion publique nationale se complaît toujours - par ignorance ou par
sentiment de sécurité - à croire à l’efficacité des mesures répressives
? Ou bien ignore-t-on tout
simplement les coûts réels de la prohibition, autant sur les plans humain et
de la santé publique, que social et économique ?
Nous sommes-nous trouvés un nouveau bouc émissaire ? Ces questions
appellent des réponses complexes qui varient en fonction de notre position
sociale et de nos valeurs sociales et personnelles, ce qui constitue
d’ailleurs l’un des postulats de base de l’approche constructiviste.
D’autre
part, la forte pression qu’exercent les Français et les Américains sur les
Pays-Bas afin qu’ils durcissent leurs politiques dans le domaine des drogues
porte à croire qu’aucune libéralisation des politiques actuelles n’est
possible sur le plan du droit international sans qu’un nombre important de
pays signataires parmi les «puissants»
ne se mettent d’accord. Autrement
on assisterait à la création de «zones concentrées de trafic» localisées
surtout au sein des régions plus libérales.
Or, à en juger par ce qui ressort de l’assemblée générale de
l’ONU de juin 1998 (voir plus loin), ce n’est pas à court terme que nous
assisterons à un pareil virage, du moins sur le terrain du droit.
Cependant, sans avoir à modifier les Conventions internationales
existantes, on constate qu’il est tout de même possible pour les Parties
d’assouplir leurs pratiques pénales en fonction de leurs réalités
nationales, pour adopter une approche centrée davantage sur la santé publique
lorsqu’elles le juge opportun. On
remarque d’ailleurs un tel mouvement en ce sens dans plusieurs états
occidentaux, avec un virage croissant vers des pratiques de réduction des méfaits,
et ce, parallèlement à un renforcement des politiques pénales répressives
visant l’élimination totale de l’offre et de la demande.
Les
derniers développements sur la scène internationale en matière de prohibition
Du
8 au 10 juin 1998 se tenait à New-York, sous l’égide de l’ONU, une session
spéciale de l’Assemblée Générale, organisée par l’Organe international
de contrôle des stupéfiants (OICS), dans le but spécifique de présenter une
nouvelle stratégie antidrogue pour les dix prochaines années.
Même si aucune nouvelle convention ne fut signée lors de cette assemblée
où étaient réunis les représentants de plus d’une centaine de pays, il y
fut toutefois adopté un plan stratégique visant à renforcer de façon encore
plus musclée certaines dispositions déjà prévues dans les Conventions
existantes, notamment la lutte au blanchiment d’argent, l’élimination et le
remplacement des cultures illicites au sein des pays producteurs, l’élimination
de la demande de stupéfiants et de psychotropes, la coopération judiciaire
internationale dans le but de limiter le trafic international, etc...
Il semble donc que l’ONU ait opté non seulement pour la continuité
mais pour le renforcement de l’approche interventionniste, malgré et peut-être
même à cause des résultats plus que décevants obtenus jusqu’à maintenant
grâce à la prohibition. Cependant,
le double mouvement mentionné plus tôt se manifeste ici encore : plus de
500 personnalités – dont l’ex-secrétaire d’État américain Georges
Schultz et l’ex-secrétaire général de l’ONU, Xavier Perez de Cuellar -
ont remis au secrétaire général actuel de l’ONU une pétition favorisant la
mise en place d’alternatives à la guerre à la drogue.
Profitant de la grande visibilité suscitée par cette assemblée générale
de l’ONU, l’événement de contestation a du même coup reçu une couverture
médiatique internationale, grandement favorisée par les médias électroniques.
Le rôle du droit criminel en
matière de contrôle des drogues
Comment
expliquer que certaines drogues soient aujourd’hui contrôlées par le droit
criminel plutôt que par des politiques de santé publique alors que d’autres
substances semblables font l’objet d’ordonnance ou sont en vente libre?
Bien que ces questions dépassent l’intention de ce travail, il me
semble que pour comprendre correctement ce phénomène, il serait incontournable
d’étudier l’évolution des relations entre les divers acteurs du monde médical
(associations médicales, psychiatriques, pharmaceutiques et autres organismes
connexes) et ceux des sphères politiques et policières, car la médecine et la
pharmacie exercent un contrôle évident sur les substances psychotropes et leur
usage. Par exemple, on peut
probablement attribuer à la résistance du corps médical britannique le fait
que plusieurs médecins anglais aient pu prescrire, pendant plus de 40 ans, des
drogues à des toxicomanes dans le cadre du British
System, substances dont l’usage médical était pourtant terriblement
restreint. En fait, la triade corps
médical/bureaucraties gouvernementales/corps policiers compose un amalgame de
pouvoir variable selon les pays qui résulte d’une prise en charge différentielle
axée soit vers la médicalisation, soit vers la pénalisation, ou encore
quelque part entre ces deux pôles, en fonction des divers jeux de pouvoir
nationaux, des intérêts locaux et des influences internationales.
Je me propose d’étudier ce pouvoir médical dans le cadre de l’autre
travail présenté dans le cadre de l’examen de synthèse.
Limites du présent travail
Malgré
que l’on sache déjà que les politiques américaines ont eu certaines répercussions
de ce côté-ci de la frontière, une étude plus détaillée de l’évolution
de la prohibition aux États-Unis au cours du siècle dernier m’aurait sûrement
permis de mesurer plus précisément l’influence de celle-ci sur les développements
législatifs survenus au Canada. J’ai
cependant décidé de me concentrer sur la scène canadienne qui constitue le
terrain d’étude de mon projet de doctorat.
Finalement,
suite à la réalisation de ce travail, je suis porté à croire que
l’application de la théorie de Spector et Kitsuse sur la construction des
problèmes sociaux et l’évaluation de sa pertinence et de son applicabilité
nécessiteraient une analyse exhaustive de sources primaires, ce qu’ont fait
avec grand succès Giffen et coll., 1991.
[1] Renseignements tirés de
Bertrand, 1997, du site internet de L’ONU et de L’ONU et la drogue
(1995), sous la direction de Mario Bettati, Association française pour les
Nations Unies.
[2] Notons que dans l’approche
constructiviste, n’est réel que ce qui est reconnu comme tel.
[3] Les délégations américaine,
française, anglaise, italienne, portugaise, allemande, hollandaise chinoise,
japonaise, thaïlandaise, iranienne, russe et autrichienne-hongroise.
[4] Voir l’annexe 3 pour une
description détaillée des principaux organismes de l’ONU impliqués dans
le respect des Conventions internationales en matière de drogues.
[5] Tiré de : National
Commission on Marihuana and Drug Abuse, 1972 The Official Report, New
York, Signet, 16, cité par
Bertrand, 1989.
[6] Voir en annexe 4 pour un rapport du nombre de condamnations
pour possession de drogues de 1922 à 1972
[7] Commission portant sur le crime organisé qui a fait enquête
à travers les États-Unis au début des années 1950.
[8]
La commission LeDain a recommandé
notamment la décriminalisation de la possession de cannabis de même
qu’un usage plus restreint de la loi pénale envers l’infraction de
possession des autres drogues.
[9] Site web :http://www.cfdp.ca
[10] Par exemple le livre The Black
Candle, écrit par la juge Emily Murphy en 1922 et surtout les articles qui
en avaient précédé la publication, dans la revue Maclean’s.