Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
8 décembre 2020
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer le projet de loi S-207, Loi modifiant le Code criminel en ce qui concerne l’indépendance des tribunaux.
Je tiens à remercier la sénatrice Pate d’avoir présenté cet important projet de loi. J’aimerais aussi exprimer ma gratitude à M. MacKenzie Cheater, juriste en droit pénal à Winnipeg. Il m’a apporté une aide précieuse pour la rédaction de mon discours. Je tiens à remercier MacKenzie, un jeune homme, d’avoir pris le temps de décrire dans les grandes lignes à la personne d’un certain âge que je suis le processus de détermination de la peine et les peines minimales obligatoires, en plus de m’informer sur l’opinion publique concernant les modifications législatives envisagées et de me fournir des analyses statistiques sur la question.
Mon propos sur le projet de loi vient entièrement de lui :
La croissance exponentielle des lois sur les peines minimales obligatoires a eu des répercussions profondes sur la promesse faite par la Cour suprême du Canada en 1999 dans l’arrêt R. c. Gladue, soit d’atténuer les séquelles laissées par le colonialisme et l’oppression des Autochtones lorsque vient le temps de déterminer les peines.
Il est bien établi qu’au Canada, les délinquants autochtones sont incarcérés à un taux par habitant beaucoup plus élevé que le sont les délinquants non autochtones. C’est dans ma province natale, le Manitoba, que ce problème est le plus apparent. L’article 47 de l’arrêt Gladue le signale expressément :
« [L]’enquête sur le système judiciaire au Manitoba a révélé que si les Autochtones ne représentent que 12 % de la population du Manitoba, ils représentent plus de 50 % de la population carcérale dans cette province. À l’échelle nationale, les Autochtones constituent environ 2 % de la population canadienne, mais 10,6 % de la population carcérale du Canada. »
Ces statistiques reflètent la situation du Manitoba en 1999. En réponse à ce problème qui prenait de l’ampleur partout au pays, le Parlement a adopté, en 1996, le projet de loi C-41, Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence. Ce projet de loi a codifié des principes en matière de détermination de la peine déjà établis dans la common law, notamment la proportionnalité et la retenue, mais il a aussi créé une nouvelle disposition sur la détermination de la peine, qui se trouve maintenant à l’alinéa 718.2e) du Code criminel et qui dit qu’il faut notamment tenir compte de ceci :
« l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances [...] »
La Cour suprême a eu l’occasion de prendre cette disposition en considération pour la première fois dans la décision historique qu’elle a rendue dans l’affaire R. c. Gladue. La Cour suprême du Canada a mentionné les observations du ministre de la Justice de l’époque, Allan Rock, en rendant sa décision sur la bonne façon d’interpréter cette nouvelle disposition en matière de détermination de la peine, au paragraphe 46 :
« Le Parlement donne aux tribunaux une ligne de conduite précise grâce à ce projet de loi...
Le projet de loi définit également divers principes de détermination de la peine, par exemple : la peine infligée doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du contrevenant. Lorsqu’il est approprié de le faire, le recours aux solutions de rechange doit être envisagé, surtout lorsqu’il s’agit de contrevenants autochtones.
On retrouve, tout au long du projet de loi C-41, un principe général voulant que l’on n’emprisonne que les personnes qui méritent d’être emprisonnées. Il faudrait prévoir d’autres solutions pour les personnes qui commettent des infractions ne nécessitant pas une incarcération.
Les prisons seront là pour ceux qui en ont besoin, ceux qui devraient être punis de cette façon ou exclus de la société... [L]e projet de loi crée un climat qui encourage les sanctions communautaires et la réinsertion sociale des délinquants parallèlement à la réparation accordée aux victimes, et amène les criminels à mieux assumer la responsabilité de leurs actes.
Ce n’est pas simplement en étant plus stricts que nous nous doterons d’un système de justice pénale plus efficace. Nous devons utiliser nos ressources limitées de façon judicieuse. »
Dans l’arrêt Gladue, la cour a ultimement statué que l’alinéa 718.2e) était un appel à l’action pour remédier à la discrimination systémique et au racisme que vivent les Autochtones au sein du système de justice pénale. Comme il est énoncé dans la décision, aux articles 64 et 65 :
« Ces constatations exigent qu’on reconnaisse l’ampleur et la gravité du problème, et qu’on s’y attaque. Les chiffres sont criants et reflètent ce qu’on peut à bon droit qualifier de crise dans le système canadien de justice pénale. La surreprésentation critique des autochtones au sein de la population carcérale comme dans le système de justice pénale témoigne d’un problème social attristant et urgent. Il est raisonnable de présumer que le Parlement, en prévoyant spécifiquement à l’al. 718.2e) la possibilité de traiter différemment les délinquants autochtones dans la détermination de la peine, a voulu tenter d’apporter une certaine solution à ce problème social. On peut légitimement voir dans cette disposition une directive que le Parlement adresse à la magistrature, l’invitant à se pencher sur les causes du problème et à s’efforcer d’y remédier, dans la mesure où cela est possible dans le cadre du processus de détermination de la peine.
Il est évident que des pratiques innovatrices dans la détermination de la peine ne peuvent à elles seules faire disparaître les causes de la criminalité autochtone et le problème plus large de l’aliénation des autochtones par rapport au système de justice pénale. La proportion anormale d’emprisonnement chez les délinquants autochtones découle de nombreuses sources, dont la pauvreté, la toxicomanie, le manque d’instruction et le manque de possibilités d’emploi. Elle découle également de préjugés contre les autochtones et d’une tendance institutionnelle déplorable à refuser les cautionnements et à infliger des peines d’emprisonnement plus longues et plus fréquentes aux délinquants autochtones. Plusieurs aspects de cette triste réalité sont hors du champ des présents motifs. Mais ce qu’on peut et doit examiner, c’est le rôle limité que joueront les juges chargés d’infliger les peines dans le redressement des injustices subies par les autochtones au Canada. Les juges qui prononcent les peines comptent parmi les décideurs qui ont le pouvoir d’influer sur le traitement des délinquants autochtones dans le système de justice. Ce sont eux qui décident le plus directement si un délinquant autochtone ira en prison, ou s’il est possible d’envisager des solutions de rechange qui permettront peut-être davantage de restaurer un certain équilibre entre le délinquant, la victime et la collectivité, et de prévenir d’autres crimes. »
La promesse de révolutionner le processus de détermination de la peine, une promesse radicale exprimée ici par la Cour suprême du Canada, a été examinée de nouveau dans l’arrêt R. c. Ipeelee, 2012. La cour y fait les observations suivantes au paragraphe 63 :
« Plus d’une décennie s’est écoulée depuis le prononcé de l’arrêt Gladue. Comme le montrent les statistiques, l’al. 718.2e) du Code criminel n’a pas eu d’effet perceptible sur le problème de surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale. Certes, les principes énoncés dans Gladue n’ont jamais été envisagés comme une panacée. La doctrine et la jurisprudence semblent toutefois indiquer que cet échec pourrait découler dans une certaine mesure de problèmes fondamentaux d’interprétation et d’application tant de l’al. 718.2e) que de notre décision dans l’affaire Gladue. »
Les problèmes cernés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Gladue et confirmés dans l’arrêt Ipeelee n’ont fait qu’empirer depuis 2012. D’après un rapport de Statistique Canada publié le 9 mai 2019, les Autochtones comptent pour 75 % de la population des détenus au Manitoba, alors qu’ils ne représentent que 15 % de la population générale de la province. La seule conclusion à tirer de ces données est que la discrimination systématique contre les Autochtones est toujours présente dans le système de justice pénale.
L’alinéa 718.2e) a été conçu pour contribuer à remédier à l’incarcération excessive des délinquants autochtones en repensant le processus de détermination de la peine. Il exige que le juge qui prononce la peine considère toutes les options avant d’imposer une peine d’emprisonnement. Bien que cela ne soit pas toujours possible, la considération doit être véritable et tenir compte des antécédents uniques du délinquant qui fait l’objet de la poursuite.
Les lois imposant des peines minimales obligatoires nuisent directement au recours à des solutions autres que l’incarcération. Il est impossible pour un juge prononçant la peine d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de concevoir une peine autre que la détention lorsque le Code rend l’emprisonnement obligatoire. […]
Il n’est pas étonnant que la Commission de vérité et réconciliation du Canada ait traité précisément de cette préoccupation dans son appel à l’action [no 32], publié en 2015 :
« Nous demandons au gouvernement fédéral de modifier le Code criminel afin de permettre aux juges de première instance, avec motifs à l’appui, de déroger à l’imposition des peines minimales obligatoires de même qu’aux restrictions concernant le recours aux peines d’emprisonnement avec sursis. »
En 2001, l’Osgoode Hall Law Journal a publié, dans l’article « Mandatory Minimum Prison Sentencing and Systemic Racism », une critique [concise] :
« Les peines d’emprisonnement minimales obligatoires altèrent le cadre de justice pénale. Elles drainent le contrôle de la magistrature en ce qui a trait à la punition des délinquants et confèrent des pouvoirs quasi judiciaires à la police et aux procureurs. Ce transfert de pouvoir contredit la compréhension acceptée selon laquelle, dans le système de justice pénale, la police, la Couronne et la magistrature assument des rôles distincts, quoique complémentaires. La police est responsable d’enquêter sur les actes criminels, d’arrêter les personnes soupçonnées d’avoir enfreint la loi et de déposer des chefs d’accusation contre elles. Le rôle du procureur de la Couronne consiste à poursuivre les délinquants en justice. Enfin, les juges président les procès et sont responsables d’imposer les peines.
Lorsque des peines minimales obligatoires sont intégrées dans le système pénal, l’importance du rôle de gardien des policiers est accrue. Les personnes ciblées par les enquêtes policières et accusées se retrouvent devant une alternative difficile : soit elles choisissent de subir un procès et, si elles sont reconnues coupables, de recevoir la peine minimale obligatoire (pour la détermination de laquelle le juge n’aura pas la discrétion de tenir compte des circonstances du crime ou du délinquant), soit, après entente entre l’avocat de la défense et le procureur, elles plaident coupables à une accusation réduite qui entraîne une peine moins sévère. La personne accusée d’un crime entraînant une peine minimale obligatoire risque, qu’elle soit coupable ou non, de se retrouver dans une situation où la pression pour plaider coupable sera exacerbée [...] »
C’est le risque qu’entraînent les lois assorties de peines minimales obligatoires — elles enlèvent du pouvoir aux tribunaux pour le donner à la Couronne et aux policiers. Le risque d’amplification de la discrimination systémique et de marginalisation accrue des Autochtones au sein du système de justice pénale est accru en raison du transfert du pouvoir des entités transparentes vers des entités non transparentes [...]
Je crois que le projet de loi S-207 constitue une solution efficace aux problèmes que présentent les lois assorties de peines minimales obligatoires. Je demande aux sénateurs d’appuyer le projet de loi S-207 et de contribuer à rendre le système de justice plus juste, plus efficace et plus équitable.
Merci.