Projet de loi favorisant un meilleur équilibre entre l'indépendance et la reddition de comptes de la Banque du Canada
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
6 février 2024
Chers collègues, je prends la parole aujourd’hui à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi de la sénatrice Bellemare, le projet de loi S-275, Loi modifiant la Loi sur la Banque du Canada.
Notre collègue est une économiste chevronnée et progressiste qui s’est longtemps passionnée pour des enjeux comme le travail et une meilleure concertation des acteurs économiques — d’où son intérêt pour la politique monétaire.
Dans le contexte actuel, le projet de loi S-275 mérite certainement que nous l’étudiions en comité et que nous en débattions au Sénat, car la politique monétaire du Canada a un effet évident sur la vie quotidienne des citoyens.
Le projet de loi S-275 est un effort louable en vue de mettre à jour la Loi sur la Banque du Canada. Le mandat de la banque centrale n’a pas été revu depuis 2008. Son mandat, tel que défini dans la Loi sur la Banque du Canada, et je cite, est de « favoriser la prospérité économique et financière du Canada ». Cependant, dans les faits, le réel objectif de la Banque du Canada est de lutter coûte que coûte contre l’inflation, avec une cible de 2 %. Il est plus que temps de réfléchir à ce mandat unidimensionnel de la Banque du Canada.
Il ne faut pas attendre que les façons de faire de la banque centrale soient dépassées pour que le Parlement y réfléchisse.
En septembre dernier, les gouvernements de l’Ontario, de la Colombie-Britannique et de Terre-Neuve-et-Labrador ont tous demandé à la Banque du Canada d’abaisser le taux directeur et de considérer avec plus d’attention les conséquences humaines qui découlent de sa politique monétaire.
Bien sûr, ce n’est pas aux politiciens de déterminer le taux directeur, ce qui serait un désastre. Cependant, ce cri du cœur collectif de la classe politique reflète une profonde inquiétude au sein de la population, qui se demande comment elle pourra faire face au prochain paiement hypothécaire et à quel taux elle pourra renouveler cette même hypothèque.
Dans son préambule, la sénatrice Bellemare a parlé du sentiment selon lequel il existe un déficit démocratique autour de la gestion de la politique monétaire. Je suis d’accord avec elle.
Beaucoup croient que la politique monétaire canadienne manque de souplesse. Dans un article publié par La Presse en 2023, Matthieu Arseneau, chef économiste adjoint, et Alexandra Ducharme, économiste à la Banque Nationale Marchés financiers, estimaient que la politique monétaire du Canada est considérée comme l’une des plus strictes des pays du G7, et que le Canada est parmi les pays affichant la plus faible augmentation du PIB. Les deux économistes avançaient d’ailleurs que les hausses successives du taux directeur étaient prématurées et même périlleuses pour l’économie.
Notons qu’aujourd’hui même, dans un discours prononcé devant le Conseil des relations internationales de Montréal, le gouverneur de la Banque du Canada, Tiff Macklem, a défendu son mandat et ses récentes décisions en réitérant qu’une inflation basse et stable est essentielle à la prospérité collective, mais il a ajouté que la politique monétaire avait des limites certaines et qu’elle ne peut rien faire pour l’abordabilité des logements ou la croissance économique à long terme. Il s’agit de problèmes de nature structurelle, a-t-il dit.
Le projet de loi S-275 propose des changements majeurs à la Loi sur la Banque du Canada actuelle.
Tout d’abord, il prône la formation d’un comité permanent composé de neuf membres. De plus — grande nouveauté —, six de ses membres seraient recrutés à l’extérieur de la Banque du Canada, dans le but de faire entrer de nouvelles perspectives dans cette institution où le pouvoir est surtout concentré entre les mains d’une seule personne, soit le gouverneur. Les responsabilités de ce nouveau comité iraient de l’évaluation de la politique monétaire du Canada à la fixation du taux directeur, et chaque membre disposerait d’une voix, ce qui serait sans précédent.
Ensuite, le projet de loi permet d’ajouter deux objectifs explicites à la politique monétaire canadienne, alors que la Loi sur la Banque du Canada ne faisait mention d’aucun objectif officiel à ce jour.
À l’article 14 du projet de loi, l’atteinte du plein emploi et son maintien viennent s’ajouter à l’objectif que poursuit déjà de facto la Banque du Canada, soit l’atteinte et le maintien de la stabilité relative du niveau général des prix à moyen terme.
Finalement, le projet de loi S-275 réclame davantage de transparence afin que l’on puisse mieux comprendre les choix qui sont faits par la Banque du Canada, notamment la publication chaque année d’une analyse de scénarios coûts-bénéfices envisagés pour fixer le taux directeur et des rapports sommaires des discussions entre le comité de la Banque du Canada et le ministère des Finances. Le Fonds monétaire international encourage d’ailleurs plus de transparence de la part des banques centrales. On ne peut pas être contre cela, il me semble.
Jetons donc un coup d’œil sur ces changements importants.
Selon la sénatrice Bellemare, qui est économiste de formation, la Banque du Canada ne devrait pas, comme elle le fait, se limiter à combattre l’inflation. Dans le préambule du projet de loi, on peut lire que la politique monétaire traditionnelle est peu efficace pour répondre à l’évolution démographique, à la crise climatique, aux changements technologiques et à l’incertitude politique. Cependant, il est impossible de dresser une liste trop longue de critères qui compliquerait beaucoup trop les choix de la banque centrale. La sénatrice a choisi d’ajouter l’objectif de l’atteinte du plein emploi, mais d’autres personnes à qui nous avons parlé jugent qu’il serait plus important d’inscrire l’objectif de la stabilité financière — une notion plus large, qui englobe les enjeux de l’inflation et de l’emploi —, mais aussi d’autres considérations, comme les bulles d’actifs ou les impacts redistributifs des politiques monétaires.
Ce que la sénatrice Bellemare propose est un double mandat : la Banque du Canada devrait tenir compte à la fois de l’inflation et du plein emploi pour fixer son taux directeur. La professeure Lilia Karnizova, de l’Université d’Ottawa, spécialiste en matière de politique monétaire, juge que ce double mandat risque de compliquer le travail de la Banque du Canada.
En fait, puisqu’on a un seul outil pour atteindre deux objectifs différents, comment va-t-on décider de la priorité s’il y a un conflit?
Par ailleurs, l’idée d’avoir six membres issus de l’extérieur au sein d’un comité de neuf décideurs est-elle réaliste?
Depuis peu, un des membres du comité de direction de la Banque du Canada vient de l’extérieur et il participe aux discussions. Il s’agit de Nicolas Vincent, nommé en mars 2023, qui est professeur titulaire d’économie à HEC Montréal et chercheur. Cependant, ce poste n’est pas enchâssé dans la Loi sur la Banque du Canada, ce qui signifie qu’il peut disparaître selon le bon vouloir des dirigeants en place.
Il y a un autre élément : les décisions de ce comité se prennent par consensus, sans tenir de vote. Plusieurs croient qu’il faudrait ajouter une diversité de points de vue et d’expertises dans notre banque centrale, car presque tous les membres du conseil de direction ont le même profil de docteurs en économie. Là où le projet de loi S-275 va peut-être trop loin, c’est en donnant la balance du pouvoir aux six experts de l’extérieur de la Banque du Canada, ce qui ne s’est jamais fait dans d’autres banques centrales ailleurs dans le monde. J’ai noté que la sénatrice Bellemare s’est dite ouverte à l’idée de rééquilibrer les choses dans cette Chambre le 26 septembre dernier.
Il faut dire que les débats sur les politiques des banques centrales ne touchent pas que le Canada. En effet, l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni ont tous les trois adopté un modèle prévoyant plus de transparence de la part de leur banque centrale, tout en misant sur un mandat flexible afin de ne pas se limiter à la stabilité des prix.
Le modèle du Royaume-Uni est sans doute le plus pertinent pour nous. La Grande-Bretagne a décrété que le Comité de la politique monétaire de sa banque centrale serait formé de cinq membres de l’interne et de quatre membres de l’externe. Ces membres externes sont nommés pour garantir que le comité bénéficie de réflexions et d’expertises extérieures à la Banque d’Angleterre. Chaque membre du comité possède une expertise différente en économie ou en politique monétaire. Avant d’être nommés au comité, les membres externes actuels étaient tous des économistes spécialisés, notamment en gestion de risque ou en immobilier. Ils n’étaient donc pas tous issus du milieu académique. Les membres du comité ne représentent pas non plus de groupes ou d’intérêts particuliers; ils sont réputés indépendants.
Ensuite, le comité est principalement chargé de maintenir la mesure de l’inflation proche d’un objectif fixé par le gouvernement, qui est actuellement de 2 %. Cependant, la Banque d’Angleterre a un objectif secondaire, soit de soutenir la croissance et l’emploi, qui a été renforcé en mars 2013 par le gouvernement. Les décideurs de la Banque d’Angleterre auraient donc toujours une cible en matière d’inflation, mais celle-ci serait plus flexible, car les membres du Comité de politique monétaire seront en mesure de faire des compromis pour soutenir l’économie. Cela implique que le comité serait en mesure de justifier une inflation supérieure à son objectif à moyen terme, si l’on jugeait que le contexte économique plus large exigeait des mesures pour stimuler la croissance.
Au Royaume-Uni, cette nouvelle façon de faire au sein de la banque centrale n’est pas passée inaperçue, notamment en ce qui a trait à la montée récente de l’inflation. La Banque d’Angleterre a d’ailleurs fait l’objet de critiques croissantes de la part des députés conservateurs, qui estiment que son double mandat a ralenti la lutte de la banque centrale contre la flambée des prix.
Cela dit, certains économistes soulignent que, dans la plupart des autres économies avancées, plutôt que de chercher à modifier leur mandat, la plupart des banques centrales revoient leurs stratégies pour s’assurer qu’elles peuvent s’y conformer pleinement. Plusieurs ont exprimé leur inquiétude quant au fait que tout appel du gouvernement en vue de revoir le mandat soulève des questions quant à l’indépendance de la Banque d’Angleterre.
Historiquement, aux États-Unis, la Réserve fédérale américaine avait, elle aussi, un double mandat, soit de maintenir des prix stables et de parvenir au plein emploi. Cependant, en 2010, une loi visant à répondre à la crise financière de 2007-2008 a permis de créer un troisième mandat officiel pour la Fed : celui de participer au Conseil de surveillance de la stabilité financière. Ce conseil identifie les risques financiers et impose de nouvelles réglementations, si nécessaire. De plus, il rassemble l’expertise des régulateurs financiers fédéraux et étatiques pour identifier et évaluer les menaces émergentes pour la stabilité financière des États-Unis. Selon un article du New York Times publié l’été dernier, « l’économie américaine semble toutefois avoir atteint un meilleur équilibre », notamment grâce aux différents mandats qui existent au sein de la Fed. En effet, après la dernière crise de cette ampleur qui est survenue dans les années 1980, de nombreux économistes craignaient qu’une répétition des mesures draconiennes qui avaient été mises en place à l’époque soit nécessaire. Pourtant, l’été dernier, le taux de chômage aux États-Unis est tombé à 3,5%. En comparaison, pour la même période, le taux de chômage au Canada était de 5,5%.
Ce ne sont que quelques exemples, bien sûr. Sans surprise, certains ne sont pas d’accord. Un article d’Arjun Jayadev, professeur d’économie à l’Université du Massachusetts, qui a été publié en 2006 dans le journal Economics Letters, maintenait que le double mandat ne précise pas explicitement l’importance relative des objectifs de stabilité des prix et de plein emploi et qu’il introduit une incertitude quant aux actions à court et à long terme d’une banque centrale. De plus, selon le FMI, si on accorde moins d’attention à l’inflation et à la stabilité des prix, le public peut réagir de manière négative, parce que l’inflation touche de près la vie des citoyens et que l’on pourrait croire que la banque centrale ne se préoccupe pas suffisamment de cet enjeu.
Bref, une vraie discussion sur le mandat de la Banque du Canada s’impose. Devrait-on maintenir un objectif unique de lutte contre l’inflation, ou devrait-on tenir compte d’autres critères, comme le plein emploi, pour établir notre politique monétaire? Devrait-on faire entrer des perspectives externes dans cette institution et réduire le déficit démocratique, en exigeant qu’une forte minorité de membres votants viennent de l’extérieur de la banque? Voilà, selon moi, des questions qui justifient que nous renvoyions ce projet de loi en comité pour étude.
Merci.
Honorables sénateurs, cet article est ajourné au nom de l’honorable sénatrice Martin et, après mon intervention d’aujourd’hui, je demande le consentement pour que cet article demeure ajourné à son nom.