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ILLE - Comité spécial

Drogues illicites (spécial)

 

Traitement à l’héroïne de la toxicomanie opiacée : l’expérience suisse

Amros Uchtenhagen
Zürich

Contexte


L’épidémie de consommation d’héroïne qui a commencé tôt dans les années 1970 a produit un nombre de toxicomanes estimé à 30 000 à 40 000. Cette prévalence élevée correspond à la forte vulnérabilité de la population suisse à l’assuétude à l’alcool, au tabac et aux médicaments prescrits. 

La réponse thérapeutique à l’épidémie de drogue a été lancée par des ONG qui ont établi des communautés thérapeutiques selon le modèle Daytop. Plus tard, des cliniques et centres d’assistance dirigés par l’État ont été créés, offrant depuis 1975 un traitement d’entretien à la méthadone. Par suite de l’épidémie de sida (gain à taux de prévalence élevé), des mesures de réduction des risques, après de vifs débats, ont été acceptées et mises en œuvre : systèmes d’échange de seringues, salles d’injection, programmes de jour à faible seuil. Les toxicomanes reconnus coupables ont été transférés, en nombres croissants, de l’appareil judiciaire au système thérapeutique (en établissement et en clinique externe). 

Malgré la disponibilité des options thérapeutiques, les toxicomanes réfractaires au traitement identifiés dans les lieux de consommation à ciel ouvert sont à la source d’une bonne part des infractions mineures et de la délinquance liée à la drogue. L’étude d’Amsterdam sur la morphine injectable et la reprise de la pratique britannique de recourir à la diamorphine (héroïne) injectable ont encouragé les pouvoirs et les experts suisses à préparer une étude nationale du traitement assisté à l’héroïne des sujets non réceptifs au système de traitement existant.

 

Objectifs et concept du projet expérimental (1994-1996) 

Les principaux objectifs du traitement assisté à l’héroïne (TAH) consistaient à :

-         recruter pour le TAH des toxicomanes sur lesquels les autres approches de traitement étaient inefficaces;

-         prévenir l’abandon précoce du TAH;

-         réduire la consommation de substances illégales ou non prescrites par les patients du TAH;

-         améliorer l’état de santé et l’intégration sociale des patients du TAH (et plus particulièrement, réduire la délinquance);

-         comparer les effets de la diamorphine (héroïne) injectable, de la méthadone et de la morphine;

-         faciliter le transfert des patients du TAH aux programmes réguliers de traitement. 

Afin de déterminer les résultats, on a monté l'exercice en tant qu’étude prospective longitudinale (étude de la cohorte) complémentée de sous-études aléatoires et à double insu comparant la diamorphine injectable, la méthadone et la morphine. Les critères d’admission comprenaient un âge minimal de 18 ans, une assuétude documentée d’au moins deux ans, des déficits sociaux et de santé documentés découlant de la toxicomanie et l’échec d’au moins deux programmes de traitement antérieurs. Le respect du programme diagnostique, thérapeutique et de recherche constituait également une condition. 

L’information a été amassée par le biais d’entrevues directes menées par des intervieweurs indépendants, d’observations du personnel clinique, d’historiques de cas de traitements antérieurs, de constatations faites en laboratoire et d’information policière. Les protocoles, instruments et rapports de recherche ont été préparés par une équipe indépendante de recherche guidée par un comité d’experts; ils ont été évalués par un comité international supplémentaire d’experts nommé par l’OMS.

 

Principaux résultats de l’étude de la cohorte 

Un sommaire détaillé du projet expérimental a été publié sous forme de livre (Uchtenhagen et autres, Prescription of narcotics to heroin addicts, Karger, Bâle, 1999).  

La faisabilité de l’établissement de cliniques d’héroïne à financement national-local conjoint dans 14 villes, dotées d’un personnel adéquat et jouissant d’un niveau élevé d’acceptation des pouvoirs et de la population pouvait être assurée. 

De même, la sécurité des patients et du personnel pouvait être prouvée (pas de surdose mortelle des substances prescrites, pas de vol réussi ni de détournement sur le marché illicite, peu de cas de violence). 

La consommation de substances illégales ou non prescrites pendant la participation au programme a beaucoup diminué (particulièrement dans le cas de la consommation quotidienne d’héroïne et de cocaïne et, dans une moindre mesure, de l’usage habituel des benzodiazépines). La consommation de cannabis est demeurée la même. 

L’état de santé des patients s’est nettement amélioré, notamment par la réduction des épisodes de dépression et des idées de suicide, des crises épileptiques et des épisodes paranoïaques enregistrés. La santé physique générale et la santé nutritionnelle se sont améliorées. 

Au chapitre de l’intégration sociale, la clochardise a perdu beaucoup de terrain alors que la réinsertion au marché régulier du travail s’est avérée plus difficile. Le phénomène le plus spectaculaire a été la diminution des activités criminelles, selon les déclarations des intéressés et les données policières.  

Le maintien en traitement a été supérieur à celui que l’on a observé dans d’autres formes de traitement. Une proportion de 60 % des patients sortants ont pu être transférés à un programme régulier de traitement (dont environ la moitié à des programmes sans drogue). 

L’analyse coûts-avantages montre une réduction considérable des coûts des soins médicaux et d’application de la loi; les avantages par jour et par patient reviennent au double des coûts quotidiens du TAH. 

Principaux résultats des sous-études aléatoires et à double insu 

La comparaison de la diamorphine injectable avec la méthadone injectable et la morphine a produit les résultats qui suivent : 

Le recrutement de patients vers les groupes de diamorphine a été plus aisé. Les groupes de méthadone et de morphine n’ont pas été aussi nombreux que prévu car plusieurs patients se sont retirés après l’arrondissement aléatoire, avant d’entreprendre le traitement. 

Le maintien au sein du programme a été supérieur dans les groupes de diamorphine. Les sous-études aléatoires et à double insu comportent des preuves de cette supériorité. Les taux élevés d’abandon au sein des groupes de méthadone et de morphine étaient surtout attribuables à la portée et à la gravité des effets secondaires. 

La conformité au programme, mesurée selon l’étendue de la consommation d’héroïne et de cocaïne, a été supérieure dans les groupes de diamorphine. 

Globalement, la diamorphine a été considérée plus acceptable et plus efficace au chapitre du maintien et de la conformité que la méthadone injectable et la morphine. Les patients tirant de bons résultats de l’usage de la méthadone et de la morphine ont pu poursuivre ce traitement, mais on n’a pas offert cette approche aux nouveaux patients

 

Études de suivi 

Une première étude systématique de suivi, couvrant une période de 18 mois à compter de l’admission, a été menée en 1997. Elle portait sur 237 patients admis au TAH du 1er janvier 1994 au 31 mars 1995. Elle a été publiée récemment (Rehm et autres, Feasibility, safety and efficacy of injectable heroin prescription for refractory opioid addicts : a follow-up study, dans The Lancet,158:1417-1420). 

Cette étude a documenté des réductions importantes des problèmes somatiques et psychiatriques (déjà pendant les six premiers mois du traitement, et de façon stable pendant toute la période du suivi). L’amélioration de la situation au sens du logement et de l’emploi, également importante, a été plus longue à venir. Les contacts dans le monde des drogues illicites et la subsistance à l’aide de revenus tirés d’activités illégales ont également été réduits (aussi pendant les six premiers mois et en situation stable depuis). La réduction, non seulement de la consommation quotidienne d’héroïne illégale, mais également de cocaïne, était déjà très importante dans les six premiers mois suivant l’admission au traitement. Une proportion de 60 % des patients sortants a été admise à un programme régulier, sans drogue ou à la méthadone. 

Une analyse supplémentaire a montré que les améliorations observées chez les patients sortants étaient liées à la durée du traitement. Ceux qui ont été admis à un programme régulier à leur sortie ont obtenu de meilleurs résultats que ceux qui n’ont pas eu cette chance. Les améliorations ne se sont pas inversées avec la prolongation de la durée d’observation de suivi. 

En 2000, une deuxième étude systématique de suivi a été réalisée (Güttinger, Gschwend et autres, sous presse) sur un échantillon de 244 patients. Elle couvrait une période de six ans. À ce moment, 46 % des patients étaient encore sous traitement. Une proportion de 48 % des malades sortants avait été admise à un programme régulier. La comparaison des patients sous traitement aux patients sortants a montré :

-         une importante réduction de la consommation illégale d’héroïne, de cocaïne et de benzodiazépine dans les deux groupes;

-         une réduction nulle de la consommation de cannabis dans les deux groupes;

-         une importante réduction de la clochardise dans les deux groupes;

-         une réduction nulle du chômage dans les deux groupes;

-         une très importante réduction des nouvelles affaires judiciaires et des activités illégales comme gagne-pain. 

Le taux des patients qui sont passés du TAH à un programme de traitement sans drogue a augmenté pendant la première année du traitement et légèrement décrû depuis. Il n’y a en général aucune indication de « chronification » des patients à qui l’on a injecté de la diamorphine.

 

Conclusions 

Il est possible de recruter et de garder dans un programme de TAH des héroïnomanes pour qui les autres approches de traitement ont échoué. Leur état de santé et d’intégration sociale peut s’améliorer notablement. Les améliorations sont surtout stables chez les patients sortants. Les effets secondaires de la diamorphine prescrite sont relativement peu nombreux et sont traitables. Aucune surdose fatale des substances utilisées ne s’est encore produite. Environ la moitié des patients sortants ont accepté de se joindre à des programmes réguliers de traitement. 

Ces résultats sont conditionnés par des critères d’admission restrictifs, des règles strictes de gestion des cliniques autorisées et un suivi serré des traitements par la recherche. Ces conditions ont donc été conservées lors de l’établissement, par arrêté fédéral, du TAH comme option régulière de traitement. La diamorphine est enregistrée comme médicament de maintien des héroïnomanes.


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