Comment la prohibition des drogues finance et autrement permet le terrorisme
Mémoire
présenté au Comité spécial sur les drogues illicites du Sénat du Canada par
Eugene
Oscapella,
B.A., LL.B., LL.M.
Avocat[1]
Ottawa
Le
lundi 29 octobre 2001
Introduction
Il
est des activités terroristes qui ne coûtent pas cher à mettre en œuvre.
Les attaques du 11 septembre aux États-Unis n’ont peut-être coûté
que quelques millions de dollars[2].
Toutefois, bon nombre des formes de terrorisme les plus redoutées, les
prétendues armes de destruction massive - biologiques, chimiques et nucléaires
– peuvent être très coûteuses à produire et à livrer.
Par exemple, Aum Shinrikyo, un culte japonais, a employé environ 30
personnes et dépensé environ 30 millions de dollars dans la fabrication du
sarin chimique qui a été libéré dans le métro de Tokyo en 1995[3].
Les profits découlant de la production et de la vente de drogues
interdites peuvent, par conséquent, être utiles à des terroristes qui
planifient ces formes plus coûteuses de terrorisme.
Les
tentatives des gouvernements pour limiter le financement des organisations
terroristes sont généralement axées sur deux principaux thèmes :
·
l’élimination des sources de financement,
·
la réduction de la capacité des terroristes à
conserver, à faire circuler et à blanchir l’argent dans le monde.
Le
présent mémoire traite principalement du premier thème – l’élimination
des sources de financement des activités terroristes. En particulier, il traite de la prohibition des drogues en
tant que source importante d’argent pour les activités terroristes.
Il explique comment la prohibition
des drogues – non seulement le commerce de la drogue, mais plutôt le commerce
de la drogue en vertu du système de prohibition – est devenu une importante,
sinon la plus importante, source de financement de bon nombre de groupes
terroristes. Il fait valoir de
plus que le recours exclusif à des mesures traditionnelles visant à supprimer
le commerce de la drogue, notamment la répression criminelle, le remplacement
des cultures et les mesures visant à réduire la circulation et le blanchiment
d’argent des narcodollars, ne réduira pas, de façon importante, le flux des
narcodollars vers les terroristes.
L’analyse
conclut que du fait que ces autres méthodes de répression du narcotrafic ne
sont pas efficaces – et ne peuvent pas le devenir – les gouvernements
doivent revoir et, en fin de compte, abolir les lois prohibitionnistes qui
visent les drogues. Le refus de
s’attaquer au rôle que joue la prohibition dans le financement des activités
terroristes permettra aux groupes terroristes de continuer à recueillir les
ressources dont ils ont besoin pour perpétrer des actes terroristes à une plus
vaste échelle que ce dont nous avons été témoins jusqu’à maintenant.
La portée du problème : la valeur des drogues
illicites pour les organisations terroristes et les organisations criminelles
(Tous
les chiffres sont énumérés en dollars américains, sauf mention contraire.)
En
mai 2001[4],
M. Alain Labrousse de l’Observatoire Géopolitique des Drogues (OGD)
à Paris
a comparu devant ce Comité afin d’expliquer les liens qui existaient
entre les drogues et le terrorisme. Les
organisations terroristes dans presque 30 pays financent plus ou moins leurs
activités au moyen du commerce très
rentable des drogues interdites. En particulier, il a expliqué comment le
trafic de la drogue est devenu une source de plus en plus importante de revenus
pour les groupes terroristes après la fin de la guerre froide. Avec la disparition du terrorisme parrainé par les États,
les groupes terroristes ont été obligés de trouver d’autres moyens pour
financer leurs activités. Là où
le climat est propice à l’agriculture, il peut l’être pour la production
et la vente de drogues. Même si le
climat et le sol ne sont pas propices à la production de drogues, les groupes
terroristes pourraient néanmoins récolter d’énormes profits de la vente de
drogues illicites.
Selon M. Labrousse, dans un document[5]
accompagnant sa présentation au comité sénatorial :
[TRADUCTION]
Certaines activités. . . en Colombie, en Afghanistan et en Angola, étaient en cours avant que la guerre froide ne finisse. Le retrait des parties sœurs et des puissants protecteurs les a non seulement rendus moins contrôlables, mais a aussi conduit certains participants à se comporter en vrais prédateurs. Dans d’autres cas, la chute des régimes communistes a entraîné de nouveaux conflits, dans l’ancienne Yougoslavie, en Azerbaidjan-Arménie, en Géorgie (Abkhazia, Ossetia), en Tchétchénie et au Tadjikistan. Ces conflits, qui ont eu pour conséquence d’affaiblir les États, et dans certains cas, de les démanteler, a aussi contribué au développement du trafic de la drogue.
En
1994, l’officier en chef de la lutte contre les stupéfiants chez Interpol,
Iqbal Hussain Rizvi, a déclaré à la Reuters News Agency que « le
commerce de la drogue, est devenu le principal mode de financement du
terrorisme. »[6]
Le commerce de la drogue est devenu le principal mode de
financement du terrorisme.
L’officer en chef de la lutte contre les stupéfiants chez Interpol,
Iqbal Hussain Rizvi, 1994
Dans
une entrevue accordée peu après les attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis,
M. John Thompson du Mackenzie Institute, laboratoire de pensée canadien qui étudie
le terrorisme et le crime organisé, fait valoir que la mesure dans laquelle les
groupes terroristes financent leurs activités au moyen des drogues varie
grandement. « Pour ce qui est
des intégristes musulmans, (il s’agit) d’environ de 25 à 30 pour cent.
Cela constitue probablement la plus importante source de revenus. »[7]
Un
témoin qui a comparu en décembre 2000 devant un comité du Congrès américain
a déclaré que les organisations terroristes de l’Asie Centrale se fiaient de
plus en plus aux profits du commerce de la drogue
:
[TRADUCTION]
Les organisations criminelles de l’Asie Centrale ont tiré profit de
ces conditions instables [après le démantèlement de l’Union soviétique]
afin de participer davantage à des activités illégales comme le trafic de la
drogue et d’autres activités de contrebande, tout en devenant de plus en plus
puissantes. À la suite de leurs activités de trafic nationales, les
narcotrafiquants et d’autres organisations criminelles ont développé des
relations criminelles transnationales et internationales, accroissant ainsi
davantage le flot de drogues et participant à des activités criminelles de
plus en plus graves.
Une partie importante du trafic de la drogue dans cette région a lieu
conjointement avec les activités terroristes[8].
Un
autre témoin a exprimé un point de vue semblable :
[TRADUCTION]
Tant
les terroristes que les criminels ont besoin d’une rentrée d’argent
soutenue pour fonctionner. Dans le
cas de terroristes, où les sources de financement provenant de l’État
diminuent, le trafic de la drogue constitue un mode de financement attrayant. De
plus en plus, les organisations terroristes se tournent vers les activités
criminelles et, en particulier, le commerce de la drogue comme source de
financement. Les FARC [le groupe de guérilleros de gauche en Colombie] n’est
qu’un des nombreux exemples. Il
est estimé que le trafic de la drogue génère entre 400 $ et 600 $ millions de
dollars non imposables par année dans les coffres du groupe de guérilleros des
FARC.
. . . Financées par le trafic de la drogue, les organisations peuvent
acquérir les ressources, les routes et les réseaux pour participer une vaste série
d’autres formes d’activités criminelles, notamment le commerce illicite d’armes, la prolifération possible des
armes chimiques et nucléaires . . ..[9]
[c’est moi qui souligne]
La valeur du commerce mondial de drogues illicites
La
valeur du commerce mondial de drogues illicites est difficile à évaluer.
Toutefois, le Bureau du contrôle des drogues et de la prévention du
crime des Nations Unies estime que la valeur au détail du marché illégal est
de 400 milliards de dollars par année, ce qui le place devant l’industrie pétrolière.
Le magazine The Economist avance que les ventes au détail mondiales sont
moindres, probablement environ 150 milliards de dollars annuellement[10].
(En comparaison, le produit intérieur brut annuel réel du Canada pour 2001 est
d’environ 650 milliards de dollars[11],
et la demande de crédits du ministère
de la défense des États-Unis pour 2001 est d’environ 290 milliards de
dollars)[12].
Que les estimations de la valeur mondiale du
commerce de la drogue soient élevées ou faibles, on peut constater dans tous
les cas qu’il s’agit d’une gigantesque source de financement pour les
entreprises criminelles[13]
et terroristes, de l’ordre de centaines de milliards de dollars, voire davantage,
au cours des dernières décennies.
Un reportage d’octobre 2001 sur le commerce de
l’opium et de l’héroïne auquel se livrent l’Afghanistan et le Pakistan
explique le caractère extraordinaire des profits qui découlent de la
prohibition.
[TRADUCTION]
Des représentants de l’ONU estiment que 2 800 tonnes
d’opium transformables en 280 tonnes d’héroïne se trouvent entre les mains
des Talibans, du réseau de militants islamistes al-Qaeda et d’autres caïds
de la drogue afghans et pakistanais.
Cette récolte mortelle
pourrait valoir 1,4 milliard de dollars sur le marché de gros au Pakistan.
Transformée en poudre blanche, Interpol et des représentants de l’ONU
estiment que sa valeur limite, dans les rues de Londres et Milan, est entre 40
et 80 milliards de dollars. À titre indicatif, le chiffre d’affaires du
commerce de détail de l’héroïne en Europe s’élève à 20 milliards de
dollars par année. Des représentants de l’ONU indiquent que les réserves
afghanes sont suffisantes pour approvisionner chaque toxicomane d’Europe
pendant trois ans. Elles suffisent également pour permettre aux Talibans et à
leurs alliés de dominer les marchés européen, russe et une grande partie du
marché asiatique pendant deux ans encore, s’ils peuvent conserver la maîtrise
de leurs réserves[14].
On comprend le pouvoir qui circule avec ce
commerce dans la remarque faite par Gomez Hurtado, ancien juge de la haute cour
de Colombie, à une conférence sur la politique en matière de drogue des États-Unis
en 1993 :
[TRADUCTION]
Ne pensez pas aux morts dues
à la drogue ni au crime pour se procurer de la drogue ni à la toxicomanie ou
au SIDA. Tout cela n’a que peu d’importance au regard des perspectives qui
attendent les sociétés libérales occidentales. Les revenus des caïds de la
drogue dépassent le budget de la défense américaine. Ce pouvoir financier
pourrait leur permettre de suborner les institutions de l’État et si l’État
résiste… ils peuvent acheter une puissance de feu supérieure. Nous sommes
menacés par le retour de l’âge des ténèbres[15].
Le juge Hurtado pensait peut-être au fait de
posséder une puissance de feu supérieure à celle de petits États comme la
Colombie. Les terroristes et les criminels ne peuvent sans doute pas posséder
une puissance de feu supérieure à celle des États du monde occidental, mais,
comme nous l’avons vu, ils peuvent certainement causer des ravages.
Les
alliances entre les organisations terroristes et criminelles. Les organisations terroristes et criminelles (la ligne de partage entre
elles est floue dans le meilleur des cas) s’allient lorsque leurs intérêts
coïncident. Ensemble, les organisations terroristes et criminelles représentent
une menace encore plus sérieuse pour la paix et la stabilité. Neil Pollard,
Directeur du Terrorism Research Center situé aux États-Unis, décrit
l’ampleur de cette menace :
[TRADUCTION]
Si l’interaction avec les
associations transnationales de malfaiteurs fonctionne suffisamment bien –
notamment avec les narcotrafiquants – les infrastructures de ces interactions
pourraient être assez solides pour donner aux terroristes une véritable
occasion de faire proliférer les ADM [armes de destruction massive], et même
d’introduire aux États-Unis une arme de destruction massive. Les conséquences
d’une telle infrastructure sont évidentes[16].
Comment
la prohibition rend-elle les drogues si rentables?
Cultiver le grand pavot, la matière première
de l’opium et de l’héroïne, ne coûte presque rien. De même que de
cultiver des feuilles de coca, matière première de la cocaïne. Pourtant les
consommateurs paient des prix fortement gonflés pour se procurer de l’héroïne
et de la cocaïne – souvent un pourcentage des milliers de fois plus élevé
que le coût de production. Le prix exagéré de ces drogues est un pur produit
du marché noir dont l’existence découle de leur prohibition. Sans cette prohibition, ces drogues se vendraient pour beaucoup,
beaucoup moins. Elles ne présenteraient pas pour les groupes terroristes, une
occasion importante de tirer profit de leur production ou de leur vente.
Le Bureau de contrôle des drogues et de la prévention
du crime des Nations Unies a dressé un rapport sur la valeur de nombreuses
drogues à différentes étapes de la production et de la vente[17].
En Afghanistan, premier pays producteur d’opium au monde dans les années
1990, le prix du kilo d’opium à la production oscillait entre 30 et 70
dollars. Cela fait de 3 à 7 cents le gramme. Grâce à la prohibition, le
gramme se vend en moyenne 39 dollars au Canada ce qui représente de 550 à 1
330 fois le prix à la production.
Opium
|
Prix à la production par gramme (Afghanistan)
de 3 à 7 ¢
Prix de détail par gramme (au Canada) 39,00 $ Multiple
du prix de détail par rapport à celui à
la production
de 550 à 1 300 |
Héroïne : En Afghanistan, le prix de gros de l’héroïne produite à partir de
l’opium était en moyenne de 2 700 $ le kilo.
Aux États-Unis, le prix de gros de l’héroïne d’une pureté de 40 pour cent est en
moyenne de 107 000 $ le kilo, soit environ 40 fois le prix de
gros de l’Afghanistan. Aux États-Unis,
le même produit est vendu au détail
à un prix moyen de 475 000 $ le kilo, soit 175 fois le prix de gros
de l’Afghanistan.
Héroïne (tous les chiffres sont en dollars américains) |
Prix de gros le kilo
(Afghanistan : 1996)
2 700 $ Prix
de gros le kilo (Europe de l’Ouest : 1996)
60 000 $ (22 fois le prix de gros afghan)
Prix
de gros le kilo (É.-U. : 1999)
107 000 $ (40 fois le prix de gros afghan) Prix
de détail le kilogramme (É.-U. : 1999)
475 000 $ (175 fois le prix de gros afghan) Source
: Bureau du contrôle des drogues et de la prévention du crime des
Nations Unies, Tendances mondiales des drogues illicites 2001 |
Cocaïne : La feuille nécessaire pour produire un kilo coûte environ 400 à 600 $
selon Francisco Thoumi, auteur d’une étude non publiée sur l’industrie des
drogues des Andes. The Economist, dans
une récente enquête sur la drogue illicite, a affirmé à ce sujet que
[TRADUCTION] « dès qu’elle quitte la Colombie, son prix est monté
jusqu’à 1 500 à 1 800 $. Dans les rues de l’Amérique, après
avoir changé de mains quatre ou cinq fois, le prix de détail d’un kilo de
cocaïne est évalué à 110 000 $ [180 à 275 fois le coût des
feuilles de coca], et en Europe, ce prix est considérablement plus élevé. »[18]
The
Economist fait remarquer que [TRADUCTION] « l’immense
écart entre le coût de production et le prix payé par le consommateur final
explique en grande partie l’échec récurrent des politiques en matière de
drogues. »[19]
Le
manque de perspicacité au sujet du lien entre les drogues et le terrorisme
Les médias, la police, ceux qui élaborent les
politiques et les politiciens décrivent souvent le problème simplement comme
le financement des activités terroristes au moyen du commerce de la drogue.
Leur analyse s’arrête là. Ils
négligent le rôle de la prohibition des drogues. Seule, la prohibition est ce qui rend le commerce de la
drogue si lucratif pour les terroristes.
Même quelques membres de la Cour suprême du
Canada semblent avoir été pris au piège de l’imputation de différents maux
(corruption, maladie, violence) au commerce de la drogue lui-même, plutôt que
de voir la prohibition des drogues comme une cause de ces maux.
Ceci est plus particulièrement évident dans
l’opinion dissidente des juges Cory et Major dans l’arrêt Pushpanathan
c. ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de 1998 :
Les
liens établis entre le crime organisé, les groupes terroristes, le trafic
d'armes et le trafic des stupéfiants multiplient les risques pour la sécurité
dans chaque pays et au sein de la communauté internationale. Selon le Programme
des Nations Unies pour le contrôle international des drogues, [TRADUCTION] «[e]n
situation de conflit armé, les revenus provenant du trafic des drogues
illicites -- ou les drogues elles-mêmes --servent régulièrement à l'achat
d'armes» (World Drug Report, op.
cit., à la p. 17). Dans certains pays, tel le Pérou, les trafiquants ont
conclu des alliances avec des groupes de guérilleros pour garantir leur
approvisionnement en matériel de transformation (ibid.,
p. 128). La puissance financière et militaire de ces organisations menace la
stabilité politique et économique de nombreux pays et, en fait, de la
communauté internationale dans son ensemble.
Les
effets combinés du commerce des drogues illicites amènent un auteur à
conclure que les profits tirés de ce commerce [TRADUCTION] «contribuent plus
à la corruption des systèmes sociaux, à la détérioration des économies et
à l'affaiblissement des valeurs morales et éthiques que les effets combinés
de toutes les autres formes de criminalité. [. . .] L'étendue de la corruption
au sein des gouvernements, des milieux politiques et des milieux d'affaires
compromet en outre la stabilité des sociétés et le fonctionnement des États
et elle menace ultimement la stabilité politique, voir l'ordre mondial»
(Bassiouni, loc. cit., aux pp. 323 et
324)20.
Plus loin :
Tout
au long du présent siècle, le trafic de la drogue a constitué une activité
internationale et, par conséquent, un problème international. Cependant,
l'ampleur toujours croissante du trafic, l'apparente efficacité de
l'organisation et des méthodes, les sommes considérables en jeu et les liens
de plus en plus étroits entre le crime organisé transnational et les
organisations terroristes constituent une menace toujours plus grande de par sa
nature et son étendue. Le trafic des drogues illicites menace désormais la
paix et la sécurité à l'échelon national et international. Il porte atteinte
à la souveraineté de certains États, au droit à l'autodétermination et à
un gouvernement démocratique, à la stabilité économique, sociale et
politique, ainsi qu'aux droits de la personne21.
Ces déclarations sont en partie exactes, mais
elles sont aussi très trompeuses en raison de leur mutisme sur un point
essentiel : le rôle de la prohibition dans la création des maux dont il est
question dans les déclarations. Nulle
part les deux juges dissidents ne semblent reconnaître que la prohibition
des drogues est derrière les profits, le pouvoir, la violence et la corruption
liés au commerce de la drogue.
Les profits des terroristes
provenant de l’opium, de l’héroïne et des autres drogues
illicites sont purement une conséquence de la prohibition pénale de
ces drogues. La
prohibition huile les rouages du terrorisme tout comme elle graisse
les rouages du crime organisé. |
Par-delà le financement des activités terroristes : les autres répercussions de la prohibition des drogues sur le terrorisme
1.
Les politiques étrangères prohibitionnistes qui favorisent le
terrorisme
Le maintien des politiques étrangères
prohibitionnistes peut entraîner des
préjudices indirects graves dans les pays où ces politiques sont appliquées :
défoliation et autres dommages environnementaux occasionnés par l’éradication
des cultures, conséquences négatives sur la santé en raison de
l’utilisation d’herbicides sur les cultures de drogues, perte des moyens de
subsistance pour les planteurs déjà extrêmement pauvres.
Parce que la prohibition est souvent appliquée de manière sélective,
la production et le trafic par quelques groupes favorisés sur le plan idéologique
sont tolérés, ce qui leur donne plus de pouvoir. Ils peuvent ainsi
brutaliser[20]
la population et déstabiliser des gouvernements par ailleurs démocratiques.
La Colombie en est peut-être le meilleur exemple.
Les guérilleros de gauche et les groupes paramilitaires de droite en
Colombie sont connus pour tirer largement profit du commerce de la cocaïne[21].
Ainsi, les politiques prohibitionnistes confèrent
des pouvoirs à ces groupes terroristes nationaux, qui sont en mesure de tirer
profit du commerce de la drogue, et créent souvent d’autres préjudices dans
les pays dans lesquels elles sont appliquées. Les personnes qui subissent ces préjudices peuvent devenir
hostiles envers les puissances étrangères qui ont favorisé ces politiques
prohibitionnistes. Cette hostilité
peut elle-même conduire à des actes violents,
parfois contre les intérêts de l’Ouest et les ressortissants à l’étranger,
et parfois contre eux dans leur propre pays.
1. Détournement
des ressources
Les ressources utilisées en grande partie pour
les efforts en ce qui concerne la répression des toxicomanies
(en
milliards de dollars tous les ans aux États-Unis uniquement et, dans une
moindre mesure dans les autres pays, notamment le Canada, bien que constituant
des sommes importantes) ne sont pas disponibles pour mener des enquêtes et se
protéger contre le terrorisme. Cet
aspect a été mis en évidence dans un message prophétique du professeur américain
Arnold Trebach, cinq ans avant les attaques du 11 septembre 2001 aux É.-U. :
[TRADUCTION]
« Chacun d’entre nous
... serait infiniment plus en sécurité si les courageux efforts des brigades
anti-stupéfiants aux É.-U., en Israël et dans les autres pays étaient axés
sur les terroristes qui cherchent à faire exploser des avions de ligne et des
gratte-ciel au lieu de viser les trafiquants de drogue qui cherchent à vendre
de la cocaïne et de la marijuana aux passagers et aux employés de bureaux [22] »
Les ressources actuellement utilisées pour la répression
des toxicomanies sont autant d’argent en moins
pour
les programmes d’aide à l’étranger. Ces
programmes peuvent aider à prévenir le désespoir et le mécontentement
pouvant mener au terrorisme.
Réponses
et solutions appropriées
Les mesures classiques utilisées pour supprimer
la production et le commerce de la drogue – remplacement des cultures, loi sur
le blanchiment d’argent, réduction de la demande (éducation et traitement),
réduction de l’offre (programmes
de maintien de l’ordre et d’éradication des cultures) – ne mettront pas
fin au flux de narcodollars aux terroristes.
Pour bon nombre de raisons, les programmes de
remplacement des cultures, qui encouragent
les cultivateurs à faire pousser des cultures de remplacement, ont largement échoué
et n’ont pas pu mettre fin à la culture de la drogue.
Les programmes d’éradication des cultures (notamment l’utilisation
d’herbicides sur les cultures de drogues) ont également échoué.
La production de drogue est changeante, et les cultures demeurent
nombreuses.
La réduction de l’offre en matière de
drogues grâce au maintien de l’ordre constitue également un échec
retentissant. Les États-Unis, pays
le plus puissant du monde, ont réussi à enrayer un peu plus de dix pour cent
de la drogue qui entre aux États-Unis en provenance de l’étranger.
L’Associated Press rapporte que l’objectif des États-Unis est de
faire diminuer de 18 pour cent seulement la quantité de drogues illicites
destinée à ses côtes en 2002 , ce qui prouve difficilement que la répression
a un impact ou en aura un de façon marquée sur le commerce de la drogue ou sur
les profits qu’il procure[23].
Le 1er octobre 2001, un représentant
de l’Agence des douanes et du revenu du Canada a déclaré devant un comité
de la Chambre des communes que la répression criminelle ne pouvait faire
disparaître que 10 pour cent du commerce des drogues illicites au Canada,
lequel rapporte annuellement 7 à 10 milliards de dollars canadiens[24].
La loi sur le blanchiment d’argent offre également
des possibilités limitées. Jusqu’à
présent, elle n’a pas réussi à enrayer voire à freiner de manière
importante le flux de fonds illicites destinés aux criminels et aux
organisations terroristes.[25]
Même la loi sur le blanchiment d’argent la plus sévère actuellement en préparation
dans plusieurs pays ne permettra pas de mettre fin ou de nuire au flux des
narcodollars. Il existera toujours des institutions à corrompre.
Il y aura toujours des endroits qui seront prêts à fermer les yeux par
souci de profit ou à obtenir la paix avec les puissants cartels de la drogue ou
groupes terroristes. Finalement,
bon nombre d’opérations financières importantes ne sont pas réalisées par
le biais du système bancaire traditionnel et seront en grande partie à
l’abri des effets de la loi sur le blanchiment d’argent. Le
Hawala, par exemple, qui est le
système officieux de transfert monétaire populaire au Moyen-Orient et en Asie
méridionale, est fondé sur la confiance.
D’importantes sommes d’argent peuvent ainsi être transférées sans
laisser de traces sur papier ou sous forme électronique[26].
En plus d’avoir réalisé peu de choses, ces
mesures détournent l’attention de là où elle devrait être dirigée, soit
la question de la prohibition. Elles
peuvent donner l’impression de s’attaquer au problème, mais ce n’est
qu’une impression. Elles ne font purement qu’effleurer le problème.
Le cœur du problème demeure la prohibition pénale des drogues.
Il n’y a pas de « solutions »
complètes aux préjudices liés aux drogues.
Toutefois, le démantèlement de la prohibition permettra de résoudre ou
de diminuer sensiblement bon nombre des préjudices, notamment la violence liée
au commerce, la corruption, la propagation des maladies, le manque de contrôle
de la qualité et le gaspillage des ressources gouvernementales limitées.
Ces préjudices liés à la prohibition ont été expliqués en détail
devant ce comité[27]
et dans une documentation abondante. Cette documentation souligne la futilité
de la prohibition, sans compter le rôle de la prohibition dans le financement
des activités terroristes. Dernièrement,
le très réputé magazine britannique The Economist et le Fraser Institute du Canada ont tous deux effectué
des analyses mettant en évidence la futilité des politiques prohibitionnistes
et les préjudices qu’elles entraînent.
Nous ne pouvons pas maintenir la prohibition et continuer à espérer
de priver les terroristes et les organisations criminelles des profits
liés au commerce de la drogue. C’est
aussi simple que cela. Sans la prohibition, le
commerce de la drogue ne serait pas un élément du terrorisme.
À cause de la prohibition, le commerce de la drogue est la
principale source de financement des activités terroristes.
Nous devons choisir quelle interprétation de la politique en
matière de drogues nous voulons : celle qui favorise le
terrorisme et qui permet aux terroristes de s’enrichir, ou celle qui
ne le fait pas.
|
Conclusion
Les événements du 11 septembre ont montré
clairement que nous devions faire plus que ce que nous avons déjà fait pour
s’attaquer aux causes et aux mécanismes du terrorisme.
Le fait de s’accrocher aux mêmes idées, de montrer la même réticence
à voir l’incidence réelle de la prohibition des drogues, ne fera que
faciliter davantage le terrorisme qui a ébranlé des pays sur d’autres
continents, et qui vient peut-être juste de commencer à ébranler le nôtre.
La fin de la prohibition ne signifiera pas la
fin du terrorisme, mais elle permettra de supprimer la principale source de
financement de ces activités, et souvent la plus facile, soit la «vache à
lait » du commerce des drogues interdites. On peut y ajouter des mesures pour s’attaquer aux autres
sources de financement des activités terroristes, notamment une plus grande
vigilance en ce qui concerne les dons de bienfaisance et les tentatives de contrôle
de l’extorsion auprès des membres des collectivités expatriées.
L’auteur américain Mike Gray a déclaré :
[TRADUCTION]
« Comme la civilisation
de l’Ouest demeure pétrifiée, paralysée par le spectre des vandales du
vingtième siècle qui dévorent un pays après l’autre, il est important de
rappeler que cette catastrophe imminente particulière peut être évitée
d’un trait de plume. Les
entreprises criminelles qui nous encerclent maintenant... les associations
puissantes et sans pitié qui menacent d’écraser la primauté du droit même,
tout pourrait être arrêté simplement en fermant le robinet qui approvisionne
le marché noir en argent.... Les prohibitionnistes n’ont jamais eu à rendre
des comptes pour leur participation dans cette catastrophe....[28] »
Les commentaires de Gray visaient principalement
la manière dont la prohibition favorise la croissance des entreprises
criminelles. La logique de ces
commentaires s’applique également au rôle de la prohibition dans le
financement des activités terroristes.
Nous ne pouvons pas maintenir la prohibition et continuer à espérer de priver les terroristes et les organisations criminelles des profits liés au commerce de la drogue. C’est aussi simple que cela.
La seule mesure correspondant à tout espoir réaliste
de mettre fin au flux d’argent des terroristes lié à la drogue est de démanteler
la prohibition des drogues. Après
des décennies de propagande sur les effets néfastes de la drogue,
l’abolition de la prohibition semble constituer une solution extraordinaire et
presque invraisemblable. Mais ce
n’est pas le cas. Si le Canada veut vraiment s’en prendre au financement des
activités terroristes, il doit être sérieux en vue de l’abandon de la
prohibition.
Les efforts de ce comité doivent viser la tâche
certes ardue qui consiste à démanteler la prohibition.
Il est complètement irrationnel et nuisible de maintenir la prohibition
tout en reconnaissant que celle-ci favorise le commerce qui constitue
actuellement la principale source de financement pour bon nombre de terroristes
et d’organisations criminelles.
Tant que nous soutiendrons
– et ce n’est qu’une prétention – qu’il est possible de manière
réaliste de recourir à des mesures classiques et inefficaces de réduction de
l’offre et de la demande pour diminuer de façon marquée les profits de la
drogue, nous continuerons de fournir aux terroristes, de façon alarmante, une
source d’enrichissement simple. Sans
la prohibition, le commerce de la drogue ne serait pas un élément du
terrorisme. À cause de la
prohibition, le commerce de la drogue est la principale source de financement
des activités terroristes. Nous devons choisir quelle interprétation de la politique en
matière de drogues nous voulons : celle qui favorise le terrorisme et qui
permet aux terroristes de s’enrichir, ou celle qui ne le fait pas.
Autres
sources d’information :
2.
En règle générale, pour la politique en matière
de drogues : Fondation canadienne pour une politique sur les drogues : www.cfdp.ca/
3.
Et pour le terrorisme et la prohibition : www.cfdp.ca/terror.htm
(cette page offre également bon nombre de liens vers d’autres sites traitant
du terrorisme)
[1] Également un membre fondateur de la Fondation canadienne pour une
politique sur les drogues (www.cfdp.ca).
[2]
« Hard evidence would help », The
Economist, le 29 septembre 2001.
[3]
« Biological and chemical warfare: Fear and breathing », The Economist, le 29 septembre 2001.
[4] M. Labrousse a comparu devant ce Comité le 28 mai 2001.
[5] Alain Labrousse, Contribution to the Preparatory Work for the
Hague Peace Conference, May 11-16, 1999 (mars 1999).
[6] Jawed Naqvi, Reuters (New Delhi), le 15 décembre 1994.
[7]
« Terrorists get cash from commerce de la drogue: Trafficking prime
source of funds for many groups », Ottawa
Citizen, le 14 septembre 2001.
[9] Raphael F. Perl, « Organized Crime, Drug Trafficking, and
Terrorism in a Changing Global Environment », déclaration faite
devant le comité de la Chambre des représentants sur le sous-comité
judiciaire sur le crime, le 13 décembre 2000.
M. Perl est un spécialiste des Affaires internationales auprès de
la Foreign Affairs, Defense, and Trade Division, Congressional Research
Service. Site Web :
http://www.house.gov/judiciary/perl1213.htm.
[10]
« Survey: Illegal Drugs: Stumbling in the dark », The
Economist, le 28 juillet 2001.
[11] Source
: Statistique Canada : http://www.statcan.ca/english/Pgdb/Economy/Economic/econ05.htm
(consulté le 19 octobre 2001).
[12] Communiqué de presse du ministère de la défense des États-Unis, le 7
février 2000, Budget pour l’exercice 2001, http://www.defenselink.mil/news/Feb2000/b02072000_bt045-00.html
(consulté le 19 octobre 2001).
[13]
Gendarmerie royale du Canada,
Direction des renseignements criminels, Situation au Canada – dogues illicites –1999 (mars 2000)
« Le trafic de drogues demeure encore la principale source de revenu
de la plupart des groupes de criminels organisés. Au Canada, cette activité
générerait annuellement des revenus illicites de plus de 4 milliards de
dollars au gros et de 18 milliards de dollars au détail. »
[14]
« Another powder trail », The
Economist, le 20 octobre 2001.
[15]
Mike Gray, Drug Crazy: How We Got into
this Mess & How We Can Get Out (1998, Random House, New York) à la
p. 190.
[16] Neal A. Pollard, « Terrorism and Transnational
Organized Crime: Implications of Convergence » (Terrorism Research
Center). Site Web :
http://www.terrorism.com/terrorism/crime.shtml.
[17] Tendances mondiales des drogues illicites 2001, aux pp. 210-11.
[18]
« Survey: Illegal Drugs: Big business », The
Economist, le 28 juillet 2001.
[19] Ibid.
[20] En octobre 2001, Human Rights Watch a publié un rapport approfondi sur
le rôle des groupes paramilitaires de droite dans les nombreux massacres et
autres actes terroristes commis contre des civils en Colombie : The
« Sixth Division: » Military-paramilitary Ties and U.S.
Policy in Colombia. Site
Web : http://www.hrw.org/press/2001/10/sixthdivision.htm
(disponible à compter du 21 octobre 2001).
[22] Discours d’Arnold S. Trebach, ancien président,
The Drug Policy Foundation, et professeur, The American University,
Washington, D.C., symposium sur la politique en matière de drogues,
Institute of Criminology, Hebrew University, Jérusalem, 4 février 1996.
[23]
« Caribbean Drug Traffic up 25%, U.S. Says », Baltimore
Sun, 18 octobre 2001.
[25] « Getting to them through their money, » The Economist, 27 septembre 2001 : [TRADUCTION] « De
l’argent provenant d’activités criminelles, notamment le trafic de la
drogue, a été saisi par les autorités. Les montants, cependant, sont
minuscules en comparaison avec tout l’argent illicite du monde. Le Fonds
monétaire international croit que le montant de l’argent sale blanchi grâce
au système financier est pharamineux : entre 500 milliards de dollars
et 1,5 billions de dollars par année, soit l’équivalent de jusqu’à 5 %
du produit mondial brut. »
[26]
« The money trail », The
Economist Global Agenda, 21 septembre 2001.
[27] Voir, par exemple, le témoignage devant ce comité en 2000 et en 2001
des professeurs Line Beauchesne, Neil Boyd, John Morgan, Patricia Erickson,
Peter Cohen, Bruce Alexander et de l’auteur de cette analyse.
[28]
Mike Gray, Drug Crazy: How We Gott
into this Mess & How We Can Get Out (1998, Random House, New York)
à la page190.