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Projet de loi sur les nouvelles en ligne

Deuxième lecture--Suite du débat

9 mars 2023


L’honorable Donna Dasko [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-18, Loi sur les nouvelles en ligne, à l’étape de la deuxième lecture. Ce projet de loi m’intéresse au plus haut point. J’aime les journaux depuis mon plus jeune âge. J’ai grandi avec le Winnipeg Free Press, qui vient de fêter son 150e anniversaire, et j’ai ajouté toute une série de journaux à ma liste de lectures incontournables dans les années qui ont suivi. Au cours de ma carrière dans le domaine de l’opinion publique, j’ai eu le plaisir de travailler avec le Globe and Mail pour diriger leur tout premier programme de sondages d’opinion. Plus tard, j’ai également dirigé des sondages pour la CBC pendant de nombreuses années. J’ai donc appris certaines choses sur le journalisme et le milieu des médias en cours de route.

Avec le projet de loi C-18, nous apprenons que le milieu des médias d’information est en difficulté et que le gouvernement veut maintenant régler le problème. La raison d’être du projet de loi C-18 est la suivante : les plateformes numériques qui diffusent au public les nouvelles que produisent les organismes de presse n’indemnisent pas ceux-ci de manière équitable pour ces nouvelles. Ainsi, le projet de loi C-18 exigerait que les principales plateformes numériques concluent des ententes avec les entreprises de nouvelles afin de les rémunérer pour les informations qui sont communiquées sur leurs plateformes. Les entreprises de nouvelles concernées comprennent les médias d’information, les journaux et les revues d’information en ligne, les radiodiffuseurs publics et privés et les entreprises locales qui publient du contenu original de nouvelles en ligne.

Bien qu’aucune plateforme ne soit mentionnée spécifiquement, Google et Facebook seraient les plateformes admissibles selon les critères établis. Si des ententes volontaires sont conclues entre des plateformes et des médias d’information dans certains délais et conformément à certains critères, ces plateformes numériques seront exemptées de la partie contraignante de la loi, qui consiste à entamer un processus de négociation officiel pouvant mener à l’arbitrage de l’offre finale. Le CRTC se chargera notamment d’élaborer un code de conduite afin d’orienter le processus de négociation et de déterminer si les ententes conclues satisfont aux conditions d’exemption.

Ce projet de loi est complexe. Après avoir passé au crible des documents gouvernementaux, avoir lu des coupures de presse et avoir discuté avec des parties prenantes, je peux l’analyser au mieux en classant ses parties dans deux catégories : les parties qui me semblent logiques et les parties qui laissent de nombreuses questions sans réponse. Une grande partie du contexte et de l’historique mentionnés est logique. Deux hypothèses sont particulièrement pertinentes : premièrement, les médias d’information sont une composante essentielle d’une démocratie et, deuxièmement, l’évolution technologique a changé la façon dont les nouvelles sont consommées et distribuées au pays, ce qui a laissé les médias d’information canadiens dans un état vulnérable.

La démocratie repose sur des élections libres et équitables, un système judiciaire indépendant, la primauté du droit et des médias libres et indépendants. Les démocraties du monde entier étant menacées, je pense que nous devons être plus vigilants que jamais à l’égard de nos institutions démocratiques. Des médias libres et indépendants sont essentiels pour tenir des enquêtes et des analyses, ainsi que pour informer et mobiliser les Canadiens dans l’espace public. La deuxième hypothèse est bien connue : la technologie numérique a changé à jamais les médias dans notre pays.

Commençons par la publicité. Un rapport de Statistique Canada datant de 2021 et portant sur les éditeurs de journaux au Canada a révélé que les recettes d’exploitation des éditeurs de journaux canadiens ont chuté à 2,1 milliards de dollars en 2020, soit une baisse de 22 % par rapport à 2018. La baisse des recettes a inévitablement entraîné des fermetures et des pertes d’emplois. Plus de 469 organes de presse ont fermé entre 2008 et 2022, dont plus de 300 journaux locaux, et un tiers des emplois dans le secteur du journalisme ont disparu depuis 2010.

L’autre côté de la médaille, c’est que la part des revenus publicitaires d’Internet augmente alors que celle des journaux et des autres médias est en chute libre. En 2005, Internet détenait seulement 8 % des parts du marché des revenus publicitaires au Canada. En 2015, cette proportion avait grimpé à 37 % alors que les parts du marché des autres catégories avaient diminué, surtout celles des quotidiens, qui étaient passées de 26 % à 12 %.

Les documents d’information du gouvernement présentent des estimations selon lesquelles les recettes de publicité numérique de Google et Facebook s’élevaient à 9,7 milliards de dollars au Canada en 2021. Cela représente 80 % du total des recettes de publicité numérique, évalué à 12 milliards de dollars.

Chacun sait pourquoi la publicité s’est déplacée dans l’univers des plateformes en ligne. C’est là où les consommateurs se tournent maintenant pour trouver, lire et partager de l’information. Aujourd’hui, le cyberespace comprend tout un éventail de choix, y compris les nouveaux médias, les médias traditionnels et les médias sociaux.

Il est important de comprendre que les consommateurs canadiens demeurent très intéressés par les nouvelles et qu’ils n’ont pas abandonné les sources traditionnelles d’information, même s’ils ont développé l’habitude de consulter l’information en ligne. Selon un sondage Maru effectué l’année dernière, 86 % des Canadiens consultent les nouvelles chaque jour. Selon un sondage Reuters effectué dans 46 pays, 77 % des Canadiens avaient utilisé Internet au cours de la dernière semaine comme source d’information. Dans cette étude, les principales sources de nouvelles sont essentiellement les mêmes, qu’elles soient consultées en ligne ou hors ligne. Pour les médias anglophones du Canada, les principales sources d’information sont CTV, CBC et Global News. Du côté francophone, ce sont TVA et Radio-Canada. Cela dit, l’étude montre que si 56 % des Canadiens écoutent des nouvelles télévisées pendant la semaine, seulement 16 % d’entre eux lisent un journal imprimé.

En ce qui concerne les comportements des consommateurs, un sondage Abacus commandé par Google en 2022 indique que 64 % des Canadiens affirment utiliser cette plateforme pour consulter des nouvelles au moins quelques fois par semaine et 41 % d’entre eux le font tous les jours. Ces données confirment l’importance des plateformes en tant que sources d’information pour les Canadiens.

En passant, j’aurais souhaité que le gouvernement s’appuie sur une analyse plus en profondeur des comportements des consommateurs pour rédiger le projet de loi. Je reviendrai toutefois sur ce sujet à une autre occasion.

Je crois qu’on peut démontrer de façon convaincante que les médias canadiens ont besoin d’aide pour remplir d’importantes fonctions démocratiques qui ont été affaiblies en raison de pertes financières année après année. À mon avis, il est justifié d’établir une politique publique pour cette raison. C’est toutefois là que naissent mes questions sur le projet de loi C-18.

Commençons par le choix de ce cadre stratégique. J’aimerais en savoir plus sur les raisons pour lesquelles le gouvernement a choisi cette solution particulière plutôt que de modifier ou de développer des mécanismes d’intervention existants qui sont plus familiers à cette industrie. La création d’un fonds d’aide aux organisations, par exemple, comme le Fonds des médias du Canada, aurait été plus simple. Au lieu de cela, les plateformes rentables devront indemniser directement les sources d’information par le biais d’un processus très inhabituel.

Par ailleurs, on pourrait s’interroger sur les critères d’admissibilité des entreprises de presse. Nos collègues de l’autre endroit, par l’entremise d’un amendement, ont considérablement élargi le nombre d’entreprises de presse qui pourront participer à cette politique, de 200 environ à plus de 650. C’est une évolution positive que d’inclure des organisations plus petites et plus diversifiées, mais cela soulève également des questions. Toutes ces organisations pratiquent-elles un vrai journalisme, avec un vrai contenu d’information et de vraies pratiques journalistiques? Quel sera l’organe chargé d’enquêter sur ces pratiques, si tant est qu’il y en ait un?

Il semble également que ces organisations n’auront pas besoin de contenu en ligne pour être admissibles. Dans ce cas, comment les plateformes numériques peuvent-elles bénéficier de leur contenu à des fins de paiement? C’est l’objet même du projet de loi. Par ailleurs, si nous triplons le nombre d’organisations, cela signifiera-t-il qu’il y aura moins de soutien pour tout le monde au bout du compte ou que les plateformes devront débourser plus d’argent?

Une autre question concerne la base des négociations entre les parties, c’est-à-dire entre les plateformes et les médias. Quels sont les éléments à considérer? Le gouvernement s’est fortement appuyé sur la notion de rémunération équitable. Il veut s’assurer que les grandes plateformes numériques rémunèrent équitablement les éditeurs de nouvelles pour leur contenu et il souhaite rendre le marché canadien de l’information numérique plus équitable, avec l’appui du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, le CRTC, et de l’arbitrage.

Le terme « équité » est utilisé à plusieurs reprises dans ses communications, mais qu’en est-il au juste? Nous savons que les médias d’information eux-mêmes tirent des revenus importants de la distribution de leur contenu, mais cela entre-t-il en ligne de compte et, le cas échéant, dans quelle mesure? Au final, la rémunération est-elle uniquement basée sur des mesures effectuées par le média d’information et si oui, lesquelles? S’agit-il du volume de son contenu en ligne? S’agit-il du nombre de personnes qui le consultent en ligne? S’agit-il d’un pourcentage de ses dépenses consacrées aux contenus d’information? Certains ont proposé 20 %. D’autres ont proposé de 30 à 35 %. La rémunération tient-elle compte des mesures effectuées par la plateforme, comme le volume de l’activité associé au média sur la plateforme ou les revenus de cette dernière? Je pense que nous devons mieux comprendre ce mécanisme car il influence directement les résultats et l’atteinte des objectifs stratégiques.

J’ai d’autres questions sur le caractère réalisable des négociations. Comment les petits journaux régionaux parviendront‑ils à se faire entendre dans le cadre des négociations dont les enjeux seront importants qui auront lieu en vertu du projet de loi C-18? Au bout du compte, les grandes entreprises traditionnelles en sortiront‑elles gagnantes au détriment des autres?

Chers collègues, ce n’est pas tout, on s’attend des plateformes qu’elles :

[...] assurent qu’une partie convenable de l’indemnisation soit utilisée par les entreprises de nouvelles pour soutenir la production de contenu de nouvelles [...]

Je veux comprendre comment cela sera mis en œuvre.

Il y a beaucoup d’autres questions pertinentes, mais, au bout du compte, je me demande si cette initiative sauvera l’industrie. J’espère que nous obtiendrons des réponses à certaines de ces questions au comité.

Il y a de nombreux bons éléments dans le projet de loi C-18. Il a l’appui des intervenants des industries médiatiques, notamment celui de petits et grands journaux et de diffuseurs. Je vois aussi que la population canadienne appuie certains des principes du projet de loi.

Par exemple, un sondage mené l’année dernière par Pollara pour News Media Canada montre que 79 % des Canadiens considèrent que Google et Facebook devraient partager une partie des revenus tirés de la publication du contenu de nouvelles canadiennes avec les organes de presse d’où proviennent les articles.

Tant qu’à parler de sondage, celui qu’Abacus Datapoll a mené pour Google et dont j’ai parlé plus tôt indiquait que les deux tiers des Canadiens ne veulent pas que la recherche dans Google soit modifiée lorsque le projet de loi C-18 entrera en vigueur. Pourtant, il y a deux semaines à peine, Google a testé le blocage du contenu de nouvelles en réponse au projet de loi. Cette entreprise fait exactement le contraire de ce que les Canadiens veulent d’après le sondage qu’elle a commandé.

Chers collègues, on ne s’ennuie jamais lorsqu’on travaille à ces dossiers, et on ne s’ennuie jamais au Comité sénatorial permanent des transports et des communications. De toute évidence, il y a beaucoup de questions et de dossiers importants qu’il faut examiner relativement au projet de loi C-18. J’attends avec impatience les nombreuses semaines d’étude et de débats au comité et ici, au Sénat, où le projet de loi C-18 fera l’objet d’un second examen objectif, un examen grandement nécessaire.

Merci, thank you.

Honorables sénateurs, le débat entourant le projet de loi C-18, Loi sur les nouvelles en ligne, a pris un virage le 22 février. Ce jour-là, l’entreprise Google a confirmé qu’elle effectuait des essais en vue de « limiter la visibilité des nouvelles canadiennes et internationales, à divers degrés ».

En réponse à des questions au sujet de comportement, Google nous a assuré que moins de 4 % des utilisateurs canadiens seront touchés par ces essais aléatoires. Étant donné qu’on estime que 92 % des Canadiens utilisent Google et que l’utilisateur moyen consulte le moteur de recherche de trois à quatre fois par jour, l’assurance — ou la menace — de Google laisse entendre que plus de 1 million de Canadiens ont ou auront un accès réduit aux nouvelles canadiennes plusieurs fois par jour pour la durée de cet essai. De quel million de Canadiens s’agit-il? Je me le demande.

Je n’arrive pas à comprendre pourquoi Google a fait cela. Le débat à l’étape de la deuxième lecture venait tout juste de commencer. Des doutes quant à l’efficacité du projet de loi ont été soulevés dans les premiers discours. Au lieu de contribuer de manière constructive au débat, Google a asséné un coup de semonce au processus législatif du Canada et, je dirais même, à notre souveraineté. Si c’est ainsi que Google négocie avec un pays du G7, je peux seulement imaginer comment l’entreprise négocie avec nos organes de presse, dont le nombre diminue de plus en plus et dont le poids ne cesse de s’affaiblir. À tout le moins, Google a simplement démontré qu’à l’heure actuelle, les lois et les règlements en vigueur au Canada la laissent libre de manipuler les résultats de recherche qu’obtiennent les Canadiens lorsqu’ils consultent son moteur de recherche pour accéder à de l’information et à des nouvelles. Or, évidemment qu’une manipulation se fait. Cela vaut pour tous les services fondés sur des algorithmes.

Assez récemment, au Sénat, un collègue a fait valoir que :

Les algorithmes, tel que s’en servent les plateformes, sont une forme de calcul. Les algorithmes suivent nos habitudes et ils privilégient, dans leur système, ce que nous voulons regarder.

Google vient d’invalider cette affirmation de manière très efficace. Ce sont les géants du Web qui décident ce que peuvent voir les Canadiens, et tous les autres utilisateurs, sur leur plateforme. Penser que la visibilité du contenu n’est pas accrue ou réduite, ou qu’il n’y a pas de substitution en fonction de la rentabilité pour la plateforme serait naïf. Ces plateformes font exactement ce qu’elles doivent faire pour leurs actionnaires : maximiser la valeur de leurs actifs. Ce sont des entités commerciales, pas des services publics. Leur rôle n’est pas de servir le public, mais de lui offrir un service qu’il apprécie, puis d’en tirer le plus d’argent possible. Ces plateformes remplissent leur rôle.

Quant à nous, nous devons nous assurer d’optimiser le bien-être du public et l’utilité des services, ainsi que de réduire au minimum les préjudices individuels ou collectifs pouvant en découler.

Google vient de montrer pourquoi l’adoption d’une approche fragmentée pour prévenir les préjudices et créer des débouchés à l’ère numérique ne suffit pas. Google a aussi montré pourquoi il est urgent d’adopter une approche pangouvernementale si on désire que les Canadiens prospèrent pendant cette ère numérique. Nos lois structurelles, comme celles sur la protection des renseignements personnels et la concurrence, ainsi que d’innombrables politiques et règlements à l’échelle du gouvernement ont été conçus dans et pour le monde analogique. Ces mesures législatives sont dépassées à l’heure où le monde fonce à toute vitesse dans l’ère numérique.

En l’absence de ces changements structurels, le projet de loi C-18 est une solution imparfaite, mais qui pourrait être utile à court ou moyen terme. C’est comme donner des béquilles à une personne dont la jambe est cassée. Le travail n’est pas terminé tant qu’on ne plâtre pas la jambe pour qu’elle puisse guérir.

Je penche vers l’adoption du projet de loi C-18 parce que ce serait une mesure utile à court terme qui pourrait ralentir l’effondrement des médias d’information au Canada, et même maintenir leur viabilité. Cependant, je suis loin d’être convaincu qu’elle offre une solution permanente qui permettrait au journalisme d’être à nouveau florissant.

Afin d’expliquer pourquoi le projet de loi C-18 n’est probablement pas suffisant en soi, j’ai décidé d’explorer la concurrence à l’ère numérique. Examinons le concept d’« abus de position dominante ». On parle d’abus de position dominante lorsqu’une entreprise dominante se livre à une activité qui empêche ou réduit considérablement la concurrence sur un marché donné. Il peut s’agir d’une activité prédatrice, destinée à créer des pertes ou des préjudices à court terme, d’une activité d’exclusion, destinée à empêcher un concurrent d’exploiter un marché, ou d’une activité disciplinaire, destinée à punir un concurrent. L’abus de position dominante n’est qu’un exemple de comportement anticoncurrentiel.

Il y a un peu plus d’un an, Innovation, Sciences et Développement économique Canada a publié un rapport résumant les stratégies et tactiques de plus en plus utilisées par les plateformes technologiques à forte intensité de données, afin d’obtenir et de maintenir leur position dominante. Ce rapport s’intitule Study of Competition Issues in Data-Driven Markets in Canada.

Les auteurs ont examiné la manière dont les plateformes technologiques à forte intensité de données obtiennent, contrôlent et exploitent les données pour accroître leurs profits et se protéger de la concurrence. Le rapport a adopté une approche fondée sur des études de cas pour déterminer si les comportements spécifiques des entreprises numériques sont suffisamment pris en compte dans la Loi sur la concurrence du Canada.

La réponse courte est : « Non, ce n’est pas le cas ». Voilà pourquoi l’engagement pris dans le budget de 2022, qui consiste à moderniser la Loi sur la concurrence, est si important, tout comme la consultation publique qu’effectue actuellement Innovation, Sciences et Développement économique Canada sur la réforme de la politique sur la concurrence.

Les neuf comportements examinés par le rapport comprenaient des concepts tels que le « contrôle d’accès », lorsqu’une plateforme décide ce que les utilisateurs voient ou ne voient pas — c’est ce que fait Google en ce moment —, l’« autoréférence », lorsqu’une plateforme donne la priorité à son propre contenu ou à ses propres produits par rapport à ceux des autres plateformes, ou le « copiage », lorsqu’une plateforme utilise des données sous son emprise pour reconnaître le contenu ou les produits qu’elle pourrait vouloir imiter.

Examinons de plus près la question du contrôle d’accès par les plateformes. Dans l’état actuel des choses, les plateformes sont libres d’exercer un contrôle qui désavantage ou exploite les utilisateurs tiers. Google vient d’en faire la démonstration en tant que contrôleur d’accès. L’entreprise peut augmenter ou réduire la visibilité des contenus. Si, comme le propose le projet de loi C-18, une plateforme est tenue de payer à un média d’information une redevance chaque fois qu’un contenu particulier est visionné, Google vient de démontrer qu’elle peut limiter la visibilité de ce contenu, et qu’elle en a peut-être l’intention. Bien sûr que Google le peut. Considérez le fait que les entreprises qui souhaitent atteindre un plus grand nombre de leurs abonnés ont déjà la possibilité de payer Facebook pour avoir le droit de le faire. Comment cela se produit-il?

Prenons le cas d’un organe de presse qui est suivi par 100 000 personnes, mais dont les publications ne sont vues que par un maximum de 800 de ces personnes. Facebook commence à envoyer à cet organe de presse des notifications pour leur offrir la possibilité de payer un certain montant pour qu’il obtienne un certain nombre de visionnements supplémentaires. Ma question est la suivante. Étant donné que les plateformes numériques peuvent ainsi élargir ou réduire l’accès au contenu, pourquoi les laisserait-on encore exercer un contrôle sur l’accès à du contenu journalistique exact et précis?

Avec le recul, on peut facilement comprendre pourquoi, en 2020, le gouvernement de l’Australie a demandé à l’Australian Competition and Consumer Commission, ou ACCC, de faire enquête sur les marchés touchés par l’offre de services de plateforme numérique, et surtout, pourquoi il lui a demandé de faire rapport là-dessus tous les six mois pendant trois ans. Ce gouvernement prend cette question très au sérieux.

Au terme de l’Australian Digital Platforms Inquiry, on a conclu que la domination que Google et Facebook exercent sur le marché a perturbé la capacité des entreprises de nouvelles de soutenir la concurrence, et c’est là-dessus que l’Australie s’est fondée pour établir son code.

Le recours stratégique de l’Australie à l’ACCC — l’équivalent de notre Bureau de la concurrence — est une excellente leçon pour le Canada. L’Australie s’en sert pour se pencher de près sur nombre de problèmes cruciaux pour son économie, sa société et sa démocratie. Elle fait son travail.

En revanche, le ministère du Patrimoine canadien a consulté le Bureau de la concurrence, mais s’est seulement penché sur l’enquête du Bureau au sujet des allégations de conduite anticoncurrentielle de la part de Google entre 2013 et 2016. Il aurait été très utile de mener une consultation beaucoup plus vaste et rigoureuse sur une longue période, surtout à la lumière des plus récentes mesures prises par Google.

J’espère sincèrement que le Comité sénatorial permanent des transports et des communications invitera des experts en droit de la concurrence à témoigner dans le cadre de l’étude du projet de loi C-18, en particulier au sujet de l’application du droit de la concurrence dans les marchés numériques.

Je me suis également demandé quel serait l’impact du projet de loi C-18 sur les organes de presse en ligne qui se sont développés. Quels effets favorables ou défavorables à la concurrence le projet de loi C-18 pourrait-il avoir sur ces organes d’information qui ont réussi à créer des modèles économiquement viables, contre vents et marées?

Je me suis penché sur allNovaScotia, un organe d’information politique et commerciale en ligne, accessible par abonnement et doté d’un verrou d’accès payant. Cela signifie qu’il ne partage aucune de ses informations sur les médias sociaux. L’entreprise a crû au cours des 20 dernières années et est maintenant présente dans quatre provinces. Le projet de loi C-18 ne les aidera pas, et pourrait même leur nuire, parce qu’aucune de leurs nouvelles n’est partagée au-delà de leur cercle d’abonnés.

Qu’en est-il des sites de nouvelles BetaKit ou The Logic? Ces deux entités font face à différents risques et réalités, mais les deux ont pris de l’expansion alors que les médias d’information traditionnels ont connu une décroissance. Il y a beaucoup de leçons à tirer de cela. Qu’en est-il de Canadaland dont le contenu est offert uniquement en baladodiffusion?

Il sera essentiel, selon moi, que le comité comprenne quel sera l’effet du projet de loi C-18 sur ces médias d’information en ligne qui prennent de l’ampleur. Voici quelques-unes de mes questions : quelles conséquences indésirables le projet de loi C-18 aura-t-il pour ces innovateurs? Le gouvernement s’engage-t-il à prolonger le crédit d’impôt pour la main-d’œuvre journalistique même si le projet de loi est adopté? Les critères d’admissibilité établis pour le projet de loi C-18 et le crédit d’impôt pour la main-d’œuvre journalistique sont-ils assez inclusifs pour encourager des médias d’information novateurs desservant toutes sortes de communautés?

Regardons ce dernier point de plus près. Si les critères utilisés pour déterminer l’admissibilité d’un média d’information sont fondés sur les médias traditionnels, la plupart des médias d’information émergents risquent d’être disqualifiés. À titre d’exemple, on dit que pour bénéficier d’un soutien, le contenu doit être axé sur des questions d’intérêt général et rendre compte d’événements actuels. Les médias traditionnels couvrent déjà tous les sujets, des sports jusqu’à la météo. Les médias d’information en ligne ne produisent pas ce genre de nouvelles puisqu’on peut les obtenir plus facilement ailleurs. L’exigence que j’ai mentionnée pourrait donc pousser un média d’information en ligne à diluer la qualité et la profondeur du contenu qu’il consacre à notre monde complexe dans le but de se concentrer davantage sur des questions d’intérêt général et d’être ainsi admissible au soutien.

Qu’en est-il du fait que les nouvelles propres à un secteur particulier n’auront pas droit à un soutien? Certains diront que les nouvelles concernant la technologie sont propres à un secteur particulier, bien que la technologie soit omniprésente dans tous les aspects de notre vie, dans tous les secteurs publics et les secteurs d’affaires, et même dans le monde de l’information. Si on utilise des critères fondés sur des médias d’information traditionnels, beaucoup de médias d’information novateurs, indépendants et originaux risquent d’être jugés inadmissibles.

De plus, contrairement aux médias traditionnels, les grands journaux en ligne attirent un lectorat qui est dispersé partout au pays. Ils ne se limitent pas à une seule grande région urbaine, même si, souvent, leurs sièges sociaux s’y trouvent.

En terminant, je vais tourner mon regard vers l’avenir, au-delà des dommages déjà causés, pour voir ce que nous pourrions faire pour éviter des dommages futurs et même pour créer plus de débouchés pour les Canadiens.

En novembre dernier, OpenAI a lancé une plateforme générative d’intelligence artificielle appelée ChatGPT. Au cours des trois premiers mois de son existence, ChatGPT a attiré plus de 100 millions d’utilisateurs et est devenue l’application destinée aux consommateurs qui a connu la croissance la plus rapide de l’histoire. Pourquoi?

L’intelligence artificielle générative peut créer ses propres extrants. Jusqu’à maintenant, les humains ont pratiquement eu le monopole du marché de la création. Ce monde-là est révolu. De plus en plus, on constate que l’intelligence artificielle peut aussi générer des contenus, mais beaucoup, beaucoup plus vite que nous, les humains.

Quel est le lien avec le projet de loi C-18? Afin de le savoir, j’ai demandé à ChatGPT si l’intelligence artificielle générative, ou IA, peut créer des nouvelles. J’ai instantanément reçu une réponse écrite claire qui confirmait que l’IA peut effectivement créer des nouvelles. Toutefois, il y avait un avertissement disant que la qualité du reportage dépend des données dont ChatGPT va se servir pour apprendre. Autrement dit, des données partielles ou inexactes généreront des reportages partiels ou inexacts.

Je me permets d’ajouter que j’irais encore plus loin. L’IA peut intensifier l’iniquité et la désinformation à la vitesse de l’éclair.

ChatGPT offre aussi un petit conseil : il est important d’informer les lecteurs que l’IA a été utilisée pour créer le reportage.

Étant donné que ces percées technologiques sont survenues dans les trois derniers mois, il est facile de s’imaginer que dans un proche avenir, le contenu général des nouvelles sera refaçonné et prendra la forme de reportages produits pour presque rien et diffusés dans les grandes plateformes technologiques. Quel sera l’impact sur notre démocratie? J’espère que le comité examinera tous les aspects relatifs à la pérennité du projet de loi C-18, y compris les moyens pour éviter que les robots conversationnels comme ChatGPT n’érodent encore plus le caractère rémunérateur du journalisme de qualité. De plus, le comité devra déterminer si le projet de loi C-18 contribuera à créer un environnement durable et concurrentiel pour le journalisme canadien.

Je demande aux membres du comité de se souvenir, dans le cadre de leurs travaux, de la façon dont Google a négocié avec un pays du G7. Ses agissements portent à croire que vous pourriez vouloir déterminer si les témoins que vous entendrez seront contraints par un accord de confidentialité, en conflit parce qu’ils ont déjà négocié une entente, ou s’ils témoignent sous pression ou par crainte que leurs publications ou leurs informations soient diffusées ou non en fonction de leur témoignage.

Que le projet de loi C-18 soit adopté sous sa forme actuelle ou avec des amendements, je continue de me demander s’il arrive assez vite pour sauver ce qui reste des médias traditionnels canadiens. L’échéancier du projet de loi permettrait toujours aux plateformes numériques de se traîner les pieds pendant huit mois après son entrée en vigueur. Je me demande si les fonds éventuels vont vraiment contribuer à venir en aide aux journalistes et au journalisme.

Chers collègues, il faudra garder à l’esprit le slogan du Washington Post, « la démocratie meurt dans la noirceur », au moment d’étudier le projet de loi C-18. L’effondrement catastrophique du journalisme et de la presse mine l’accès à une information et des idées exactes au Canada.

Voilà le problème : des médias qui ne sont pas viables financièrement finiront par mettre en péril notre démocratie.

Est-ce que le projet de loi C-18 fait au moins partie d’un train de mesures approprié? Je le crois. Est-ce que le projet de loi C-18 va contribuer à réduire les préjudices futurs pendant que nous cherchons des solutions plus durables? Je l’espère.

J’ai vraiment hâte de suivre le travail du comité. Merci, chers collègues.

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