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Projet de loi sur l'esclavage moderne

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

10 mars 2020


L’honorable Yvonne Boyer [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer le projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur l’esclavage moderne et modifiant le Tarif des douanes, parrainé par la sénatrice Miville-Dechêne. Même si l’objectif premier du projet de loi est d’éliminer le travail forcé et le travail des enfants au Canada et la présence de ces pratiques dans la chaîne d’approvisionnement mondiale, le projet de loi nous invite à réfléchir à une autre forme d’esclavage qui existe dans la société canadienne, à savoir la traite des personnes. En d’autres termes, l’exploitation sexuelle organisée et l’exploitation sexuelle des enfants.

Avant d’arriver au Sénat, Sécurité publique Canada m’avait chargée d’effectuer des recherches et de cosigner un document sur la traite des femmes et des filles autochtones. L’étude était fondée sur 76 entrevues que nous avons menées auprès d’expertes en la matière, dont bon nombre étaient des survivantes de l’exploitation sexuelle. Elles avaient été victimes de traite alors qu’elles étaient enfants, adolescentes ou adultes. Nous avons respectueusement appelé ces femmes les spécialistes du sujet en raison de tout leur vécu.

Nous avons également interrogé des représentants des forces de l’ordre et d’organismes chargés de l’application de la loi, ainsi que des travailleurs de première ligne. L’objectif de l’étude était de faire la lumière sur les mécanismes de traite des femmes et des filles autochtones à des fins d’exploitation sexuelle. J’ai appris beaucoup de choses au cours de ce processus, et j’aimerais vous faire part de quelques anecdotes sur l’importance et la nécessité d’adopter ce projet de loi.

Sécurité publique Canada définit la traite des personnes comme le fait de recruter, de transporter et d’héberger une personne ou de contrôler, de diriger ou d’influencer ses mouvements afin de l’exploiter, habituellement par l’exploitation sexuelle ou le travail forcé. La traite des personnes, l’exploitation sexuelle, les faveurs sexuelles pour assurer sa survie et le travail du sexe sont des réalités distinctes ayant toute une gamme de répercussions qui nécessitent des soutiens ciblés et des initiatives politiques. Ce qui distingue ces termes, c’est la notion de consentement. Il est essentiel de reconnaître que le consentement n’implique pas nécessairement un choix éclairé. Comme l’a souligné un expert, il est rare que les filles autochtones ou les femmes de couleur soient des travailleuses du sexe. Souvent, elles font l’objet de traite pour des raisons de pouvoir et de contrôle, et elles sont contraintes à se prostituer pour survivre.

La partie de la définition du mot « traite » qui parle de consentement est souvent mal comprise. On confond ainsi l’exploitation sexuelle et le travail du sexe. La traite des personnes implique le recours aux menaces, à la force, à la tromperie, à la fraude, à l’enlèvement, à l’abus du pouvoir et aux paiements pour forcer le consentement en vue d’exploiter la personne. Une experte en la matière a ajouté que même l’emploi de l’expression « traite des personnes » au lieu d’« exploitation sexuelle » peut avoir un effet de marginalisation, puisque les femmes autochtones sont ainsi placées dans un cadre qui ne tient pas compte des événements et des politiques historiques qui ont façonné leur vie.

L’Association des femmes autochtones du Canada a noté que les femmes des Premières Nations, métisses et inuites représentent 4 % des femmes du pays, mais qu’elles forment environ la moitié des victimes de la traite. Vingt-cinq pour cent de toutes les personnes victimes de la traite ont moins de 18 ans. Même si les femmes et les filles sont les principales cibles de la traite de personnes, les femmes trans, les hommes et les garçons sont également visés.

Nous avons découvert que les gangs sont impliqués dans la traite de femmes et de filles autochtones. Ces gangs vont des gangs de rue plus ou moins organisés constitués de délinquants pouvant former une organisation de type criminel à des groupes assez complexes comprenant des services d’escorte, des salons de massage ou des danseuses exotiques. Les femmes sont généralement recrutées grâce à diverses méthodes, incluant la coercition par l’amour ou la violence conjugale. Autrement dit, les femmes ne sont parfois même pas conscientes qu’elles sont victimes de la traite de personnes parce qu’elles sont en amour avec leur trafiquant.

Nous avons également appris que le recrutement peut se faire par une jeune fille qui semble être la copie conforme de sa cible, et qui lui fait miroiter le rêve d’une vie meilleure et plus prospère. Les pairs d’une personne peuvent se montrer particulièrement persuasifs. Cela donne habituellement lieu à une sorte de système pyramidal où les recruteurs prennent une part des gains des jeunes filles qu’ils ont recrutées. Les écoles secondaires, et même les terrains de jeu, sont des endroits où les trafiquants attireront et recruteront des filles autochtones dès la sixième ou la septième année. Ils les rencontrent parfois sur le chemin de l’école, et ils les attirent en leur donnant des cadeaux et en leur promettant une meilleure vie. Les médias sociaux servent aussi à attirer des jeunes filles autochtones, surtout dans les collectivités rurales où le charme des grandes villes et la promesse d’un bon emploi peuvent être plus facilement utilisés pour tromper les victimes. Certains proxénètes ou petits amis inviteront des jeunes filles à venir faire la fête en ville, en prétextant que c’est pour une sortie romantique.

Imaginez les risques que court une jeune fille qui quitte une région éloignée pour aller suivre des traitements médicaux dans le Sud. Elle arrive dans un milieu tourbillonnant qui lui est inconnu, et un jeune homme ou une jeune femme sort d’une camionnette pour lui offrir de la reconduire quelque part ou de l’amener à une fête. Elle accepte et se retrouve entourée d’inconnus. On lui offre de la drogue, elle en prend; on la fait peut-être aussi boire pour l’amadouer. Plus tard dans la soirée, quelqu’un la photographie dans des positions compromettantes. On la menace alors d’envoyer les photos à sa famille ou de les diffuser sur les médias sociaux. On la force à se prostituer pour rembourser l’argent qu’on a dépensé pour elle, ce qui crée un éternel cercle vicieux. Peut-être se rend-elle compte, à un certain moment, qu’elle ne veut plus partir, car sa vie n’a jamais été aussi belle.

Ces terribles déterminants socioéconomiques de l’exploitation sexuelle et de la traite des personnes découlent de facteurs comme les séquelles des mauvais traitements physiques et sexuels subis dans les pensionnats, le fait d’avoir été dépossédé de son identité et de sa culture par la Loi sur les Indiens, sans oublier la violence, le racisme et la marginalisation des femmes autochtones. Tous ces facteurs mènent à une faible estime de soi et à la pauvreté; ils rendent des gens vulnérables à la traite des personnes. Parmi les victimes de la traite des personnes, les problèmes de dépendances et de santé mentale sont fréquents. Ils commencent souvent parce qu’on a offert de la drogue à une personne, soit pour mieux la contrôler, soit pour l’aider à fuir la dure réalité de sa situation.

Les histoires de ces femmes sont pénibles à entendre et je ne les oublierai jamais. L’une des spécialistes en la matière a raconté comment son propre proxénète l’avait exposée à la violence : au fil des ans, il lui a brûlé les pieds, lui a cassé le nez, l’a battue avec un cintre déplié, lui a cassé les doigts et il est même allé jusqu’à lui sauter sur l’abdomen alors qu’elle était enceinte pour provoquer une fausse couche. Ces femmes sont forcées de travailler pendant qu’elles sont malades et de sortir vêtues d’un bikini et d’un manteau de fourrure lorsqu’il fait extrêmement froid.

Les trafiquants font circuler les femmes et les filles dans des corridors et des circuits assez bien connus. La traite des femmes des Premières Nations, métisses et inuites — et celle des femmes non autochtones également — se fait de façon triangulaire: d’est en ouest, de Halifax à Truro ou de Halifax à Montréal, puis à Toronto. Parfois, elles voyagent par bateau et ces déplacements coïncident avec les projets de construction navale; l’augmentation du nombre d’hommes sur ces projets de construction entraîne souvent une hausse de la demande de services sexuels. Plus d’un expert en la matière m’a parlé des « Partys Pocahontas » où l’homme joue le rôle de John Smith et conquiert des femmes autochtones déguisées en Pocahontas. Selon les experts, ces fêtes avaient lieu sur des navires parcourant les Grands Lacs, dans la région de Niagara.

Dans le Nord, l’avion est le moyen de transport le plus répandu pour les longues distances. Ainsi, les femmes inuites victimes de la traite de personnes s’arrêtent normalement dans les principaux centres. Par exemple, les femmes de l’Arctique de l’Est se rendent à Ottawa et celles de l’Arctique de l’Ouest vont à Edmonton et à Winnipeg. On a déterminé que les aéroports sont le point de recrutement dans les grandes villes telles que Montréal, en particulier pour les Inuites. Il est courant que le trafiquant connaisse quelqu’un dans la collectivité qui agit à titre d’informateur lorsqu’une fille planifie de déménager en ville. Ainsi, lorsque la fille arrive à l’aéroport, le trafiquant l’attire sous prétexte de lui fournir un endroit où rester ou de lui donner accès à des ressources.

Un organisme d’aide de première ligne travaillant dans le Nord a précisé que les gens ne quittent pas le Nord pour aller travailler dans la rue, mais se rendent dans le Sud du pays, comme à Ottawa, pour aller, par exemple, chez le médecin. Une femme qui n’avait pas respecté les règles de la résidence où elle demeurait à Ottawa s’est retrouvée à la rue, sans argent ni système de soutien. Dans son cas, elle était extrêmement vulnérable.

Dans le Nord des Prairies, les déplacements se font du Pas, de Flin Flon et de Selkirk à Winnipeg. Prince Albert est la porte d’entrée du Nord de la Saskatchewan, et Saskatoon est aussi un point d’entrée vers Vancouver, en passant par Edmonton. Les participants responsables de l’application de la loi ont dit que le trajet Edmonton-Mississauga-Niagara Falls était un des circuits qu’empruntent ces femmes. Un autre expert en la matière a expliqué que de nombreuses femmes autochtones de la Saskatchewan se trouvent dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver et que c’est là qu’elles meurent.

J’aimerais vous faire part d’une autre histoire bouleversante, celle d’une femme appelée Sharon Acoose. Lorsque nous avons interviewé Sharon, elle m’a dit : « Je vous permets de m’interviewer à la condition que, lorsque vous parlerez de moi, vous disiez mon nom à voix haute : Sharon Acoose. »

J’ai promis de le faire. Voici son histoire.

Ses parents étaient des survivants des pensionnats autochtones. À un très jeune âge, Sharon a été victime d’agressions sexuelles à la maison et ces agressions sont très tôt devenues normales à ses yeux. Son père a fait déménager sa famille en ville parce qu’il souhaitait lui offrir une vie meilleure. Une fois en ville, cependant, Sharon a vite compris qu’en faisant la rue, les comportements sexuels abusifs qui lui paraissaient normaux lui permettaient de gagner de l’argent plus facilement. Pendant 30 ans, elle a vécu dans la rue. Elle a eu des grossesses, et on lui a retiré ses enfants.

Voici ce qu’elle m’a dit :

Chaque fois que l’on appelle les personnes qui s’adonnent au commerce du sexe « putains », « prostituées », etc., on les prive de leur esprit. Personne ne vient au monde prostitué. On naît tous avec un esprit. Chaque interaction et chaque personne qui entre en contact avec elles contribueront à une participation au commerce du sexe ou à une participation à un mode de vie productif. Lorsqu’une femme est maltraitée par un proche ou par quelqu’un d’autre, cela a une incidence sur l’esprit des femmes. L’esprit des femmes les quitte lorsqu’elles sont victimes d’abus et revient lorsque c’est fini.

Ces mots resteront à jamais gravés dans ma mémoire.

Un jour, alors qu’un autre de ses enfants était sur le point de lui être enlevé, un déclic s’est fait dans la tête de Sharon. Elle s’est dit : « Assez, c’est assez! » et elle a demandé de l’aide. Le cheminement qu’elle a entrepris ce jour-là l’a ramenée à la santé et l’a libérée de l’emprise de la rue. Elle est retournée sur les bancs d’école et elle a travaillé d’arrache-pied jusqu’à la fin de son secondaire, puis à l’université, où elle a obtenu un doctorat. Aujourd’hui, elle enseigne et elle vient en aide aux femmes de la rue. Depuis toutes ces années, je dis son nom chaque fois que je parle de la traite des personnes et, chaque fois, je me plais à croire qu’une femme de plus appelle à l’aide et que Sharon l’entend et l’aide à s’en sortir. Sharon a même écrit un livre où elle raconte sa vie : An Arrow in My Heart.

Chose intéressante, tous les experts que nous avons consultés aux fins de cette étude étaient des survivants des pensionnats indiens ou avaient des parents qui avaient fréquenté ces établissements.

Je voudrais maintenant porter mon attention sur les 34 entretiens que nous avons menés avec des organismes d’application de la loi partout au pays. Je dois dire que cette étude m’a amenée à respecter encore plus ces organismes. J’ai réalisé à quel point il est difficile pour eux d’adopter des mesures susceptibles de mettre fin à la traite des personnes. Ils ont qualifié la traite des personnes de « crime invisible » et ils ont ajouté que « des milliers de personnes en sont victimes, mais [que] les gens ne dénoncent pas ce type de crime ». Ce seul fait est un point important qui appuie les exigences en matière de rapport prévues dans le projet de loi S-211, Loi sur l’esclavage moderne.

Tous les services de police interviewés ont souligné les difficultés liées à la collecte de données et à l’établissement de rapports sur les cas concernant le statut d’Autochtone des victimes. Habituellement, les victimes sont réticentes à signaler qu’elles ont fait l’objet de la traite des personnes, car elles ne s’identifient pas nécessairement comme telles. Beaucoup d’entre elles considèrent le trafiquant comme leur petit ami. En outre, de nombreuses femmes autochtones hésitent à révéler aux forces de l’ordre qu’elles sont Autochtones. Depuis toujours, les communautés autochtones font peu confiance à la police. Cette réticence est attribuable aux antécédents de mauvais traitements de la part de la police, et l’héritage de la peur se perpétue.

Plusieurs corps policiers chargés de régions où il y a de grands projets d’infrastructure ou d’exploitation de ressources naturelles indiquent qu’ils constatent une intensification du commerce du sexe et de la traite de personnes lorsque de grands projets d’exploitation minière, d’extraction de pétrole ou de construction navale, par exemple, sont mis en train. Cela montre à quel point il est important d’adopter le projet de loi S-209 également, le projet de loi de la sénatrice McCallum.

Voici ce que m’a dit un policier de l’Ontario :

« L’âge moyen des personnes recrutées dans la traite de personnes est de 14 à 16 ans. Ça ne veut pas dire qu’on ne les retrouvera pas à cet âge, mais il peut arriver qu’on ne les retrouve qu’à 18 ou 20 ans. C’est un énorme problème chez les enfants. L’an dernier, 33 % des travailleuses du sexe qui ont été identifiées étaient mineures [...] « C’est comme si nous, les policiers, nous nous tenions sur les rails. Nous pouvons voir le problème venir des années à l’avance, » a mentionné un agent de police de l’Ouest canadien.

Un grand nombre des personnes que nous avons consultées ont parlé d’une crise canadienne, comme en témoignent les nombreux cas de femmes et filles autochtones qui sont victimes de violence physique et sexuelle normalisée pendant leur enfance, parfois alors même qu’elles sont prises en charge par les services de protection de l’enfance. Elles sont victimes de traite des personnes. Elles sont emprisonnées, stérilisées. Elles disparaissent ou sont assassinées. Nous devons remercier de nombreuses héroïnes pour leur engagement dans ces dossiers. Je pense à des chefs de file comme Diane Redsky, directrice générale du centre Ma Mawi Wi Chi Itata, à Winnipeg, qui a travaillé sur la stratégie provinciale au Manitoba, à Valérie Pelletier et Trisha Baptie, qui aident les femmes à se sortir de mauvaises conditions, et à Cherry Smiley, une ancienne travailleuse contre la violence qui poursuit maintenant des études doctorales. Aujourd’hui, elles ont toutes participé à une conférence sur la traite des personnes à des fins sexuelles et l’exploitation sexuelle. Elles travaillent sans relâche à l’éradication de l’exploitation sous toutes ses formes des femmes et des filles autochtones, en se concentrant sur les causes profondes et sur une approche systémique et coordonnée, qui est à l’écoute et qui tient compte des points de vue des femmes ayant été victimes de traite, en plus d’inclure des solutions financières pour s’en sortir.

Le projet de loi de la sénatrice Miville-Dechêne assurera la transparence des chaînes d’approvisionnement des multinationales qui, en plus de devoir faire des profits pour leurs actionnaires, ont une responsabilité civique envers les Canadiens et les citoyens de tous les pays où elles font des affaires. Le projet de loi S-211 vise à rendre visible ce qui peut sembler invisible. Ce type de mesure législative novatrice doit s’étendre à d’autres sphères de la société, où le sort des populations vulnérables est souvent négligé et où leurs voix sont trop souvent réduites au silence. Meegwetch, marsi, ekosi.

Honorables sénateurs, je souhaite également intervenir aujourd’hui pour parler des principes et des intentions qui sous-tendent le projet de loi S-211, soit le projet de loi sur l’esclavage moderne. Je tiens à féliciter la sénatrice Miville-Dechêne d’avoir porté ce projet de loi à notre attention.

Le mot « esclavage » évoque des images troublantes du passé. On pense notamment aux millions d’Africains capturés, emprisonnés, réduits à l’esclavage, vendus au plus offrant dans des postes de traite en Afrique, notamment au Sénégal, puis transportés en Amérique du Nord pour travailler dans les plantations. Encore aujourd’hui, la population, en particulier les Américains et les Canadiens d’ascendance africaine, doit vivre avec les conséquences de ce long et sombre chapitre de notre histoire.

La traite transatlantique des esclaves a été abolie au XIXe siècle, et les esclaves de cette époque ont été libérés de leur servitude, mais, malheureusement, l’esclavage n’a pas disparu pour autant. Au lieu de cela, il s’est transformé au fil du temps pour devenir une forme particulièrement pernicieuse d’oppression et de brutalité qui fait des victimes dans tous les coins du monde, y compris ici même, au Canada, comme la sénatrice Boyer l’a souligné avec beaucoup d’éloquence.

C’est effectivement un grave problème. Selon l’Organisation internationale du travail, il existe plus de 40 millions d’esclaves modernes; 71 % d’entre eux sont des femmes et des enfants, et ce groupe comprend 10 millions d’enfants. C’est plus que trois fois le nombre d’esclaves victimes de la traite transatlantique.

C’est donc dire, honorables collègues, que le problème n’a pas disparu. Il s’est plutôt multiplié plusieurs fois. Comme un auteur l’a souligné, c’est parce que l’esclavage « est une industrie du XXIe siècle en pleine croissance qui ne connaît pas de récession ».

De nos jours, qui sont les esclaves? Ce sont ceux qu’on force à travailler sous la menace, mentale ou physique, ceux qui sont gardés prisonniers et contrôlés par un employeur qui commet des agressions mentales ou physiques à leur endroit ou les menace de le faire, ceux qu’on déshumanise et qu’on traite comme de la marchandise, qu’on vend et achète comme de simples biens, ceux qui sont limités sous la contrainte dans leur liberté de mouvement.

On peut assez facilement imaginer ce qui fait qu’une personne se retrouve prise au piège. J’utiliserai des exemples de l’étranger, parce que la sénatrice Boyer a déjà parlé de ce qui se passe au Canada.

Une personne vulnérable qui veut gagner sa vie dans un pays voisin se retrouve à la merci de trafiquants sur un bateau de pêche. Une personne emprunte de l’argent pour ses dépenses médicales et se retrouve forcée à travailler pour un agriculteur pour rembourser sa dette. Plus inquiétant encore, un pauvre enfant est forcé de travailler dans une manufacture de vêtements plutôt que d’aller à l’école.

Pourquoi des situations de ce genre surviennent-elles? Bien simplement, parce que l’esclavage est payant. Une bonne partie du travail accompli par des esclaves de nos jours s’imbrique dans les chaînes d’approvisionnement mondiales de multinationales. L’esclavage génère jusqu’à 150 milliards de dollars en profits chaque année selon l’Organisation internationale du travail. La technologie, les tendances migratoires et les dynamiques communautaires amènent un grand nombre de personnes à devenir vulnérables et à se faire prendre au piège.

Nous savons que les chaînes d’approvisionnement mondiales sont complexes et interreliées et qu’elles s’étendent sur de nombreux pays et territoires dans l’objectif de réduire les coûts et de générer des profits. Les multinationales délocalisent leurs activités moins rentables vers des fournisseurs qui, à leur tour, trouvent d’autres fournisseurs et des sous-traitants. Ce système et ces modes de production fragmentés et opaques font qu’il est extrêmement difficile de faire appliquer les normes du travail et les droits des travailleurs, particulièrement lorsqu’un grand nombre de pays et d’entreprises sont impliqués. Le résultat est que bon nombre des produits que nous utilisons au quotidien risquent d’avoir été fabriqués en partie au moyen de l’esclavage.

Récemment, l’Australian Strategic Policy Institute a établi que ce sont les minorités religieuses et ethniques qui sont réduites au travail forcé dans les usines des chaînes d’approvisionnement de 83 marques mondiales bien connues dans les secteurs de la technologie, des vêtements et de l’automobile, dont Apple, BMW, Gap, Huawei, Nike, Samsung, Sony et Volkswagen. Selon un rapport de Vision mondiale, 80 % des Canadiens ne savent pas si les produits qu’ils achètent sont fabriqués en tout ou en partie par des enfants exploités. J’admets faire partie de ce groupe. Je ne sais pas si les chaussures que je porte, le sac à main que j’utilise ou même les appareils que nous transportons contribuent, d’une manière ou d’une autre, à ce fléau mondial.

La sensibilisation des consommateurs, l’éducation et l’activisme représentent l’une des façons de s’attaquer à ce problème. Après tout, nous savons que le consommateur est roi. Par exemple, je sais que les jeunes Canadiens achètent des diamants éthiques plutôt que des diamants de la guerre pour leurs bagues de fiançailles.

Honorables sénateurs, il est clair qu’il faut agir. Il faut que les multinationales cessent d’avoir recours au travail forcé pour réaliser des profits encore plus importants. Le projet de loi de la sénatrice Miville-Dechêne constitue un premier pas dans la bonne direction; il vise à accroître la responsabilisation dans la structure de gouvernance des entreprises. Les entreprises canadiennes seraient tenues de signaler le travail forcé ou le travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement et d’indiquer les mesures qu’elles prendraient pour mettre fin à ces pratiques.

Des sondages révèlent que 90 % des Canadiens sont d’accord avec la sénatrice Miville-Dechêne : ils estiment que les entreprises devraient être obligées de déclarer publiquement le recours au travail forcé de leurs fournisseurs et leurs efforts pour mettre fin à cette pratique. La sénatrice est sur une bonne piste. Je crois aussi que le secteur privé a la volonté d’examiner ce problème parce qu’il prend aussi les risques d’atteinte à la réputation au sérieux.

Parfois, Twitter est une merveilleuse application. Le doyen de l’École de commerce Gustavson de l’Université de Victoria a déclaré ceci : « Le profit n’est pas un objectif à atteindre. C’est un indicateur parmi d’autres pour déterminer si l’on réussit bien. »

Chers collègues, ce projet de loi est non seulement idéaliste, mais il a aussi du mordant. Il modifiera la Loi sur le tarif des douanes pour interdire l’importation de marchandises fabriquées ou produites par des victimes du travail forcé ou par des enfants. S’il est adopté, il faudra mettre en place un régime réglementaire et administratif et des infrastructures qui seront administrés par l’Agence des services frontaliers du Canada.

Certaines personnes ont dit que le projet de loi ne va pas assez loin parce qu’il n’oblige pas les entreprises à changer leur comportement, seulement à en informer le public. De plus, il n’offre aucune solution aux victimes, étant donné qu’il ne prévoit aucun mécanisme pour que les entreprises qui ont eu recours au travail forcé ou au travail des enfants puissent être tenues responsables. Comme l’a indiqué la sénatrice Boyer, le projet de loi ne s’appliquera probablement pas à l’esclavage au Canada parce que, la plupart du temps, ce sont de petites entreprises qui ont recours à l’esclavage, et non de grandes entreprises réglementées par le gouvernement fédéral. Je pourrais me tromper, mais je crois que le projet de loi ne s’appliquera pas dans ce genre de situations.

De plus, le projet de loi ne tient pas compte des conditions sous-jacentes dans les pays où l’absence de logements et le manque d’accès à des soins de santé et à l’éducation contribuent à la demande et aggravent la situation pour ce qui est de l’esclavage. Pourtant, c’est une première étape essentielle. Je n’ai pas l’habitude de m’opposer à la prise de mesures graduelles pour résoudre un problème particulièrement complexe et contrariant. Je ne voudrais pas que la recherche de la perfection empêche la réalisation de quelque chose de bien.

Je suis impatiente d’entendre d’autres idées, au comité, pour renforcer le projet de loi. Je trouve particulièrement encourageant que le projet de loi jouisse de l’appui de tous les partis. J’espère que nous pourrons tous collaborer plus souvent ainsi.

Permettez-moi de conclure en disant que l’esclavage moderne est un fléau pour notre monde. Il nous attrape tous dans son filet; sciemment ou non, personne n’est complètement innocent. Je me souviens des paroles de Frederick Douglass, un célèbre abolitionniste :

Personne ne peut mettre une chaîne à la cheville de son prochain sans finalement constater que l’autre bout est attaché à son propre cou.

Chers collègues, faisons ensemble ce premier pas pour nous débarrasser de ces chaînes. Merci beaucoup.

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