La masse du Sénat

Lorsqu’on m’a demandé de participer au programme Cultiver les perspectives, je savais que je voulais écrire sur un objet d’artisanat. Faite de laiton plaqué d’or, la masse du Sénat voit le jour vraisemblablement dans les années 1840. Comme c’est le cas pour bien d’autres pièces anciennes faites à la main, l’artiste derrière la masse du Sénat reste sans nom. Puisqu’elle n’arbore aucune particularité de l’orfèvrerie, le mystère plane toujours sur son origine.

La masse du Sénat précède la Confédération. Avant 1867, le Conseil législatif de la province du Canada (1841 à 1867) s’en sert lors de ses séances. Pendant cette période tumultueuse, la masse résiste aux émeutes à Montréal en 1849 et à deux incendies dans la ville de Québec en 1854. Et plus tard en 1916, la masse sort indemne d’un incendie dans l’édifice du Parlement à Ottawa.

Ce que je trouve plus fascinant encore que les éléments d’artisanat ou le parcours historique de la masse du Sénat est l’histoire, la tradition, le symbolisme et l’usage des masses en général. À l’origine, elles étaient des armes de combat, mais on s’en servait souvent comme symbole de pouvoir lors de cérémonies. Le mot « masse » signifie « grand marteau » et remonte à l’ancien français. On retrace l’usage des masses jusqu’à l’Empire romain et jusqu’aux anciennes cultures égyptiennes et perses.

Dans les régimes parlementaires du monde, les masses servent comme représentation de l’autorité. Au Canada, la masse du Sénat représente la Couronne; elle accorde au Sénat le droit de siéger et d’adopter des lois au nom des citoyens canadiens. Lorsqu’un monarque se présente dans la Chambre du Sénat, on recouvre la masse d’un tissu, puisque son symbole n’est pas nécessaire au cours de cette séance. Les masses sont si profondément enracinées dans le concept de gouvernance que certaines ont été volées, d’autres retirées temporairement, parfois même violemment, de leur place d’honneur comme acte de défi, de désaccord ou d’irrespect. Comme exemple positif de l’importance de la masse, après la perte de celle de la Chambre des communes dans l’incendie de l’édifice du Parlement en 1916, le Sénat lui confie sa masse jusqu’à ce qu’une autre puisse être fabriquée. 

Joueurs essentiels dans les cérémonies de gouvernance, les masses sont souvent des symboles riches de l’esprit national et de l’identité culturelle. Pour sa part, la masse du Sénat reprend des éléments stylistiques de la couronne de saint Édouard, portée par des monarques britanniques depuis aussi loin que les années 1660; la reine Elizabeth II l’a d’ailleurs portée en 1953 à son couronnement. La tête de la masse est ornée de la rose anglaise, du chardon écossais et de la harpe irlandaise en l’honneur de l’héritage britannique, en plus de la fleur de lys en reconnaissance de l’origine française du Canada. La plupart des masses canadiennes ont un symbolisme semblable.

En 1999, un évènement se produit au Canada qui n’est pas survenu depuis 1949 : les frontières territoriales et provinciales sont redessinées lors de la création du Nunavut. On forge alors deux nouvelles masses, une pour le nouveau territoire et une autre pour les Territoires du Nord‑Ouest. Toutes deux mettent en valeur les arts et les traditions régionales, l’importance de la famille, l’égalité entre les hommes et les femmes de même que les langues autochtones. Les masses sont toutes deux fabriquées par des artistes et comprennent des matériaux approvisionnés sur place. Par exemple, le manche de la masse du Nunavut est une défense de narval! 

L’usage de symboles pour représenter un peuple est des plus fascinants. Certains symboles restent pertinents pour un peuple pendant longtemps. D’autres perdent leur importance au fil du temps. Je me demande à quel point la masse du Sénat représente le Canada en 2022 et, si un jour nous souhaitons en créer une nouvelle, quels autres symboles l’orneraient pour représenter notre pays et sa population diversifiée.

Andrea Reichert est la conservatrice du Manitoba Crafts Museum and Library, à Winnipeg.