Projet de loi de Jane Goodall
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
1 novembre 2022
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour appuyer le projet de loi S-241, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial (grands singes, éléphants et certains autres animaux). Je remercie le sénateur Klyne de le présenter de nouveau.
Ceux d’entre nous qui croient en un être supérieur, qu’on l’appelle Dieu ou le Créateur, s’entendent généralement pour dire que chaque élément de la création a une raison d’être, une intention. Selon ce point de vue holistique, l’humanité est seulement une espèce parmi les millions d’espèces qui vivent ensemble sur la Terre mère. Les humains sont un petit morceau d’un immense casse-tête, mais on constate que les gestes irréfléchis qu’ils posent mettent gravement en péril l’avenir de notre planète en plus de menacer les autres formes de vie sur cette planète. Tous les organismes vivants ont une valeur intrinsèque sur la Terre, et toutes nos relations méritent d’être protégées parce qu’elles ont de la valeur.
D’un point de vue culturel, toutes nos relations répondent à un besoin humain intrinsèque, un besoin de renouveau spirituel et d’inspiration artistique. Toutes nos relations — l’aigle et le castor — et leur habitat naturel, que certains appellent la nature sauvage, ont profondément façonné notre identité nationale. Ils influencent encore fortement notre vision de nous-mêmes en tant que Canadiens. Quant aux animaux exotiques, ils ont une valeur intrinsèque tout aussi importante dans les pays d’où ils sont originaires.
Or, que fait l’humain pour les observer? Il les confine dans des habitats artificiels loin de leur habitat d’origine, le plus souvent dans le but égoïste de se distraire. Dans son livre, Thinking Like a Mountain, Robert Bateman cite le grand biologiste et écologiste E.O. Wilson : « [...] Ce qu’on retiendra davantage du siècle dernier, ce ne sont pas les exploits technologiques, mais la destruction de la diversité. »
M. Bateman ajoute ceci :
L’humanité doit trouver une autre définition du progrès qui serait plus raffinée et complexe et qui accorderait autant d’importance au patrimoine naturel qu’au patrimoine humain. Nous devons bien prendre en considération la santé et le bien‑être des générations futures [...] Nos petits-enfants [...] apprendront à découvrir toutes les merveilles qui se trouvent sur terre, dans les airs et dans les eaux. Ils seront témoins de la façon miraculeuse dont le monde se renouvelle et se repeuple lorsque la nature suit son cours et ses cycles habituels. Cependant, ils n’en garderont pas de nombreux souvenirs à cause des dernières générations qui ont tant détruit.
Honorables sénateurs, nous devons reconnaître qu’il s’agit là d’un problème mondial. En somme, les animaux que le projet de loi S-241 vise à protéger ne devraient pas se trouver au Canada. Comme le sénateur Klyne l’a indiqué plus tôt dans ses observations, la vaste majorité de ces animaux ne devraient jamais se retrouver dans un pays avec un climat aussi rigoureux que celui du Canada.
À ce jour, bon nombre de ces animaux — qui sont biologiquement conçus pour vivre dans leur pays d’origine — sont contraints de vivre une existence à la fois inhabituelle et injuste, qui met parfois leur vie en danger. Cela inclut des animaux aussi imposants que les éléphants, qui sont forcés de vivre à l’intérieur pendant de nombreux mois de l’année, étant donné qu’ils ne sont pas faits pour vivre dans le climat enneigé du Canada. Pour être franche, ce dont nous sommes témoins est contre nature et amoral.
Chers collègues, les animaux les plus chers à mon cœur sont originaires du Canada. Chez moi, je me préoccupe du loup, du bison, de l’ours et de l’esturgeon. C’est parce que je m’inquiète pour eux que je peux comprendre la situation actuelle des animaux exotiques, qui sont tout aussi menacés, mais pour des raisons bien différentes.
Comment avons-nous pu, en tant qu’êtres humains, nous déconnecter à ce point de la nature? Dans le livre intitulé Rewilding Our Hearts : Building Pathways of Compassion and Coexistence, l’auteur Marc Bekoff écrit :
Nous vivons un sentiment de détachement par rapport à la nature lorsque nous faisons l’apprentissage du massacre gratuit des espèces sauvages ou lorsque nous y participons, lorsque les champs et les forêts sont coupés à blanc pour permettre le développement des banlieues et lorsque les écosystèmes sont anéantis par la pollution ou d’autres répercussions des activités humaines. Nous faisons l’expérience personnelle de la séparation entre nous et les animaux non humains lorsque nous les mettons en cage dans les zoos. Nous inculquons à nos enfants le détachement par rapport à la nature en leur enseignant principalement à l’intérieur, assis à des bureaux, devant des écrans d’ordinateur. Le détachement découle de la croyance que les êtres humains sont supérieurs à tous les autres animaux et que nous sommes destinés à dominer les autres espèces et à utiliser la Terre dans notre seul intérêt.
M. Bekoff ajoute :
Par ailleurs, nous ne nous soucions pas également de toutes les causes animales. En effet, les gens sont souvent indignés par des incidents particuliers de cruauté envers les animaux — par exemple, le massacre en octobre 2011 de 49 animaux sauvages vivant en captivité, en Ohio —, mais ils restent insensibles face à l’abattage de milliards d’animaux à des fins d’alimentation et de recherche, ou à l’horrible traitement réservé aux animaux utilisés à des fins de divertissement dans des zoos, des aquariums, des cirques et des rodéos.
Honorables sénateurs, je vous exhorte à faire preuve de cohérence à l’égard du projet de loi S-241. Le Sénat a fait un travail crucial quand il a adopté une mesure législative semblable pour les baleines et les dauphins en captivité. Assurons-nous de toujours faire preuve de compassion pour tous les animaux avec lesquels nous partageons cette planète. Pour ce faire, il faut d’abord renvoyer ce projet de loi au comité sans délai.
Chers collègues, j’aimerais vous donner un aperçu de la façon dont je perçois ces enjeux. À cette fin, je vais citer les propos du juge Berger dans l’ouvrage Stories Told: Stories and Images of the Berger Inquiry, rédigé par Patrick Scott.
Les Autochtones du Canada, voire tous les peuples indigènes du monde, affirment qu’ils ont une relation spéciale avec l’environnement. Les Autochtones du Nord ont déclaré devant l’Enquête qu’ils se croient inséparables des terres, des eaux et des animaux avec qui ils partagent ce monde. Ils se considèrent comme les gardiens des terres, qui leur servent tout au long de leur vie et qu’ils transmettent à leurs enfants, qui les transmettent à leur tour à leurs enfants. Dans leurs langues, il n’existe pas de mot pour exprimer une région inexploitée.
Plus loin, le rapport se poursuit ainsi :
Ce lien avec la terre est tellement différent du concept des Blancs, que seuls les Autochtones peuvent vraiment l’expliquer [...] L’identité, la fierté, la dignité et l’esprit d’indépendance des Autochtones sont étroitement liés à leurs terres et à un mode de vie centré sur celles-ci [...] Les Autochtones qui ne sont pas eux-mêmes chasseurs ou trappeurs, mais qui contribuent au bien-être de leur société d’une autre manière, n’en sont pas moins liés à leurs terres, source de leur identité et de leur fierté de peuple.
Honorables sénateurs, comment se fait-il que les humains soient si étroitement investis dans le concept de captivité? Je parle de notre tendance à prendre des êtres vivants et à les confiner dans des espaces étrangers et non naturels, puis à présenter cette situation comme une forme d’éducation ou de commerce.
La folie humaine nous a permis de normaliser le fait de confiner de nos propres frères et sœurs. Nous l’avons vu sous diverses formes, notamment les pensionnats, les camps d’internement et les camps de réfugiés. Cette folie nous a enhardis, alors nous avons étendu ce confinement contre nature à des animaux sans méfiance.
Un humain ou un animal peut-il véritablement vivre en captivité, ou ne fait-il alors qu’exister? Ayant passé 11 années désolantes de ma vie dans un pensionnat, je peux dire sans équivoque que dans un tel environnement, on existe, mais on ne vit pas. La nature et la biologie dictent aux humains et aux animaux en captivité de se refermer pour tolérer la terrible situation de confinement dans laquelle ils se trouvent. Ce genre de confinement modifie fondamentalement les comportements physiques et mentaux. Les torts ainsi causés sont indéniables.
Chers collègues, notre traitement de ce problème causé par les humains, à l’égard duquel une intervention se fait attendre depuis longtemps, reflétera nos valeurs en tant que Canadiens et en tant que sénateurs. Ne voulons-nous pas que ces animaux magnifiques soient protégés, qu’ils demeurent dans leur habitat naturel et qu’ils fassent partie de notre monde pendant les sept prochaines générations?
À mon avis, deux options fondamentales s’offrent à nous. Premièrement, nous pouvons décider consciemment que la protection de la biodiversité est sans importance et qu’elle ne relève pas de notre responsabilité, malgré le fait que nous sommes à l’origine de cette situation. Nous pouvons exprimer cette position en laissant le projet de loi moisir.
Autrement, nous pouvons décider consciemment que ces animaux ont droit au respect et à la protection. Si nous le faisions, cela impliquerait de reconnaître que les lieux contre nature et les environnements que nous avons fabriqués font plus de tort que de bien. Cela impliquerait également que nous défendions les intérêts de ces animaux en permettant la tenue d’un vote sur ce projet de loi.
Honorables sénateurs, même si c’est l’humain qui a créé le concept de captivité, nous avons maintenant la possibilité de corriger cette erreur en partie.
Comme l’écrit Marc Bekoff dans le livre dont j’ai parlé plus tôt :
Nous avons souvent des attentes irréalistes, ou la façon dont nous définissons nos besoins et bâtissons nos collectivités fera inévitablement en sorte que les animaux deviennent un problème. Cela me fait penser aux administrateurs de jardins zoologiques qui qualifient d’« excédentaires » les animaux ne faisant pas partie de leur programme de reproduction en captivité et qui les tuent parce que ceux-ci ne sont d’aucune utilité pour leur jardin zoologique. Par exemple, au début de 2014, le zoo de Copenhague a tué une jeune girafe mâle en santé appelée Marius parce qu’elle ne pouvait pas servir de machine à reproduction, puis quatre lions, dont deux lionceaux, ont été tués par le même zoo afin qu’un nouveau mâle puisse rejoindre les femelles restantes. Assurer la reproduction d’animaux parce qu’on veut « sauver » l’espèce pour ensuite les tuer lorsqu’ils deviennent un fardeau est complètement contraire à la logique et à la morale.
M. Bekoff cite également Richard Foster, rédacteur en chef du Daily Kumquat :
Le fait que nous fermions les yeux sur la souffrance des animaux est probablement le meilleur exemple de dissonance cognitive au monde.
Cependant, chers collègues, nous voyons des citoyens partout au Canada rejeter dans une large mesure la notion de captivité des animaux. Des sondages et des études en grand nombre montrent cette tendance dans les croyances. Il nous incombe maintenant d’adopter une approche tout aussi éclairée. Chaque jour où nous laissons le projet de loi en suspens est un jour de plus où ces animaux doués de sensibilité continuent de souffrir en captivité.
Je ne saurais trop insister sur la gravité de la question dont nous sommes saisis. Il faut mettre un terme immédiatement à la souffrance que nous laissons infliger à des animaux aussi intelligents et conscients.
Personnellement, je sais l’héritage que j’aimerais laisser à mes enfants, à mes petits-enfants et aux générations à venir. C’est de diriger avec amour, de prôner la compassion et d’accorder de la valeur à toutes les formes de vie. Je vous demande de faire de même.
Je remercie mes collègues de l’attention qu’ils portent à cette question. J’invite tous les sénateurs qui ont l’intention de prendre la parole au sujet de ce projet de loi important à ne pas tarder à le faire afin qu’un vote puisse avoir lieu rapidement pour le renvoyer au comité.
Honorables sénateurs, voyons ces animaux pour ce qu’ils sont : l’ensemble de nos relations. Merci. Kinanâskomitin.
La sénatrice accepterait-elle de répondre à une question?
Oui.
Sénateur Plett, il ne reste qu’une minute à la sénatrice McCallum. Sénatrice McCallum, voulez-vous demander cinq minutes de plus pour répondre à une question?
Oui, s’il vous plaît.
Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Merci. Je m’excuse d’avoir enfreint ma propre règle en vous faisant demander cinq minutes supplémentaires, mais je ne savais pas que la fin de votre temps de parole était si proche.
Juste une ou deux questions, sénatrice McCallum. Premièrement, quelle est votre définition des sénateurs qui restent les bras croisés? La raison pour laquelle je pose cette question — je m’explique —, c’est parce que je suis porte-parole pour ce projet de loi. Lorsque les gens laissent entendre que nous restons les bras croisés, le week-end dernier — je n’ai pas noté le nombre exact de kilomètres —, j’ai probablement parcouru environ 1 000 kilomètres. J’ai visité quatre habitats fauniques différents, si vous voulez. Ce ne sont pas des enclos ni des zoos. Il s’agit du Parc Safari, du Zoo de Granby, du Zoo Ecomuseum, à Montréal, et du Parc Oméga, à Montebello. Le Parc Oméga s’étend sur plus de 2 000 acres; on peut donc difficilement le qualifier d’enclos. Les animaux qui s’y trouvent sont tous sauvages. Ils ont de grands espaces. Il y a trois meutes de loups. Les loups étaient importants pour vous, sénatrice McCallum. Ce projet de loi entraînerait la disparition de ces loups. Les loups ont presque disparu. Vous avez parlé du buffle ou du bison. Bien entendu, nous sommes du Manitoba. Il y a des bisons là-bas — il y en avait beaucoup en tout cas —, mais ils ont presque disparu.
Que faisons-nous, sénatrice McCallum, lorsque ces animaux sont en voie d’extinction? Les retirer de ces installations — certaines ont plus de 2 000 acres pour que ces animaux puissent se promener librement, alors je ne pense pas qu’on puisse parler d’enclos.
Je sais que ce n’était pas votre intention délibérée, mais quelques autres sénateurs ont dit qu’ils aimeraient que les gens abordent la question. J’ai l’intention d’en parler, mais je tiens à assurer à l’ensemble des sénateurs que je n’ai aucune intention de le faire avant de l’avoir étudiée avec toute la diligence raisonnable que, bien franchement, le parrain du projet de loi nous doit. J’en viens à la question. De ce que j’entends, il a visité deux des endroits que j’ai visités. J’en ai visité 10. Est-ce rester les bras croisés, sénatrice McCallum? Que proposeriez-vous que l’on fasse lorsque les animaux sont en voie de disparition si l’on dit qu’ils ne peuvent plus rester en captivité? D’ailleurs, les gardiens disent qu’ils n’aiment pas appeler cela la captivité parce que ce n’est pas vraiment la captivité; ils sont sous supervision humaine.
Je vous remercie de vos questions. Quand j’ai dit que des sénateurs restent les bras croisés, je faisais référence aux sénateurs qui veulent prendre la parole pour s’exprimer sur cet enjeu et à qui l’on devrait demander le plus tôt possible — parce que c’est un enjeu si crucial — s’ils veulent se lever. Voilà ce que je voulais dire par rester les bras croisés.
Pour moi, 2 000 acres pour se promener, c’est quand même de la captivité, surtout si l’on compare cette superficie au territoire sur lequel les loups se promènent dans le Nord. Là-bas, ils ont accès à des milliers d’acres et ils peuvent se promener à l’échelle de la province. Pour moi, ces 2 000 acres ne suffisent pas.
Vous m’avez demandé ce qu’il adviendra si cette espèce venait à disparaître. Voilà pourquoi il faut que le comité se penche sur cet enjeu — c’est ce que je souhaite —, afin de pouvoir trouver des réponses à toutes les questions. Je collabore avec l’une des Premières Nations pour examiner la situation d’une espèce d’esturgeon, qui est à risque d’extinction dans son habitat naturel en raison de l’extraction des ressources naturelles. Cela me préoccupe beaucoup, et je me demande si la situation ouvrira la voie au manque de respect envers d’autres espèces parce que des scientifiques peuvent en concevoir de nouvelles. Prenons l’exemple du saumon. Cette espèce ne se reproduit même plus là où elle devrait le faire. Je m’inquiète que de nombreuses espèces risquent de subir le même sort parce que la société pense qu’elles sont remplaçables.