Chapitre
16
Pratiques
préventives
La prévention est au cœur des approches de santé publique de même qu’elle est de plus en plus intégrée à la panoplie des actions de lutte à la criminalité, notamment la criminalité reliée aux usages excessifs de substances psychoactives. Conçue, au moins théoriquement, sous l’angle de la santé publique, une politique sur les drogues illicites devrait donc appeler une stratégie de prévention forte.
Rien pourtant n’est plus mouvant, flou, imprécis, sinon controversé, que la prévention. Les mesures d’application de la loi sont claires : elles accordent des pouvoirs aux policiers et donnent des balises aux tribunaux pour le traitement judiciaire des personnes trouvées en contravention des dispositions de la loi. Les mesures correctionnelles sont elles aussi claires : elles mettent en oeuvre les sentences décidées par les tribunaux. Déjà, les mesures de traitement des personnes ayant des consommations à problèmes sont plus vagues, tous ne s’entendant pas sur ce qu’est une mesure de traitement, quand elle commence et surtout quand elle se termine. En matière de prévention, les auteurs distinguent entre prévention primaire, secondaire et tertiaire ; prévention par le développement social et prévention situationnelle ; prévention universelle, spécifique et indiquée ; prévention de l’usage, des conduites à risque et de l’abus. Ils ne s’accordent cependant ni sur les contenus spécifiques de chaque domaine ni sur ceux qu’il conviendrait de privilégier en fonction des orientations de politiques publiques.
Lorsqu’il est question de drogues illicites, le contexte juridique et politique rend la question de la prévention encore plus difficile à clarifier, et les actions à définir. En matière d’alcool, les politiques et les actions qui en découlent visent à prévenir des conduites à risque définies notamment la consommation excessive, la conduite sous l’influence, et les comportements afférents à la consommation abusive tels la violence intra familiale. L’alcool peut être, dans certaines circonstances, sous certaines formes d’utilisation, une substance « dangereuse » ; ce sont des circonstances que l’on voudra prévenir, en repérer les indicateurs pour éviter que la conduite à risque ne devienne conduite excessive, voire maladive. Il est possible de faire ces distinctions et ne pas se préoccuper de l’usage en soi parce que la consommation d’alcool est légale. En matière de drogues illicites le contexte juridique national et les interprétations des politiques internationales (voir le chapitre 19 sur ce dernier point), font en sorte que, définies comme produits dangereux a priori, elles ne doivent pas être consommées. Et que tout usage est déjà un abus. Le glossaire publié par l’Office des Nations Unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime écrit en effet que :
[Traduction] « Dans le contexte du contrôle international des drogues, l’abus de drogues constitue l’usage de toute substance sous contrôle international à d’autres fins que pour des raisons médicales et scientifiques (…). » [1] (Nous soulignons)
Si usage est abus, si l’acteur de prévention ne peut recourir à des distinctions qui lui sont pourtant essentielles pour définir les objectifs et contenus d’une mesure de prévention, comment, dans ce contexte, espérer établir des actions de prévention qui réussissent ?
Le contexte international ne laisse pas de créer des surprises. Ainsi, dans son rapport pour 1997, l’Organe international de contrôle des stupéfiants, qui a pour mission de vérifier l’application des conventions internationales par les pays signataires, propose – comme à chaque année d’ailleurs – un commentaire, celui-ci sur la prévention. Regrettant que l’environnement social fasse la promotion des drogues, le rapport note :
« Prévenir l’abus des drogues devient une entreprise de plus en plus difficile, ne serait-ce, en partie, qu’en raison de la prolifération de messages faisant l’apologie des drogues. Nombre de ces messages tendent pour ainsi dire à inciter ou à amener autrui à faire usage et à abuser des drogues ; c’est pourquoi il y a lieu de renforcer l’action préventive actuellement menée et de concevoir et de prendre des initiatives novatrices dans le domaine de la prévention.
(…)
Certes, il ne sera probablement jamais possible d’éliminer toute forme d’expérimentation et d’abus des drogues, mais il ne faudrait pas pour autant abandonner l’objectif ultime de tout effort de prévention, à savoir une société exempte de drogue. » [2]
Parmi les facteurs propices à cet environnement « favorable » à l’usage et à l’abus de drogues, le rapport cite la culture populaire (chansons, films, etc.), les médias, l’Internet, la promotion des produits du chanvre indien et les campagnes politiques. Il fait des raccourcis pour le moins étonnants entre les prises de position sur la libéralisation des politiques sur les drogues et la « promotion » de leur usage, et laisse entrevoir une forme que nous qualifierions d’inquiétante de la prévention :
« Le goût du sensationnel, le désir de provoquer et la nécessité d’avoir la faveur du public peuvent également justifier la diffusion, par plusieurs télévisions de certains pays d’Europe occidentale, de plus en plus de programmes en faveur d’une réforme des lois sur les drogues, voire de la légalisation pure et simple des drogues, notamment du cannabis, au lieu d’émissions qui feraient ressortir les conséquences d’une telle politique et les méfaits qui en découleraient. »
« Il est possible d’empêcher les médias destinés au grand public, comme la presse, la radio, le cinéma et la télévision, de présenter des images faisant l’apologie des drogues. (…) Les gouvernements de ces pays devront peut-être se demander si la liberté d’accès à ces informations et leur propagation sans limites ne sont pas préjudiciables au bien-être et à la santé des populations. »
« Au cours de campagnes électorales, l’on a vu des candidats à la députation prôner la légalisation des drogues. (…) D’autres campagnes visaient à réformer les lois, telle celles menées avec succès en Arizona et en Californie en vue de l’usage « médical » du cannabis (…). (…) Il faut contrer cette propagande à l’aide d’arguments rationnels et énoncer avec force les multiples problèmes que pourrait entraîner la dépénalisation des drogues et que ne manquerait pas de faire surgir leur légalisation, en particulier sur le plan de la santé et de l’économie. (…) L’Organe constate avec regret que (…) les gouvernements des États parties à la Convention de 1988 soient tenus de conférer le caractère d’infraction pénale au fait d’inciter ou d’amener publiquement autrui à consommer des drogues, soit il n’en a rien été soit la loi adoptée pour ce faire n’a pas été appliquées. (…) » [3]
Si la critique des politiques publiques et la demande politique de révision passe pour une apologie des drogues, si la prévention consiste à museler les opposants qui ont des raisons légitimes – même si nous ne sommes pas toujours en accord les uns avec les autres – de critiquer les politiques actuelles, il faut se demander alors où commence et où arrête la « prévention ».
Bien sûr, comme ce chapitre le démontrera, de nombreux programmes de prévention existent qui ne visent pas uniquement, ni même de manière privilégiée, la prévention de tout usage mais ciblent spécifiquement les conduites à risque. L’approche de réduction des méfaits par exemple, en plus d’être une stratégie globale sur les substances psychoactives, est aussi une approche préventive en ce qu’elle vise à réduire les risques associés aux drogues et à leur contrôle sans par ailleurs demander l’abstention. Mais elle fait l’objet de multiples controverses et de critiques précisément parce qu’elle accepte comme prémisse la réalité sociale de l’usage des drogues.
L’application de la loi constitue-t-elle une mesure préventive ? Plusieurs praticiens, et pas seulement des policiers, répondraient sûrement par l’affirmative et ils auraient raison puisque la présence du policier ou des modèles de police communautaire, ont un certain effet préventif. Mais dans le contexte actuel, ces approches visent à dissuader l’usage, non à informer et éduquer sur les conduites à risque. Et nous avons vu au chapitre 14 que leur efficacité est extrêmement réduite. Les sentences et parmi elles la privation de liberté sont-elles des mesures préventives ? Sûrement, au moins pour le temps où le contrevenant est placé sous surveillance ou détenu (encore que les drogues circulent en prison). Mais d’une part nous avons vu que leur effet dissuasif sur l’usage est à peu près inexistant et d’autre part on doit se demander s’il n’y a pas là confusion des genres, dans la mesure où l’intervention du système de justice témoigne déjà d’un échec des mesures de prévention. L’éducation à la citoyenneté, à la santé et au respect de soi et des autres n’est-elle pas une mesure préventive ? Assurément, mais comme le sont aussi toutes les mesures d’équité et de justice sociale, de réduction des inégalités, ou de pacification de nos relations avec les Peuples Autochtones. Si tout est prévention, quel est donc le domaine de la prévention ?
Aborder la question de la prévention c’est réfléchir en même temps sur les politiques qui gouvernent les drogues illicites. C’est particulièrement vrai en matière de cannabis. Nous verrons plus loin que l’un des principes clés de la prévention est de transmettre un message crédible. En matière de tabac, le message que fumer est une cause de cancer du poumon et de maladies cardiovasculaires est crédible au moins en ce qu’il repose sur une vaste série d’études épidémiologiques qui ont établi l’association statistique forte entre la cause et l’effet. La même chose est vraie pour l’alcool au volant ou pour le port de la ceinture de sécurité. En matière de cannabis, comme l’ont démontré les chapitres 6, 7 et 8 de notre rapport, les risques associés au cannabis sont loin d’avoir été établis aussi clairement, et au contraire, le poids de la preuve penche plutôt pour une dangerosité moins élevée que la vaste majorité des autres substances psychoactives. En fait, contrairement à ce que plusieurs nous ont dit, le cannabis n’est pas illégal parce que dangereux, et l’histoire de la législation nationale aussi bien que des conventions internationales le démontre bien.
Toujours selon UNDCP :
[Traduction] « La prévention au sens large est une intervention qui a pour but
de modifier les déterminants sociaux et environnementaux de l’abus de drogues
et d’alcool, incluant décourager l’initiation de l’usage de drogues et en
prévenir la progression vers un usage plus fréquent ou régulier parmi la
population à risque.» [4]
Notons quelques clefs de lecture. Pour les drogues et l’alcool il faut prévenir les abus. Mais pour les drogues seulement il faut décourager l’initiation parce que l’initiation mène à une progression vers plus de consommation. Pourtant, lorsqu’il s’agit de cannabis, les données de recherche ne permettent pas d’appuyer cette distinction. En fait, l’usage d’alcool – et avant l’alcool, de tabac – est bien plus susceptible que le cannabis de mener à un usage plus fréquent, voire à risque ; alcool et tabac sont au moins autant que le cannabis des drogues d’introduction pour d’autres drogues illicites. Mais l’alcool, comme le tabac, sont légaux, le cannabis illégal.
Discuter de prévention c’est aussi parler des limites de l’intervention de l’état et de la vision qu’on se fait de l’acteur humain. Jusqu’où aller pour identifier les groupes à risque sans stigmatiser davantage des populations qui sont déjà vulnérables ? Dans quelle mesure penser que l’acteur humain est un être rationnel qui agit conformément à son meilleur intérêt pour autant qu’on lui donne la bonne information ?
Enfin, dans le contexte canadien parler de prévention impose une observation d’ordre constitutionnel : si et dans la mesure où les actions de prévention tombent sous le champ de la santé et de l’éducation, elles sont donc principalement – pour la santé – et uniquement – pour l’éducation – du ressort des provinces. Comme nous l’avons vu au chapitre 12 sur l’historique de la législation nationale en matière de drogues illicites, il n’était pas accidentel que la loi sur les stupéfiants soit une loi pénale : c’était le seul moyen pour le gouvernement fédéral de légiférer dans ce domaine à l’intérieur de son champ de compétences constitutionnelles. Le champ d’action du fédéral en matière de prévention de l’usage de cannabis est donc au mieux restreint, au pire inexistant proprio motu.
Ce chapitre sur la prévention commence sur une affirmation qui n’étonnera aucun des spécialistes des secteurs de la santé et de la justice : autant les discours sur la prévention sont forts, autant les ressources qu’on y consacre sont maigres et les actions menées faibles. La section suivante pose la question : quelle prévention ? Nous y examinons les connaissances disponibles sur les facteurs qui sous-tendent les actions de prévention et sur l’efficacité de certains types d’actions de prévention, portant une attention particulière à l’un des fleurons de la lutte antidrogues, le programme DARE. La troisième section s’intéresse à l’approche de réduction des méfaits comme approche de prévention. Comme pour les autres chapitres, nos conclusions prennent la forme de constats susceptibles d’orienter la suite.
Des actions qui ne sont pas À la hauteur des discours
Lors du lancement de la Stratégie canadienne antidrogue en 1987, le Gouvernement reconnaissait que la majorité des actions fédérales avait porté sur la réduction de l’offre et qu’il fallait augmenter l’effort de prévention. Des 210 millions $ initialement alloués à la première stratégie quinquennale, pas moins de 32 % devaient être investis en actions de prévention. La deuxième phase de la stratégie, de 1992 à 1997, portait le budget global à 270 millions $, reconduisant sensiblement la même ventilation des fonds.
En 1994, le Gouvernement du Canada a implanté la Stratégie nationale sur la sécurité communautaire et la prévention du crime et créé le Conseil national de la prévention du crime du Canada, devenu depuis le Centre national de prévention du crime (ministère de la Justice). Au lancement de la Phase II de la stratégie en 1998, le financement était de 32 millions $ par année, et il a été porté, en 2001, à plus de 65 millions $. Cette stratégie :
« (…) vise à réduire la criminalité et la victimisation en agissant sur les causes mêmes de la criminalité et de la victimisation à l'aide d'une approche axée sur le développement social. La prévention du crime par le développement social (PCDS) est une approche proactive à long terme. Elle s'attaque aux facteurs personnels, sociaux et économiques qui amènent certaines personnes à prendre la voie du crime ou à devenir victime du crime. La Stratégie nationale soutient des projets qui visent les facteurs de risque qui affectent la vie des gens tels que les mauvais traitements, la violence, l'incompétence parentale, l'alcoolisme et la toxicomanie. » [5]
Qu’en est-il dans les faits ? Les intervenants s’entendent probablement unanimement pour dire que la prévention est nécessaire. Mais ils s’entendent tout aussi unanimement pour dire que les actions menées ne sont pas à la hauteur des discours. Ou pour le dire autrement, tout le monde parle de prévention mais il s’en fait peu. Les observations qu’on nous a faites portent sur cinq ensembles de considérations : (1) on ne fait pas assez de prévention ; (2) on ne fait pas une prévention suffisamment ciblée ; (3) on ne fait pas suffisamment l’évaluation des actions de prévention ; (4) les messages de prévention et les discours sociaux sont en contradiction ; et (5) il existe des pratiques modèles et une connaissance de mesures de prévention réussies qu’il faudrait disséminer plus largement.
On ne fait pas suffisamment de prévention
Pour de nombreux intervenants du monde associatif, du monde policier, ou des organisations gouvernementales de lutte à la toxicomanie, il est clair qu’on ne fait pas suffisamment de prévention. Cette situation se mesure tant en terme des montants investis que des compressions dans les personnels de prévention.
« Essayez de vous souvenir du dernier message de prévention antidrogues que vous avez vu à la télévision. Un que la plupart d’entre nous reconnaîtraient probablement est celui de l’œuf poêlé représentant l’effet des drogues sur le cerveau humain. Il s’agit toutefois d’une publicité américaine. Je ne me souviens pas d’avoir vu dernièrement une annonce antidrogues canadienne à la télévision. D’autres documents à caractère préventif ont été produits dans bien d’autres domaines au Canada. Il suffit de penser à la campagne antitabac et à la campagne concernant la prévention du cancer du sein. Par contre, dans le domaine de la lutte antidrogues, les documents à caractère préventif sont très peu nombreux. Nous ne voulons pas davantage d’argent pour les services policiers et pour les arrestations. Nous trouvons que nous disposons de fonds suffisants dans ce domaine. Nous pensons cependant que non seulement la prévention mais aussi la sensibilisation aux drogues sont des outils essentiels qui font une différence. (…) Nous pensons que la police a un rôle à jouer en matière de prévention et de sensibilisation comme en matière d’application des lois. Nous avons établi d’excellents partenariats avec des enseignants, des parents et des groupes communautaires. Les services de police communautaire n’existent que depuis une dizaine d’années. (…) Un des problèmes qui se posent est que plusieurs de nos programmes datent. On consacre très peu d’efforts à la prévention. Je ne tiens pas à citer des montants précis. Cependant, d’après un document publié il y a un an, le gouvernement américain investit une douzaine de dollars par habitant dans la prévention et la sensibilisation. Au Canada, on y consacre moins de 1 $. Je crois que c’est environ 20 ou 30 cents. » [6]
« Depuis 1988 et 1989, date de la fin de la campagne Drogues pas besoin on n’a plus mis en œuvre de campagnes de lutte fédérale contre les drogues ou de campagnes provinciales dans le cas de la Colombie-Britannique. (…) Lorsqu’on a cessé de mettre l’accent sur la prévention, et à l’expiration de la Stratégie canadienne antidrogue, j’ai constaté que de nombreuses coalitions et de nombreux groupes de travail communautaires de lutte contre les drogues ont cessé leurs activités faute de fonds. J’ai constaté ce phénomène à Naskup, à Penticton, le long de la Sunshine Coast, à Whistler et dans de nombreux autres endroits à mesure que les intervenants sur le terrain devaient cesser leurs actions parce que toute l’attention du pays était maintenant tournée vers la santé des populations. On a cessé de s’intéresser à la prévention et de financer des initiatives dans ce domaine pendant qu’on commençait à parler du chanvre, de la marijuana médicinale et de questions connexes. (…) Compte tenu du fait que cette situation existe depuis des années, comment s’étonner que la consommation du cannabis ait augmenté. Comment s’en étonner en effet quand on ajoute à cela l’imposition de sentences plus clémentes dans le cas des crimes liés au trafic des drogues et à l’énorme augmentation dans la disponibilité du cannabis. » [7]
« Troisième constat : les efforts consentis en prévention de la toxicomanie sont nettement insuffisants. Il est question ici à la fois d’efforts budgétaires (accroître, dans les différents secteurs d’intervention, les sommes allouées à la prévention), d’efforts de coordination (encadrer davantage les pratiques dans ce champ d’activité) et d’efforts de recherche (établir des paramètres clairs d’évaluation des programmes, statuer sur l’efficacité des programmes existants, faire connaître les stratégies gagnantes). Une intensification des efforts en prévention des toxicomanies est particulièrement souhaitée dans les secteurs suivants :
- A l’école (dès le deuxième cycle du primaire) et dans les autres milieux de vie des jeunes (ex. : dans la rue, dans les parcs, dans les maisons de jeunes, dans les centres jeunesse) ;
- Dans les milieux de travail ;
- Dans les services de première ligne du réseau de la santé et des services sociaux.» [8]
« Nous avions élaboré un excellent programme canadien en Nouvelle-Écosse en collaboration avec la Nova Scotia Addiction Foundation, appelé Contribution de la police à l’éducation communautaire. Nous faisions partie, avec un pharmacien, une infirmière et quelques athlètes, d’un groupe qui allait dans les écoles pour parler aux élèves de l’influence des camarades, des raisons pour lesquelles certains se sentent obligés de consommer des drogues, du vol et de différents sujets touchant la morale ainsi que d’autres liés à la consommation des drogues. Malheureusement, suite aux compressions budgétaires, les programmes ont été coupés. Les crédits pour les évaluations, pour l’extension, ou pour l’amélioration du programme n’étaient pas disponibles. » [9]
« Dans les années 70 et 80, les efforts de prévention permanents dans la collectivité recevaient beaucoup de soutien. Malheureusement, les gouvernements fédéral et provinciaux ont supprimé une grande partie de leur financement dans les années 90, ce qui a entraîné une augmentation correspondante de la consommation de drogues. Au cours de la même période, des efforts de prévention visant plusieurs éléments tels que le tabac, les ceintures de sécurité, les moyens de protection contre l’incendie, la condition physique et la santé dentaire, pour ne nommer que ceux là, ont permis de faire d’énormes progrès. » [10]
En fait, la prévention des problématiques socio-sanitaires reste souvent le parent pauvre des pratiques. Qu’il s’agisse de santé ou de justice, la réalité montre que les crédits sont encore très largement axés sur la cure, sur l’intervention après l’apparition du problème. C’est vrai pour les questions de santé en général comme pour les questions spécifiques aux drogues illicites.
Selon l’étude de Single et coll.,[11] les coûts directs et indirects de l’abus de drogues illicites en 1996 étaient d’environ 1,5 milliard $. De ce montant, 400 millions $ étaient consacrés à l’application de la loi (police, douanes, tribunaux, services correctionnels, etc.), et environ 35 millions $ à la prévention, c’est-à-dire environ 2 % des coûts totaux comparativement à plus de 25 % pour la répression. Pour le traduire d’une autre manière, les coûts des drogues illicites sont d’environ 48 $ par habitant, les coûts de la répression en cette matière d’environ 12 $ et ceux de la prévention d’environ 1 $.[12] Nous sommes d’avis, avec les intervenants, que les dépenses en prévention sont nettement insuffisantes.
La prévention est insuffisamment ciblée
Prévenir l’usage de cannabis appelle probablement d’autres moyens que celui de l’héroïne ou de l’ecstasy. De la même manière, la prévention auprès des jeunes en milieu scolaire ne sera pas faite de la même manière que celle en milieu de travail ou auprès des jeunes de rue, celle auprès des jeunes Autochtones de la même manière que celle auprès des jeunes blancs. Nous verrons d’ailleurs à la section suivante que les facteurs de risque et les facteurs de protection ne sont pas les mêmes pour tous les groupes sociaux.
Pourtant, les intervenants soulignent que les messages de prévention et leur mode de livraison manquent souvent de précision. Il s’agit, soit de messages à caractère universel dont il est difficile de mesurer l’efficacité réelle, soit de messages spécifiques à des groupes sociaux mais qui ne sont pas nécessairement adaptés à la réalité des personnes visées.
« On souligne particulièrement les manques au niveau de la prévention secondaire. Les programmes s’adressant plus spécifiquement aux groupes à risque sont insuffisants. Le dépistage est mal assuré là où une intervention précoce pourrait faire toute la différence en vue de prévenir l’aggravation des problèmes, et ce constat ne s’applique pas seulement aux jeunes, mais à des clientèles de tous âges. Il y a actuellement un manque de cohérence dans les messages véhiculés et dans les actions entreprises. Il y a un manque de stabilité des programmes. On accuse même des reculs importants dans certains secteurs (ex. : disparition progressive des éducateurs en prévention des toxicomanies). » [13]
« Les mêmes mesures de prévention ne peuvent pas s’appliquer à tous. Il faut des approches destinées à la population en général, mais également des activités plus ciblées, s’adressant à un groupe à risque particulier. Bien entendu, la prévention est proactive. Elle est extrêmement rentable : avec le coût d’un centre de traitement, on peut financer des initiatives de prévention qui toucheront des centaines et peut-être des milliers de jeunes. » [14]
Cibler la prévention oblige à clarifier les objectifs poursuivis : vise-t-on à prévenir l’usage, les conduites à risque, l’abus ? Les mesures de prévention choisies seront fondamentalement différentes selon le choix d’objectifs poursuivis. C’est ce que souligne un document récent produit pour Santé Canada sur les meilleures pratiques de prévention :
« Il faut se fixer des objectifs clairs et réalistes, qui feront un lien logique entre les activités du programme et les problèmes et les facteurs déterminés et qui guideront la mise en oeuvre du programme. Des objectifs clairs et mesurables faciliteront l’évaluation et permettront de déterminer si le programme a vraiment atteint ses objectifs. Les objectifs varieront selon la communauté et les circonstances. Toutefois, l’âge du début de la consommation et le moment où l’usage de différentes substances devient problématique sont des données essentielles. (…) Par conséquent, pour les jeunes qui ne sont pas encore des consommateurs (et qui ne pensent même pas à consommer) l’objectif du programme sera la prévention primaire. Pour ce qui est de programmes qui s’adressent à une population en majorité composée de jeunes qui ont commencé à consommer et continuent de le faire, l’objectif sera plutôt la prévention secondaire ou la réduction des méfaits. Chacun de ces objectifs mène logiquement à des activités et des messages spécifiques (le recours à des approches plus intensives auprès des consommateurs ou ceux qui s’apprêtent à le devenir. » [15]
De plus, en matière de prévention, il se dégage une impression qu’on peut faire un peu tout et n’importe quoi du moment qu’on tient un discours antidrogues. Or, comme le démontrera la section suivante, les actions de prévention doivent cibler avec précision des facteurs de risque connus et des facteurs de protection. Et puisqu’il existe de multiples facteurs de risque, elles doivent être globales et impliquer la communauté.
On ne fait pas suffisamment l’évaluation des mesures de prévention
Si on ne fait pas suffisamment de prévention, c’est aussi parce qu’on ne prend pas le temps, ni ne consacre les ressources, pour évaluer les programmes et en démontrer l’efficacité. On dit souvent qu’une once de prévention vaut mieux qu’une livre de traitement. D’autres soutiennent dans le même ordre d’idée qu’un dollar investi en prévention en épargne cinq plus tard. C’est probablement vrai dans une certaine mesure. Mais le démontrer est autre chose.
Les études d’évaluation sont difficiles à mener. Pour être crédibles, elles requièrent souvent un appareillage méthodologique complexe. Elles sont aussi coûteuses. Et surtout, elles ne peuvent pas – ou du moins ne devraient pas – être faites à la va-vite pour répondre au temps du politique ; pour savoir par exemple si un programme de prévention de l’usage de drogues auprès des jeunes est efficace, il faut prévoir un suivi des « diplômés » sur une année au moins après la fin de leur formation, normalement au moins trois. Le Canada n’a pas une pratique de la recherche évaluative et, comme nous l’avons vu pour la Stratégie nationale antidrogue, ne s’était ni fixé des objectifs clairs ni donné les moyens d’en faire l’évaluation.
Il résulte entre autres de cette situation que le domaine de la prévention, secteur mou s’il en est, fera les frais de la moindre coupure budgétaire.
« Un des problèmes majeurs est que nos programmes ne sont pas assortis d’un mécanisme d’évaluation. Chaque fois que nous avions l’occasion de mettre en œuvre de nouveaux programmes, c’était fait à la hâte et le travail était bâclé. On disposait de très peu de fonds. On se contentait de faire des essais pour voir si c’était efficace. Nous avons appris que si l’on voulait intervenir, il fallait le faire de façon adéquate. Il faudrait établir de nouveaux programmes comportant un mécanisme d’évaluation afin de savoir s’ils permettraient d’atteindre les objectifs de façon satisfaisante et en temps opportun. Autrement dit, il faudrait tenir compte du message, de son destinataire et de l’efficacité. » [16]
Le Comité est d’avis que toute stratégie canadienne future sur les drogues devra prévoir des mécanismes et des ressources pour l’évaluation des diverses composantes et notamment pour l’évaluation des actions de prévention.
Les messages sociaux contredisent les messages de prévention
Pour un certain nombre d’observateurs, le fait que les messages sociaux entourant le cannabis soient devenus plus tolérants au cours des dernières années a contribué à l’augmentation de la consommation chez les jeunes et à contredire les discours de prévention.
« Il importe aussi d’attacher de l’importance à la façon dont la consommation de drogue est perçue. L’existence de sanctions juridiques influence davantage sur l’acceptabilité d’une substance que sur sa disponibilité. L’acceptabilité sociale des drogues diminue lorsque leur consommation donne lieu à des sanctions ce qui à son tour réduit la consommation. L’acceptabilité d’une substance est liée au risque qu’elle présente ainsi qu’à la mesure dans laquelle elle est acceptée par la société. Voilà les deux outils dont nous disposons pour limiter la consommation des drogues. » [17]
« D’après l’étude intitulée Monitoring the Future effectuée par l’Université du Michigan en 1996, à notre époque, les adolescents ont moins tendance à considérer que la consommation de drogues est nocive et présente des risques et ils sont plus enclins à croire qu’elle est répandue et tolérée ; en outre, ils subissent davantage de pressions que jamais au cours des dix dernières années les incitant à essayer des drogues illicites. (…) On peut en déduire que ce sont des facteurs qui ont une influence sur une augmentation ou une diminution du taux de consommation des drogues. La légalisation de drogues illicites ne pourrait qu’atténuer davantage ces perceptions. Elle indiquerait à nos enfants que les adultes pensent que l’on peut faire une utilisation judicieuse des drogues. Elle porterait à croire que les risques sont moins élevés et que les drogues sont plus acceptables. (…) Un autre facteur est l’influence qu’exercent les médias et le pouvoir de la communication. La description dans les médias de personnes qui fument de la marijuana dans des clubs de cannabis porte les enfants à croire que la consommation de drogues peut être intéressante. Dans un tel contexte, il est très difficile, voire impossible de convaincre les enfants que la prise de drogues est nocive. Une plus grande accessibilité et une plus forte consommation accentueront les problèmes de criminalité. Une consommation accrue a de terribles conséquences pour les citoyens. » [18]
Comme le mentionnait un commentateur de la scène américaine, après avoir dit aux enfants que le cannabis est une drogue dangereuse, que se passera-t-il quand ils découvriront à l’école secondaire que leurs amis en consomment sans avoir les neurones grillés ? Adapter les messages aux clientèles, aux contextes et aux objectifs visés est sans doute nécessaire. Mais il est sûrement tout aussi nécessaire que les mesures de prévention disent la vérité aux enfants et aux adolescents, qu’elles parlent des effets connus des drogues et des carences dans nos connaissances. Si notre société tient des discours contradictoires sur le cannabis, ce n’est pas parce que certains activistes du pot manipulent les médias ; ou alors il nous faut douter de la capacité de nos médias à garder une neutralité et une distance critique. À la lumière des données épidémiologiques sur la consommation et celles de la recherche scientifique sur les effets du cannabis présentées aux chapitres 6 et 7, nous pensons que le fait de tenir des discours alarmistes sur le cannabis est probablement contre-productif pour ceux mêmes qui souhaitent, et légitimement, en prévenir les abus.
C’est là d’ailleurs l’un des éléments que souligne le récent rapport de Santé Canada sur les meilleures pratiques de prévention :
« Le principe le plus important pour n’importe quel programme, peu importe son but, est que l’information sur la drogue soit scientifiquement exacte, objective, sans parti pris et présentée sans jugement de valeur. (…) Même si les très jeunes participants acceptent les messages qui font ressortir uniquement les aspects négatifs de la consommation, il y a danger que ces messages perdent toute crédibilité lorsqu’ils reçoivent de l’information plus précise. (…) Les messages qui veulent faire peur et qui s’accompagnent de données inexactes ou exagérées n’ont aucun effet ; ils peuvent au contraire susciter le scepticisme, l’irrespect, la résistance ou d’autres réactions à risque. (…) Parallèlement, les messages simplistes que les jeunes perçoivent comme étant irréalistes (il suffit de dire « non ») ou inapplicables (faites du sport alors qu’il n’y a aucune installation dans l’environnement immédiat) n’auront aucune crédibilité. » [19]
Il existe une connaissance dont il faut s’inspirer
Il ne fait aucun doute qu’il existe une pratique de prévention répandue à travers le Canada, forgée le plus souvent à coup d’essais et d’erreurs, souvent portée à bout de bras et avec peu de ressources par des personnes qui y croient vraiment. Comme le démontrera la section suivante, il existe aussi un bassin de connaissances sur les actions les plus susceptibles d’agir efficacement sur les facteurs de risque et sur les processus les plus à même de soutenir des actions fortes de prévention.
L’une des difficultés provient du fait que cette « connaissance » reste trop fréquemment dans la tête de quelques personnes, notamment parce qu’il ne se fait pas d’études d’évaluation ou trop peu. Lorsqu’il y a des études, elles circulent dans des revues scientifiques et sont lues par des spécialistes mais ne rejoignent pas les praticiens. Et il existe encore peu de moyens systématiques de dissémination de l’information. Par ailleurs, se pose la question de l’adaptation à d’autres contextes des pratiques éprouvées ailleurs.
[Traduction] « Nous suggérons au Comité qu’il serait
plus utile de concentrer ses efforts sur la prévention que sur la réforme de
nos lois sur les drogues. La Stratégie
canadienne sur les drogues démontre que la prévention est la stratégie la
plus efficiente. Si nous admettons
que c’est vrai, ne devrions-nous pas faire porter notre attention sur les
approches les plus susceptibles d’un bon retour sur investissement ?
Dans un Compendium des meilleures pratiques publié par le Centre
canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, les auteurs
attirent l’attention sur l’importance de l’influence parentale sur les
comportements à risque chez les jeunes. (…)
De nombreuses études menées par le Center
on Addictions and Substance Abuse à l’Université Columbia sur les programmes
de prévention arrivent à la même conclusion. » [20]
« Enfin, nos années d’intervention et de prévention nous ont fait comprendre que le véritable problème n’est pas un problème de drogues, mais un problème personnel. En effet, toutes les personnes – en particulier les jeunes qui ont souffert de mauvais traitement, de négligence, de traumatisme et de la toxicomanie dans leur foyer – cherchent à trouver un soulagement à leur sentiment de colère, de désespoir et d’impuissance. Certains peuvent éprouver des sentiments d’ennui, de curiosité, ou un désir d’appartenance. La marijuana et les autres drogues peuvent donner l’impression d’éliminer ou tout au moins d’apaiser ces émotions. (…) En revanche, la prévention offre un énorme potentiel pour encourager les jeunes informés, confiants et compétents qui apprennent dès le plus jeune âge à faire appel à un raisonnement sain, pour répondre à ces sentiments humains, pressants et compréhensibles sans être incités à avoir recours à la drogue. »[21]
PrÉvenir : Quoi ? Comment ?
S’entendre sur la nécessité de la prévention, c’est un peu comme s’accorder sur l’importance de la vertu. Mais quelle prévention ? Le glossaire de l’Office des Nations Unies pour le contrôle des drogues et la prévention de la criminalité définit la prévention comme suit :
[Traduction] « Les actions de prévention incluent de vastes campagnes destinées
à la population générale telles les activités d’information et d’éducation
du public, des initiatives spécifiques à des collectivités et des programmes
scolaires à l’intention des étudiants et plus largement des jeunes.
Les actions de prévention peuvent aussi cibler les groupes vulnérables
ou à risque, incluant les enfants des rues, les jeunes décrocheurs, les
enfants de parents toxicomanes, les contrevenants en liberté surveillée ou en
prison, etc..
La
prévention porte essentiellement sur les éléments suivants :
Sensibiliser,
informer et éduquer au sujet des drogues et des effets négatifs de l’usage
et de l’abus sur la santé et la société, et promouvoir des normes
antidrogues et des comportements pro-sociaux contre l’usage de drogues ;
Aider
les personnes et les groupes à acquérir les habiletés personnelles et
sociales pour développer des attitudes antidrogues et éviter qu’ils
s’initient aux comportements d’usage ;
Promouvoir
un environnement aidant et des comportements et modes de vie alternatifs axés
sur la santé, plus productifs et plus épanouissants, libres de drogues. »
[22]
Il s’agirait donc d’agir de telle sorte à modifier les déterminants entraînant l’abus de drogues, où tout usage est abus lorsqu’il s’agit d’une substance illicite ou contrôlée par les conventions internationales. La définition identifie comme déterminant de l’abus l’initiation à l’usage des drogues, étant entendu que l’initiation mène, au moins chez des personnes dites « à risque » à un usage plus fréquent, voire à l’usage d’autres substances. Les domaines d’action proposés identifient indirectement d’autres déterminants : l’absence d’information sur les conséquences négatives de l’usage de drogues et des normes sociales insuffisamment antidrogues, des habiletés sociales et personnelles insuffisantes pour résister à l’usage de drogues, et des modes de vie insatisfaisants et qui ne sont pas axés sur la santé, seraient autant de déterminants de l’abus de drogues.
Mais en fait, que sait-on des raisons pour lesquelles on consomme des drogues, spécifiquement ici du cannabis ? On sait que les hommes consomment plus d’alcool et de drogues et les femmes plus de médicaments. Sait-on vraiment pourquoi ? On pense qu’il y aurait plus de 150 millions de consommateurs de cannabis sur la planète, et nous avons dit qu’il y en avait environ 3 millions au Canada annuellement ; faut-il conclure que ces personnes n’avaient pas les habiletés sociales et personnelles nécessaires pour résister aux drogues ? Quand, à quel moment, la consommation d’une drogue peut-elle être un choix ? Quand, à quel moment, la consommation devient-elle un problème ? Selon les réponses que l’on donne à ces questions, c’est toute la stratégie de prévention qui s’en trouve modifiée.
Au delà du bagage génétique, les déterminants de la santé des populations sont, entre autres, fonction :
« (…) des déterminants environnementaux qui sont liés au milieu dans lequel évolue l’individu, de sa conception à sa mort : environnement physique, mais aussi social. Éducation, emploi, revenu, tissu familial et social, répartition de la richesse, tous ces facteurs jouent un rôle. On reconnaît qu’un lien étroit existe entre le statut socioéconomique et l’état de santé et de bien-être : ce lien se vérifie à l’observation des données d’hospitalisation, d’incapacité, de problèmes de santé et de mortalité d’une population. Parmi les autres déterminants, il y a bien sûr les habitudes de vie et les comportements, comme le tabagisme et l’alimentation. Même s’il s’agit de facteurs modifiables, et souvent ciblés par la prévention, on sait aussi qu’ils sont largement conditionnés par les facteurs socioéconomiques. Enfin, dernier déterminant, les services de santé, dont le niveau et l’organisation varient selon la communauté, selon le pays. » [23]
Il est vrai que les données épidémiologiques tendent à indiquer que les jeunes consommateurs de cannabis proviennent davantage de milieux socioéconomiques désavantagés, qu’ils fument du tabac plus souvent, qu’ils ont probablement eu des parents fumeurs voire usagers de cannabis. C’est ce qu’on appelle des facteurs de risque reliés à l’environnement. Selon certains auteurs, les consommateurs habituels ou intensifs, ceux qui sont à risque, auraient aussi une plus faible estime de soi, une probabilité plus élevée de décrochage scolaire ou de ne pas terminer leurs études secondaires, un rendement scolaire moins élevé. Ce sont des facteurs de risque reliés à la personne.
En plus des facteurs de risque, le langage de prévention parle aussi de facteurs de protection. Le glossaire de l’Office des Nations Unies définit ce terme comme suit :
[Traduction] « Facteur qui diminue la probabilité qu’un événement perçu
comme indésirable se produise. Le
terme est souvent employé en référence à des caractéristiques des personnes
ou de l’environnement qui réduisent la probabilité de l’expérimentation
de l’usage de drogues illicites. Par
exemple, des études menées dans les pays développés indiquent que les
facteurs suivants seraient, statistiquement du moins, des facteurs de protection
contre l’usage de drogues : être de sexe féminin, être de niveau socioéconomique
élevé, avoir un emploi, avoir un haut degré de scolarité, être pratiquant,
et être non-fumeur. » [24]
Les données épidémiologiques démontrent en effet que les femmes, les personnes qui ne fument pas de tabac, et les pratiquants consomment moins. Par contre, les données ne sont pas aussi claires quant à l’effet du statut socio-économique ni du niveau d’éducation.
L’un des textes clés de la littérature sur la prévention est certainement celui de Hawkins et coll., en 1995.[25] Les auteurs y présentent une liste exhaustive des facteurs de risque qui sont reliés, directement ou indirectement à l’abus de drogues, regroupés sous cinq catégories : individuels, familiaux, scolaires, relations avec les pairs, et contextuels. L’identification de ces facteurs provient d’un ensemble d’études longitudinales qui ont suivi des enfants et des adolescents sur de longues périodes de temps.
[Traduction] « Des études longitudinales récentes ont identifié des facteurs de
risque et des facteurs de protection qui prédisent de manière cohérente
l’usage de drogues. De plus, les
données indiquent que la probabilité d’abus de drogues est plus élevée
chez ceux qui sont exposés à des multiples facteurs de risque et que l’usage
augmente de façon exponentielle avec la multiplication des facteurs de risque.
Les niveaux élevés d’abus de drogues chez les personnes criminalisées
et les sans abris sont cohérents avec les études sur les facteurs de risque
personnels, sociaux et environnementaux qui prédisent l’abus de substances.
Ces études suggèrent que des actions visant à prévenir l’abus de
drogues doivent cibler des facteurs de risque multiples touchant la famille,
l’école, les pairs et l’environnement. » [26]
1. Des facteurs individuels :
Parmi les facteurs individuels que la recherche a permis d’établir, les auteurs incluent : l’histoire familiale, le bagage génétique, les caractéristiques biochimiques, les problèmes précoces et persistants de comportement, l’aliénation et le caractère rebelle, les attitudes favorables à l’usage de drogues et l’initiation précoce.
2. Des facteurs familiaux :
Ces facteurs incluent : les comportements d’usage de substances ou la permissivité chez les parents, des pratiques parentales déficientes, des relations parents-enfants de mauvaise qualité, des conflits familiaux.
3. Des facteurs scolaires :
Ces facteurs incluent les échecs scolaires et un faible niveau d’engagement scolaire ; l’intelligence n’est pas un facteur, mais le milieu scolaire et les difficultés d’apprentissage sont des déterminants.
4.
Des facteurs liés aux relations avec les pairs :
Le rejet par les pairs à l’école primaire et des pairs qui consomment des drogues sont aussi des facteurs reliés à l’abus de substances.
5. Des facteurs environnementaux :
La disponibilité des drogues, les normes juridiques et culturelles, la pauvreté et la désorganisation du milieu de vie.
Quant aux facteurs de protection, les auteurs identifient des caractéristiques individuelles (résilience, habiletés sociales et personnelles, intelligence), la qualité des relations à l’enfance dans la famille et à l’école notamment ; et des normes individuelles et sociales qui s’opposent à la consommation de drogues.
Ces facteurs ne doivent pas être confondus avec des causes. Il s’agit d’associations statistiques qui sont elles-mêmes limitées par divers problèmes méthodologiques relatifs entre autres à la mesure des comportements et à l’évaluation des effets des interventions.[27]
« Un des avantages certains de l’approche axée sur les facteurs de protection et les facteurs de risque est l’admission que de nombreux problèmes sociaux et problèmes de santé proviennent de la même source – une admission qui peut mener à une meilleure intégration des stratégies et à une économie des ressources. Toutefois, comme un facteur lié à des problèmes de consommation d’alcool et d’autres drogues n’en est pas nécessairement la cause, l’effet préventif de s’attaquer à l’un ou l’autre de ces facteurs n’est pas très clair et varie certainement selon les facteurs. Néanmoins, il semble bien que le fait de se pencher sur les facteurs de protection ou les facteurs de risque présents sous plusieurs aspects de la vie d’un jeune (vie personnelle, scolaire, familiale et communautaire) peut donner des résultats positifs. » [28]
Hawkins et coll., examinent une série d’interventions – pré et néonatales, et préscolaires, au primaire et au secondaire – qui ont été évaluées. Selon eux, les stratégies les plus prometteuses sont les approches multidisciplinaires impliquant la collectivité.
[Traduction] « Les données suggèrent que des approches multistratégiques
ciblant de multiples facteurs de risque sont prometteuses pour prévenir
l’abus de substances. Le défi
actuel de la recherche en prévention de l’abus de substances est de tester
des stratégies de prévention qui habilitent les collectivités et leur
permettent de concevoir et être en contrôle de leurs propres efforts de prévention
pour identifier, prioriser et cibler les facteurs de risque et les facteurs de
protection. » [29]
La prévention n’est cependant pas un livre de recettes où l’on peut reproduire à l’identique une même formule. Les caractéristiques des collectivités locales, les solidarités sociales existantes, la force des organisations communautaires, sont autant de facteurs qui jouent un rôle clé dans le succès de l’intervention de prévention. De plus en plus, les auteurs s’entendent sur une série d’éléments de processus qui sont les mieux à même de façonner le succès. Le Compendium des pratiques publié par Santé Canada propose les éléments suivants :
· Bâtir un cadre solide
Ø Facteurs de protection, facteurs de risque et ressort psychologique
Ø Intégration
Ø Durabilité et intensité
· Mettre l’accent sur la responsabilisation
Ø Renseignements précis
Ø Objectifs clairs et réalistes
Ø Surveillance et évaluation
Ø Durabilité envisagée dès le début
· Comprendre les jeunes et les faire participer
Ø Évolution du développement psychosocial des adolescents
Ø Perception des jeunes à l’égard de la consommation
Ø Participation des jeunes à l’élaboration et à l’exécution du programme
· Mettre en place un processus efficace
Ø Messages crédibles
Ø Développement simultané des connaissances et des compétences
Ø Interaction entre les groupes
Ø Excellence et formation des enseignants et des animateurs
Quelles sont les actions éprouvées et prometteuses ? Le Compendium propose une série de programmes d’interventions canadiennes mais dont aucune n’a véritablement été l’objet d’une évaluation rigoureuse.
Lors de nos audiences, plusieurs intervenants, notamment policiers, nous ont mentionné le programme DARE, pour Drug abuse resistance education.
« Nous utilisons une version canadienne adaptée du programme DARE qui ne correspond pas à ce que la plupart des citoyens entendent dire à son sujet depuis des années. Grâce à ce programme, nous obtenons de bons résultats et une meilleure acceptation. » [30]
« Nous avons été dans l’impossibilité de continuer de financer les programmes canadiens mais il faut reconnaître que la GRC et toutes ses divisions ont su choisir un bon programme de remplacement avec DARE, le programme Drug Abuse Resistance Education américain. Il s’agissait d’un programme clé en main. Notre budget ne nous permet toujours pas de développer des programmes canadiens ni de procéder à des évaluations. Malheureusement – et c’est vraiment embarrassant – l’argent qui a dû être consacré à la formation des agents de police canadiens au programme DARE, soit un total de 250 000 $ a été fourni par les États-Unis. Le gouvernement canadien n’a financé aucune formation au programme DARE. » [31]
Ce programme a été initié aux États-Unis au début des années 1980 par la police de la ville de Los Angeles. En 1996, ce programme était utilisé par 70 % des districts scolaires et rejoignait 25 millions d’étudiants. Environ 25 000 policiers américains ont été formés pour fournir les leçons du programme dans les écoles. Le programme est aussi utilisé dans 44 autres pays à travers le monde. Le programme comprend divers modules mis en œuvre diversement selon les collectivités. À la base, il inclut un programme de visites de la maternelle jusqu’à la quatrième année du primaire ou les enfants reçoivent de brèves leçons sur la sécurité personnelle, le respect des lois, et les drogues. Le programme principal de 17 semaines est destiné aux élèves de 5e et 6e année. Un programme de 10 semaines, destiné aux élèves du premier cycle du secondaire, porte sur la résistance aux pressions des pairs, la capacité à faire des choix personnels, la résolution de conflits et la gestion de la colère. Un autre programme de 10 semaines à l’intention des élèves du second cycle du secondaire porte sur les choix personnels et la gestion de la colère. Enfin, le programme DARE + est un programme après école, pour les jeunes du milieu du secondaire, orienté sur les activités récréatives. Le programme principal de 17 semaines pour les élèves de la fin du primaire est le plus fréquemment utilisé (81 % des districts scolaires américains). Il est offert par un policier en uniforme et porte sur les habiletés à résister aux drogues. Il donne des informations sur les drogues et leurs effets, l’estime de soi, des alternatives aux drogues. Le programme inclut des leçons magistrales, des discussions de groupe, des documents audio visuels, des exercices et des jeux de rôle.
Un document que nous a remis la GRC indique que le programme DARE est enseigné dans 1 811 écoles à travers le pays, dans 584 communautés différentes, à l’exception du Québec. L’Alberta vient en tête avec 150 districts scolaires, 583 écoles et plus de 21 400 étudiants rejoints en 2001. Elle est suivie de l’Ontario (40 districts, 346 écoles, 10 940 étudiants) et de la Colombie-Britannique (60 districts, 289 écoles, 10 800 étudiants). Toutes ces écoles offrent le programme principal de 17 semaines. En 2001, ce programme a rejoint plus de 53 000 étudiants. Au total, les diverses composantes de DARE ont rejoint plus de 65 000 élèves canadiens en 2001.
Nous ne savons pas dans quelle mesure le programme a été « canadianisé ». À notre connaissance, aucune étude d’évaluation d’impacts n’a été menée. Le document qui nous a été remis est la première phase d’une étude d’évaluation qui devrait, en deuxième phase, fournir des données sur les impacts. La première phase de l’étude porte sur les opinions, préférences et perceptions des élèves, professeurs et parents.[32] L’étude porte sur l’ensemble des étudiants de 5e et 7e année du primaire du district scolaire de Vancouver Ouest qui ont reçu le programme soit 500 et 570 respectivement, leurs parents et leurs enseignants. L’étude révèle un très haut niveau de satisfaction face au programme. Ainsi :
· 97 % des élèves, 95 % des professeurs, et entre 78 % et 94 % des parents selon le niveau étaient d’accord avec le programme et les objectifs du programme ;
· 78 % des professeurs étaient d’accord avec le contenu de DARE pour le niveau de leurs élèves ;
· 72 % des élèves considéraient que l’information reçue était valide et à jour ;
· 97 % des enseignants étaient très satisfaits du rapport entre le policer enseignant et les élèves ;
· 96 % des élèves disaient avoir compris les enseignements ;
· 88 % des élèves disaient que DARE les avait préparés à résister aux drogues au primaire et 58 % à y résister au secondaire ;
· Entre 82 % et 89 % indiquaient avoir une meilleure connaissance des dangers des drogues.
Ce ne sont là que quelques-uns des résultats. Ces données rejoignent d’ailleurs celles que l’on peut trouver sur le site Internet de DARE aux États-Unis et de plusieurs évaluations. Mais ce sont là des évaluations qui mesurent les opinions, perceptions et attitudes, non les comportements. On peut dire, dans une certaine mesure, que ces résultats, pour positifs qu’ils soient, sont en quelque sorte attendus.
Par contre, les évaluations qui ont cherché à mesurer les impacts du programme DARE sur les comportements, c’est-à-dire en particulier sur la prévention ou la réduction de l’usage ont à peu près systématiquement démontré que le programme n’avait aucun impact ou que des impacts très faibles et de courte durée.
Le Compendium des bonnes pratiques préparé pour Santé Canada contient une section spéciale sur le programme DARE. Il y est écrit :
« LE D.A.R.E. a fait l’objet d’évaluations et d’examens nombreux, mais de peu d’évaluations scientifiques rigoureuses. Bien que certaines évaluations fassent état de résultats positifs, des études parues dans des publications approuvées par les pairs, y compris une étude prospective sur cinq ans et une méta-analyse des évaluations des résultats de D.A.R.E. ont constamment révélé que le programme ne permet pas de prévenir ou de retarder la consommation de drogues, ni d’influer sur les intentions d’en consommer. En revanche, le programme semble stimuler les attitudes antidrogues, du moins à court terme, accroître les connaissances sur les drogues et favoriser des relations positives entre la police et les membres de la communauté. En outre, le taux d’acceptation du programme est généralement élevé chez les policiers qui le présentent, les élèves et leurs parents. » [33]
On peut bien entendu attribuer l’absence d’impacts du programme aux exigences de l’évaluation. Ce sont cependant les mêmes qui sont utilisées pour d’autres programmes.
En 1997, un rapport important a été déposé au Congrès américain, à sa demande, par une équipe de chercheurs prestigieux de diverses universités américaines pour faire le point sur ce qui marche, ne marche pas et est prometteur en prévention de la criminalité.[34] Voici ce qu’a dit ce rapport du programme DARE :
[Traduction] « Plusieurs évaluations du programme original principal de 17 leçons
ont été menées. L’Institut
national de la Justice a fait un résumé dans une méta-analyse des effets à
court terme de D.A.R.E. Cette synthèse
a identifié 18 évaluations du programme principal de D.A.R.E., huit d’entre
elles atteignant les critères méthodologiques suffisants pour faire partie de
la méta-analyse. Les auteurs ont
trouvé que :
1.
Les effets à
court terme sur l’usage de drogues, à l’exception du tabac, ne sont pas
significatifs ;
2.
Les effets sur
l’usage de drogues sont faibles, ne dépassant pas 0,6 en moyenne pour
l’usage de drogues et ne dépassant jamais 0,11. Les effets sur les facteurs de risque associés à l’abus
de substances sont aussi petits : 0,11 pour les attitudes et 0,19 pour les
habiletés sociales ;
3.
D’autres
programmes ciblant le même groupe d’âge que D.A.R.E. sont plus efficaces
(…).
Quatre
autres rapports récents, dont trois études longitudinales, n’ont pas réussi
à trouver d’effets positifs à D.A.R.E.
Lindstrom (1996), dans une étude relativement rigoureuse sur un échantillon
d’environ 1 800 étudiants en Suède, n’a pas observé de différences
significatives sur les mesures de délinquance, d’usage de substances ou
d’attitudes favorables à l’usage, entre les étudiants qui ont reçu et
ceux qui n’ont pas reçu le programme D.A.R.E.. Sigler et Talley (1995) n’ont pas observé de différences
dans les comportements d’usage des élèves de 7e année à Los
Alamos au Nouveau-Mexique, entre ceux qui avaient et n’avaient pas reçu le
programme D.A.R.E. 11 mois plus tôt. Rosenbaum
et coll., (1994) rapportent une étude portant sur 12 paires d’écoles (échantillon
total de près de 1 600 élèves) qui étaient assignées aléatoirement en
écoles recevant et écoles ne recevant pas le programme. Bien qu’ayant observé quelques effets positifs immédiatement
après le programme, les auteurs n’ont observé aucune différence
significative sur l’usage de tabac ou d’alcool entre les élèves des deux
groupes d’écoles au début de l’année scolaire suivante.
(…) Ces études, et des rapports récents dans les médias, ont critiqué
D.A.R.E. parce que le programme (a) ne met pas suffisamment l’accent sur le développement
des habiletés sociales et trop sur les connaissances et les attitudes ;
(b) repose sur des cours et des discussions plutôt que sur des méthodes
interactives ; (c) recourt à des policiers en uniforme qui ne sont pas
formés pour enseigner et ont donc de moins bonnes relations avec les élèves.
(…)
En
somme, sur la base des critères méthodologiques utilisés dans notre étude,
D.A.R.E. ne marche pas pour réduire l’usage de substances.
(…) Aucune donnée scientifique n’indique que le programme principal
de D.A.R.E. tel que conçu à l’origine et révisé en 1993 diminuera
l’usage de substances en l’absence d’une formation plus axée sur le développement
des compétences sociales. » [35]
Ces informations sont du domaine public. Elles sont disponibles depuis plusieurs années. Considérant le peu de ressources qui sont consacrées à la prévention de l’abus de drogues au Canada, les autorités fédérales et la GRC auraient eu intérêt à en prendre connaissance avant de décider d’implanter même une version canadianisée du programme DARE. Au delà de la rhétorique qui peut plaire, il y a dans ce cas-ci, et c’est si rare qu’il faut savoir en profiter, des études rigoureuses qui démontrent que ce programme n’atteint pas les objectifs qu’il dit viser.
La même étude identifie d’ailleurs d’autres programmes beaucoup plus susceptibles d’avoir des résultats positifs sur l’usage et l’abus de drogues, notamment les programmes de formation aux habiletés sociales. Le Compendium canadien décrit aussi un certain nombre de programmes qui ont été évalués de manière rigoureuse et ont montré des résultats positifs.
Comme l’un de nos témoins, nous nous interrogeons donc fortement sur cette pratique développée dans le monde policier de faire l’éducation aux drogues dans les écoles :
« J’aimerais commenter brièvement les programmes d’éducation antidrogues présentés par la police. Personnellement, nous avons quelques réserves au sujet des programmes d’éducation présentés pendant de longues heures par des agents de police. Nous ne pensons pas qu’il soit financièrement viable de demander à des agents de police de présenter des programmes d’éducation antidrogues pendant des heures et des heures à tous les niveaux d’une école. Les enseignants ont reçu une formation d’éducateur. On leur a appris comment augmenter l’estime de soi et comment donner aux élèves une plus grande confiance en leurs compétences. Nous savons que la plupart des agents de police sont sérieux et bien intentionnés, mais nous craignons que certains d’entre eux n’aient pas, à notre avis, la formation suffisante pour donner le type d’éducation requise. J’ai également certaines réticences vis-à-vis d’une toute nouvelle initiative mise en œuvre par le programme DARE aux États-Unis. (…) ils devraient se poser la question qui est la personne la mieux qualifiée pour présenter ce programme ? Des élèves et des professeurs nous ont dit qu’une éducation antidrogues présentée par un agent de police est parfois plus autoritaire et qu’elle contribue moins à aider les jeunes à faire eux-mêmes des choix mûrement réfléchis, mais tend plutôt à leur imposer un choix précis. » [36]
Nous pensons que l’éducation aux substances psychoactives, aux comportements d’usage et aux risques qui y sont associés, est nécessaire. Mais nous pensons qu’il faut repenser les approches et que les policiers, s’ils doivent y être associés, ne doivent pas en être les maîtres d’œuvre ni non plus ceux qui assurent la formation des élèves.
Indépendamment de la liste des facteurs de risque et de protection que l’on dresse et de la liste de programmes gagnants que l’on fait, il importe d’avoir une vision holistique de la prévention puisque le phénomène des drogues s’inscrit lui-même dans un environnement social, culturel, historique et complexe. L’examen des discours et des pratiques de prévention démontre que l’un des risques consiste à proposer une conception réductionniste et mécaniste de la santé des personnes et des collectivités. Nous avons constaté au chapitre 6 que, les données disponibles indiquent une augmentation de la consommation de cannabis chez les jeunes de niveau secondaire. Nous avons aussi vu au chapitre 10 que l’opinion publique serait plus tolérante qu’auparavant. Et nous avons vu dans le présent chapitre que peu d’efforts ont été consentis au titre de la prévention. Faut-il pour autant, affirmer, comme l’a fait le Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, que l’augmentation de la consommation résulte de la simple addition de ces facteurs ?
« La résurgence du phénomène général de la drogue tel que nous le connaissons aujourd’hui est largement le fait de la jeunesse en général, ce qui représente peut-être le plus lourd tribut que nous devons payer pour avoir modifié notre cible et négligé cette population au cours de la deuxième phase (de la stratégie nationale, ndlr.). À toute fin pratique, il est que notre effort de prévention doit viser tous les jeunes sans exception. Le Centre croit que tous les jeunes – premier de classe comme décrocheurs – sont vulnérables à la consommation de la drogue et devraient être considérés comme faisant partie intégrante des populations à risque. » [37]
Est-ce vraiment l’effet des efforts de prévention mené au cours de la première phase de la stratégie (1987-1992) qui peut expliquer la relative diminution des niveaux de consommation au cours de cette période ? Est-ce vraiment l’absence de discours et pratiques de prévention au cours des années 1990 qui peuvent rendre compte de l’augmentation de l’usage ? À strictement parler, on n’en sait rien. Non seulement n’y a-t-il pas eu une évaluation de la phase I de la stratégie nationale, mais même l’évaluation la plus rigoureuse n’aurait pu l’établir de manière certaine. On pourrait tout aussi bien relier l’augmentation des niveaux de consommation des années 1990 à une série de facteurs tout autres tels la réduction des services gouvernementaux, la contraction du marché de l’emploi pour les jeunes, voire la globalisation des marchés mondiaux qui induit un sentiment d’impuissance devant les conditions de vie. Ou d’autres facteurs encore qui nous échappent pour le moment.
Aux États-Unis, la consommation de substances illicites a diminué au cours de la période 1982-1991, pour recommencer à augmenter à compter de 1993. Les politiques et les approches ont-elles changé ? Les taux d’incarcération pour délits reliés aux drogues n’ont certainement pas diminué. Autant d’argent sinon davantage a été investi dans les programmes de prévention et d’éducation. Le taux d’usage d’alcool chez les jeunes de moins de 17 ans avait aussi diminué ; peut-on l’attribuer aux mêmes mesures ? Inversement, le taux d’usage du tabac n’avait à peu près pas changé malgré des campagnes d’éducation et de prévention au moins aussi fortes. Alors ? Si l’on peut certes attribuer une partie de la diminution de l’usage de drogues illicites aux politiques de « guerre à la drogue », il n’est pas certain que cette explication soit suffisante. Et il faudrait aussi se demander à quel coût social et économique.
[Traduction] « La “guerre à la drogue” du gouvernement américain a mené
à une expansion incroyable des ressources destinées à la réduction de
l’offre et à la lutte au trafic des drogues illicites ainsi qu’à imposer
des sanctions de plus en plus sévères contre les usagers, incluant ceux qui
sont trouvés en possession de quantités relativement petites de drogues
illicites. Ces politiques ont
apparemment eu peu d’effets sur la disponibilité des drogues addictives ou
sur la réduction de l’abus. Elles
ont fait exploser les coûts associés à la construction de prisons et à
l’augmentation extraordinaire de la population carcérale, incitant plusieurs
personnes à demander la légalisation des drogues prohibées telles la
marijuana et la cocaïne. » [38]
À travers tout cela, on laisse peu de place pour une conception moins mécaniste des individus. C’est ce que nous rappelait le professeur Malherbe dans le texte qu’il a préparé à notre demande :
« La réalité vécue par des humains est toujours plus complexe et multifactorielle et aucun énoncé de risque se référant à un facteur unique n’a de signification pour un sujet individuel (même si des corrélations semblent bien établies). (…) Aucune prévision n’est possible de l’avenir d’un individu singulier sur base d’informations statistiques. On est donc en droit de se demander parfois quel est le niveau de formation scientifique (ou d’honnêteté) des médecins qui confondent corrélation statistique, facteur de risque et cause. Il est vrai cependant qu’il est plus commode de « faire la morale » aux gens que de les soutenir et de les éclairer dans le cheminement souvent chaotique de leur liberté vers une plus entière responsabilité à l’égard d’eux-mêmes, des autres et de la fragile biosphère à laquelle tous nous appartenons. » [39]
Et plus loin :
« La vraie nuisance, la pire de toutes, la plus intolérable, la seule qui doive absolument être réprimée est celle qui consiste à vouloir faire le bonheur des gens en creusant leur peur de la maladie et de la mort et sans leur demander à chacun d’exercer ses choix personnels et de réaliser ses préférences. La vraie, l’unique nuisance, est le fait de l’idéologie sanitaire, de la furor sanandi qui dessine notre bonheur sans que nous puissions y prendre goût. Est-ce dire que tout soit permis indistinctement ? Certes non ! Mais le critère reste à découvrir pas à pas au fil de nos essais et de nos erreurs et ne saurait être imposé par des experts – médecins ou économistes – au nom d’un ordre a priori et mortifère. Mieux vaut pour la vie la joie d’un désordre fécond que l’ennui d’une planification dont l’arbitraire n’aurait d’égal que la stérilité. » [40]
Il convient aussi que la prévention, surtout dans les écoles, soit un lieu de discussion et d’ouverture qui permette la responsabilisation des jeunes ainsi qu’une acculturation des substances. La démonisation et l’endoctrinement ne tiennent jamais lieu d’éducation.
RÉduction des risques, rÉduction des mÉfaits
L’approche de réduction des méfaits s’est imposée comme outil privilégié d’intervention pour la prévention de la contamination au VIH Sida par suite d’injection de drogues par voie intraveineuse. On s’est en effet aperçu, à la fin des années 80, que les usagers des drogues injectées étaient un vecteur important de transmission du VIH. Les programmes d’échange de seringues, par exemple, sont nés de cette approche.
Mais l’approche de réduction des méfaits pose une série de difficultés conceptuelles et théoriques. D’abord sur les termes eux-mêmes. En anglais, le terme le plus souvent utilisé est harm reduction, mais on voit aussi parfois le terme risk reduction. En français, on a traduit harm reduction par réduction des méfaits, mais aussi par réduction des dommages et réduction des risques.
De plus, le concept et la pratique de la réduction des méfaits font l’objet de critiques de la part d’un certain nombre d’observateurs qui y voient des stratégies de légalisation camouflée des drogues.
« Lorsque je parle de « politique de réduction des méfaits » je ne pense pas à la politique que nous avons mise en œuvre jusqu’ici. Nous avons tenté de nombreuses expériences comme celle de l’échange de seringues et nous avons mis à l’essai l’approche de réduction des méfaits pour ce qui est de la conduite en état d’ivresse. J’ai conçu de nombreux programmes destinés aux jeunes parce que c’est ma spécialité. Si on me demandait d’élaborer un programme en vue d’enseigner aux jeunes comment utiliser de façon modérée et sans risques les drogues qui sont illicites aujourd’hui, je ne pense pas que je saurais comment le faire. La consommation de drogues entraîne toujours des effets. L’héroïne peut être la plus pure au monde, mais la personne qui la consomme peut-elle fonctionner au sein de sa famille et dans la société et a-t-elle les moyens de payer pour la drogue qu’elle s’habituera à consommer ? Voilà les questions auxquelles il faut répondre. Lorsque j’utilise le terme « réduction des méfaits » je l’utilise dans son sens originel. Le terme a malheureusement pris une autre connotation. À l’origine, l’objectif visé était noble, mais le terme signifie maintenant décriminalisation ou légalisation des substances. Je vous mets en garde contre l’utilisation de ce terme tel qu’il est maintenant compris. » [41]
Il est vrai que les stratégies de réduction des méfaits sont souvent sur une trajectoire de collision avec les stratégies d’application de la loi : la situation s’est souvent présentée dans plusieurs villes du pays où des héroïnomanes sortant d’une clinique d’échange de seringues se trouvaient nez à nez avec des policiers.
Le terme réduction des méfaits renvoie plus spécifiquement aux stratégies visant à réduire les conséquences négatives de la consommation de drogues sur la santé, la situation économique et l’environnement social, pour l’usager et pour son entourage.[42] Au delà de l’échange de seringues, les stratégies de réduction des méfaits pour les usagers de drogues incluent des actions telles la prescription de méthadone pour les héroïnomanes, des programmes de prescription d’héroïne sous surveillance médicale, ou des cliniques d’injection sans prescription. Les intervenants canadiens s’entendent pour dire que ces diverses mesures sont sous-développées au Canada. Le ministère fédéral de la Santé a récemment annoncé qu’un programme de prescription d’héroïne serait testé dans trois grandes villes du pays. Le nombre de place de méthadone serait insuffisant. Quant aux cliniques d’injection – safe injection rooms – elles sont inexistantes.
Quelles sont les implications d’une stratégie de réduction des méfaits pour le cannabis ? Quelles en seraient les applications possibles ? Les stratégies de réduction des risques reliés par exemple à l’héroïne ont été basées sur la connaissance de certains des méfaits reliés à l’usage intraveineux de cette drogue : VIH et hépatite C pour les usagers (programmes d’échange de seringues), l’insalubrité des lieux d’injection et les risques de violence (cliniques d’injection), petite criminalité contre les biens pour payer les doses (prescription d’héroïne). Pour élaborer des stratégies de réduction des méfaits, il faut donc connaître au moins certains aspects des modes de consommation de la drogue et ses effets nocifs, directs ou indirects. Quels sont les méfaits reliés au cannabis ?
Aux chapitres 7 et 8, nous en avons identifié quelques-uns dont :
· Des risques pour les jeunes de moins de 16 ans en raison de l’immaturité de leur développement physiologique, notamment de leur système cannabinoïde endogène ;
· Des risques associés à une consommation qu’on pourrait qualifier d’occupationnelle (plutôt que récréative), caractérisée notamment par une consommation seul, le matin, pour réaliser des activités scolaires ou professionnelles ;
· Des risques associés à une consommation intensive et fréquente sur une longue durée ;
· Des risques associés à l’inhalation du produit sur une longue durée ;
· Des risques associés à la conduite sous l’influence, surtout lorsque combiné avec l’alcool.
C’est donc à partir de cette connaissance que des stratégies de réduction des risques pourraient être élaborées pour le cannabis. Ainsi :
· Décourager l’usage pour les moins de 16 ans ;
· Dépistage des consommateurs à risque, spécifiquement chez les jeunes ;
· Informer sur les risques de l’inhalation et que l’inhalation profonde fait partie du folklore et n’est pas nécessaire pour obtenir les effets ;
· Dissuader par des moyens forts la conduite sous l’influence.
Évidemment, comme pour les stratégies de réduction des méfaits pour les autres drogues, ces outils reposent sur la reconnaissance de l’usage et une approche qui ne postule pas l’abstinence. Nous sommes bien conscients que ces deux prémisses pourront susciter de vives réactions chez ceux qui croient que le cannabis est foncièrement dangereux et nous mettre en porte-à-faux par rapport au contexte juridique actuel.
Conclusions
La prévention est nécessaire. Rappelant nos principes directeurs, elle doit s’inscrire dans une vision du rôle de la gouvernance comme moyen de favoriser l’action humaine et dans une vision de l’éthique et de la santé publique qui doivent mettre l’accent sur l’autonomie. En ce sens, prévenir n’est pas contrôler mais participer à l’émancipation. Et dans le cas du cannabis qui nous concerne, émancipation ne signifie pas obligatoirement non-usage mais capacité de prise de position et de réflexion par rapport aux motifs et raisons de l’usage, et d’intervention autonome sur les conduites à risque.
Conclusions du chapitre 16 |
|
Sur la prévention Sur l’évaluation Sur la réduction des risques |
Ø
La prévention n’est pas une stratégie
de contrôle mais une manière d’habiliter les acteurs sociaux,
individuels et collectifs, à prendre des décisions informées et à acquérir
des outils pour éviter les conduites à risque. Ø
Une stratégie nationale sur les drogues
devrait investir significativement en prévention. Ø
Les stratégies de prévention doivent être
en mesure de tenir compte des connaissances sur les drogues. Ø
Les messages de prévention doivent être
crédibles, vérifiables, neutres. Ø
Les stratégies de prévention doivent être
globales, multifactorielles et impliquer la collectivité. Ø
Les stratégies de prévention dans les
écoles ne devraient pas être pilotées par les organisations policières
ni offertes par des policiers. Ø
La GRC devrait reconsidérer son choix du
programme DARE. Ø
Une stratégie de prévention doit prévoir
l’évaluation rigoureuse d’un certain nombre de mesures clés. Ø
Une stratégie nationale sur les drogues
devrait prévoir des mécanismes permettant la dissémination large des
connaissances issues de la recherche et de l’évaluation. Ø
Les évaluations doivent éviter le réductionnisme,
doivent impliquer les acteurs de prévention, doivent s’intégrer au
programme et doivent prévoir l’évaluation des impacts sur une base
longitudinale. Ø
Des stratégies de réduction des risques
en matière de cannabis devraient être élaborées en concertation avec
les acteurs du domaine de l’éducation et des services sociaux. Ø Des stratégies de réduction des risques en matière de cannabis devraient inclure une information sur les risques associés à l’usage du cannabis, des outils de dépistage des usagers à risque et des usagers excessifs, et des moyens de lutte contre la conduite sous l’influence du cannabis. |
[1] UNDCP (2000) Demand Reduction. A Glossary of Terms. Vienne : auteur, page 22.
[2] Organe international des stupéfiants (1997) « Comment prévenir l’abus de drogues dans un environnement propice à la promotion des drogues illicites. » Rapport annuel de l’Organe international de contrôle des stupéfiants pour 1997. Vienne : OICS, paragraphes 2 et 4.
[3] Ibid., paragraphes 18 et 21 et 25 et 27.
[4] Ibid., page 58.
[5] Centre national de prévention du crime, énoncé d’objectifs, en ligne à www.crime-prevention.org
[6] M. Barry King, chef du Service de police de Brockville, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 11 mars 2002, fascicule 14, pages 82-83.
[7] Dr Colin R. Mangham, directeur, Prevention Source B.C., témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 17 septembre 2001, fascicule 6, pages 74-75.
[8] Comité permanent de lutte à la toxicomanie (2000) Consultation 2000. La toxicomanie au Québec : Cap sur une stratégie nationale. Québec : auteur, page 13.
[9] Surintendant principal R.G. Lesser, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 29 octobre 2002, fascicule 8, page 14.
[10] M. Art Steinman, Directeur général, Alcohol-Drug Education Service, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 7 novembre 2002, fascicule 10, page 86.
[11] Single, E., et coll., (1996) The Costs of Substance Abuse in Canada. Ottawa : Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies.
[12] Ces chiffres ne tiennent pas compte des budgets consentis à la prévention reliée à la toxicomanie par la Stratégie nationale de prévention du crime qui a été véritablement mise en œuvre à compter de 1998.
[13] Comité permanent de lutte à la toxicomanie, op. cit., page 14.
[14] M. Art Steinman, Directeur général, Alcohol-Drug Education Service, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 7 novembre 2002, fascicule 10, page 85.
[15] Roberts, G. et coll., (2001) Prévention des problèmes attribuables à la consommation d’alcool et d’autres drogues chez les jeunes. Un compendium des meilleures pratiques. Bureau de la Stratégie canadienne antidrogue, Santé Canada. Ottawa : Approvisionnement et services, pages 33-34.
[16] M. Barry King, chef du Service de police de Brockville, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 11 mars 2002, fascicule 14, page 83.
[17] Dr Colin R. Mangham, directeur, Prevention Source B.C., témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 17 septembre 2001, fascicule 6, page 74.
[18] M. Michael J. Boyd, président du Comité sur la toxicomanie de l’Association canadienne des chefs de police et sous-chef du Service police de Toronto, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 11 mars 2002, fascicule 14, pages 77-78.
[19] Roberts, G. et coll., (2001) op. cit., page 43.
[20] Mémoire de Focus on the Family Association présenté au Comité du Sénat sur les drogues illicites, 14 mai 2002.
[21] M. Art Steinman, Directeur général, Alcohol-Drug Education Service, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 7 novembre 2002, fascicule 10, page 90.
[22]
UNDCP (2000) op. cit., page
58.
[23] Direction de la Santé publique (1997) Les inégalités sociales de la santé. Rapport annuel 1998 sur la santé de la population. Montréal : Régie régionale de la santé et des services sociaux de Montréal-Centre.
[24]
UNDCP, op. cit., page 60.
[25]
Hawkins, D.J., Arthur, M.W. & R.F. Catalano (1995) « Preventing
Substance Abuse. » dans Tonry, M. et D.P. Farrington (eds.) Building a Safer Society :
Strategic Approaches to Crime Prevention, Chicago : University of Chicago Press.
[26] Hawkins, D., op. cit., page 368.
[27] Hawkins D., et coll., op. cit., pages 363-367.
[28] Roberts, G., et coll., (2001), op. cit., page 26.
[29] Hawkins, D., et coll., op. cit., page 404.
[30] M. Barry King, chef du Service de police de Brockville, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 11 mars 2002, fascicule 14, page 83.
[31] Surintendant principal R.G » Lesser, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 29 octobre 2002, fascicule 8, page 14.
[32] Curtis, C.K. (1999) The efficacy of the Drug Abuse Resistance Education program (DARE) in West Vancouver schools. Part 1 – Attitudes toward DARE : An examination of opinions, preferences, and perceptions of students, teachers, and parents. GRC West Vancouver.
[33] Roberts, G. et coll., op. cit., page 192.
[34]
Sherman, L.W. et coll., (1997) Preventing
Crime : What Works, What Doesn’t, What’s Promising.
A Report to the United States Congress.
Washington, DC : US Department of Justice.
[35] Ibid., pages 5-33 à 5-35.
[36] M. Art Steinman, Directeur général, Alcohol-Drug Education Service, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 7 novembre 2002, fascicule 10, page 86.
[37] Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies (1996) La politique antidrogue au Canada. Mémoire au Comité permanent de la Santé de la Chambre des communes. Ottawa : auteur.
[38]
Hawkins, D.J., Arthur, M.W. & R.F. Catalano (1995) « Preventing
Substance Abuse. » dans
Tonry, M. et D.P. Farrington (eds.) Building
a Safer Society : Strategic Approaches to Crime Prevention, Chicago :
University of Chicago Press,
page 344.
[39] Malherbe, J.F. (2002) Contribution de l’éthique à la définition de principes directeurs pour une politique publique sur les drogues. Document préparé pour le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites. Ottawa : Sénat du Canada, page 7.
[40] Ibid., page 10.
[41] Dr. Colin Mangham, op. cit., page 73.
[42] Par exemple, voir les travaux de D. Riley (1996) Harm Reduction : Concepts and Practice. A Policy Discussion Paper. Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies ; ainsi que le document de réflexion que Dr Riley avait préparé pour le Sénateur Nolin.
Chapitre
17
Pratiques
de soins
À l’exception des traitements offerts aux Autochtones et aux contrevenants incarcérés dans les institutions fédérales, les soins aux personnes ayant des dépendances relèvent essentiellement des provinces et territoires. Ce chapitre sera donc bref puisque nous n’avons reçu que quelques mémoires et témoins traitant de cette question.
Afin de mettre cette discussion en contexte, nous rappelons d’abord quelques données relatives aux dépendances induites par le cannabis et ses dérivés. Nous examinons ensuite les diverses formes de traitements disponibles. Enfin, nous nous penchons brièvement sur les connaissances relatives à l’efficacité des traitements.
DÉpendances au cannabis
Clarifions d’abord la terminologie. Nous avons vu au chapitre 7 que, même si le terme toxicomanie revient le plus souvent pour désigner les personnes qui ont un problème de dépendance aux substances psychoactives, l’OMS avait recommandé de l’abandonner dès 1963 pour cause d’imprécision. Nous lui préférons le terme de dépendance, plus englobant, et qui peut s’appliquer à toutes sortes de conduites addictives qu’il s’agisse de substances (aliments, alcool, drogues illicites) ou d’activités (jeu, sexe, sports extrêmes). En matière de substances psychoactives, nous distinguons, avec l’OMS, entre dépendance psychique et dépendance physique :
« La dépendance psychique est un « état dans lequel une drogue produit un sentiment de satisfaction et une pulsion psychique exigeant l’administration périodique ou continue de la drogue pour provoquer le plaisir ou éviter le malaise.
La dépendance physique est un « état adaptatif caractérisé par l’apparition de troubles physiques intenses lorsque l’administration de la drogue est suspendue ou que son action est contrecarrée par un antagoniste spécifique. Ces troubles, c’est-à-dire les symptômes de sevrage ou d’abstinence, se composent de symptômes et de signes de nature physique ou psychique qui sont caractéristiques de chaque drogue. » [1]
Alors que la dépendance est décrite comme un état physiologique ou psychologique induit par la consommation prolongée et abusive d’une substance, la toxicomanie a une connotation de maladie mentale, sinon une connotation morale. Certains d’ailleurs, le NIDA par exemple, n’hésitent pas à faire de la toxicomanie une véritable maladie qui aurait des composantes génétiques. Dans cette perspective, l’usage de drogues déclencherait des mécanismes biophysiologiques menant à l’addiction. D’où l’accent sur l’abstinence. Au Canada, les programmes de traitement ont tendance à considérer les dépendances comme un phénomène bio-psychosocial mais « on continue toutefois, dans certains secteurs de services, d’appuyer les différentes versions du traitement fondé sur la notion que l’alcoolisme et la toxicomanie sont des maladies ».[2] Il est d’ailleurs intéressant de noter que les programmes de réadaptation pour alcoolisme seraient plus nombreux (51 %) que les programmes pour « toxicomanie » (47 %) à admettre une stratégie de réduction des méfaits et donc des objectifs autres que ceux de l’abstinence.[3]
Ces précisions faites, le Comité a été frappé par l’ambivalence de la terminologie selon la langue utilisée. En anglais, le nom du Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies est le Canadian Centre on Substance Abuse (centre canadien sur l’abus des substances). En français, la brochure du ministère du Solliciteur général décrivant les activités de son portefeuille ministériel s’intitule La lutte contre la toxicomanie, et en anglais Countering Substance Abuse (combattre l’abus de substances). Au Québec, l’organisme gouvernemental est le Comité permanent de lutte à la toxicomanie. En plus de porter une charge morale forte, le vocable toxicomanie appelle un vocabulaire de lutte, de combat, tandis que le terme abus de substances est plus neutre, plus posé pourrait-on dire. L’écart entre les deux langues ne s’explique pas pourtant par l’absence d’un substantif approprié : à drug addiction correspond en français un choix de termes : addiction (plus ou moins heureux) ou dépendance. Un peu de rigueur et de clarté ne nuirait sûrement pas tenant compte de l’émotivité du débat sur les drogues.
Ayant distingué entre les usages, les conduites à risque et les usages excessifs, nous pensons qu’il convient, logiquement, d’éviter le terme toxicomanie et de référer plutôt aux dépendances induites par l’usage excessif. Il conviendrait d’ailleurs que les organismes et ministères fédéraux modifient et accordent leur terminologie entre les deux langues.
Quelle fréquence de dépendances au cannabis ? Nous avons établi au chapitre 7 que la dépendance physique au cannabis est certainement rare et mineure. Certains symptômes d’accoutumance et de tolérance sont identifiables chez les usagers chroniques de longue date, mais la plupart d’entre eux n’ont aucun mal à arrêter et n’ont pour la plupart pas besoin de sevrage.
Quant aux formes de dépendance psychologique, les études sont encore incomplètes, mais les données internationales tendent à indiquer qu’entre 5 % à 10 % des usagers réguliers (au moins au cours du dernier mois) sont à risque de développer une dépendance au cannabis. Rappelant que chez les adultes environ 3 % ou 600 000 Canadiens auraient consommé du cannabis au cours du dernier mois et qu’environ 100 000 ou 0,5 % en feraient un usage quotidien, nous avons estimé qu’entre 30 000 et 40 000 en feraient un usage à risque et qu’entre 5 000 à 10 000 en feraient un usage excessif. Chez les jeunes de 16 et 17 ans, entre 50 000 et 70 000 seraient à risque et entre 8 000 et 17 000 feraient un sauge excessif. Nous avions aussi vu que la période de consommation la plus intensive se produirait entre 17 et 25 ans. C’est dire que c’est à l’intérieur de ces paramètres qu’il faut chercher à prévenir la dépendance au cannabis et offrir les services de réadaptation nécessaires.
Quelle forme prend la dépendance au cannabis ? La plupart des auteurs s’entendent pour dire que la dépendance psychologique au cannabis est relativement mineure. En fait, elle n’aurait rien de comparable avec la dépendance au tabac ou à l’alcool, et serait même moins importante que la dépendance à certains médicaments psychotropes. La cessation de consommation durant deux à quatre semaines, qui s’accompagne de certains symptômes semblables à ceux de la cessation de la nicotine (insomnie, irritabilité, transpiration, etc.), suffirait généralement à faire disparaître les symptômes. Lorsque des formes de traitement s’imposent, pour un certain nombre de personnes, elles sont moins longues et moins difficiles que celles pour dépendance à l’alcool ou aux drogues « dures ». Il est aussi notable que les demandeurs de traitement pour dépendance au cannabis soient plus jeunes que ceux qui suivent un traitement pour dépendance aux autres drogues. Divers facteurs peuvent expliquer cet état de fait : la consommation de cannabis est davantage un phénomène de jeunesse que les autres substances, elle atteint son pic au début de la vingtaine et diminue significativement après la fin de la vingtaine ; remarquons aussi que les jeunes qui ont besoin d’un traitement manifestent aussi des problématiques de polytoxicomanie, le cannabis n’étant pas la seule drogue consommée.
La sortie de la dépendance ou d’une consommation que l’usager en vient à considérer comme abusive, se fait souvent par choix personnel et ne requiert pas nécessairement une intervention thérapeutique.
« Il y a ce qu’on appelle la rémission spontanée. Vers la trentaine, beaucoup de comportements d’abus de substance ou de consommation cessent ou sont plus modérés. Il y a un phénomène de maturation évident en ce qui concerne la consommation de drogues.
Chez les consommateurs de longue date, il y a aussi le phénomène de la mise à la retraite, c’est-à-dire de la lassitude face au style de vie lié à la consommation de drogues : il y a une perte d’intérêt pour la quête incessante du produit et pour ce que cela apporte comme gratification. En fait, c’est carrément un type d’analyse coût-bénéfices où l’individu en vieillissant se dit que le jeu n’en vaut plus la chandelle. Il considère que les conséquences négatives de sa consommation ne valent plus le coup. » [4]
« La majorité des personnes qui éprouvent des problèmes d’alcool et de drogues ne reçoivent aucune aide, mais les faits démontrent clairement que celles qui bénéficient de certaines formes de traitement réduisent leur consommation de substances psychotropes et montrent aussi, par la suite, une amélioration personnelle à maints égards. En règle générale, les résultats du traitement seront d’autant meilleurs que l’on s’occupera simultanément de traiter les principaux problèmes de l’existence (communication, manque de confiance en soi, chômage). » [5]
Il y a de bonnes raisons de penser que, pour ce qui est du cannabis, la majorité des usagers à problème n’ont pas recours aux diverses formes de traitement, et qu’ils n’en ont vraisemblablement pas besoin. D’abord parce que les effets du cannabis ne sont pas aussi prononcés que ceux d’autres drogues. Ensuite parce que les usagers de cannabis sont plus souvent des personnes socialement intégrées que les usagers de drogues dures, leur permettant de compter sur leurs réseaux naturels d’entraide. Troisième raison selon nous qui expliquerait que la majorité des usagers de cannabis peuvent se sortir d’une trajectoire de dépendance : l’usage n’est pas associé à la « toxicomanie », à la déchéance, dans les représentations sociales et dans l’imaginaire collectif, comme peut l’être l’usage d’héroïne par exemple. De plus, une étude canadienne a indiqué que « seulement 3 % des consommateurs de drogues illicites ont déclaré avoir demandé une aide quelconque pour leurs problèmes de toxicomanie. »[6]
Au demeurant, comme pour toute substance psychoactive, un certain nombre de personnes choisissent ou ont besoin d’un traitement.
« On a d’ailleurs observé dans les groupes en traitement – et c’est une hypothèse – qu’il y a deux groupes de personnes qui cherchent à mettre un terme à leur consommation. Premièrement, il y a les gens qui ont surtout consommé des opiacés de façon régulière depuis six ans et plus. Deuxièmement, il y a le groupe des consommateurs qui consomment depuis deux ans et moins et qui ne veulent plus composer avec les effets secondaires des drogues. » [7]
La décision de traitement serait notamment déterminée par l’accroissement des difficultés sociales et personnelles que poserait la consommation de la substance, et par une comorbidité avec des troubles d’ordre psychiatrique.[8] Les femmes font systématiquement moins demande de services de traitements spécialisés pour drogues et alcoolisme ; on peut expliquer cette situation par le fait que l’offre de service est moins grande et que les femmes sont prises en charge autrement par des services psychiatriques traditionnels.
Mais les personnes ne choisissent pas toujours, ou du moins pas totalement. Les pressions familiales ou du milieu de travail, et dans certains cas les exigences judiciaires, sont autant de facteurs qui mènent au traitement. De surcroît, on connaît peu de choses des trajectoires des personnes qui consomment des drogues de manière excessive, a fortiori de celles qui demandent un traitement. Par exemple, on ne sait pas dans quelle mesure le fait d’aboutir en traitement serait davantage le fait d’autres problématiques antérieures – problèmes familiaux, problèmes psychiatriques – que de la consommation de la substance elle-même. Pour les usagers de drogues qui ont par ailleurs des démêlés avec la justice et une trajectoire délinquante, les comportements déviants et délinquants précèdent souvent l’entrée sur une trajectoire de dépendance aux drogues, comme l’a démontré le chapitre 6. La demande de traitement dans ces cas sera au moins autant motivée par le fait de devoir, ou de vouloir, mettre fin à une carrière criminelle qu’aux effets de l’usage de substances.
Peut-on, doit-on forcer au traitement ? C’est l’une des questions soulevées par l’apparition en France de l’obligation de soins dans la Loi sur les stupéfiants de 1970, devenue depuis l’injonction thérapeutique,[9] et des tribunaux spéciaux sur les drogues (drug courts) aux États-Unis d’abord et maintenant au Canada.
Au Canada, certains articles du Code
criminel portent sur l’obligation pour certains contrevenants de suivre
des traitements lorsqu’ils sont des problèmes reliés à l’alcool ou aux
drogues. Ainsi, dans le cadre
d’une ordonnance de probation, la cour peut ordonner :
·
Que le
contrevenant, s’il y consent, et sujet à l’approbation du responsable de
l’organisme visé, suive un traitement approuvé par la province ; et
·
Que le
contrevenant se présente à un organisme pour évaluation et traitement curatif
pour consommation d’alcool ou de drogues (lorsque la province a établi un tel
programme).[10]
De plus,
lorsque le tribunal impose une sentence conditionnelle, l’une des options lui
permet d’ordonner que le contrevenant suive un traitement auprès d’un
organisme approuvé par la province.[11]
Sauf exception, un tribunal n’ordonnera pas un traitement pour des problèmes reliés à l’alcool ou aux drogues si la personne n’a pas été trouvée coupable d’une infraction criminelle. L’une de ces exceptions concerne la détention des personnes ayant des problèmes de santé mentale en vertu de la législation provinciale sur la santé mentale. Ces lois prévoient dans quelles conditions une personne peut être détenue aux fins de traitement contre son gré.
La décision de la Cour suprême du Canada
dans Winnipeg Child and Family Services
(Northwest Area) v. G. (D.F.)[12]
illustre bien la réticence des tribunaux à imposer un traitement pour abus de
substances. Dans cette affaire, une
jeune femme autochtone enceinte de cinq mois et déjà mère de trois
enfants avait une dépendance à la colle dont la consommation peut
endommager le système nerveux du fœtus. Les
services à l’enfance et à la famille de Winnipeg ont demandé au tribunal la
permission de détenir la jeune femme contre son gré pour lui imposer un
traitement. Examinant les faits en
cause à partir de la question des droits du fœtus, la Cour a décidé que ni
la « tort law » ni
la juridiction parens patriae des
tribunaux ne justifiaient une ordonnance de détention et de traitement d’une
personne aux fins de prévenir des préjudices au fœtus.
En France, l’injonction thérapeutique, sous-utilisée, a fait l’objet de sévères critiques notamment à cause de l’imposition du traitement. La question demeure ouverte malgré des évaluations mitigées des résultats de cette pratique.[13]
« L’injonction thérapeutique fonctionne aussi en France depuis 1970. Une étude avec une collègue de l’Institut national de santé et de recherche médicale en France a démontré que beaucoup de gens étaient perdus en cours de route parce qu’il y avait une injonction thérapeutique qui les obligeait à suivre un traitement. Ces gens ne recevaient jamais de traitement, faute de place, faute de suivi. Si on veut instaurer les « drug courts » au Canada, il faudra prévoir et bien préparer ces mécanismes de concertation avec les systèmes de traitement pour être bien sûr que les services de traitement sont disponibles. Sinon, c’est un peu un leurre de créer des drug courts si les personnes se perdent dans les failles du système. » [14]
On estime qu’environ 10 % des détenus incarcérés dans les institutions fédérales le sont pour infractions à la Loi sur les drogues. Par ailleurs, et c’est encore plus important, on estime qu’au moins 50 % de tous les détenus, que ce soit dans les prisons provinciales ou dans les centres fédéraux de détention, ont des problèmes de dépendances (alcool et drogues).[15] Or, au total, peu de détenus reçoivent une quelconque forme de traitement.[16] Aux États-Unis, des études indiquent que moins de 10 % des détenus reçoivent des traitements pour dépendances pendant leur incarcération.[17]
Dans le cas des institutions provinciales, cette situation s’explique par la courte durée des sentences et par les coupures budgétaires dans les institutions correctionnelles au début des années 1990. Dans le cas des institutions fédérales, les programmes de traitement sont offerts mais ils sont loin de suffire aux besoins. De surcroît, il peut être dans une certaine mesure ironique d’offrir des programmes de traitement dans des institutions où les drogues circulent et où il n’est pas rare que les détenus aient accès notamment au cannabis.
Néanmoins, les traitements offerts aux détenus demeurent une composante essentielle d’une réinsertion réussie quand on connaît l’ampleur des problèmes de dépendance aux drogues, surtout les plus dures, et à l’alcool.
Une dernière remarque. Certains intervenants ont fait part d’une observation à l’effet que le maintien au cannabis pourrait, dans certains cas, être un adjuvant à d’autres formes de sevrage et de traitement pour dépendances aux opiacés.[18] Il n’y a – et pour cause ! – aucune étude sur la question à notre connaissance. Rappelons toutefois, comme nous l’avons vu au chapitre 5, que les systèmes cannabinoïdes et les opioïdes sont en interaction complexe et qu’il est permis de penser que la consommation de D9‑THC pourrait induire une réponse dopaminergique susceptible de diminuer le sevrage aux opiacés.
Formes de traitement
L’étude de Single en 1992 sur les coûts de la consommation abusive d’alcool et de drogues avait estimé à environ 290 millions $ les dépenses relatives au traitement spécialisé de ces dépendances. Il convient toutefois de préciser que la majeure partie de ces dépenses concerne le traitement de la dépendance à l’alcool : pour le traitement résidentiel, 181 millions $ étaient dépenses pour l’alcool contre 21 millions $ pour les drogues illicites, et pour le traitement ambulatoire, 82 millions $ pour l’alcool et 8 millions $ pour les drogues.[19]
La majorité de ces sommes proviennent des provinces et des territoires. Le gouvernement fédéral finance directement la réadaptation des membres des Premières Nations vivant en réserve, des membres de la GRC et des Forces armées, des détenus en institution fédérale, et des personnes n’ayant pas vécu assez longtemps dans une province pour être admissibles au régime provincial d’assurance-santé.
Ceci dit, les ressources limitées consacrées au traitement des dépendances, de même que des pressions à la hausse en raison du nombre et de la diversité des bénéficiaires, limitent la disponibilité des services.
« De nombreux organismes ont subi d’importantes compressions au cours des dernières années. Qui plus est, les organismes de lutte à l’alcoolisme et aux toxicomanies sont de plus en plus pressés de s’occuper, par surcroît, des problèmes de jeu compulsif. (…) En outre, la loi C-41, qui stipule qu’un juge peut, à sa discrétion, ordonner à quelqu’un de suivre un traitement, a un effet sur les ressources des services d’évaluation et de traitement. » [20]
Il n’est probablement pas exagéré de dire que le champ des traitements pour toxicomanie est un champ complètement éclaté. Éclaté entre la pratique individuelle de thérapeutes, les groupes de soutien et d’entraide tels les narcomanes anonymes, ou les communautés thérapeutiques ; entre les approches pharmacologiques, cognitivistes et behaviorales, psychanalytiques, humanistes, systémiques ; entre les tenants du libre choix de l’usager et ceux qui favorisent le traitement imposé, c’est toute la variété des approches et des formes qui a cours.
Divers documents récents produits pour Santé Canada en témoignent. Le profil des programmes de traitement indique qu’il existait, en 1998, au moins 1 200 programmes différents et environ 7 200 conseillers professionnels à travers le pays.[21] Ils se répartissent en traitement ambulatoire, traitement de jour ou de soir, traitement en milieu résidentiel de courte ou de longue durée, services d’approche et services de crise. La répartition de ces diverses approches selon les provinces et les territoires permet de voir quelles sont les formes privilégiées.
Services de traitement offerts au Canada[22]
|
Ambulatoire |
Jour / Soir |
Résidentiel court terme |
Résidentiel long terme |
Approche |
Crise |
Total |
TN&L |
13 |
2 |
5 |
0 |
2 |
7 |
29 |
NE |
9 |
7 |
7 |
6 |
9 |
4 |
42 |
I.P.É. |
2 |
1 |
1 |
1 |
1 |
2 |
8 |
NB |
5 |
3 |
3 |
2 |
3 |
5 |
21 |
Qc |
72 |
52 |
59 |
43 |
48 |
44 |
318 |
Ont |
110 |
55 |
43 |
51 |
61 |
64 |
384 |
Man |
12 |
5 |
8 |
10 |
8 |
10 |
53 |
Sask |
24 |
9 |
10 |
5 |
14 |
14 |
76 |
Alta |
41 |
22 |
22 |
13 |
14 |
27 |
139 |
BC |
128 |
43 |
39 |
28 |
70 |
77 |
385 |
TNO |
7 |
5 |
3 |
2 |
7 |
7 |
31 |
Yukon |
2 |
1 |
2 |
0 |
0 |
2 |
7 |
TOTAL |
425 |
205 |
202 |
161 |
237 |
263 |
1493 |
L’affiliation
première des programmes permet aussi de déceler leur orientation.
Pas moins de 43 % des programmes de traitement sont des
organismes communautaires. D’où la précarité de leur financement. Au total, les programme se répartissent comme suit :[23]
Les trois formes principales de réadaptation sont les centres de désintoxication, les établissements de courte durée et les établissements de longue durée. Les personnes ayant une dépendance à l’alcool forment entre 60 et 70 % de la clientèle.
Quant aux approches thérapeutiques, 31 % recourent à la confrontation et 40 % à la psychothérapie, mais il existe une grande disparité entre les provinces et territoires ainsi qu’à l’intérieur d’une même province.[24]
L’efficacitÉ des traitements
Insistons à nouveau sur le fait que nous ne sommes pas en mesure de discuter spécifiquement des traitements pour dépendances au cannabis. À notre connaissance, aucune étude d’évaluation portant sur l’efficacité de ces traitements n’a été menée. De plus, sur l’ensemble des programmes de traitement et de réadaptation existant au Canada, environ 14 % auraient fait l’objet d’études d’évaluation indépendantes.[25]
Malgré l’absence de données systématiques, il semble permis de dire que les orientations des traitements des dépendances aux drogues sont principalement cognitivistes et comportementalistes. Cognitivistes, ils travaillent surtout à la prise de conscience de l’existence d’un problème de dépendance : informations objectives et mécanismes d’introspection visent à faciliter cette connaissance. Comportementalistes, les traitements visent à faciliter le changement des habitudes de vie. On sait en effet que la consommation de drogues s’inscrit dans un mode de vie, autour d’un groupe de relations, avec fréquentation de lieux spécifiques. La modification des modes de vie contribue à faciliter l’abstinence.
Quelle en est l’efficacité ? La plupart des auteurs qui ont examiné les programmes de traitements aux dépendances s’entendent pour dire qu’au delà des dimensions humanistes du traitement, il existe un bassin de connaissances permettant de conclure qu’ils sont relativement efficaces.
Plus précisément, la plupart des études, notamment des études menées au Québec, démontrent que les personnes qui demandent de l’aide dans les centres de réadaptation s’améliorent.
« (…) les personnes qui entreprennent une démarche de réadaptation dans les services offerts au Québec améliorent leur situation. (…) cette amélioration se maintient pendant la période de six mois à un an qui suit le traitement. Il s’agit d’un résultat positif et rassurant. Il va dans le même sens qu’un très grand nombre d’autres études menées principalement au cours des vingt dernières années. » [26]
Sur un plan technique, les études ne permettent pas de conclure qu’une approche est plus efficace qu’une autre. Le rapport préparé pour la Stratégie canadienne antidrogue fait état de deux méga synthèses des études d’évaluation de 24 modalités de traitement réalisées aux États-Unis et démontre que les deux groupes de chercheurs, s’ils s’entendent pour reconnaître l’efficacité d’un certain nombre de formes de traitement… ne s’entendent cependant pas parfaitement sur l’ordre. Nous reproduisons la partie du tableau qui concerne les approches les plus efficaces.[27]
Classification
des modalités de traitement efficaces selon deux groupes d’auteurs
Indice Holder |
Modalité |
Modalité |
Indice Finney
et Monahan |
18 |
Apprentissage
social |
Appui
communautaire |
59 |
17 |
Cours
en maîtrise de soi |
Apprentissage
social |
37 |
13 |
Counselling en motivation de courte durée |
Psychothérapie
conjugale, comportementale |
36 |
12 |
Psychothérapie
conjugale, comportementale |
Disulfirame,
implants |
34 |
6 |
Appui
communautaire |
Psychothérapie
conjugale, non comportementale |
21 |
6 |
Cours
en gestion du stress |
Cours
en gestion du stress |
12 |
3 |
Disulfirame,
oral |
Thérapie
par aversion chimique |
3 |
3 |
Thérapie
par aversion, sensibilisation cachée |
Médicaments
psychotropes, antidépresseurs |
2 |
Les études ne nous permettent même pas de conclure que ce soit le traitement en soi qui fasse la différence et, pour certains auteurs, la décision de s’inscrire dans une démarche de traitement, quelle que soit la forme du traitement, serait plus déterminante. Les études ne permettent pas non plus de préciser la durée idéale du traitement, mais il semble qu’au-delà de 9 à 12 mois, les effets plafonneraient. Par ailleurs, il est difficile de déterminer l’impact de l’intensité du traitement (combien d’heures par jour, de jours par semaine).
Enfin et surtout, les impacts positifs portent principalement sur les habitudes de consommation et sur l’état psychologique général. Les traitements auraient cependant peu d’effets sur la réinsertion sociale des personnes, dimension particulièrement importante lorsqu’il s’agit de détenus.
Finalement, le traitement est plus efficace et certainement moins dispendieux que l’incarcération. Au Canada, on estime que le traitement ordonné par un tribunal sur les drogues coûte environ 4 500 $ par personne tandis que l’incarcération coûte en moyenne 45 000 $. Même avec un taux de succès de 15 %, il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’une mesure à la fois économique pour la société et plus en phase avec les besoins réels des contrevenants qui ont des problèmes de dépendance. Plus généralement, on admet que le rapport coût-bénéfices du traitement a été bien démontré :
« La preuve des avantages économiques
du traitement des problèmes de drogues autres que l’alcool provient d’une
vaste étude sur le traitement des drogués réalisée aux États-Unis par le
collectif Hubbard en 1989. Cette
étude réunissait les données provenant de plus de 10 000 usagers de
drogues et visait 37 programmes de traitement axés sur trois grandes
modalités de traitement : le traitement à la méthadone, le counselling
ambulatoire de toxicomanes devenus abstinents et la communauté thérapeutique.
(…) Deux mesures de synthèse des coûts avaient été établies, soit
d’une part, les coûts pour les citoyens respectant la loi et, d’autre part,
les coûts pour la société. Les
premiers incluaient les coûts de crimes reliés aux dommages ou pertes matériels,
des pertes de productivité dues aux blessures ou à des inconvénients reliés
à la drogue et des procédures de la justice pénale.
Les coûts pour la société comprenaient les coûts pour les victimes
d’activités criminelles reliées à la drogue, les coûts des procédures de
la justice pénale et les coûts engagés au titre d’activités criminelles,
à cause des pertes touchant le développement professionnel et la productivité
pendant que les usagers de drogues ne gagnent pas un revenu légitime.
Les résultats ont révélé que, parmi la population étudiée, les deux
catégories de coûts étaient inférieures après le traitement et que les écarts
entre les périodes d’avant et d’après traitement excédaient les coûts du
traitement. » [28]
Conclusions
Conclusions
du chapitre 17 |
|
|
Ø Il convient d’abandonner le terme de toxicomanie et de parler d’abus de substances et de dépendances. Ø Entre 5 % à 10 % des usagers réguliers de cannabis seraient à risque de développer une dépendance. Ø La dépendance physique au cannabis est à peu près inexistante. Ø La dépendance psychologique est modérée et certainement moindre que pour la nicotine ou l’alcool. Ø La plupart des usagers réguliers de cannabis se sortiraient d’une trajectoire de dépendance sans avoir besoin de traitement. Ø Il existe de multiples formes de traitement mais on ne connaît rien de l’efficacité spécifique des traitements pour les dépendances au cannabis. Ø Règle générale, le traitement est plus efficace et moins dispendieux qu’une sentence d’incarcération. Ø Il y aurait lieu de mener des études sur les programmes de traitement et notamment sur les traitements des personnes ayant des dépendances au cannabis. Ø Il y aurait lieu de mener des études sur l’interaction du système cannabinoïde et du système opioïde. |
[1] OMS (1964) Comité d’experts des drogues engendrant la dépendance, Série de rapports techniques, no 273, cité in Caballero et Bisiou, op. cit., pages 5-6.
[2] Roberts, G. et A. Ogborne (1998) Profil, Alcoolisme et toxicomanie. Traitement et réadaptation au Canada. Ottawa : Stratégie canadienne antidrogue, ministère de la Santé, page 18.
[3]
Ibid.
[4] Dr Céline Mercier, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 10 décembre 2001, fascicule 12, page 9.
[5] Robert, G. et A, Ogborne (1999) Meilleures pratiques – Alcoolisme et toxicomanie. Traitement et réadaptation. Ottawa : Stratégie canadienne antidrogue, page 5.
[6] Roberts et Ogborne (1999) op. cit., page 64.
[7] Dr Céline Mercier, ibid.
[8] Roberts et Ogborne, op. cit., page 65.
[9] Nous décrivons plus en détail le système français au chapitre 20.
[10]
Code Criminel,
paragraphes 732.1(3)(g) et (g.1).
[11]
Code Criminel,
paragraphe 742.3(2)(e).
[12] [1997] 3 S.C.R. 925.
[13] Simmat-Durand, L. (1999) « Les obligations de soins en France. » in Faugeron, C., (dir.) Les drogues en France. Politiques, marchés, usage. Paris : Georg.
[14] Dr Serge Brochu, professeur à l’école de criminologie de l’Université de Montréal, témoignage devant le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, Sénat du Canada, première session de la trente-septième législature, 10 décembre 2001, fascicule 12, page 25.
[15] Brochu, S. (1995) Drogues et criminalité. Une relation complexe. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
[16] Voir là-dessus le chapitre 15.
[17]
Lipton, D.S. (1995) The
effectiveness of Treatment for Drug Abusers Under Criminal Justice
Supervision. Washington, DC :
National Institute of Justice.
[18] Ceci nous a été mentionné lors d’une rencontre avec le personnel du Club de compassion de Vancouver.
[19] Single, E., et coll., op. cit., page 42.
[20] Roberts, G. et A. Ogborne, op. cit., page 25.
[21] Roberts, G. et A. Ogborne, op. cit., page 6.
[22] Ibid., page 8.
[23]
Ibid, page 14.
[24] Ibid., page 20.
[25] Roberts, G. et A. Ogborne, op. cit., page 15.
[26] Monsieur Michel Landry, L’impact des traitements offerts au Québec aux personnes toxicomanes. Mémoire présenté au Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, novembre 2001.
[27] Roberts et Ogborne (1999) op. cit., page 9. Notons que ces traitements s’appliquent à toutes les dépendances, et que la majorité des études d’évaluation portent sur l’alcoolisme.
[28] Roberts et Ogborne, (1999) op. cit., page 74.
Chapitre
18
Observations
sur les pratiques
Nous avons jusqu’à présent décrit l’action publique en la découpant selon les grands secteurs d’intervention. Avant de clore cette troisième partie du rapport, nous voulons poser quelques observations d’ensemble qui coupent à travers l’ensemble des champs spécifiques que nous avons examinés. La première de ces observations concerne les difficultés d’une articulation entre les paliers et secteurs d’intervention, la seconde sur la difficulté d’arrimer les approches entre elles, et la troisième sur les coûts des drogues et des politiques publiques.
Des difficultÉs d’articulation entre les acteurs
Sans reprendre les débats sur les partages des pouvoirs et des responsabilités entre les divers paliers de gouvernement, il est clair qu’une politique publique sur les drogues illicites, sur le cannabis en particulier, concerne chacun des trois paliers. Les drogues touchent à l’éducation et à la santé (principalement du ressort provincial), à la justice (partagé entre le fédéral et les provinces), à la sécurité des milieux de vie (chacun des trois paliers de gouvernement y joue un rôle), aux relations internationales (relevant du fédéral), voire à la culture et à la science et la recherche (essentiellement du domaine provincial). Pourtant, force est de constater que, sur ce terrain, nous avançons dans le meilleur désordre.
Il existe des mécanismes de coordination. Au niveau le plus formel, le Groupe de travail fédéral-provincial-territorial des sous-ministres de la Santé a pour fonction de coordonner la stratégie antidrogues. Mais nous connaissons peu de choses de ces discussions privées et de leurs résultats concrets.
Le Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies en est un. Mais il n’a de partenaires équivalents que dans quelques provinces (l’Ontario, le Manitoba, l’Alberta, le Québec bien qu’avec des réserves). Et le Centre n’a pas les budgets, l’infrastructure, voire la légitimité que lui conférerait un rôle clair et fort, pour faire se produire un véritable dialogue national sur la question.
Le partenariat santé – éducation et services de police en est un autre. Créé en 1994 et coordonné par le Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, le réseau de Santé et services de police en partenariat (SSPP) s’inscrit dans une démarche structurée autour de la recherche d’un équilibre entre la réduction de l’offre et de la demande à l’instar de l’approche préconisée par la Stratégie canadienne antidrogue. Le SSPP réunit des intervenants clés des secteurs de la santé et des services de police dans la recherche d’un objectif commun, et englobe d’autres partenaires qui en font partie intégrante tels notamment les secteurs de l’éducation, des services sociaux, des services correctionnels et de la justice. À l’échelle nationale, le Comité directeur du SSPP se compose de représentants de la Fondation manitobaine de lutte contre les dépendances, de l’Association canadienne des chefs de police (coprésidence), du Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies (coprésidence), du Service correctionnel du Canada, de la Fédération canadienne des municipalités, de Santé Canada, du ministère de la Justice du Canada, du Centre national de prévention du crime, de la Gendarmerie royale du Canada et du ministère du Solliciteur général. Combien de lecteurs connaissaient l’existence de ce partenariat, même parmi ceux qui sont actifs en matière de drogues ? Combien connaissent quelles en sont les réalisations, les actions concrètes, les bénéfices ?
Nous avons décrit, au chapitre 14, une réponse policière d’application inégale à travers le pays, entre régions, entre provinces et territoires, à l’intérieur même des provinces et territoires, entre villes. Nous avons vu, au chapitre 15, une réponse judiciaire dont tout donne à penser qu’elle est tout aussi différenciée, tout aussi morcelée. Les chapitres 16 et 17 sur les pratiques préventives et de soin respectivement ont démontré le même fractionnement, la même inégalité entre les approches.
Le Canada est une fédération et il est normal que des orientations et des pratiques différentes coexistent. La manière de penser et de vivre les questions du cannabis ne sont pas les mêmes dans la grande région de Vancouver qui a connu une explosion des plantations, qu’au Québec avec ses gangs de motards criminalisés, ou qu’à l’Île-du Prince-Édouard qui ne connaît à peu près pas de problèmes de production, voire même d’abus de cannabis. Les difficultés des zones centres des grandes villes ne sont pas les mêmes que celles des zones urbaines. Et les populations autochtones vivent, elles aussi, des problématiques spécifiques.
Néanmoins, les difficultés d’articulation entre les niveaux de gouvernement signifient entre autres, concrètement, au quotidien :
v Qu’une expérience de prévention forte menée dans un coin du pays ne parvient pas aux acteurs d’une autre partie.
v Que des pratiques thérapeutiques que des évaluations concluantes auraient révélé être inefficaces sont implantées ailleurs faute de la circulation de cette information.
v Qu’il n’y a pas une infrastructure nationale de connaissance sur les usages et les tendances d’usage : par exemple, les quelques études en milieu scolaire qui sont menées ne sont pas comparables et n’ont pas la même temporalité.
v Que des villes adoptent des politiques axées sur une société sans drogue tandis que d’autres optent pour une approche de réduction des méfaits.
Par surcroît, que dire de ce grand absent qu’est la société civile, notamment du milieu associatif (les organismes de réadaptation par exemple), mais aussi des groupes d’autosupport des usagers (pensons aux organismes de compassion pour usagers de cannabis aux fins thérapeutiques) dans l’élaboration des politiques publiques.
Sans tomber dans l’hystérie collective qui voudrait que les drogues soient un fléau, ce qu’elles ne sont pas, il n’empêche que la consommation de substances psychoactives, illicites comme licites, et les problèmes de dépendances qui en découlent, concernent tous les citoyens, tous les paliers de gouvernement, partout au pays. Il s’agit donc véritablement d’une question nationale. Et si nous admettrons aisément que la santé de notre système de santé, la protection de nos intérêts et de notre sécurité nationale, la qualité de l’éducation, ou la protection de l’environnement, sont autrement plus importants que les drogues, il n’empêche qu’il s’agit tout de même d’une priorité nationale. Ce devrait, du moins être le cas. Au delà des conséquences sociales et économiques dont il sera question un peu plus loin, il s’agit d’une priorité parce que la question des drogues touche à l’éducation des enfants et des adolescents, parce qu’elle affecte la qualité et la sécurité dans les milieux de vie, parce qu’elle occasionne des souffrances et des vies perdues. Ce n’est pas tant le cas du cannabis certes, dont les impacts sociaux et économiques n’ont rien de comparable à ceux de l’alcool. Mais nous ne perdons pas de vue que la question du cannabis, tout en appelant un traitement différencié, ne peut être considérée isolément des autres substances psychoactives. Il s’agit bien de créer une véritable politique nationale sur les drogues et les dépendances, au sein de laquelle le cannabis trouvera sa place.
Une meilleure articulation entre les paliers et avec la société civile permettrait de créer les bases d’une vision partagée des enjeux posés par les substances psychoactives, et surtout d’élaborer en commun des indicateurs permettant de mesurer à terme l’efficacité des politiques et des actions.
Un arrimage difficile entre les approches
Tenant compte des données de recherche que nous avons recueillies sur le cannabis, force est de constater qu’un certain nombre de mythes ont la vie dure. Le cannabis drogue d’escalade, le cannabis dangereux pour les fonctions cérébrales à long terme, le cannabis cause d’échec scolaire, et tant d’autres, ne sont tout simplement pas supportés par les résultats de la recherche.
Nous sommes bien conscients qu’il n’existe pas un consensus entre les chercheurs du monde entier sur ces questions. Et nous sommes conscients aussi de la difficulté de modifier les préconceptions. Lors d’une conférence scientifique internationale qui s’est tenue en Europe en 2002 et dont nous avons rapporté les travaux, il s’est trouvé des intervenants pour conclure que, malgré les consensus qui se dégageaient parmi la communauté des chercheurs, cette connaissance ne comptait pas puisque de toute façon les pays représentés étaient tous signataires des conventions internationales. Comme quoi on trouve toujours à s’esquiver lorsqu’on refuse la réalité !
Mais au delà, ce n’est peut-être pas tant les acteurs terrain qu’il faudrait pointer du doigt. Les policiers, les intervenants dans les milieux thérapeutiques, sont confrontés, jour après jour, aux conséquences négatives de l’usage de drogues : criminalité et violence pour les uns, déchéance humaine pour les autres. Leur vision des drogues, du cannabis en particulier, est nécessairement colorée par cette expérience de terrain qui les met en contact avec les situations d’abus, la détresse, la violence, les accidents mortels. Mais les usagers qui font une demande de traitement ne sont pas plus représentatifs de la population des usagers de cannabis que ne le sont les jeunes de rue et petits délinquants que les policiers voient au quotidien.
Clairement, il manque un pont, un traducteur, entre les mondes de la production de la connaissance et de la pratique du terrain. Il manque un pont aussi entre les décideurs politiques et les acteurs, et entre eux et la société civile. Même si la recherche est imparfaite, même si nous avons déploré entre autres l’absence d’un véritable système de connaissance national, l’information est là, en quantité, comme nous avons été à même de le constater au cours de nos travaux. Mais elle doit circuler largement. Et surtout, elle doit faire l’objet de débats et de discussions publics. C’est un rôle que le CCLAT devrait jouer si on lui en donnait les moyens. C’est un rôle qu’il n’a jamais eu les moyens d’accomplir.
Les chercheurs portent aussi une part de responsabilité. Ils ne se préoccupent pas toujours ni de la lisibilité de leurs travaux par les décideurs, ni même de leur distribution dans les centres de décision politique et les milieux de la pratique. Ils sont parfois encore pris dans le carcan de leur « liberté académique », considérant que le fait de se mêler aux mondes de la décision et de la pratique risquent de contaminer l’objectivité de leurs travaux. Il n’est pas étonnant alors que les acteurs sur le terrain soient prisonniers de la seule connaissance dont ils disposent, celle que leur pratique leur fournit, et que leurs institutions d’attache ne sont pas nécessairement outillées pour systématiser et mettre en contexte.
Nous avons constaté un clivage important entre les positions des chercheurs et celles de plusieurs praticiens, notamment ceux des milieux policiers et du traitement. Il serait trop facile de réduire aux intérêts corporatistes les prises de position des praticiens. Il y a un travail préliminaire de discussion et d’échanges qui ne se produit pas entre les divers groupes d’acteurs et où trop souvent la « connaissance » issue de la pratique ne trouve pas de légitimité aux yeux des chercheurs, alors même qu’elle attire l’attention des décideurs, des médias et du public généralement.
Sur le terrain, cette difficulté se traduit par des contradictions flagrantes entre les discours et les approches des uns et des autres. Alors que les jeunes entendent parler des bénéfices thérapeutiques potentiels du cannabis et de sa « décriminalisation » ils voient en même temps des opérations policières dans les écoles et assistent à des conférences sur les dangers du cannabis. Alors que les trafiquants sont censés être la cible principale de la répression, ils lisent que des milliers de personnes sont arrêtées pour possession de cannabis chaque année. Alors que les images de junkies happés par l’héroïne circulent dans les médias, ils entendent aussi parler de prescription médicale d’héroïne. Et il arrive encore que des usagers de drogues par injection soient cueillis par des policiers à leur sortie d’une clinique d’échange de seringues. Entre ces discours et pratiques contradictoires, comment s’y retrouver ?
L’arrimage des pratiques est rendu encore plus difficile par le déséquilibre des pouvoirs et des moyens. Les organismes de compassion fournissant du cannabis thérapeutique en ont parlé longuement : la relation qu’ils entretiennent avec les organismes d’application de la loi repose souvent sur une crédibilité bâtie au fil des ans avec quelques policiers, mais ils connaissent pertinemment la précarité de leur statut et qu’ils peuvent « sauter » à tout moment. Les agents de santé publique qui tiennent un discours et implantent une pratique de réduction des risques savent tout aussi bien qu’ils sont à la limite de la légalité et que leurs actions ne font pas l’unanimité. Les chercheurs qui voudraient mener des études sur les applications thérapeutiques du cannabis sont contraints par le système actuel de prohibition.
En matière d’alcool nous avons un système décisionnel susceptible de placer les acteurs des divers secteurs sur un relatif pied d’égalité : entre les régies qui contrôlent les processus de production, distribution et vente, les organismes de santé publique qui travaillent à réduire les comportements à risque et à connaître les déterminants de l’abus, et le système de justice qui intervient pour lutter contre la contrebande et arrêter les personnes irresponsables qui conduisent sous l’influence d’une drogue, il y a une concertation étroite et un dialogue constants. Il y a même des lieux de concertation et de dialogue avec l’industrie. On constate dans l’ensemble une uniformité des pratiques et des discours, ce qui ne signifie pas pour autant que tous les problèmes soient aplanis. Rien de cela en matière de drogues illicites. Des tables de concertation où certains mots ne peuvent être dits, où certaines décisions ne peuvent jamais être prises, où les ressources sont réparties très inégalement entre les acteurs, ne peuvent être que des « arbres à palabres » pour se donner l’illusion qu’il y a une réelle concertation.
Des coÛts Économiques et sociaux importants[1]
Le Centre canadien de lutte conte l’alcoolisme et les toxicomanies a publié en 1996, une première étude sur les coûts reliés à l’abus d’alcool, de tabac et de drogues au Canada.[2] L’estimation des coûts soulève des questions techniques difficiles : Quels aspects faut-il inclure ? Comment mesurer chaque élément ? L’analyse des coûts d’une politique publique sur les drogues repose sur l’hypothèse qu’un certain nombre des coûts sociaux reliés à l’usage des drogues pourraient être réduits voire éliminés. Ces coûts sont au moins de deux ordres : les coûts relatifs aux politiques publiques, principalement les coûts de la prévention et de la répression, ainsi que ceux de l’administration de la politique publique ; et les coûts évitables si les problèmes relatifs à l’abus de substances étaient éliminés, ce qu’on appelle le scénario « contre-factuel ». Les conséquences des drogues sont alors traitées comme coûts sociaux, c’est-à-dire comme réduction du bien-être collectif. Ce qui revient à dire que les consommations de drogues n’entraînent que des coûts sociaux, des externalités en langage économique.
Pourtant, d’une part, les consommations de drogues, qu’on soit moralement en accord ou non importe peu ici, peuvent aussi générer des bénéfices – même s’ils sont à court terme et dans une certaine mesure « irrationnels » – pour les personnes qui les consomment, voire même pour leur entourage. Les personnes hyperactives que l’usage de cannabis calme, celles dont la productivité est améliorée par l’usage de cannabis, celles dont les souffrances psychiques ou physiques sont atténuées et qui peuvent mieux fonctionner, ou tout simplement les usagers qui relaxent le soir ou avant de s’endormir après avoir fumé un joint et qui sont en meilleur état de travailler le lendemain, en sont autant d’exemples. Et ce ne sont pas des usagers exceptionnels.
D’autre part, l’économie souterraine des drogues, pas le trafic à grande échelle mais le trafic de fourmi dans des quartiers défavorisés ou même dans des milieux plus à l’aise, génère aussi des bénéfices économiques et une certaine capacité d’intégration sociale. Des familles entières dépendent des petits trafics de drogues. Des maisons et des voitures, des voyages et des vêtements de luxe, sont achetés « grâce » à la vente de drogues. Prenons un exemple concret : s’il est vrai que l’économie du cannabis seulement en Colombie-Britannique équivaut à 6 milliards $ par année, supposant qu’une partie importante de ces revenus – disons la moitié – reviennent à des personnes qui sont par ailleurs bien intégrés dans la société et n’appartiennent pas aux milieux criminalisés, c’est dire l’importance de la richesse générée par cette production.
L’analyse des coûts sociaux, basée sur le seul calcul des externalités, ne tient pas compte de l’économie de la drogue.
Finalement, ce type d’analyses repose sur une autre hypothèse, tout aussi difficile à défendre, selon laquelle les coûts sociaux induits par la consommation de drogues pourraient être investis ailleurs. C’est ce que la théorie économique appelle les coûts d’opportunité. Or, soit, comme dans le cas des coûts policiers, ils seraient vraisemblablement redistribués à l’intérieur de l’organisation, soit on ne peut tout simplement savoir quels autres coûts seraient occasionnés, par exemple, par la substitution à d’autres substances.
Ces précisions faites, l’étude de Single avait produit le tableau suivant[3] :
Les
coûts totaux pour l'alcool, le tabac et les drogues illicites au Canada, 1992
|
Alcool |
Tabac |
Drogues |
Total |
1. Coûts directs des soins de santé : total
|
$1 300,6 |
$2 675,5 |
$88,0
|
$4 064,1 |
1.1
la morbidité-hôpitaux de soins généraux |
666,0 |
1
752,9 |
34,0
|
2
452,9 |
-
hôpitaux psychiatriques |
29,0 |
--
|
4,3
|
33,3
|
1.2
co-morbidité |
72,0 |
--
|
4,7
|
76,7
|
1.3
service d'ambulance |
21,8 |
57,2
|
1,1
|
80,1
|
1.4
soins à domicile |
180,9 |
--
|
20,9
|
201,8
|
1.5
traitement externe |
82,1 |
--
|
7,9
|
90,0
|
1.6
soins ambulatoires : honoraires des médecins |
127,4 |
339,6
|
8,0
|
475,0
|
1.7
médicaments prescrits |
95,5 |
457,3
|
5,8
|
558,5
|
1.8
autres coûts pour les soins de santé |
26,0 |
68,4
|
1,3
|
95,8
|
2. Pertes directes associées au milieu de travail
|
14,2 |
0,4 |
5,5 |
20,1 |
2.1
PAE et programme de promotion de la santé |
14,2 |
0,4
|
3,5
|
18,1
|
2.2
dépistage de consommation de drogues en milieu de travail |
N/A |
--
|
2,0
|
2,0
|
3. Coûts administratifs directs pour les
transferts de paiements |
52,3 |
-- |
1,5 |
53,8 |
3.1
allocations de bien-être et autres programmes |
3,6 |
--
|
N/A
|
3,6
|
3.2
compensation des travailleurs |
48,7 |
--
|
1,5
|
50,2
|
3.3
autres coûts administratifs |
N/A |
N/A
|
N/A
|
N/A
|
4. Coûts directs pour la prévention et la
recherche |
141,4 |
48,0 |
41,9 |
231,1 |
4.1
recherche |
21,6 |
34,6
|
5,0
|
61,1
|
4.2
programmes de prévention |
118,9 |
13,4
|
36,7
|
168,9
|
4.3
coûts de formation pour les médecins et les infirmières |
0,9 |
N/A
|
0,2
|
1,1
|
4.4
coûts pour la modification de comportement |
N/A |
N/A
|
N/A
|
N/A
|
5. Coûts directs de l'application des lois
|
1 359,1 |
-- |
400,3 |
1 759,4 |
5.1
policiers |
665,4 |
N/A
|
208,3
|
873,7
|
5.2
tribunaux |
304,4 |
N/A
|
59,2
|
363,6
|
5.3
services correctionnels incluant la probation |
389,3 |
N/A
|
123,8
|
513,1
|
5.4
douanes et accises |
N/A |
N/A
|
9,0
|
9,0
|
6. Autres coûts directs
|
518,0 |
17,1 |
10,7 |
545,8 |
6.1
dommage dû aux incendies |
35,2 |
17,1
|
N/A
|
52,3
|
6.2
dommage dû aux accidents de la circulation |
482,8 |
--
|
10,7
|
493,5
|
7. Coûts indirects : perte de productivité
|
4 136,5 |
6 818,8 |
823,1 |
11 778,4 |
7.1
perte de productivité due à la morbidité |
1
397,7 |
84,5
|
275,7
|
1
757,9 |
7.2
perte de productivité due à la mortalité |
2
738,8 |
6
734,3 |
547,4
|
10
020,5 |
7.3
perte de productivité due au crime |
-- |
--
|
N/A
|
N/A
|
Total |
7 522,1 |
9 559,8 |
1 371,0 |
18 452,9 |
Total
du % du Produit intérieur brut |
1,09% |
1,39% |
0,20% |
2,67% |
Total per capita |
$265 |
$336 |
$48 |
$649 |
Total
du % de tous les coûts reliés aux substances |
40,8% |
51,8% |
7,4% |
100,0% |
L’examen de ces données révèle notamment ce qui suit :
· Les coûts de toutes les drogues illicites représentaient en 1992 près de 1,4 milliards $ comparativement à 7,5 milliards $ pour l’alcool et 9,6 milliards $ pour le tabac.
· Exprimés en pourcentage du produit intérieur brut, la totalité des substances représentait 2,67 % du PIB, soit 0,2 % pour les drogues illicites, 1,09 % pour l’alcool et 1,39 % pour le tabac.
· Le coût principal des drogues illicites correspond aux externalités, c’est-à-dire les pertes de productivité (823 millions $), les soins de santé (88 millions $), les pertes en milieu de travail (5,5 millions $) soit au total environ 67 % des coûts relatifs aux drogues illicites ;
· Les coûts des politiques publiques, ou coûts d’opportunité, représentent environ 33 %.
· Les coûts d’application de la loi représentent 29,2 % de tous les coûts, soit environ 88 % de tous les coûts de politique, le reste étant consacré à la prévention et à la recherche ainsi qu’à l’administration.
Notons que des études antérieures sur les coûts engendrés par les drogues illicites, menées en Colombie-Britannique (1991), Ontario (1988) et au Québec (1988), utilisant des méthodologies différentes, avaient établi des coûts respectivement de l’ordre de 388 millions $, 1,2 milliard $et 2 milliards $, soit 3,5 milliards $ pour ces seules trois provinces.[4] On voit à quel point ces estimations peuvent être variables, selon les choix méthodologiques qui sont faits et la disponibilité des données.
Quoiqu’il en soit, et prenant le standard de l’étude du CCLAT, deux commentaires s’imposent. Premièrement, en ce qui concerne les pertes de productivité, qui est le principal élément de coût, elles sont calculées en mortalité (547 millions $) et morbidité (275 millions $). Le cannabis n’est pas – sauf lorsqu’il y a accidents de la route – une cause de mortalité ; en ce sens, le cannabis n’entraîne pas ce type de coût social. La morbidité correspond aux pertes imputables aux difficultés générées par la consommation de drogues qui se traduisent en différence entre le revenu annuel moyen des usagers et celui de la population en général. Deux observations ici relativement au cannabis : une part importante des usagers sont des jeunes qui ne travaillent pas encore ; et d’autre part, le cannabis n’entraîne pas les mêmes problèmes de dépendances que l’héroïne ou la cocaïne avec les troubles conséquents. Il est donc vraisemblable que la part qu’on pourrait imputer au cannabis à cet égard est minime. Selon toute vraisemblance, si l’on suit le mode de calcul des auteurs, le cannabis en soi entraîne peu d’externalités, qui sont par ailleurs le principal poste de coûts sociaux des drogues illicites.
Toutefois, il convient de noter que l’étude n’a pas calculé les coûts relatifs à la criminalité reliée aux substances. On sait que l’alcool est associé fréquemment aux délits de violence (au moins dans 30 % des cas) ainsi qu’aux délits de conduite avec facultés affaiblies qui occasionnent des pertes sociales et économiques importantes. En ce qui concerne les drogues illicites, la criminalité est de plusieurs types : évidemment, les réseaux de criminalité organisée ; ensuite les délits contre la propriété commis pour payer le coût des substances, ce qui s’applique essentiellement à l’héroïne et à la cocaïne ; enfin des délits contre les personnes (agressions) commis sous l’influence d’une drogue. À l’exception de la criminalité organisée et de la conduite sous l’influence d’une drogue, le cannabis entre très peu dans les facteurs générant la délinquance.
Deuxième observation. Après les pertes de productivité, le coût principal pour les drogues illicites dans l’étude de Single est celui de l’application de la loi qu’ils estimaient à environ 400 millions $. Nous avons déjà mentionné aux chapitres 14 et 15 que les coûts policiers et de la justice sont sûrement plus élevés et qu’ils totalisent vraisemblablement entre 1 et 1,5 milliard $ au total. Comme le disent Single et coll., ce sont des coûts « [traduction] qui relèvent d’une décision consciente de la part des décideurs politiques, contrairement aux coûts imposés aux systèmes de soin et à l’industrie du fait de la mortalité et de la morbidité induites par la consommation de drogues. »[5] Quelle est la proportion reliée au cannabis ? Impossible de le savoir évidemment. Mais dans la mesure où 77 % de tous les délits relatifs aux drogues concernent le cannabis, où 50 % des délits relatifs aux drogues sont pour possession simple, tenant compte du fait qu’une proportion d’environ 60 % des incidents donneraient lieu à une mise en accusation, et qu’entre 10 % à 15 % des accusés recevraient une sentence d’incarcération, c’est dire qu’une proportion importante de l’activité du système de justice pénale en matière de drogues concerne les délits de cannabis. Il est permis de penser, mais nous admettons que ce n’est qu’une estimation grossière, que 30 % de toute l’activité du système de justice pénale porterait sur le cannabis. Sur la base de notre estimation la plus basse des coûts de l’application de la loi, soit 1 milliard $, c’est donc environ 300 millions $ par an que coûterait l’application des lois sur le cannabis.
En somme, les principaux coûts sociaux relatifs au cannabis relèvent de choix de politiques publiques, principalement de la criminalisation continue de cette substance, tandis que les conséquences de l’usage de la substance elle-même ne comptent que pour une fraction de l’ensemble des coûts sociaux imputables à l’usage de drogues illicites.
Quant aux coûts de la prévention et de la recherche, ils pâlissent à côté. Single les estimait à environ 42 millions $ en 1992. C’était à l’époque où la deuxième phase de la Stratégie canadienne sur les drogues battait son plein. Stratégie dont nous avons vu qu’elle n’a plus été financée depuis 1997. Il y a fort à parier que les dépenses de prévention et de recherche, loin d’avoir augmenté, ont probablement diminué tant au total des dépenses que proportionnellement aux coûts sociaux des drogues.
À diverses reprises au cours de notre rapport, nous avons parlé du Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, mentionnant tantôt son manque de visibilité et de légitimité, tantôt son manque de ressources – l’un et l’autre étant reliés. Si les coûts économiques et sociaux des drogues illicites « seulement » sont de l’ordre de 1,5 milliard $, ce qui est certainement un plancher considérant notre estimation des coûts de la seule répression, le budget annuel du CCLAT ne représente que 0,1 % de ces coûts ! Quand on sait que cet organisme est censé faciliter précisément tout ce que nous venons d’observer, en plus que d’être un lieu de connaissance et de dissémination des bonnes pratiques, il y a de quoi se demander si les gouvernements successifs ont été un tant soit peu sérieux. Et encore, nous n’avons même pas inclus dans ce calcul les coûts de l’alcool qui fait partie du champ de travail du CCLAT, et dont on sait qu’ils sont au moins 7 fois plus élevés que ceux des drogues illicites ! C’est pourquoi il est impératif de ramener cette proportion à 1 %, ce qui ne représente jamais qu’une dépense annuelle de 15 millions $ pour le gouvernement fédéral, une goutte d’eau dans l’océan, mais susceptible de générer des bénéfices incomparables.
Conclusions
Conclusions
du chapitre 18 |
|
Articulation
des paliers Arrimage
des approches Coûts
du cannabis Sous-financement
du Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanie |
Ø L’absence d’une véritable plate-forme nationale de débats et d’échanges sur les drogues illicites ne permet pas l’élaboration d’objectifs clairs ni d’indicateurs de mesure. Ø L’absence d’une plate-forme nationale ne permet pas l’échange de connaissances et de bonnes pratiques. Ø Les pratiques et approches varient considérablement entre les provinces et territoires et à l’intérieur d’eux. Ø Les contradictions entre les approches des divers acteurs sur le terrain sont source de confusion. Ø Les ressources et le pouvoir du domaine de l’application de la loi sont trop importants par rapport à ceux des domaines de la santé, de l’éducation et de la société civile. Ø Les coûts pour l’ensemble des drogues illicites s’élevaient à près de 1,4 milliards $ en 1992. Ø
Les coûts Ø Il s’agit selon nous d’une sous-estimation des coûts des drogues illicites, tant des coûts de mise en oeuvre des politiques publiques que des coûts sociaux. Ø Nous estimons que les coûts de l’application de la loi (policiers, judiciaires et correctionnels) sur les drogues sont de l’ordre de 1 à 1,5 milliard $ par année. Ø Le principal coût de mise en œuvre des politiques publiques relativement au cannabis porte sur l’application de la loi et le système de justice ; nous l’estimons à une somme variant entre 300 et 500 millions $ par année. Ø Les coûts du cannabis en externalités sont vraisemblablement minimes (pas de mortalité, peu d’hospitalisations et peu de pertes de productivité imputables au cannabis). Ø Les coûts de mise en oeuvre des politiques publiques relatives au cannabis sont démesurément élevés comparativement aux conséquences sociales et sanitaires de cette substance. Ø Le Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies est sous-financé, et son budget annuel ne correspond qu’à 0,1 % des coûts sociaux des drogues illicites seulement (excluant l’alcool). Il faut porter ce budget à au moins 1 % soit environ 15 millions $ annuellement. |
[1] Pour une excellente discussion de ces analyses et de certaines des meilleures études menées en la matière, voir le rapport préparé par la Bibliothèque du Parlement pour le Comité : Jackson, A.Y. (2002) Le coût de la consommation des drogues et la politique sur les drogues. Ottawa : Bibliothèque du Parlement, rapport produit pour le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, disponible en ligne à : www.parl.gc.ca/drogues-illicites.asp
[2] Single, E., et coll., (1996) Les coûts de l’abus de substances au Canada : Une étude sur l’estimation des coûts. Ottawa : Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies.
[3]
Single, E. et.coll., (1996) op.
cit.
[4] Single, E. et coll., op.cit, page 15.
Haut de page