Le voyage d’un portrait royal : un trésor du Sénat et son passé inconnu
En février 2019, le Sénat a déménagé à l’édifice du Sénat du Canada, une ancienne gare ferroviaire construite en 1912. Le Sénat occupera cet emplacement temporaire pendant la réhabilitation de l’édifice du Centre du Parlement, demeure permanente du Sénat.
Bien que l’édifice du Centre soit fermé durant les travaux de réhabilitation, les Canadiens peuvent toujours découvrir son art et son architecture grâce à la visite virtuelle immersive du Sénat.
L’histoire ne s’est pas montrée tendre envers George III. Certains diront que le « roi fou » de Grande-Bretagne était un désaxé bafouillant qui serrait la main à un arbre, pensant que c’était le roi de Prusse. Pour les révolutionnaires d’Amérique, il était un tyran impitoyable qui a saigné à blanc les colonies atlantiques britanniques en taxant tout sans exception, notamment le thé et la papeterie.
Voilà deux représentations aux antipodes du tableau qui ornait jusqu’à tout récemment le foyer du Sénat dans l’édifice du Centre. Le portrait peint il y a 230 ans représente un souverain exemplaire, grandiose et plein d’assurance. Immense et flamboyant, il cherche manifestement à magnifier le sujet, mais il illustre, sous bien des aspects, l’âme de ce monarque incompris mieux que la caricature populaire.
Le tableau
Lorsque Joshua Reynolds, le grand portraitiste des années 1700 en Grande-Bretagne, a peint l’original qui a inspiré la version du Sénat, il s’est réellement efforcé de montrer le souverain comme le monarque constitutionnel idéal, assis sur la chaise du couronnement, revêtu de ses habits de cérémonie et tenant le sceptre et la couronne placée à ses côtés.
La version du Sénat, que les assistants de Reynolds ont reproduit d’après l’original quelque temps après 1784 dans son atelier londonien en pleine effervescence, a fait l’objet de travaux de conservation à la fin de 2021.
Jusqu’à maintenant, seule une inscription au dos de la toile donnait les quelques détails connus entourant l’acquisition par le Sénat : c’est le roi George III qui a fait don du portrait en guise de reconnaissance envers le Canada pour sa loyauté pendant la Révolution américaine. Après la Confédération, le portrait a été installé dans la Chambre du Sénat dans l’ancien édifice du Parlement, aux côtés du portrait de Charlotte, sa Reine consort. Lors de l’incendie de cet édifice en février 1916, les deux tableaux ont été rescapés ainsi que le portrait de la reine Victoria peint en 1842, qui appartient au Parlement.
Lors de sa restauration, le portrait du roi a révélé des détails sur son voyage au Canada. Il s’agit d’une histoire qui réunit trois personnalités fascinantes du 18e siècle : George III, le roi si décrié qui a gagné et perdu la moitié d’un continent; Joshua Reynolds, le plus grand portraitiste du siècle, et Guy Carleton, le gouverneur pragmatique qui a empêché la chute de Québec.
L’artiste
Le principal indice est toujours demeuré au Royaume-Uni, dans les archives de l’atelier de Joshua Reynolds. Une étude plus poussée des comptes détaillés de l’artiste a révélé avec une grande certitude la date à laquelle la reproduction du Sénat a été peinte. Joshua Reynolds dirigeait une véritable fabrique de portraits, avec une production annuelle oscillant entre 60 et 100 tableaux vendus à prix d’or à une clientèle exclusive comprenant les intellectuels, les chefs militaires et les aristocrates de Grande-Bretagne.
« Reynolds était un peintre habile et talentueux, a déclaré Martin Postle, agrégé supérieur de recherche au Paul Mellon Centre for Studies in British Art et coauteur de Sir Joshua Reynolds: A complete catalogue of his paintings. Excellent communicateur, il était aussi affable et sociable. Son réseau était particulièrement bien établi. »
Une personne, cependant, n’a pas succombé à son charme. Le roi au grand sens moral méprisait son portraitiste, une vedette de la culture qui côtoyait des libres penseurs, des libertins et des radicaux.
Le roi l’a néanmoins nommé président de la Royal Academy of Arts en 1768, le premier à occuper ce poste. Il l’a fait chevalier l’année suivante, puis lui a accordé le titre de portraitiste royal en 1784.
« Le souverain était tenu de respecter les règles et les attentes du protocole, a déclaré M. Postle. Il n’avait pas le choix. Après tout, Reynolds était président de la Royal Academy, en quelque sorte le grand juge du bon goût au pays et la personne toute désignée pour cette fonction. »
Une fois devenu peintre ordinaire du roi, Reynolds a vite perdu ses illusions et s’est plaint à un ami : « Je crois que le poste de chasseur de rats du roi serait préférable. »
Le portraitiste et le mécène se détestant cordialement, le roi n’a plus jamais posé pour son peintre officiel, lequel n’a plus jamais fait de tableaux de lui. Le portrait de 1779, créé à l’occasion de l’exposition annuelle de la Royal Academy de 1780, a inspiré tous les autres portraits royaux pendant le reste de la carrière de Reynolds, notamment la version du Sénat.
« La reproduction était un usage très respectable à l’époque, a expliqué M. Postle. Les portraits importants comme celui-ci étaient couramment reproduits pour les ambassadeurs, les gens de la cour et les nobles, puis envoyés partout en Europe et ailleurs. C’était une industrie. »
Il s’agissait d’un marché lucratif, et Reynolds consignait soigneusement chaque commande. Seuls de rares exemplaires sont de lui, mais aucune reproduction ne quittait l’atelier sans son assentiment et sans être consignée dans ses archives.
On sait donc que deux paires des portraits royaux ont été peintes et vendues entre 1786 et 1789, quand des ennuis de santé et la perte de la vue ont mené Reynolds à fermer son atelier. La première paire des portraits du monarque et de la Reine consort a été envoyée à Lord Dorchester, titre donné en 1786 au gouverneur de Québec, sir Guy Carleton, et l’autre paire, à son jeune frère, le colonel Thomas Carleton, lieutenant-gouverneur de la nouvelle colonie du Nouveau-Brunswick.
Le gouverneur
Guy Carleton fait partie des héros méconnus de l’histoire canadienne. Il a sauvé la fragile colonie de Québec d’une destruction totale en 1775 : la ville de Québec assiégée, sa garnison a tenu tête six mois aux 1 200 soldats américains. La marine britannique est arrivée au printemps et a mis fin au siège, puis Carleton a expulsé les révolutionnaires de la colonie.
« Le roi George était-il reconnaissant? Des 18 colonies britanniques en Amérique du Nord, il n’en restait plus que trois après la révolution, dont Québec, a affirmé Robert Bothwell, professeur émérite d’histoire à l’Université de Toronto. Le roi en serait venu à la conclusion que Carleton avait réalisé un exploit. »
À son retour en Grande-Bretagne, Carleton a été récompensé par le roi et est élevé à la pairie en août 1786. Le roi confie à Carleton, devenu Lord Dorchester, la charge de gouverner Québec dix autres années. Préparant son voyage, ce dernier a probablement pris possession des deux portraits consignés dans les archives de l’époque et les a ramenés avec lui en septembre. Le colonel Thomas Carleton a pour sa part amené l’autre paire au Nouveau-Brunswick, qui orne toujours les murs de l’Assemblée législative de la province, à Fredericton.
« Le portrait du souverain exprime de manière tangible la loyauté de la colonie, a ajouté M. Bothwell. Les membres du conseil législatif désiraient l’accrocher dans la Chambre, car ils proclamaient ainsi au monde entier être des loyaux sujets du roi. »
Au fur et à mesure que le gouvernement colonial du Canada évoluait dans les années 1800, la capitale se déplaçait entre Québec, Kingston, Montréal et Toronto. À chaque déménagement, l’administration emballait toute sa collection de documents juridiques, de projets de loi, d’ouvrages de référence et de tableaux. Le portrait de George III a donc suivi avec tout le reste.
Lorsque le gouvernement a emménagé dans l’édifice du Parlement fraîchement construit à Ottawa en 1866, le tableau a pris sa place dans la Chambre du Conseil législatif de la province du Canada. À son instauration lors de la Confédération en 1867, le Sénat du Canada a repris cet espace, et avec lui, le portrait qui avait beaucoup voyagé.
« Il s’agit de l’une des plus anciennes pièces de la collection d’œuvres d’art du Sénat et l’une des rares à relier le Parlement aux premières années du régime britannique, a déclaré la sénatrice Patricia Bovey, ancienne directrice du Musée des beaux-arts de Winnipeg. Il représente une époque où les institutions parlementaires du Canada en étaient au tout début de leur développement. »
La restauration
À l’automne 2021, le Sénat a retenu les services de l’entreprise ottavienne Legris Conservation pour vérifier l’état du tableau et effectuer les réparations nécessaires dans le cadre de l’évaluation de toute la collection de l’édifice du Centre.
Le travail est d’une grande minutie.
« Il faut compter trois ou quatre semaines pour restaurer un grand tableau comme celui-ci, a indiqué le conservateur d’art David Legris. La conservation se fait en plusieurs étapes, et il faut réserver du temps supplémentaire pour laisser les vernis et les adhésifs sécher. »
Une fois restaurée, la toile est stockée dans un entrepôt du Sénat à Gatineau, au Québec, dont l’humidité et la température sont contrôlées. Dès que la réhabilitation de l’édifice du Centre sera terminée, elle retournera dans le foyer du Sénat.
« Le Sénat tire fierté de sa collection, a déclaré la sénatrice Bovey. La valeur de ces œuvres d’art tient autant à l’histoire qu’elle représente qu’à leur importance artistique. Nous avons le devoir de nous montrer dignes de la confiance de la population canadienne et d’administrer ces biens avec soin et intégrité. »