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Projet de loi sur la diffusion continue en ligne

Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Débat

2 février 2023


L’honorable Scott Tannas [ + ]

Honorables sénateurs, je tiens d’abord à remercier le comité pour les dizaines d’heures qu’il a consacrées au projet de loi et pour les soins et l’attention qu’il a prodigués aux innombrables témoins. Je suis loin d’avoir assisté à toutes les réunions du comité, mais j’ai assisté à certaines d’entre elles pendant l’audition des témoins et l’étude article par article.

Je suis heureux que le comité ait apporté des amendements assez importants. En conséquence, j’appuie le renvoi du projet de loi à la Chambre des communes. Je crois qu’il fait honneur à notre obligation d’exercer un second examen objectif.

Maintenant, comme j’ai suivi les audiences du comité, que j’ai assisté à des séances d’information et que j’ai écouté les excellents discours donnés au Sénat jusqu’à maintenant — et il y en aura d’autres —, je tiens à consigner au compte rendu certaines de mes réflexions et de mes préoccupations.

D’abord, j’ai été frappé par le témoignage de Peter Menzies, éminent journaliste, cadre dans le secteur des médias et ancien vice‑président du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, sur l’objet du projet de loi. Selon les séances d’information, j’adhère à son opinion concernant l’objet du projet de loi. Il a dit ceci :

[C’]est effectivement ce dont les ministres ont parlé dès le départ. L’objectif était de s’assurer que le système permette de tirer de l’argent des géants du Web.

Si c’est là le problème, je suggère de simplement le régler. Il n’est pas nécessaire de se mêler du contenu produit par les utilisateurs et de ces autres activités et de s’occuper des petites entreprises ou de promouvoir les entreprises ou les gens qui profitent de la beauté et des merveilles d’Internet et qui réussissent. Il n’est pas nécessaire de restreindre tout cela.

Si ce sont les fonds traditionnels et les géants du Web qui vous intéressent, occupez-vous de cela.

Le sénateur Tannas [ + ]

Pendant l’intervention de M. Menzies, un vieil adage m’est venu à l’esprit : « Il n’y a aucun problème que le gouvernement ne peut pas rendre plus compliqué. » C’est aussi typiquement canadien, en quelque sorte. Très souvent, nous semblons incapables d’aller droit au but sans compliquer un peu les choses dans notre empressement à être gentils, à être rigoureux, à être équitables et à veiller à ce que rien ne nous échappe.

L’objectif du projet de loi — selon ce qu’on nous a dit et ce qu’on m’a dit pendant la séance d’information du gouvernement — était de faire en sorte que les services de diffusion en continu commencent à verser des sommes considérables dans les fonds pour soutenir les artistes de partout au pays, alors que les câblodistributeurs et d’autres médias traditionnels s’essoufflent.

La majorité des préoccupations que j’ai entendues, tant au comité qu’au Sénat, portent sur des problèmes potentiels qui ne sont pas liés à la raison d’être du projet de loi. Ces questions sont les suivantes. Les petits services spécialisés de diffusion en continu vont-ils se retirer du Canada? Le contenu généré par les utilisateurs, les producteurs et les créateurs seront-ils victimes d’ingérence? Les algorithmes seront-ils récupérés par le gouvernement pour nous forcer à consommer des produits artistiques que nous n’avons pas choisis?

Au comité, des témoins du gouvernement et, dans cette enceinte, des sénateurs nous ont assuré que nos inquiétudes n’étaient pas fondées. Nous avons en fait apporté au projet de loi — grâce aux efforts des membres du comité — certains amendements pour nous rassurer à ce sujet.

Cela dit, la publication des règlements et les actions futures du CRTC restent à venir. Nous devons rester à l’affût pour nous assurer que nos cauchemars ne deviennent pas réalité. Le succès — ou l’échec — du projet de loi dépend en grande partie de la transformation du CRTC et du passage à un organisme de réglementation plus agile, car rien ne tue l’innovation comme les retards.

Je crois que le Sénat aura un rôle soutenu et vital à jouer à l’égard de ce projet de loi au cours des prochaines années. J’exhorte le Comité des transports et des communications à envisager d’imiter la pratique de longue date du Comité des banques, qui interagit régulièrement et systématiquement avec le gouverneur de la Banque du Canada.

On a déjà dit, et c’est bien connu, que cette pratique a été bien accueillie par des gouverneurs précédents, puisqu’il s’agit d’une excellente façon d’échanger des idées, et c’est une occasion unique pour le gouverneur d’assumer ses responsabilités et de rendre des comptes en personne. Le surintendant des institutions financières a abondé dans le même sens par le passé, au Comité des banques — j’ai participé à ce genre d’exercice. C’est une excellente approche que le Comité des transports et des communications devrait suivre en rencontrant fréquemment le président du CRTC et en participant au processus de réglementation et d’exécution. Ce serait extrêmement utile.

Après avoir fait tout ce travail, entendu plus de 100 témoins et reçu des milliers de messages de la part de gens de partout au pays qui sont inquiets, le moins que nous puissions faire, c’est de veiller à ce que ce projet de loi soit mis en œuvre comme on nous l’a indiqué. Merci.

L’honorable Pierre J. Dalphond [ + ]

Chers collègues, permettez-moi d’offrir quelques commentaires pour expliquer mon appui au projet de loi C-11.

Je précise que je n’entends pas commenter chacune des dispositions de cette loi ni les amendements proposés.

Je ne ferai pas non plus de commentaire sur l’importance qu’a eue la Loi sur la radiodiffusion dans le soutien et le développement de la culture canadienne, qu’elle soit francophone, anglophone, autochtone ou en d’autres langues que les langues officielles ou autochtones. D’autres l’ont fait avant moi avec brio, dont notre nouveau collègue le sénateur Cardozo et un doyen de notre Chambre, le sénateur Dawson.

Je m’en tiendrai uniquement à une question que je considère au cœur de ce projet de loi, celle de la découvrabilité des produits culturels québécois et canadiens sur les plateformes les plus connues.

D’entrée de jeu, je souligne que je ne crois pas en l’existence d’une vaste conspiration des plateformes visant à créer une culture universelle de langue anglaise et professant certaines valeurs américaines.

Selon un rapport de l’UNESCO de 2009, après 12 années d’évaluation de la diversité linguistique sur Internet, intitulé Douze années de mesure de la diversité linguistique sur l’Internet : bilan et perspectives, la part de l’anglais sur Internet était passée de 75 % en 1998 à 45 % en 2005.

De plus, plus récemment, l’Observatoire de la diversité linguistique et culturelle dans l’Internet, un organisme qui fait partie de l’Organisation internationale de la Francophonie, souligne qu’en 2021, la part de l’anglais en pourcentage global des pages du Web ne représentait plus de 26,5 %.

Voilà qui démontre que le contenu du Web est de plus en plus diversifié. L’entrepôt virtuel, si on peut ainsi dire, est de plus en plus grand et contient de plus en plus de produits en diverses langues.

Une autre donnée que je retiens comme importante est le taux de pénétration d’Internet. Selon les chiffres de 2020 de l’Internet World Stats, seulement 35,2 % des francophones ont accès à Internet dans le monde, alors que c’est le cas pour 77,5 % des anglophones, 70,4 % des hispanophones et 53 % des arabophones.

Ce déficit d’accès francophone s’explique par le faible taux de connexion à Internet en Afrique francophone, qui ne serait actuellement que de 41 %. On prévoit cependant que, d’ici 2060, ce taux sera de 85 % chez les locuteurs francophones d’Afrique. Comme l’a déjà souligné la sénatrice Gerba, l’avenir de la Francophonie passe par l’Afrique. Il ne fait pas de doute que le branchement graduel de quelques centaines de millions de francophones d’Afrique devrait se traduire par la production de beaucoup de produits en français, culturels et autres, ce qui augmentera le contenu francophone sur Internet. Je m’en réjouis grandement.

Bien entendu, l’existence de contenu francophone sur le Web est le point de départ de la consommation de produits culturels francophones. S’il n’y a rien à offrir, s’il n’y a rien dans l’entrepôt, il n’y aura pas de consommation.

Il faut cependant constater que si les contenus de langue anglaise ne représentent plus la majorité des contenus disponibles — loin de là —, ce n’est pas le cas de la consultation des contenus. En effet, 61,1 % des sites les plus fréquentés sont en anglais, selon la dernière publication de septembre 2022 du Web Technology Survey par W3Techs.

Une autre étude nous a appris que 85 % du temps d’écoute sur Spotify porte sur 0,7 % du catalogue. Plusieurs facteurs peuvent expliquer la surconsommation de certains produits, dont les produits culturels en anglais.

L’un de ces facteurs est le plus petit nombre de plateformes francophones. C’est pourquoi, afin de mettre de l’avant des produits francophones, les pays membres de la Francophonie, y compris le Canada, ont lancé en septembre 2020 la plateforme TV5MONDEplus, une plateforme gratuite qui est une sorte de Netflix de la Francophonie. Cette plateforme permet d’augmenter la présence en ligne des émissions et des films produits en français, de contribuer au rayonnement des créations de la Francophonie internationale et de renforcer la découvrabilité des contenus francophones sur Internet. Les productions francophones de TV5MONDEplus sont disponibles actuellement dans 196 pays.

Cependant, un autre facteur semble expliquer la faible consultation de produits culturels francophones : c’est ce qu’on appelle les suggestions de la plateforme.

Ainsi, une étude a montré que de 70 % à 80 % du contenu visionné sur YouTube par les internautes est le résultat de recommandations sur des produits. On va en visiter un, on s’en fait recommander d’autres et on y reste longtemps.

Comme vous le savez, ces recommandations se font par l’utilisation d’algorithmes.

Aucun expert extérieur, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, n’a accès au détail des paramètres de programmation de ces algorithmes, puisque les plateformes les considèrent comme des secrets commerciaux. L’Europe prépare d’ailleurs une réglementation sur la question.

Devant cette situation, des chercheurs ont entrepris de mesurer la découvrabilité des contenus des produits culturels francophones au Québec sur les principales plateformes.

Dans un rapport de mars 2021 publié par le Laboratoire de recherche sur la découvrabilité et les transformations des industries culturelles à l’ère du commerce électronique de l’Université du Québec à Montréal, qui s’intitule Être ou ne pas être découvrable?, on propose une définition de la découvrabilité. Je la cite :

Le système de « découvrabilité » est un ensemble de processus qui structurent et déterminent la possibilité et la capacité des publics de découvrir des produits culturels en ligne, autrement dit, de les repérer ou de se les faire présenter, sans nécessairement les chercher parmi un vaste ensemble de contenus organisé par des systèmes de prescription et de recommandation.

Cette définition met l’accent sur des processus et des dynamiques complexes et multiples qui interviennent entre un consommateur en ligne et une plateforme, ainsi que sur l’incidence de ces processus sur la propension d’un public à découvrir des produits.

Ce processus complexe et dynamique s’apparente un peu, en simplifiant à l’extrême, à l’offre de produits dans votre supermarché. Souvent, le produit qui se vend le mieux est le plus mis en évidence. Le positionnement stratégique de ce produit fait en sorte qu’il peut exister quatre ou cinq produits concurrents qui se retrouvent à proximité du produit vedette, mais sur la tablette du haut ou celle du bas, et que la plupart des consommateurs ne les verront probablement pas.

Certes, on peut dire que le choix du consommateur est libre, puisque c’est lui qui prend le produit le plus en évidence et à la hauteur appropriée. Cependant, tout le monde sait que ce positionnement résulte d’une décision du supermarché, soit parce que ce produit génère une marge supérieure de profit, soit parce que le fournisseur a payé pour un placement avantageux du produit.

Si le législateur choisit d’intervenir pour exiger un positionnement équitable de tous les produits, on ne peut sérieusement prétendre que la liberté de choix des consommateurs est alors réduite. On pourrait plutôt soutenir qu’elle augmente.

Dans le cas des produits qui se trouvent dans l’entrepôt d’une plateforme, les tablettes sont remplacées par des algorithmes. Sans ces algorithmes, une plateforme deviendrait une sorte d’immense bibliothèque sans système de classement.

Ces algorithmes, qui sont de plus en plus sophistiqués grâce à l’intelligence artificielle, sont capables de reconnaître le consommateur, de se rappeler ce qu’il a consulté depuis des semaines, des mois, voire des années, du montant qu’il est prêt à payer lorsqu’il fait une transaction, et cetera. Puis, dans sa volonté d’anticiper son nouveau besoin, l’algorithme lui présente des contenus.

Pour certains, il s’agit d’une opération tout à fait neutre qui donne le résultat souhaité par le consommateur, même si les paramètres de l’algorithme ne sont pas vérifiables.

Par conséquent, interférer avec l’algorithme, selon eux, ou même obtenir les détails de ces paramètres, tient de la menace à la liberté de choix. C’est ce que j’ai entendu dans plusieurs discours ces derniers jours.

Cela présume que l’algorithme et son intelligence artificielle sont parfaitement neutres et capables d’anticiper les besoins des utilisateurs de façon impartiale. Cela présume qu’il n’existe aucun biais culturel possible dans la programmation sous-jacente à l’algorithme, qui est fort complexe.

Enfin, bien sûr, cela présume qu’il n’existe aucune programmation visant à augmenter le nombre de clics ou le temps de visionnement et les revenus afférents.

Malheureusement, de temps à autre, des enquêtes et des révélations — devant le Congrès américain notamment — ont mis à mal ces prémisses. Cela explique la décision de l’Union européenne et de plusieurs pays d’encadrer l’offre de produits par les plateformes, afin notamment de protéger la spécificité culturelle de ces pays.

La nécessité de faire de même au Canada pour les produits culturels en français est démontrée dans le rapport scientifique que le Laboratoire de recherche sur la découvrabilité a publié le 8 mars 2021 et dont j’ai parlé il y a quelques minutes. Ce rapport concluait en effet qu’il existe des barrières à la découvrabilité en faisant les constats suivants :

Premièrement, il n’existe pas de « classification Québec » sur Netflix, iTunes, YouTube, et cetera.

Deuxièmement, on note une très faible présence de contenus audiovisuels québécois, ce qui, en retour, explique que les algorithmes n’en trouveront pas et n’en proposeront pas. Par exemple, aucun des 29 films québécois produits en 2016 ne se retrouve sur Netflix. Quant aux 29 nouveaux films qui ont été réalisés lors de l’étude, on en retrouvait 10 sur iTunes et 19 sur la plateforme payante YouTube.

Troisièmement, on a noté une relative absence d’offre de films et de séries québécoises destinés à la diffusion en continu sur les plateformes transnationales.

Quatrièmement, les nouvelles plateformes comme Disney+, Amazon Prime et Apple TV intègrent peu, voire aucun contenu audiovisuel québécois.

Cinquièmement, les listes de nouveautés musicales québécoises sont présentes dans une grande proportion sur les plateformes, mais elles sont peu visibles et très peu recommandées; la situation est encore bien pire lorsqu’il ne s’agit pas d’une nouveauté, mais d’un ancien succès.

Sixièmement, en matière de diffusion musicale en continu, les tests effectués de mars à août 2019 ont révélé qu’aucun des services de diffusion en continu « premium » n’a répondu aux attentes très précises de l’auditrice de référence utilisée pour les fins des tests.

Septièmement, les plateformes ne fournissent pas de détails quant aux contenus consommés au Québec et à la consommation des contenus québécois.

En conclusion, tant le contenu des plateformes que les algorithmes de référence ont donné lieu à de mauvais résultats quant aux produits culturels québécois.

Dans ce contexte, il n’est que légitime de vouloir encadrer le contenu québécois et canadien de ces plateformes de même que la découvrabilité des produits québécois et canadiens qui y sont entreposés. Mes propos au sujet des instruments culturels francophones valent aussi pour les instruments culturels autochtones et canadiens anglophones.

C’est pourquoi j’appuie le projet de loi C-11, qui favorisera le contenu canadien et qui fera en sorte que les algorithmes présenteront aussi ces produits et les rendront découvrables.

Merci de votre attention. Meegwetch.

L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition)

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-11. Permettez-moi d’abord de saluer les nombreux Canadiens qui ont de grandes préoccupations au sujet de ce projet de loi et qui ont pris le temps de nous contacter pour nous en faire part. Sachez que le caucus conservateur du Sénat vous a entendus et que nous avons fait tous les efforts possibles pour vous donner une voix au comité et dans cette enceinte en vue de rendre ce projet de loi moins nuisible. Je regrette cependant qu’il y ait encore trop de sénateurs qui ne vous écoutent pas. Ce projet de loi est extrêmement compliqué, et il a été examiné et étudié par le Sénat pendant une période de temps considérable. Par conséquent, il y a plusieurs aspects du projet de loi et de la question de la radiodiffusion que j’aimerais aborder.

Je veux commencer par reconnaître ce que le gouvernement dit toujours, à savoir que ce projet de loi est la première mise à jour importante de la Loi sur la radiodiffusion en 31 ans. On nous dit que cette mise à jour est nécessaire afin d’aligner la radiodiffusion sur les changements survenus dans le domaine de la diffusion et des communications mondiales au cours des 31 dernières années, mais ces changements ne sont rien de moins que révolutionnaires. Il est loin d’être évident que le gouvernement a sa place dans ce domaine.

L’univers numérique est immensément complexe. Nous risquons de nous couvrir de ridicule si nous nous faisons croire que nous réussirons à l’encadrer sans causer plus de tort que de bien. Le projet de loi à l’étude ne porte que sur un élément de la révolution qui secoue le monde des communications depuis maintenant 31 ans, et c’est celui de la radiodiffusion.

Voici quelques chiffres qui devraient vous permettre de comprendre à quel point le milieu de la radiodiffusion est rendu complexe. En tout et pour tout, le monde compte près de 2 milliards de sites Web. Tous les jours, plus de 500 millions de gazouillis sont mis en ligne. Plus de 4,5 milliards d’éléments sont affichés seulement sur Facebook, et les usagers passent plus de 10 milliards d’heures sur les réseaux sociaux.

En 2010, soit il y a déjà plus de 10 ans, les hommes d’affaires américains Paul Sagan et Frank Thomson Leighton ont écrit dans le journal Dædalus que :

[...] Internet transforme à peu près tous les secteurs d’activité et tous les secteurs de la société, des informations aux loisirs en passant par la politique, les affaires, les communications et le commerce. L’effet d’Internet sur le journalisme n’est qu’un microcosme des vastes changements et des bouleversements induits par la révolution numérique en ligne.

Ils ont ajouté ceci :

Aujourd’hui, les nouvelles peuvent être personnalisées et interactives, et c’est le public qui décide. Les utilisateurs [...] ont une influence directe sur le discours et sur la manière dont les nouvelles sont couvertes. Et de plus en plus, ils écrivent eux-mêmes des billets sur les nouvelles dont ils sont témoins et les diffusent sans aide sur Internet [...]

Ces mots datent de plus d’une décennie.

Depuis, le domaine de la radiodiffusion a poursuivi sa transformation ultrarapide. Le projet de loi à l’étude est confronté à un défi qui est probablement insurmontable à l’échelle mondiale. Il se fonde sur la prémisse naïve selon laquelle, après 31 ans de changements révolutionnaires, le gouvernement est réellement en mesure de réglementer la radiodiffusion tel que proposé. En fait, cette mesure aura des conséquences, dont bon nombre de conséquences imprévues.

Selon Morghan Fortier, première dirigeante de Skyship Entertainment, le projet de loi C-11 a été « rédigé par des gens qui ne comprennent pas le secteur qu’ils essaient de réglementer ». C’est ce qu’ont confirmé les interventions d’autres témoins. Beaucoup de gens craignent que les conséquences imprévues du projet de loi nuisent aux créateurs et aux consommateurs canadiens.

Voici ce qu’a dit à notre comité Timothy Denton, ancien commissaire national du CRTC :

Nous nous opposons au projet de loi C-11, car il repose sur une idée fondamentalement attentatoire des communications, constitue un élargissement substantiel et indu de l’autorité gouvernementale et menace le moteur d’innovation et de croissance économique qu’est Internet.

Nous nous opposons à l’élargissement presque sans limite du pouvoir réglementaire du gouvernement sur les communications [...] hormis quelques rares exceptions, [le projet de loi] englobe pratiquement tous les documents audio et vidéo diffusés en ligne.

Malheureusement, chers collègues, les quelques amendements que notre comité sénatorial a apportés au projet de loi ne changent rien à cet élargissement excessif du pouvoir gouvernemental.

Ce qui m’inquiète le plus, honorables sénateurs, c’est l’impact que cette réglementation aura sur les petits créateurs de notre pays. Quand Len St-Aubin, ancien directeur général de la Politique des télécommunications chez Industrie Canada, a témoigné devant notre comité, il a déclaré qu’Internet est « [...] l’engin le plus dynamique en ce qui concerne l’innovation, la concurrence, la création de possibilités, la croissance économique et la créativité [...] » que nous ayons vu dans l’histoire récente. Tenter de réglementer Internet, surtout quand on s’y prend aussi maladroitement que le gouvernement, d’abord avec le projet de loi C-10 — qu’il a été forcé de retirer — et maintenant avec le projet de loi C-11 — adopté à toute vapeur à la Chambre des communes après un examen bâclé —, présente de nombreux danger.

À ce sujet, M. St-Aubin a dit ceci :

[...] c’est le CRTC, et non pas le Parlement, qui déterminera la portée du règlement et, par le fait même, la mesure dans laquelle il se répercutera sur le marché d’Internet et sur la liberté d’accès des Canadiens au contenu de leur choix.

Nous entendons régulièrement des sénateurs d’en face proclamer que le Sénat doit parler au nom des minorités politiques. Eh bien, il ne fait aucun doute qu’avec le projet de loi C-11, ce sont les petits joueurs d’un bout à l’autre du Canada, des gens comme Oorbee Roy, Vanessa Brousseau, Darcy Michael, Justin Tomchuk, J.J. McCullough, Frédéric Bastien Forrest et Scott Benzie, qui seront les plus durement touchés. Ces petits créateurs ne représentent pas les intérêts des grandes sociétés ou des grands médias. Les petits créateurs ont proposé de multiples amendements, mais peu de sénateurs prennent la parole pour se porter à leur défense.

Les sénateurs d’en face qui font partie du Comité des transports et des communications se sont opposés à la plupart des amendements que ces témoins ont proposés. Pourquoi? Dans bien des cas, je ne crois pas que c’était à cause de la teneur de leurs amendements, mais bien parce que la plupart des sénateurs nommés par le gouvernement s’étaient déjà fait une opinion au sujet de ce projet de loi bien avant qu’ils aient entendu un seul témoin.

La plupart des amendements proposés par les témoins qui ont comparu devant notre comité ont été rejetés par la majorité nommée par le gouvernement. C’est extrêmement malheureux, car nous nous retrouvons avec un projet de loi qui comporte de graves lacunes et qui risque de nuire grandement au secteur canadien de la radiodiffusion, en particulier aux créateurs et aux consommateurs du pays.

En tout respect, les sénateurs clament haut et fort que de nombreux amendements ont été adoptés. J’admets que certains amendements positifs ont été adoptés par une mince majorité au comité, et que le leader du gouvernement était même contre certains d’entre eux. Or, voici que le moment de vérité arrive.

Le gouvernement va-t-il être disposé à écouter le Sénat au sujet des très modestes changements qui ont été apportés au projet de loi C-11, ou va-t-il simplement les rejeter du revers de la main, si modestes soient-ils?

Si le gouvernement rejette ces modestes amendements, comment les sénateurs qui ont été nommés par le gouvernement vont-ils réagir? Les sénateurs d’en face vont-ils défendre leurs principes, ou simplement baisser les bras devant la décision du gouvernement?

Dans le cadre de mes commentaires sur ce projet de loi, j’aimerais d’abord souligner sur quoi portaient certains des amendements adoptés, amendements au sujet desquels les sénateurs d’en face devront faire preuve de fermeté tandis que nous attendons la réponse du gouvernement. Je vais ensuite brièvement parler de certains des problèmes fondamentaux toujours associés à ce projet de loi, problèmes que la majorité des sénateurs membres du comité ont choisi de ne pas régler.

Permettez-moi de commencer par la question de l’inclusion du contenu généré par les utilisateurs. À ce sujet, nous avons un amendement modeste — auquel le gouvernement s’est opposé —, mais, mon avis, il ne répond pas de façon satisfaisante aux préoccupations soulevées par les témoins. L’amendement proposé par les sénateurs Simons et Miville-Dechêne élimine la référence à la réglementation du contenu qui génère directement ou indirectement des revenus. Il exigerait plutôt que si une émission a été téléversée vers une entreprise en ligne qui fournit un service de média social par le propriétaire ou le détenteur exclusif du droit d’auteur sur l’enregistrement sonore ou un mandataire du propriétaire, le CRTC en « tienne compte ».

L’amendement améliore cette disposition particulière du projet de loi par rapport à sa mouture antérieure. Cela dit, nous sommes loin de savoir si le gouvernement acceptera ne serait-ce que ce modeste amendement. Nous ne savons pas plus de quelle manière le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes tiendra compte des critères qui ont été revus.

La sénatrice Simons a dit que son amendement ferait en sorte que le projet de loi C-11 « fait ce que le gouvernement nous a dit qu’il voulait faire ». À cet égard, elle a tout à fait raison. Le ministre, lorsqu’il a comparu devant notre comité, a expressément déclaré :

Nous avons écouté les créateurs sur les médias sociaux, nous les avons écoutés, nous avons compris leurs préoccupations, et nous l’avons rétabli, avec l’exception prévue à l’article 4.2 visant le contenu commercial qui remplit les trois critères. C’est tout.

C’est ce que prétendait le gouvernement. L’amendement rapproche le texte du projet de loi des intentions déclarées du gouvernement.

J’aurais aimé que le comité aille plus loin et qu’il adopte également l’amendement au même article qui a été proposé par le sénateur Manning au comité. L’amendement du sénateur Manning aurait clairement indiqué que les trois critères énoncés au paragraphe 4.2(2) doivent être examinés conjointement; autrement dit, le CRTC ne pourrait pas choisir arbitrairement les critères. Cependant, la majorité des membres du comité ont rejeté l’amendement, ce qui est regrettable.

Nous devons maintenant voir si le gouvernement acceptera même le modeste amendement qui a été incorporé dans le projet de loi. S’il ne le fait pas, nous verrons si les sénateurs d’en face auront le courage de défendre la disposition qu’ils ont eux-mêmes jugée essentielle. Si cet amendement très modeste finit par être rejeté par le gouvernement, il sera alors clair que le gouvernement a pleinement l’intention de viser le contenu généré par les utilisateurs à l’aide du projet de loi.

Si cela se produit, le Sénat parlera-t-il au nom des nombreux Canadiens qui se sont si fortement opposés à ce point? Ou la majorité des sénateurs se contenteront-ils de baisser les bras et de déclarer que le gouvernement s’est prononcé? J’espère que la majorité des sénateurs feront preuve de détermination dans cette affaire. Ce serait effectivement une bonne journée pour le Sénat. Il y a toutefois d’autres dossiers pour lesquels la majorité des sénateurs devront s’armer de courage.

Il y a notamment la vérification de l’âge pour accéder aux programmes qui représentent des activités sexuelles explicites.

La sénatrice Miville-Dechêne a proposé cet amendement que j’estime judicieux; d’ailleurs, mon groupe l’a appuyé. Évidemment, le gouvernement s’y est opposé. Il prétend y être sympathique, mais il invoque la série d’objections habituelles, notamment des préoccupations relatives à la protection de la vie privée.

Dans le présent cas, j’estime que nous devons finalement prendre position, chers collègues, et affirmer que la priorité est de mettre les enfants à l’abri de tout contenu dommageable en ligne. L’organisme Age Verification Providers Association a présenté au comité des mémoires qui indiquent que le risque de compromettre les renseignements personnels est exagéré et que la vérification de l’âge peut se faire de façon à protéger l’identité des utilisateurs, en dissociant le processus de vérification des sites Web qui doivent vérifier uniquement l’âge et non l’identité.

À ce sujet, je signale que le leader du gouvernement assure souvent que le gouvernement est en faveur d’une proposition ou d’une autre, mais qu’il trouve toujours des raisons pour ne rien faire. De ce fait, je crains que le gouvernement ne s’oppose également à cet amendement.

Chers collègues, nous devrons faire preuve de détermination pour vaincre cette opposition, et j’espère que le moment venu, les sénateurs nommés par le gouvernement feront ce qui s’impose.

Enfin, nous devons rester fermes à l’égard de certaines questions. J’ose donc espérer que les sénateurs nommés par le gouvernement feront preuve de fermeté en ce qui concerne l’amendement adopté concernant les règles relatives au contenu canadien.

De nombreux témoins ont affirmé que ces règles manquent de souplesse et que les petits acteurs ont de la difficulté à s’y retrouver.

Oorbee Roy, qui se définit elle-même comme une petite créatrice de contenu, a évoqué les obstacles importants auxquels se heurtent les petits créateurs pour que leur contenu soit reconnu comme canadien. Elle a posé la question suivante :

Dois-je embaucher mon fils de dix ans pour m’aider à soumettre pour approbation chaque élément de contenu de planche à roulettes à titre de contenu canadien?

Encore une fois, le comité a adopté un amendement très modeste pour tenter d’inciter le CRTC à adopter une approche plus souple pour déterminer ce qui constitue du contenu canadien. Cependant, il reviendra au CRTC de décider de la manière dont cela sera mis en œuvre. Toute modification prendra également du temps. On espère cependant que cet amendement constituera un petit pas en avant pour faciliter la tâche des petits créateurs de contenu et de ceux qui soutiennent qu’une approche plus inclusive est nécessaire pour définir ce qui constitue du contenu canadien.

Là encore, le Sénat devra faire preuve de fermeté face à la réaction du gouvernement. Si la majorité choisit de plier, ces modestes améliorations apportées à la mesure législative seront perdues.

Chers collègues, j’ai mentionné trois amendements qui ont légèrement amélioré le projet de loi C-11. Cependant, le projet de loi dans son ensemble comporte toujours de graves lacunes en ce qui concerne la réforme de la radiodiffusion au Canada. Je citerai trois problèmes graves que les témoins ont soulevés.

Premièrement, le projet de loi créerait un grave problème en ce qui a trait aux obligations commerciales du Canada. Les témoignages entendus nous en donnent la certitude.

L’ancien président du CRTC, Konrad von Finckenstein, a dit au comité que, bien que le CRTC a le pouvoir d’exiger que les entreprises effectuent des contributions à des fonds tels que le Fonds des médias du Canada, le droit aux bénéfices de ces dépenses ne devrait pas être limité à la propriété ou au contrôle canadien.

M. von Finckenstein a dit :

En vertu de l’Accord Canada—États-Unis—Mexique, ou ACEUM, ces restrictions, bien qu’elles soient visées par l’exception relative à l’industrie culturelle et donc techniquement acceptées, permettent à nos partenaires de prendre des mesures de représailles dont l’effet commercial est équivalent. Comme la plupart des diffuseurs de contenu se trouvent aux États-Unis, on peut s’attendre à ce que cela se produise.

D’ailleurs, les États-Unis ont déjà signalé qu’ils considèrent cela comme étant un problème.

Dans une déclaration transmise le mois dernier à la Presse canadienne, une porte-parole de l’ambassade des États-Unis, ici à Ottawa, a affirmé que des responsables américains tiennent des consultations avec des entreprises américaines sur l’incidence que le projet de loi C-11 pourrait avoir sur leurs activités. Elle a déclaré : « Nous craignons que cela [entraîne des répercussions sur les] services de diffusion en ligne et discrimine les entreprises américaines. »

De même, l’association américaine de l’industrie de l’informatique et des communications soutient :

Si le Canada adopte le projet de loi C-11 tel qu’il est actuellement rédigé, il incombera aux États-Unis d’évaluer la portée des violations probables aux règles découlant de l’ACEUM, de déterminer dans quelle mesure cela nuit à ses intérêts commerciaux et de décider des mesures appropriées qui s’imposent en réponse.

Pas plus tard qu’hier, on pouvait lire, parmi les grands titres du Globe and Mail, la mise en garde suivante : « Les États-Unis de plus en plus préoccupés par les retombées commerciales des projets de loi du Canada sur les nouvelles et la diffusion continue en ligne. »

L’imposition de mesures de rétorsion commerciales en raison de l’adoption du projet de loi C-11 n’est pas qu’une hypothèse; c’est la réalité, chers collègues. Qui fera les frais des mesures de rétorsion commerciales que pourraient prendre les Américains? C’est évident. Ce sont les entreprises et les travailleurs canadiens. La majorité des sénateurs se soucient trop peu des incidences du projet de loi. Ils ont une attitude un peu cavalière à ce sujet. C’est peut‑être parce que les sénateurs ne ressentiront pas eux-mêmes les effets du projet de loi. Ce sont d’autres qui souffriront.

Ne vous y trompez pas : ceux qui voteront pour le projet de loi au Sénat accepteront de facto les conséquences d’une guerre commerciale, mais c’est le Canadien moyen qui subira ces conséquences.

Certains se plaisent à répéter que les entreprises de diffusion étrangères doivent « payer leur dû ». Cependant, on entend rarement parler des contributions importantes que ces plateformes étrangères font au Canada en termes d’emplois et de retombées.

Garrett Levin, président et chef de la direction de la Digital Media Association a dit au comité qu’« [e]n moyenne, les services de diffusion en continu audio versent 65 à 70 % de leurs revenus en redevances ».

Nous devrions reconnaître que c’est extrêmement important.

Le mémoire présenté par l’Association cinématographique du Canada donnait quelques-uns des avantages :

Ces dix dernières années, les contributions des producteurs mondiaux ont représenté 90 % de la croissance de l’industrie du film, de la télévision et de la production en continu au Canada. Les investissements étrangers dans l’industrie représentent 6 milliards de dollars par an. En 2021, les studios de l’Association cinématographique ont dépensé plus de 2,3 milliards de dollars en biens et services locaux au Canada. Ils ont soutenu plus de 47 000 entreprises au Canada et ils ont fait vivre plus de 200 000 travailleurs dans les industries créatives canadiennes.

Or, pour une raison qui nous échappe, le gouvernement s’attend à ce que les entreprises mondiales en ligne paient encore plus et ne soient pas autorisées à accéder aux mêmes fonds lorsque leurs investissements contribuent aux industries culturelles canadiennes.

Cette question n’a pas été abordée en comité, et les amendements que nous avons proposés afin de remédier à cette faiblesse du projet de loi — par exemple, pour faire en sorte que toutes les entreprises de radiodiffusion soient également admissibles à des avantages comme le Fonds des médias du Canada — ont été rejetés.

En outre, ce projet de loi comporte une deuxième lacune importante : il ne prévoit pas d’exempter de façon claire et nette les petits fournisseurs de services de diffusion en continu de la réglementation du CRTC.

De nombreux témoins ont fait part au comité de ce problème important. Nous avons entendu des témoins qui connaissent le fonctionnement du CRTC et qui comprennent les limites pratiques de ses capacités. L’un de ces témoins était M. von Finckenstein, l’ancien président du CRTC. Comme il a très clairement déclaré au comité :

[L]e fait de se retrouver avec des pouvoirs aussi étendus, dont les paramètres sont aussi vagues, s’avérera extrêmement lourd pour le CRTC. Chaque partie prenante présentera des demandes d’exemption de conditions et fera valoir que cela relève des vastes pouvoirs accordés au CRTC. Il ne faut pas oublier que le CRTC est une cour d’archives qui cerne des problèmes, soit de son propre chef, soit par le biais de demandes; qui demande l’avis des parties et des intervenants concernés; qui tient des audiences, en direct ou sur papier; et qui rend ensuite une décision. Tout cela doit être fait dans le respect de la procédure et peut faire l’objet d’un appel judiciaire.

M. von Finckenstein a soutenu que :

[…] limiter les pouvoirs permettra au CRTC de prendre des décisions judicieuses et ciblées en temps opportun. [L]e projet de loi ne devrait viser que les grands diffuseurs en continu qui peuvent concurrencer de manière significative les diffuseurs établis.

Il a recommandé que la loi vise seulement les entreprises en ligne qui comptent plus de 100 000 abonnés au Canada ou dont les revenus générés au Canada dépassent les 100 millions de dollars.

Cependant, la majorité des membres du comité a rejeté sa recommandation. Les représentants ont soutenu que le seuil était trop élevé et que certaines entreprises — par exemple, CBC Gem — seraient exclues.

On a donc proposé des amendements pour réduire le seuil. Or, le comité a rejeté un amendement visant à fixer le seuil à 25 millions et, pas plus tard que cette semaine, mardi dernier, le Sénat a même rejeté un seuil de 10 millions de dollars.

Chers collègues, le projet de loi dont nous sommes saisis n’a donc aucune limite. Dans ce contexte, il vaut la peine de répéter ce que Konrad von Finckenstein, un ancien président du CRTC qui est bien au fait du régime réglementaire, a dit au comité sénatorial :

[...] le fait de se retrouver avec des pouvoirs aussi étendus, dont les paramètres sont aussi vagues, s’avérera extrêmement lourd pour le CRTC. Chaque partie prenante présentera des demandes d’exemption de conditions et fera valoir que cela relève des vastes pouvoirs accordés au CRTC. Il ne faut pas oublier que le CRTC est une cour d’archives qui cerne des problèmes, soit de son propre chef, soit par le biais de demandes; qui demande l’avis des parties et des intervenants concernés; qui tient des audiences, en direct ou sur papier; et qui rend ensuite une décision. Tout cela doit être fait dans le respect de la procédure et peut faire l’objet d’un appel judiciaire.

Est-ce que je donne l’impression de me répéter? Il a ajouté ce qui suit :

[...] le projet de loi ne devrait viser que les grands diffuseurs en continu qui peuvent concurrencer de manière significative les diffuseurs établis. Les petits acteurs novateurs du Web devraient pouvoir utiliser pleinement leurs capacités d’innovation pour contribuer à la productivité globale de l’économie canadienne.

Encore une fois, la majorité gouvernementale au comité sénatorial a dit « non » à la proposition de M. von Finckenstein qui visait l’établissement d’un seuil d’exemption. Ces sénateurs ont dit « non » à toutes les propositions en ce sens. En fait, ils ont plutôt adopté l’approche « nous sommes les mieux placés pour juger ».

Eh bien, je parierais qu’ils ne sont pas les mieux placés pour juger. Sans seuil d’exemption bien défini pour les petits services de diffusion en continu, ce projet de loi mènera à une incertitude encore plus grande. Même avec l’amendement sur le contenu généré par les utilisateurs qui a été adopté au comité, et même si le gouvernement accepte cet amendement, il faudra des années pour déterminer comment le CRTC appliquera ces dispositions. De toute évidence, il en résultera plus de confusion, plus d’attente, plus d’incertitude et plus de dommages potentiels pour les petits intervenants innovants d’Internet qui, jusqu’à présent, ont apporté une contribution si importante à la productivité de l’économie canadienne.

Chers collègues, on nous a dit et répété que le CRTC n’a pas la capacité d’appliquer cette loi de manière aussi large que prévu. Un ancien président du CRTC nous l’a dit, tout comme un ancien vice‑président et un ancien commissaire national. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, le gouvernement se croit mieux avisé. Il s’agit d’un autre élément de la mesure législative qui repose sur des hypothèses complètement irréalistes quant à la façon dont la radiodiffusion en ligne peut être réglementée.

Enfin, chers collègues, je voudrais aborder la question des dispositions relatives à la découvrabilité et à la manipulation des algorithmes.

Selon la plupart des témoins, ce sont les dispositions du projet de loi sur la découvrabilité active qui posent le plus grave problème, et c’est un problème dont la majorité gouvernementale n’a tout simplement pas tenu compte. Le projet de loi indique que le CRTC ne peut pas ordonner la manipulation des algorithmes aux fins de la découvrabilité du contenu canadien, mais, lors de son témoignage devant notre comité, l’ancien président du CRTC, Ian Scott, a dit très clairement que le CRTC établira des politiques et que leur application nécessitera une manipulation des algorithmes par les plateformes. C’est donc dire que le projet de loi permet la manipulation des algorithmes de façon détournée. C’est ce qui est ressorti clairement d’un échange entre la sénatrice Wallin et l’ancien président du CRTC au comité.

En effet, la sénatrice Wallin a dit ceci :

Vous n’allez pas manipuler les algorithmes; vous obligerez plutôt les plateformes à le faire. C’est une réglementation sous un autre nom. Que ce soit fait directement et explicitement ou indirectement, vous allez réglementer le contenu.

M. Scott a répondu tout simplement : « Vous avez raison. »

Plus tard, M. Scott a dit que le CRTC a de nombreux autres outils à sa disposition pour mettre de l’avant du contenu canadien sans recourir à la manipulation des algorithmes. Il a affirmé qu’avec tous ces outils, les plateformes n’auraient pas à manipuler les algorithmes. Dans ce cas, pourquoi le gouvernement tient-il à ce point à garder cette option dans le projet de loi? Pourquoi la majorité des sénateurs nommés par le gouvernement ont-ils rejeté tous les amendements qui ont été présentés pour que l’on doive obligatoirement manipuler les algorithmes?

Je pose cette question parce que les témoins ont été très clairs sur les implications probables de cette mesure.

Selon J. J. McCullough, qui a témoigné devant le Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des communes le printemps dernier, la manipulation des algorithmes signifie que :

Du jour au lendemain, les créateurs vont se réveiller et découvrir que le type de contenu qui avait auparavant du succès dans un YouTube non réglementé n’en a plus dans un YouTube réglementé. Par conséquent, ils devront changer la nature de leur contenu afin de le rendre plus ouvertement canadien — peu importe ce que cela signifie —, ou ils pourraient être désavantagés. Cela pourrait signifier que leur audience, et donc leurs revenus, en prendrait un coup. C’est quelque chose qui, je pense, inquiète beaucoup de créateurs sur YouTube.

Chers collègues, il n’est guère surprenant que les créateurs s’inquiètent de voir leur audience et leurs revenus en prendre un coup. Après tout, c’est de leur gagne-pain qu’il s’agit.

Lorsque Scott Benzie, directeur général de Digital First Canada, s’est adressé à notre comité, il a déclaré que le projet de loi :

[...] doit indiquer clairement que les modifications dynamiques des algorithmes sont exclues, car les modifier, c’est compromettre les entreprises canadiennes et l’accès à leur public.

Matthew Hatfield, directeur des campagnes d’OpenMedia, a proposé une solution que de nombreux autres témoins ont approuvée. M. Hatfield a dit :

[...] le projet de loi C-11 ne doit pas permettre au CRTC de manipuler les résultats des algorithmes sur les plateformes. Jamais nous ne tolérerions que le gouvernement édicte des règles indiquant quels livres doivent être disposés dans les vitrines de nos magasins ou le genre d’articles qui doivent figurer en première page de nos journaux. Mais c’est exactement ce que fait le paragraphe 9.1(1) sur le plan de la découvrabilité actuellement.

Quelles seront les conséquences si nous négligeons de régler cette question?

Justin Tomchuk, un cinéaste indépendant, a dit au comité :

Si le projet de loi C-11 nuit à la découvrabilité des créateurs canadiens à l’échelle mondiale, je peux imaginer un scénario où certaines entreprises ayant peu de liens physiques quitteront le pays purement et simplement afin de pouvoir continuer de travailler sans être gênées par ces obligations agressives.

Chers collègues, M. Tomchuk dit que toute la création dynamique dont nous avons été témoins au Canada au cours des 30 dernières années pourrait être en danger. Pourquoi diable ferions‑nous cela?

Malgré tous les témoignages que nous avons entendus, le gouvernement et la majorité des sénateurs nommés par le gouvernement au sein du comité ont tout simplement refusé d’aborder le problème. Cela rend ce projet de loi tout simplement irrécupérable.

Chers collègues, cela me ramène à mon point de départ, c’est‑à‑dire aux conséquences possibles du projet de loi. Compte tenu des témoignages que nous avons entendus, je me demande si même un seul sénateur dans cette enceinte peut prédire — avec une quelconque certitude — quelles seront les conséquences du projet de loi.

J’ai le plus grand respect pour le sous-ministre adjoint associé Thomas Owen Ripley, qui a assisté patiemment à l’étude article par article du projet de loi. Selon moi, il comprend mieux que quiconque les dispositions qui s’y retrouvent, mieux en tout cas que la plupart des gens. Cela dit, je n’irais pas jusqu’à dire qu’il pourrait affirmer avec certitude qu’il connaît l’effet que cette mesure législative pourrait avoir.

Cela me ramène à ce que disait la copropriétaire et PDG de Skyship Entertainment, Morghan Fortier. Selon elle, le projet de loi C-11 « a été rédigé par des gens qui ne comprennent pas le secteur qu’ils essaient de réglementer ».

C’est ce qui m’inquiète le plus.

La révolution qui a frappé le monde ces 30 dernières années a chamboulé notre manière de communiquer, mais aussi la manière dont le contenu est diffusé. Il s’agit d’une révolution planétaire. Les Canadiens en ont beaucoup profité, notamment parce qu’ils évoluent dans un cadre à peu près pas réglementé. Aujourd’hui, le gouvernement cherche à s’immiscer dans ce cadre, mais de nombreux témoins nous ont répété que ce projet de loi pourrait causer un tort immense aux créateurs et aux consommateurs d’ici. Selon eux, il pourrait cause une guerre commerciale avec notre principal partenaire commercial.

Chers collègues, je réitère la position de mon parti à propos de ce projet de loi : si le but du projet de loi était d’intégrer les services de diffusion en continu dans le système traditionnel canadien de radiodiffusion et d’exiger uniquement que les plateformes en ligne contribuent davantage aux industries culturelles canadiennes, alors le projet de loi devrait être centré sur cet aspect, et rien d’autre. Sous sa forme actuelle, le projet de loi crée énormément d’incertitude et donne le pouvoir au CRTC de réglementer à outrance. Quoique les conséquences sont imprévisibles, il est fort à parier qu’elles mèneraient à un échec.

Bien que le projet de loi ait été légèrement amélioré par notre comité, nos amendements ne suffisent pas. C’est pourquoi, chers collègues, j’aimerais proposer un nouvel amendement au sujet d’un point que j’ai soulevé plus tôt : l’incertitude de savoir si le contenu généré par l’utilisateur est exclu ou non des paramètres du projet de loi.

Chers collègues, nous ne pouvons pas laisser cette question sans réponse, dans le néant de l’ambiguïté. Si cet amendement était adopté, cela procurerait une plus grande clarté pour tous les créateurs, administrateurs de plateformes et autorités de réglementation.

Je vous prie de m’excuser si je répète des propos que j’ai tenus plus tôt, mais je tiens à m’assurer que vous compreniez toute l’importance de cet amendement. Vous avez souvent entendu, dans cette enceinte, que le gouvernement affirme que le projet de loi ne couvre pas le contenu produit par les utilisateurs. Des témoins qui ont comparu devant le comité n’en étaient toutefois pas convaincus. Je ne le suis pas moi non plus.

Le comité a finalement adopté un amendement proposé par les sénatrices Simons et Miville-Dechêne, qui visait à concentrer l’article 4.2 du projet de loi sur ce qu’elles appellent la « musique professionnelle », et ce, « sans restreindre indûment la latitude du CRTC », comme l’a dit la sénatrice Miville-Dechêne.

Cet amendement a supprimé la disposition qui dit « génère des revenus de façon directe ou indirecte ». Les sénatrices ont soutenu que les médias sociaux seraient désormais exclus. Rappelons toutefois, comme certains l’ont déjà fait, que c’est au CRTC que reviendra la tâche de superviser les dispositions de la loi. Il conservera un pouvoir discrétionnaire considérable.

Parmi les créateurs de contenu numérique qui ont témoigné devant le Comité sénatorial permanent des transports et des communications, peu se sont dits très confiants à l’idée que le CRTC puisse bénéficier d’un vaste pouvoir discrétionnaire.

Lorsqu’elles ont proposé leurs amendements, les sénatrices Simons et Miville-Dechêne ont précisé que ceux-ci ne restreindraient pas indûment la latitude du CRTC, mais c’est justement cette latitude qui inquiète beaucoup de gens. De nombreux témoins se sont dits préoccupés par toute la latitude que ce projet de loi laisserait au CRTC; les créateurs de contenu numérique qui ont témoigné ont tous exprimé de vives inquiétudes à ce sujet.

C’est pour cette raison que Monica Auer, la directrice exécutive du Forum for Research and Policy in Communications, a dit au comité en septembre que les articles 4.1 et 4.2 devraient être complètement retirés du projet de loi. Je suis certain que la plupart des créateurs de contenu en ligne accueilleraient très favorablement ce retrait.

Chers collègues, rappelons-nous que si le gouvernement n’accepte pas notre amendement, il peut nous le renvoyer.

Nous avons une obligation, chers collègues, de faire ce qui s’impose. Nous n’avons pas d’obligation de soutenir le gouvernement quand il nous dit une chose et en fait une autre. C’est à lui de décider s’il accepte ou non l’amendement. Nous aurons l’occasion d’en traiter de nouveau. Chers collègues, à mon avis, l’amendement est raisonnable. J’ose espérer que tous les sénateurs l’appuieront.

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