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Le Sénat

Adoption de la motion tendant à demander au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté d’attribuer la citoyenneté à Raif Badawi

3 juin 2021


L’honorable Julie Miville-Dechêne

Conformément au préavis donné le 15 mars 2021, propose :

Que le Sénat demande au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté d’attribuer la citoyenneté à Raif Badawi, selon le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi sur la citoyenneté à l’article 5, qui lui permet d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse.

— Honorables sénateurs, je prends la parole pour expliquer pourquoi je présente une motion demandant au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Marco Mendicino, d’attribuer sans délai la citoyenneté canadienne au journaliste blogueur saoudien Raif Badawi, emprisonné depuis neuf ans en Arabie saoudite. C’est la Loi sur la citoyenneté qui octroie au ministre le pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse. Il est clair pour moi qu’il s’agit bien dans ce cas-ci d’une situation particulière de détresse et de persécution. Toutefois, c’est aussi une cause qui a des liens indéniables avec le Canada, et plus particulièrement avec le Québec.

Raif Badawi est détenu depuis neuf ans en Arabie saoudite pour insulte envers l’islam. Sa courageuse épouse, Ensaf Haidar, et leurs trois enfants ont obtenu l’asile chez nous et se sont installés à Sherbrooke. Ils sont maintenant citoyens canadiens. Grâce à l’infatigable croisade de Mme Haidar pour la libération du père de ses enfants, Raif Badawi est devenu une cause célèbre au Québec. Son capital de sympathie est important.

Quel crime Raif Badawi a-t-il donc commis pour croupir en prison depuis neuf ans? Il a lancé en 2008 un site Web baptisé « Free Saudi Liberals », ce qui signifie « Libérez les libéraux saoudiens ». Il militait en faveur de la libéralisation morale en Arabie saoudite, soit la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’expression et l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce qui serait parfaitement légitime dans un pays démocratique où la liberté d’expression est respectée lui a valu d’être condamné à 10 ans de prison, à 1 000 coups de fouet et à une lourde amende pour avoir publié des propos jugés blasphématoires. Ce pays totalitaire, régi par la charia, est le berceau d’un islam intégriste, le wahhabisme, qui est exporté un peu partout.

Un tollé international a interrompu la flagellation après 50 coups de fouet, mais, depuis ce temps, les problèmes de santé physique et psychologique de Raif Badawi et ses grèves de la faim ont inquiété ses proches et ses alliés, dont l’ex-ministre canadien de la Justice Irwin Cotler, un de ses plus ardents défenseurs. Une campagne mondiale s’est déployée, ponctuée d’interventions des Nations unies. Il y a eu beaucoup d’appels infructueux à la clémence et à sa libération, notamment, de la part de l’ancien vice-président américain, Mike Pence, de la Chambre des représentants et du Sénat américain.

En 2018, la ministre canadienne des Affaires étrangères de l’époque, Chrystia Freeland, a eu l’audace d’utiliser Twitter pour réclamer la libération immédiate de Raif Badawi et de sa sœur Samar Badawi, militante des droits des femmes qui venait d’être emprisonnée, ce qui a provoqué la furie du régime saoudien et a entraîné des sanctions à l’endroit du Canada.

Le Québec, de son côté, a fait reporter la candidature de l’Arabie saoudite à titre d’observateur au sein de l’Organisation internationale de la Francophonie, évoquant notamment la situation de Raif Badawi.

Raif Badawi est aussi devenu un symbole de la résistance. Il a d’ailleurs reçu le prestigieux prix Sakharov pour la liberté de l’esprit en 2015, une distinction qui honore la mémoire du grand physicien dissident persécuté pour avoir défié la dictature soviétique. À l’annonce de ce prix, le Président du Parlement européen a dit ceci de Raif Badawi, et je cite :

Raif Badawi est devenu un symbole et une source d’inspiration pour tous ceux qui luttent en faveur des droits fondamentaux dans la région et au-delà […]. Malgré un risque important, Raif Badawi a tenté avec courage de favoriser la libre pensée et a exercé son droit à la liberté d’expression, remplissant le vide laissé par l’absence d’une liberté de la presse dans son pays.

Ensaf Haidar a rajouté ce qui suit à cette occasion :

Raif n’est pas un criminel. C’est un écrivain et un libre-penseur, voilà tout. Le crime de Raif Badawi, c’est d’être une voix libre dans un pays qui n’accepte rien d’autre qu’un seul avis et qu’une pensée unique.

Le sort de tous les prisonniers politiques et de tous les prisonniers d’opinion est important. Il remet en cause les compromis que l’on fait en politique étrangère entre notre conscience et notre confort économique. Pour protéger la vie de Raif Badawi, vaut-il mieux garder le silence et agir en coulisses? « Non, non, et non », répète Irwin Cotler, du Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, « le silence est désastreux ».

Rappelons-nous d’ailleurs que l’Arabie saoudite a été impliquée dans le meurtre atroce et le démembrement du journaliste Jamal Khashoggi en 2018. Raif Badawi a lui aussi été reconnu comme étant un journaliste par plusieurs solides institutions internationales, notamment Reporters sans frontières, qui lui a remis le Prix pour la liberté de la presse.

Cependant, pourquoi vouloir accorder la citoyenneté canadienne à Raif Badawi? Tout d’abord, Raif Badawi, me dit-on, attend avec une immense impatience cette citoyenneté canadienne : il l’implore depuis six ans.

L’Arabie saoudite ne reconnaît pas la double citoyenneté, mais en vertu du droit international, il n’est pas interdit pour un pays d’exercer sa protection diplomatique en faveur d’un ressortissant ayant la double nationalité. C’est ce qu’indique du moins une récente analyse du Groupe d’experts juridiques de haut niveau sur la liberté de la presse, constitué à la demande des gouvernements britannique et canadien.

Raif Badawi pourrait aussi tenter de renoncer à sa citoyenneté saoudienne. Si le prisonnier obtient sa citoyenneté canadienne, cela donne un argument de poids à ses défenseurs pour qu’il bénéficie de services consulaires canadiens. Par exemple, à titre de citoyen canadien, Raif Badawi pourrait recevoir la visite de diplomates canadiens, et peut-être voir ses conditions de détention améliorées. Ces visites pourraient soulager sa détresse psychologique. Il pourrait espérer, grâce à son passeport canadien, un sauf-conduit au moment de sa libération, car, autrement, il ne peut pas quitter l’Arabie saoudite pendant 10 ans.

Rien de tout cela n’est acquis, bien sûr, mais c’est l’espoir que porte la motion que je vous présente, l’espoir aussi que trois enfants canadiens puissent revoir leur père sans qui ils ont grandi dans leur pays d’accueil. Comme vous le savez, l’autre endroit a adopté à l’unanimité une motion similaire le 27 janvier dernier. Si les deux Chambres font la même demande auprès du gouvernement canadien, la pression politique sera d’autant plus forte. Malheureusement, jusqu’à maintenant, le ministre de l’Immigration n’a donné aucun signal qu’il allait agir dans le sens de la motion unanime de nos collègues députés.

Enfin, il ne faut pas tarder, car les choses continuent d’évoluer de façon inquiétante en Arabie saoudite. Dans la foulée des dernières révélations de la CIA sur le meurtre de Jamal Khashoggi, Raif Badawi aurait fait l’objet d’une enquête pour avoir nui à la réputation du royaume saoudien. Le 15 mars dernier, Raif Badawi est passé devant un tribunal pénal pour un nouveau procès. L’accusation interprète ses grèves de la faim pour obtenir des médicaments et des livres comme une tentative de suicide. Or, le suicide est un crime en vertu du droit saoudien, qui est fondé sur la charia. Une nouvelle condamnation compromettrait sa libération prévue dans un an.

Chers collègues, je vous demande donc d’appuyer cette motion humanitaire sans délai. Je vous remercie.

L’honorable Pierre J. Dalphond [ + ]

Honorables sénateurs, j’appuierai par ce discours la motion de ma collègue la sénatrice Miville-Dechêne, qui vise à demander au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Marco Mendicino, d’attribuer la citoyenneté à l’écrivain et blogueur saoudien Raif Badawi, en vertu de son pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse. J’ajoute que le 27 janvier dernier, la Chambre des communes a unanimement adopté une motion similaire.

La saga de M. Badawi ne débute pas avec son arrestation par les autorités saoudiennes en 2012, mais en 2008, l’année où, à 24 ans, il a fondé le blogue et forum de discussion Free Saudi Liberals avec Souad al-Shamani, une défenseure saoudienne des droits des femmes. La même année, il a été arrêté, interrogé au sujet de son site Internet, puis relâché.

Il a ensuite été accusé d’avoir créé un site Internet injuriant l’islam. Il a alors quitté l’Arabie saoudite. Il n’y est retourné qu’après indication des procureurs saoudiens qu’ils laissaient tomber les accusations, mais c’était un leurre. En mai 2009, ses actifs et ceux de sa femme en Arabie saoudite ont été gelés. En décembre 2009, alors qu’il s’apprêtait à prendre un vol direction Beyrouth, on lui interdit, sans aucune explication, de quitter le pays.

En mars 2012, le religieux cheikh Abdul-Rahman Al-Barrak a publié une décision religieuse, une fatwa, déclarant que M. Badawi est un apostat qui doit être jugé et condamné pour avoir déclaré sur son site que les musulmans, les juifs, les chrétiens et les athées sont tous égaux.

Après cette fatwa, son épouse et ses enfants se sont enfuis en Égypte, puis se sont installés brièvement au Liban avant de demander l’asile politique au Canada — ce qu’ils ont obtenu —, et ils se sont installés ensuite dans la belle ville québécoise de Sherbrooke. Ils sont tous aujourd’hui citoyens canadiens et, ma foi, bien engagés, même que son épouse souhaite se présenter comme candidate aux prochaines élections fédérales pour le Bloc québécois.

En juin 2012, M. Badawi est officiellement arrêté et accusé d’avoir créé un site Web qui porte atteinte à la « sécurité générale », d’avoir ridiculisé l’islam et de s’être adonné à l’apostasie, un crime passible de la peine de mort en Arabie saoudite. Heureusement, ensuite, un juge a rejeté l’accusation d’apostasie, après que M. Badawi a pu convaincre le tribunal qu’il était musulman.

Cependant, en juillet 2013, M. Badawi est trouvé coupable des autres chefs d’accusation qui avaient été portés contre lui et on lui impose alors une peine de sept ans de prison et 600 coups de fouet. Dans le cadre d’une violation flagrante des normes internationales pour un procès équitable, l’avocat de M. Badawi a été empêché d’assister à l’audience — cela rappelle un peu le sort des Canadiens en Chine. Ce dernier, Waleed Abulkhair, également un défenseur des droits de la personne, sera ensuite emprisonné et condamné à 15 ans de prison.

En 2014, la peine de M. Badawi est portée en appel et, à sa grande surprise, elle est revue à la hausse : 10 ans de prison et 1 000 coups de fouet étalés sur une période de 20 semaines, une amende d’un million de riyals, c’est-à-dire 300 000 $ canadiens à l’époque, une interdiction totale d’utiliser Internet et de quitter l’Arabie saoudite pendant les 10 années suivant sa sortie de prison.

À la demande du roi d’Arabie saoudite, la Cour suprême du pays a examiné la décision, qu’elle a finalement maintenue dans un jugement datant de janvier 2015. Cet examen de la Cour suprême a été effectué sans que le nouvel avocat de M. Badawi soit autorisé à faire des représentations.

Comme vous le savez sans doute, la flagellation contrevient à l’interdiction de faire subir de la torture en vertu du droit international, et notamment à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, que l’Arabie saoudite a pourtant ratifiée en 1997. De plus, l’article 8 de la Charte arabe des droits de l’homme prévoit également ce qui suit :

a) Nul ne peut être soumis à des tortures physiques ou mentales ou à un traitement cruel, inhumain, humiliant ou dégradant .

Il s’agit d’un autre document ratifié par l’Arabie saoudite.

À cela, l’Arabie saoudite répond que l’interdiction de la torture, en vertu de la Charte arabe des droits de l’homme et du droit international, ne s’applique pas aux condamnations prononcées en vertu de la charia. Cela dit, il faut se réjouir du fait qu’en 2020, la peine de la flagellation a enfin été abolie en Arabie saoudite, ce que je considère comme étant un pas dans la bonne direction en ce qui a trait à la gouvernance de ce royaume. Je souligne que M. Badawi avait déjà reçu plusieurs dizaines de coups de fouet au moment où la peine de la flagellation a été abolie.

Toutefois, il reste que la situation de Raif Badawi est inacceptable et suscite beaucoup d’indignation et d’appels à la clémence au Québec, au Canada et partout dans le monde. Si on fait la liste des reconnaissances qu’a reçues M. Badawi, on peut mentionner une nomination au prix Nobel de la paix en 2015, le prix de la défense de la liberté d’expression, le prix du courage au Sommet de Genève sur les droits de la personne et la démocratie en 2015, et enfin, un doctorat honorifique de l’Université de Sherbrooke en 2017.

Ces reconnaissances ne sont pas passées inaperçues au Royaume d’Arabie saoudite. Au début du mois de mars 2021, le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, qui travaille sur le dossier, nous a appris que M. Badawi et son épouse, Ensaf Haidar, font tous deux l’objet d’une enquête pour avoir « influencé l’opinion publique et porté atteinte à la réputation du Royaume ».

Dans un article publié dans le défunt HuffPost, l’honorable Irwin Cotler, ancien ministre de la Justice, directeur du Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne et conseiller juridique de M. Badawi, expliquait ceci :

La dernière fois que le ministre Dion a parlé à des représentants saoudiens du cas de M. Badawi, ceux-ci ont rétorqué que ce dernier n’a pas la citoyenneté canadienne et que, par conséquent, le Canada ne peut intervenir en sa faveur. J’ai représenté des prisonniers politiques pendant une quarantaine d’années dans toutes sortes de pays, comme l’ancienne Union soviétique, […]

 — M. Cotler représentait alors Andreï Sakharov, puis Saad Eddin Ibrahim en Égypte, et ensuite nul autre que Nelson Mandela en Afrique du Sud; maintenant, il représente Raif Badawi. —

[…] c’est la première fois qu’un pays met en doute mon droit — et celui du Canada — d’intervenir au nom d’un prisonnier politique parce qu’il n’est pas citoyen canadien.

M. Badawi a obtenu la citoyenneté d’honneur de la Ville de Sherbrooke en 2015 et de la Ville de Montréal en 2018, mais il lui manque toujours celle qui compte, soit la véritable citoyenneté canadienne. Cette absence de citoyenneté canadienne agit comme une barrière à toute intervention de notre pays dans cette affaire et elle empêche d’offrir tout service consulaire à M. Badawi.

Par conséquent, la citoyenneté canadienne n’annulerait sûrement pas la condamnation de M. Badawi ni son interdiction de quitter l’Arabie saoudite pendant 10 ans, après sa période de détention, mais elle donnerait au Canada la possibilité d’intervenir. C’est pourquoi je vous invite à appuyer cette motion, chers collègues. Merci.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

(La motion est adoptée.)

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