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L'autogouvernance du Sénat

Interpellation--Fin du débat

2 février 2023


L’honorable Marilou McPhedran [ + ]

Honorables sénateurs, je voudrais prendre la parole à mon rang au Feuilleton, s’il vous plaît. Je crois qu’il s’agit de mon droit parlementaire.

Son Honneur le Président [ + ]

Vous devez obtenir le consentement, sénatrice. Sénateur Plett?

L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition)

Nous avons eu des discussions entre leaders. La question dont la sénatrice McPhedran veut parler est, je crois, assez urgente. En conséquence, notre caucus conservateur serait disposé à accorder la permission, à la condition que ce soit le dernier article à l’ordre du jour et que le Sénat s’ajourne lorsque la sénatrice McPhedran aura fini son intervention.

Son Honneur le Président [ + ]

Est-ce d’accord, honorables sénateurs?

Son Honneur le Président [ + ]

Il en est ainsi ordonné.

Honorables sénateurs, avant que la sénatrice McPhedran ne prenne la parole, je tiens à informer le Sénat qu’elle exercera son droit de dernière réplique et que son intervention aura pour effet, conformément à l’article 6-12 du Règlement, de clore le débat sur cette interpellation.

La sénatrice McPhedran [ + ]

Honorables sénateurs, en tant que sénatrice du Manitoba, je reconnais que je vis sur les territoires du Traité no 1, les territoires traditionnels des peuples anishnabeg, des Cris, des Oji-Cris, des Dakotas et des Dénés et de la patrie de la nation métisse. Je tiens à souligner que le Parlement du Canada est situé sur le territoire non cédé et non restitué de la nation algonquine anishinabe.

Je tiens également à souligner que de nombreuses personnes de partout sur l’île de la Tortue se joignent à nous aujourd’hui, qu’elles soient sur des terres cédées ou non cédées.

Je tiens à remercier tous ceux et celles qui ont pris le temps de réfléchir et d’examiner les questions soulevées dans cette interpellation qui concerne notre institution si unique, notre modèle d’autonomie gouvernementale et notre engagement moral d’offrir à nos citoyens un Sénat modernisé, transparent, responsable, rigoureux et équitable. Nous sommes investis de nombreuses fonctions, dont la plus importante est la responsabilité publique.

Plusieurs d’entre vous m’ont contactée en privé pour discuter de ces thèmes plus en détail, et j’ai trouvé ces discussions éclairantes et motivantes. Je tiens à remercier tout particulièrement la sénatrice McCallum, qui s’est exprimée publiquement sur certains aspects clés de l’iniquité sénatoriale.

En présentant cette interpellation, j’ai proposé des modifications à notre usage du privilège parlementaire, aux procédures d’information financière publique, aux protocoles, aux rapports et à la transparence dans les enquêtes du conseiller sénatorial en éthique, et j’ai suggéré de codifier nos règles pour assurer une plus grande clarté dans leur interprétation.

J’espère que le Comité permanent sur l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs s’engagera à examiner ces questions et prendra en considération les suggestions que je lui ai envoyées.

Cependant, l’objet de cette enquête va au-delà des demandes spécifiques adressées à un comité sénatorial.

Dans cette optique, je prends la parole ce soir d’abord pour vous remercier de votre écoute. Je reconnais que vos leaders ont décidé de suivre une autre voie ce soir, mais j’espère que vous me pardonnerez de demander mon droit de parole conformément au Règlement du Sénat lorsque vous entendrez ce que je me sens obligée de vous dire, chers collègues, à qui je pense devoir la courtoisie de dire d’abord ma vérité, puis de vous expliquer ce que j’ai fait et pourquoi, croyant alors et maintenant que mes efforts — qui n’ont jamais été solitaires et ne visaient jamais à attirer l’attention — étaient de bonne foi, consacrés à essayer de sauver des vies, en particulier celles de femmes et de filles. Je suis très reconnaissante du fait que je peux pleurer et parler en même temps.

Pour terminer mon interpellation, je vous présente une autre étude de cas qui illustre bon nombre des questions complexes dont l’examen a été encouragé par cette enquête. Cette étude de cas est la mienne, et je vous invite respectueusement à évaluer les mesures prises sur la base des faits que je vais vous exposer ici.

Je prends la parole aujourd’hui motivée par le désir de témoigner de mon expérience en premier lieu avec vous, chers collègues du Sénat, et parce que tiens à souligner que je considère toujours les personnes que je nommerai pendant ce témoignage comme des professionnels diligents, remplis de compassion et dignes de confiance, en général, des gens qu’il faudrait féliciter et qu’on ne devrait ni vilipender ni prendre comme boucs émissaires pour tenter de justifier que le Canada n’ait pas tenu certaines promesses. Les 21 et 22 septembre 2022, le Globe and Mail a publié des articles en première page en précisant que la source principale venait d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, mais qu’elle était anonyme. Les grands titres disaient, en anglais, « Une sénatrice canadienne a envoyé à une famille afghane des documents non authentiques, d’après Ottawa », et « Une sénatrice a envoyé des documents non authentiques à des Afghans coincés dans leur pays ». Les articles m’accusaient d’avoir produit des documents non authentiques ou — comme l’a écrit l’une des journalistes dans un message à l’intention d’une organisation non gouvernementale, une ONG, avec laquelle je travaillais — de « faux documents » d’Affaires mondiales Canada à l’intention d’Afghans, principalement de femmes qui cherchaient à sauver leur vie et à fuir la résurgence du régime taliban.

Chers collègues, je tiens à vous le dire en personne : c’est faux. C’est faux sur le plan des faits, et cela a gravement nui à ma capacité d’évacuer des femmes afghanes toujours piégées, dans la clandestinité et en situation d’extrême vulnérabilité, et d’aider celles que nous avons réussi à faire sortir du pays — car nous avons réussi à en évacuer un grand nombre —, à se réinstaller et à survivre dans les pays où elles se sont retrouvées, que ce soit en Albanie ou au Pakistan, alors qu’elles attendaient désespérément de pouvoir venir au Canada, comme nous le leur avions promis.

Plutôt que de clamer immédiatement mon innocence face aux allégations de cette journaliste et d’affirmer que les documents en question étaient authentiques et qu’ils m’avaient été transmis par des fonctionnaires haut placés et dignes de confiance, j’ai choisi de garder le silence, protégeant ainsi ces fonctionnaires et ces intervenants, mais cela ne sera plus possible à partir de demain.

Afin d’appuyer les demandeurs afghans qui poursuivent IRCC en justice, je présenterai demain une déclaration sous serment, et il est important pour moi, honorables collègues, de témoigner d’abord devant vous.

Avant ma nomination dans cette vénérable enceinte, j’ai été une avocate féministe et militante pendant 40 ans. Aujourd’hui, je suis une sénatrice féministe et militante. Cela fait partie de mon identité. Mes efforts pour promouvoir les droits des femmes et des filles afghanes, qui datent de plus de 20 ans avant la décision catastrophique des Occidentaux de se retirer de Kaboul, en août 2021, m’ont amenée à travailler avec de nombreuses organisations, comme le Conseil canadien des femmes musulmanes et l’organisme Canadian Women for Women in Afghanistan. J’ai voyagé en Afghanistan avec les Forces armées canadiennes pour m’entretenir avec des intervenants au sujet des problèmes de sécurité qui touchent les femmes et les filles afghanes.

Bon nombre de sénateurs dans cette enceinte ont beaucoup contribué à la défense et à la promotion des droits de la personne et des protections pour le peuple afghan, en particulier les femmes et les filles afghanes.

Pour quiconque connaît la région, la résurgence des talibans n’a pas été la surprise souvent dépeinte par certains médias. En février 2020, lorsque l’ancien président Trump a signé l’accord entre les États-Unis et les talibans qui marquait le retrait des troupes américaines, les experts du monde entier nous ont avertis de ce qui allait se passer, et c’est bien ce qui s’est passé. À sa décharge, le Globe and Mail a publié en janvier 2022 un article de la présidente fondatrice de la Commission afghane indépendante des droits de la personne et ancienne vice-première ministre afghane, la Dre Sima Samar — que j’ai l’honneur connaître depuis 2001 —, qui lançait un avertissement quant à la catastrophe imminente et qui implorait le Canada d’agir de façon décisive pour sauver des vies.

Si je suis fière de mon action en faveur de l’évacuation des femmes parlementaires afghanes, des athlètes et des jeunes défenseurs des droits de la personne figurant sur la liste des personnes à abattre dressée par les talibans, je suis également très fière et reconnaissante envers mes collègues avec qui j’ai travaillé avant, pendant et après la chute de Kaboul aux mains des talibans, notamment le sénateur Boehm, la sénatrice Omidvar, la sénatrice Ataullahjan, la sénatrice Marty Deacon, la sénatrice Jaffer, le sénateur Plett, le sénateur Housakos, la sénatrice Dasko, la sénatrice Pate, le sénateur Ravalia, la sénatrice Simons, et la sénatrice Patterson, pour aider les Afghans à se réfugier en lieu sûr. Nombre d’entre nous ont contacté le premier ministre Trudeau et d’autres personnes haut placées pour leur demander d’agir bien avant la chute de Kaboul. Bien d’autres ont plaidé auprès d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour le compte de familles afghanes qui traversent actuellement des périodes d’incertitude dans le cauchemar bureaucratique des procédures d’immigration. Beaucoup d’entre nous ont collaboré avec des organisations et des réseaux fédéraux, internationaux et issus de la société civile pour faciliter ce travail. Voilà ce que les sénateurs peuvent choisir de faire, et beaucoup d’entre nous le font encore presque tous les jours.

Au cours de cette période, j’ai moi-même communiqué notamment avec des ministres canadiens, des représentants de ministères, des ambassadeurs, des homologues américains et internationaux, des militaires et des organisations multilatérales telles que l’Union interparlementaire. Notre objectif collectif était toujours de maximiser le nombre de vies afghanes que nous pouvions sauver.

Dans le contexte de l’annonce du 13 août 2021, soit deux jours avant la chute de Kaboul et le déclenchement des élections fédérales le 15 août, Marco Mendicino, ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Marc Garneau, ministre des Affaires étrangères et Harjit Sajjan, ministre de la Défense nationale — soit dit en passant, il est un peu étrange que la ministre des Femmes et de l’Égalité des sexes, qui est née en Afghanistan, ne fasse pas partie de ce groupe, mais mettons cela entre parenthèses — ont fait une annonce conjointe :

[...] le Canada réinstallera 20 000 Afghans vulnérables menacés par les talibans et forcés à fuir l’Afghanistan.

[...] nous introduirons un programme spécial axé sur les groupes particulièrement vulnérables qui ont déjà été accueillis [...] au moyen des volets de réinstallation existants, notamment les femmes dirigeantes, les défenseurs des droits de la personne, les journalistes, les minorités religieuses persécutées, les personnes LGBTI et les membres de la famille des interprètes précédemment réinstallés.

Je n’ai pas le temps d’expliquer en détail le danger et le chaos grandissants à l’aéroport de Kaboul — souvent appelé aéroport international Hamid Karzaï —, qui était le principal point de sortie des Afghans cherchant à fuir et l’endroit où les forces internationales, y compris nos soldats canadiens, tenaient un périmètre qui diminuait rapidement afin de protéger l’accès au terrain d’aviation, le seul endroit en Afghanistan qui n’était pas encore contrôlé par les talibans après la chute de Kaboul, le 15 août.

Je suis certaine que vous vous souvenez de ces images de corps tombant d’avions en mouvement et des avions canadiens prenant leur envol presque vides. Malgré cela, j’ai constaté que la plupart des représentants canadiens — en particulier les membres des Forces armées canadiennes — faisaient tout en leur pouvoir pour aider ces Afghans vulnérables, allant au bout de leurs limites et faisant de leur mieux pour les aider. Or, leurs bonnes intentions ne sont pas venues à bout d’une combinaison parfaite de défaillances dévastatrices, d’erreurs de communication et de coordination et d’obstacles administratifs qui, mis ensemble, ont assuré ce cafouillage. Non seulement des Afghans ont été abattus, battus et asphyxiés avec du gaz lacrymogène, mais en plus, j’ai reçu de nombreux rapports de femmes afghanes me disant que même lorsqu’elles parvenaient à la ligne des soldats occidentaux, aux limites de l’aéroport, on leur refusait l’accès et on leur disait souvent qu’il leur fallait un formulaire, mais à ce moment-là, personne ne pouvait dire de quel formulaire il s’agissait.

Souvent, il revenait aux soldats de prendre ces décisions de vie ou de mort, car le personnel de l’ambassade était parti ou était en train de partir, ce qui a créé un vide — comme l’a rapporté un journal qui citait un militant — de mécanismes gouvernementaux officiels pour assurer aux personnes les plus à risque un moyen sécuritaire de quitter le pays. Bref, les promesses du Canada, annoncées par les ministres Mendicino, Sajjan et Garneau, d’évacuer et de réinstaller 20 000 Afghans vulnérables ne fonctionnaient pas très bien sur le terrain.

Le 22 août, une semaine après la chute de Kaboul, les médias ont rapporté que M. Sajjan avait dit que les forces spéciales canadiennes avaient reçu l’autorisation de faire tout le nécessaire pour évacuer les gens.

Le ministre Sajjan aurait aussi dit que les troupes canadiennes avaient toute la flexibilité nécessaire pour prendre les décisions appropriées qui leur permettraient de passer à l’action.

Son Honneur le Président [ + ]

Sénatrice, demandez-vous cinq minutes de plus?

La sénatrice McPhedran [ + ]

Oui.

Son Honneur le Président [ + ]

Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?

La sénatrice McPhedran [ + ]

Les principales communications qui se déroulaient jour et nuit provenaient d’un petit cercle de hauts fonctionnaires auquel j’ai été invitée à me joindre par la ministre Monsef. J’ai demandé à faire appel à une consultante avec qui je travaillais depuis des années parce qu’elle était membre d’une équipe nationale, ici, au Canada, et qu’on m’avait demandé d’aider des centaines — beaucoup plus — d’athlètes que j’essayais déjà d’aider, des parlementaires et des défenseurs des droits de la personne, avec pour conséquence que je n’avais tout simplement pas assez d’heures dans une journée. Cette suite de courriels... J’ai chacun des courriels. Ils sont datés et tamponnés. Les autorités y sont nommées. Je peux vous dire ici ce soir que le moyen que nous avons utilisé pour essayer d’aider — en fait, nous avons réussi — et quand je dis « nous », je veux dire un réseau comprenant le Danemark, Zurich, l’Australie, le Canada et les États-Unis, chacun faisant de son mieux. Mais nous avons utilisé ce que l’on appelle une lettre de facilitation de visa. Et je l’ai obtenue. Elle nous a été transmise, à notre groupe, par le chef de cabinet du ministre de la Défense de l’époque. Si on ne peut pas faire confiance à cette source, je ne sais pas vers quelle source on peut se tourner.

Je ne peux évidemment pas fournir les détails de tous les courriels, mais j’ai toutes les pièces justificatives, et ce document est à la disposition de tous ceux d’entre vous qui veulent voir quoi que ce soit que je possède sur cette période. On s’attend à ce qu’il y ait un troisième article avec une manchette semblable. Nous devrons tout simplement y faire face. Mais la déclaration sous serment — et je dois terminer ce soir — a lieu d’être parce que six Afghans se trouvant en situation d’extrême danger traînent Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada devant les tribunaux. J’espère que je pourrai leur être utile.

Merci beaucoup. Meegwetch.

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