Aller au contenu

Le Code criminel—La Loi réglementant certaines drogues et autres substances

Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Rejet de la motion d'amendement

15 novembre 2022


L’honorable Denise Batters [ + ]

Honorable sénateurs, je prends la parole afin d’appuyer l’amendement au projet de loi C-5 proposé par le sénateur Boisvenu. Cet amendement retirerait du projet de loi C-5 la possibilité de peine avec sursis pour différentes infractions, notamment celles qui sont liées à la violence conjugale, familiale ou sexuelle. Il ferait en sorte que les délinquants reconnus coupables de crimes graves comme l’agression sexuelle, l’agression armée, le harcèlement criminel, l’enlèvement d’enfant, la traite de personnes et la négligence ayant causé des lésions corporelles ne puissent pas obtenir une peine avec sursis.

La plupart des gens raisonnables sont d’avis que certains crimes, en raison de leur gravité, amènent la société à exiger une forme de réparation autant pour les victimes que pour la société en général. De manière générale, dans le cas des crimes les plus odieux, la société accepte que cette réparation passe par un séjour derrière les barreaux et par la privation de la liberté de circuler dans la collectivité. Les crimes inscrits sur la liste présentée par le sénateur Boisvenu appellent généralement ce genre de réparation, notamment parce qu’il est question de victimes vulnérables.

En vérité, les personnes condamnées à la prison au Canada n’y restent que très rarement pour la durée complète de la peine imposée. Dans la plupart des cas, les prisonniers sont libérés après avoir servi les deux tiers de leur peine. Bien souvent, la durée de leur incarcération peut même être réduite au tiers de la peine originelle. La plupart des Canadiens considèrent que cette situation est loin d’être acceptable.

La réhabilitation des détenus est certainement un objectif important à atteindre pour assurer la sécurité de la société. Cependant, il est possible de promouvoir l’atteinte de cet objectif tout en assurant l’adéquation de la peine et du crime. Dans certains cas, la prison est un lieu où les délinquants peuvent avoir accès à des programmes qui les aident à gérer leurs problèmes de violence. Par ailleurs, le fait d’imposer une peine d’emprisonnement au délinquant peut donner à la victime de violence conjugale le temps d’obtenir l’aide dont elle a besoin pour assurer sa propre sécurité et celle de sa famille. Dans le cas d’une peine non privative de liberté, comme les peines d’emprisonnement avec sursis que le gouvernement libéral propose avec le projet de loi C-5, les délinquants peuvent retourner dans les collectivités et, dans certains cas, dans les maisons mêmes où ils ont maltraité leurs victimes.

La semaine dernière, dans l’arrêt R. c. Sharma, la Cour suprême du Canada a confirmé la constitutionnalité des restrictions actuelles à l’utilisation des peines avec sursis imposées par le Parlement en 2012, sous le gouvernement Harper. L’affaire concernait Mme Sharma, une jeune femme autochtone de 20 ans, qui avait été trouvée à l’aéroport en train de transporter une valise pleine d’héroïne pour son petit ami. Mme Sharma avait un passé troublé, marqué par des difficultés importantes, des traumatismes intergénérationnels et des agressions sexuelles, et était une jeune mère seule disposant de peu de soutien. Mme Sharma a fait appel de sa condamnation pour importation de drogues, contestant la constitutionnalité des dispositions du Code criminel qui limitent l’application des peines avec sursis pour certaines infractions, affirmant qu’elles ont une portée excessive et qu’elles sont arbitraires et discriminatoires à l’égard des délinquants autochtones.

La majorité des juges de la Cour suprême a jugé que Mme Sharma n’était pas admissible à une condamnation avec sursis et a rejeté ses contestations au titre des articles 7 et 15(1) de la Charte. La Cour a statué que les circonstances personnelles de Mme Sharma ne rendaient pas son crime moins grave. Si un juge doit tenir compte — et l’a fait en l’occurrence — de la situation d’un délinquant, cela ne signifie pas qu’un délinquant autochtone ne peut pas se voir imposer une peine d’emprisonnement. Et, au nom de la majorité des juges, les juges Brown et Rowe ont déclaré :

Les dispositions contestées ne limitent pas les droits garantis à Mme Sharma par le par. 15(1). Bien que la crise relative à l’incarcération des Autochtones soit indéniable, Mme Sharma n’a pas, comme elle était tenue de le faire à la première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), démontré que les dispositions contestées créaient un effet disproportionné sur les délinquants autochtones par rapport aux délinquants non autochtones ou qu’elles contribuaient à un tel effet.

Les dispositions contestées ne limitent pas non plus les droits garantis à Mme Sharma par l’art. 7. Elles visent à renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves. Et c’est bel et bien ce qu’elles font. Les peines maximales sont un indicateur raisonnable de la gravité de l’infraction, et, par conséquent, les dispositions en question ne privent pas les individus de leur liberté dans des circonstances qui n’ont aucun lien avec l’objectif visé.

Lorsque le ministre de la Justice, M. Lametti, a présenté le projet de loi C-5 au Comité sénatorial des affaires juridiques, il a donné l’exemple d’« une mère autochtone ayant trafiqué des drogues à très petite échelle pour nourrir sa famille » afin d’illustrer le type de personnes à qui la mesure législative devrait permettre d’obtenir une ordonnance de sursis. De toute évidence, dans l’arrêt Sharma, la Cour suprême du Canada a conclu que, même si la situation personnelle de l’accusé doit être prise en compte, la peine doit toujours correspondre à la gravité du crime et que les limites imposées par le Parlement en 2012 au recours aux ordonnances de sursis sont constitutionnelles.

Avec le projet de loi C-5, le gouvernement militant Trudeau gruge encore plus la confiance des Canadiens à l’égard du système judiciaire. La moitié des Canadiens interrogés plus tôt cette année ont indiqué qu’ils n’avaient pas confiance dans l’équité de notre système judiciaire. L’amendement du sénateur Boisvenu vise à remédier à ce problème.

Une statistique qui m’a frappée en tant que sénatrice de la Saskatchewan, c’est que les femmes des régions rurales sont 75 % plus susceptibles d’être victimes de violence entre partenaires intimes que les femmes des régions urbaines. En fait, ma province, la Saskatchewan, affiche le taux le plus élevé de violence familiale au Canada. C’est donc une question extrêmement importante pour moi et pour ma région.

Une mesure comme le projet de loi C-5, qui abrogerait les peines minimales obligatoires pour un nombre important d’infractions graves et qui permettrait d’imposer des peines avec sursis pour d’autres, dévalorisera encore plus le système judiciaire aux yeux des Canadiens et des victimes d’actes criminels.

Au Comité sénatorial des affaires juridiques, nous avons entendu le témoignage de la directrice générale du London Abused Women’s Centre, Jennifer Dunn, à cet effet. Voici ce qu’elle nous a dit :

Le seul fait de porter plainte est d’emblée très difficile pour les femmes; lorsqu’elles le font, il faut compter des années avant d’en arriver à une condamnation, si condamnation il y a. Cette réalité leur donne l’impression que le système juridique ne les prend pas au sérieux. Pas plus tard qu’aujourd’hui, une femme que nous aidons m’a confié que lorsque les peines offrent moins de protection aux victimes, elles sont moins susceptibles de signaler les infractions. Ce revirement constituerait un réel revers pour nous.

Les crimes avec violence commis contre des femmes sont déjà parmi les moins signalés dans notre pays. Statistique Canada estime que plus de 80 % des actes de violence commis contre les filles et les femmes par un partenaire intime, un conjoint ou un parent ne sont pas signalés. Seuls 6 cas d’agression sexuelle sur 100 sont signalés à la police. La dernière chose dont ces victimes ont besoin, c’est de craindre que l’auteur de la violence à leur égard reçoive une condamnation avec sursis qui lui permettrait de réintégrer la collectivité où elles vivent ou travaillent.

Jennifer Dunn nous a parlé de l’effet paralysant que les condamnations avec sursis peuvent avoir sur les victimes de crimes :

Pour certaines infractions, la libération conditionnelle peut minimiser la gravité de l’acte criminel. Les femmes nous signalent qu’elles ont l’impression de devoir surveiller leurs arrières dans la communauté lorsque des libérations conditionnelles sont accordées. Nous devons nous rappeler que les victimes et les contrevenants habitent parfois la même communauté.

À notre centre, nous avons eu connaissance de la situation d’une femme dont le bourreau avait reçu l’ordre — parmi de nombreuses autres conditions, bien sûr — de rester à l’écart de sa propriété. L’auteur des crimes a cependant décidé d’installer une chaise de jardin dans une cour voisine pour s’y asseoir, face au domicile de la victime. Cette dernière ne pouvait rien y changer.

Les victimes d’actes criminels ne devraient pas avoir à subir ce genre d’intimidation ou de menace de la part d’un agresseur qui peut se présenter à tout moment dans leur collectivité alors qu’elles s’y croient en sécurité.

Honorables sénateurs, si le gouvernement Trudeau fait adopter le projet de loi C-5 sans l’amendement du sénateur Boisvenu, il offrira la possibilité d’une peine avec sursis aux criminels reconnus coupables d’avoir enlevé d’une personne âgée de moins de 14 ans, d’avoir tiré un avantage de la traite de personnes ou d’avoir commis une agression sexuelle. Tous ces délinquants pourraient purger leur peine à la maison. Où est la justice là-dedans? Croyez-moi, les survivantes de ce genre de crimes ne voient pas non plus où est la justice. Comment pouvons-nous nous attendre à ce que les victimes signalent les crimes dont elles ont été la cible si ces crimes ne font que se répéter?

Les victimes de violence familiale doivent déjà faire face à des obstacles à la justice au tribunal. Le projet de loi C-5 pourrait empirer le problème. Isabel Grant, professeure de droit à l’Université de la Colombie-Britannique, a écrit un article au sujet du manque d’égards du système de justice à l’endroit des femmes victimes d’agressions et de crimes du genre au moment de la détermination de la peine. Elle écrit ce qui suit au sujet des femmes victimes de harcèlement criminel :

[...] Les discours du pouvoir judiciaire peuvent aussi faire taire les femmes qui ont affaire à la justice, surtout si ces femmes ne correspondent pas à l’idée qu’on se fait de la « victime responsable ».

Comme les femmes qui ont été victimes d’un crime le savent fort bien, lorsqu’un tribunal impose des conditions à un délinquant, cela ne garantit pas que celui-ci respectera les règles. Étant donné que de nombreux cas de violence conjugale ne sont pas déclarés, il est difficile d’avoir une idée précise de la situation, mais, en ce qui concerne la violence conjugale, le refuge pour femmes Interval House estime que le taux de récidive se situe entre 39 % et 66 %. Sur son site Web, Interval House indique que les agresseurs se voient souvent imposer des peines et des sanctions moins lourdes, et on peut s’attendre à ce qu’il en soit de même pour les infractions passibles d’une peine avec sursis que le gouvernement Trudeau a incluses dans le projet de loi C-5.

Même lorsque l’on considère qu’un délinquant présente un faible risque ou ne présente aucun risque pour la collectivité et que ce délinquant est libéré à condition de ne pas entrer en contact avec la victime, nous savons qu’une ordonnance peut être violée et que cela arrive souvent.

Plus tôt ce mois-ci, dans cette enceinte, le sénateur Fabian Manning — mon ami et voisin de banquette — a prononcé un discours passionné sur son projet de loi, le projet de loi S-249, qui préconise un cadre national pour la prévention de la violence entre partenaires intimes au Canada. Il nous a présenté de nombreuses statistiques stupéfiantes sur l’ampleur de la violence familiale et la fréquence à laquelle elle se produit. Le sénateur Manning a indiqué que trois femmes sur dix qui sont victimes de violence de la part d’un partenaire intime la subissent, sous une forme ou une autre, au moins une fois par mois, voire plus souvent. En outre, une femme sur cinq qui subit de la violence sexuelle de la part de son partenaire affirme que cela lui arrive tous les mois ou plus fréquemment encore.

La violence familiale est un crime qui se répète et qui s’intensifie. Souvent, la violence s’intensifie par le voie de ce qui pourrait sembler être un comportement moins grave, qui pourrait se situer à l’extrémité moins sérieuse du comportement délinquant, à savoir les infractions mêmes qui pourraient faire l’objet d’une condamnation avec sursis dans le cadre du projet de loi C-5, comme la présence illégale dans une maison d’habitation ou le harcèlement criminel.

Prenons, par exemple, le harcèlement criminel, qui est un crime extrêmement sexospécifique. Le ministère de la Justice estime que les femmes représentent 76 % de toutes les victimes des cas de harcèlement criminel, et que les hommes représentent 78 % des agresseurs accusés. Le harcèlement criminel est un crime qui peut avoir des séquelles psychologiques profondes et dévastatrices pour les victimes, et il est souvent précurseur d’actes subséquents de plus en plus violents. Une étude a trouvé que dans 76 % des cas de féminicide et dans 85 % des cas de tentative de féminicide, les répondants avaient signalé au moins un incident de harcèlement criminel dans les 12 mois qui ont précédé l’incident violent. C’est plus que le nombre de répondants qui avaient signalé une agression physique pendant cette même période.

Les victimes de violence familiale sont souvent très vulnérables après s’être échappées d’une relation : 26 % de toutes les femmes qui ont été assassinées par un conjoint avaient quitté la relation; 60 % de la violence dans les fréquentations survient après la fin de la relation. Que le gouvernement Trudeau instaure des peines avec sursis pour ces crimes graves contre la personne, c’est dangereux. Que ces contrevenants puissent rentrer dans les communautés mêmes où habitent leurs victimes, c’est scandaleux.

Le gouvernement maintient que la suppression des peines minimales obligatoires et l’augmentation des peines d’emprisonnement avec sursis dans le cadre du projet de loi C-5 permettront de remédier à la surreprésentation des Noirs et des Autochtones dans le système carcéral. Deux des seuls témoins que nous avons entendus au comité et qui ont présenté des données réelles, Cheryl Webster, professeure de criminologie à l’Université d’Ottawa, et Dawn North, chercheuse, ont déclaré que les dispositions du projet de loi C-5 auront très peu d’effet sur la surreprésentation des Autochtones dans les prisons. De plus, Mme North a dit que les délinquants autochtones ont tendance à avoir un taux de violation plus élevé lorsqu’ils sont condamnés à des peines d’emprisonnement avec sursis. Cette hausse est d’autant plus inquiétante pour les femmes et les filles autochtones qui peuvent être victimes de violence par leur partenaire. Six femmes autochtones sur dix ont été victimes de violence physique ou sexuelle au cours de leur vie, et les femmes autochtones ont 61 % plus de chances d’être victimes de violence entre partenaires intimes que les femmes non autochtones. Pour les femmes autochtones qui font partie d’une minorité sexuelle, le chiffre est choquant : 83 %.

L’accès accru aux peines avec sursis par les délinquants n’est pas un avantage pour les victimes de crimes, en particulier les femmes et les filles autochtones. Comme l’a répété Jennifer Dunn au comité :

Je l’ai affirmé à la Chambre des Communes, et je le répéterai aujourd’hui : nous devons étudier ce projet de loi sous l’angle de la violence des hommes faite aux femmes. Nous devons mettre l’accent sur les femmes, et en particulier sur les femmes marginalisées; il faut s’intéresser aux conséquences qu’elles subiront à cause de ce projet de loi et constater qu’elles n’obtiendront pas la justice qu’elles méritent.

Il n’y a pas que les victimes autochtones que le projet de loi C-5 rend vulnérables. Les statistiques concernant d’autres groupes marginalisés sont également choquantes. On estime que 83 % des femmes handicapées seront agressées à un moment ou à un autre de leur vie. Deux tiers des femmes appartenant à des minorités sexuelles ont subi des violences de la part de leur partenaire intime. Les femmes et les filles immigrées et réfugiées sont particulièrement vulnérables aux effets de la violence infligée par un partenaire intime ou un membre de la famille, compte tenu des barrières linguistiques, de l’isolement social, du manque de ressources, de l’inquiétude pour leurs enfants, des situations d’immigration précaire et des possibilités d’expulsion.

Honorables sénateurs, les statistiques sur la violence conjugale au pays brisent le cœur, mais nous devons agir, et pas seulement en parler. Publier des messages de soutien sur Twitter quelques fois par an ou prononcer un bref discours ici au sujet d’une enquête sur la violence conjugale, ce n’est pas suffisant.

Chers collègues, nous avons, ici et maintenant, l’occasion de protéger les femmes et les enfants qui se trouvent dans ces situations dangereuses et très vulnérables. Votre vote sur cet amendement peut vraiment changer les choses. Ne permettez pas que ces agresseurs rentrent dans leurs collectivités pour blesser ou peut-être même tuer ces femmes. Veuillez prendre position en votant en faveur de cet important amendement. Aidez-nous à protéger les victimes de violence familiale.

L’honorable Pierre J. Dalphond [ + ]

Honorables sénateurs, je prends la parole pour partager avec vous ma perspective à l’égard de l’amendement proposé par notre respecté collègue le sénateur Boisvenu.

Mes commentaires seront articulés autour des points suivants : premièrement, un historique en matière de sentences à purger dans la communauté; deuxièmement, l’objectif du projet de loi C-5 en cette matière; troisièmement, la portée de l’amendement proposé par le sénateur Boisvenu.

Une partie de mes commentaires est inspirée de l’arrêt le plus récent de la Cour suprême du Canada, que la cour a rendu le vendredi 4 novembre dernier dans l’affaire R. c. Sharma, un dossier auquel tant le ministre de la Justice que le sénateur Gold, ainsi que de nombreux témoins, ont fait référence lors de l’étude du projet de loi C-5 au comité.

J’utiliserai la méthode du professeur Cotter, soit celle des trois temps. Dans un premier temps, je parlerai de l’historique.

Lorsque le premier Code criminel a été adopté en 1892, le Parlement prévoyait comme peines possibles la pendaison, l’emprisonnement et les amendes et confiscations. La peine de mort a disparu en 1968. Nous avons aussi assisté à l’apparition d’autres types de peines, comme la libération sous condition — que l’on appelle aussi l’ordonnance de probation — et les peines avec sursis, qui sont des peines purgées dans la communauté, que l’on appelle en anglais conditional sentences.

Les peines avec sursis ont été introduites dans une loi de 1995 intitulée Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence. Cette mesure législative a modifié considérablement le cadre législatif entourant la détermination de la peine, puisqu’elle a établi l’objectif et les principes de détermination de la peine et énoncé des facteurs dont les juges doivent tenir compte pour déterminer une peine adéquate.

Autrement dit, cette mesure législative a considérablement structuré le pouvoir discrétionnaire des juges en ce qui concerne la détermination de la peine. À l’heure actuelle, le pouvoir discrétionnaire des juges est structuré, ou même limité, par de nombreuses dispositions du Code criminel, qui commencent à l’article 718.

Le principe qui nous intéresse particulièrement aux fins de l’étude de l’amendement proposé est énoncé à l’article 718.2e) du Code criminel. Selon cet article, il faut examiner toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité.

Selon la loi de 1995, un délinquant n’est pas admissible à une peine avec sursis dans certaines circonstances. Il n’y est pas admissible, premièrement, si une peine minimale d’emprisonnement — ce qu’on appelle une peine minimale obligatoire — est prévue pour l’infraction; deuxièmement, si la Cour envisage d’imposer une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus; troisièmement, si une peine avec sursis risque de mettre en danger la sécurité de la victime ou de la collectivité; et quatrièmement, dans les cas où la peine avec sursis serait contraire aux principes et aux objectifs fondamentaux encadrant la détermination de la peine. Ce sont les quatre types d’exclusions qui rendent une peine avec sursis impossible.

En promulguant cette nouvelle loi en 1995, le Parlement voulait surtout réduire l’utilisation des peines d’emprisonnement dans les cas admissibles et répondre à des objectifs à la fois de punition et de réhabilitation, comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans Proulx, un jugement rendu en janvier 2000, qui est le jugement le plus célèbre sur les condamnations avec sursis.

En 2007, le Parlement a adopté un projet de loi du gouvernement visant à exclure la possibilité pour un juge d’imposer une peine avec sursis aux personnes reconnues coupables de sévices graves à la personne, d’activité terroriste ou de participation aux activités d’une organisation criminelle, qui ont fait l’objet d’une poursuite par voie de mise en accusation, infractions pour lesquelles la peine d’emprisonnement maximale est de 10 ans ou plus. En d’autres termes, même s’il n’y avait pas de peine minimale obligatoire applicable pour ces infractions et si, selon le juge qui prononce la peine, une peine inférieure à deux ans était appropriée, cela n’était pas possible. L’emprisonnement était la seule solution.

En 2012, le Parlement a adopté un autre projet de loi intitulé Loi sur la sécurité des rues et des communautés, dans le but d’exclure la possibilité de peines avec sursis pour une longue liste d’infractions supplémentaires. Premièrement, cette liste comprenait toutes les infractions poursuivies par mise en accusation pour lesquelles la peine d’emprisonnement maximale est de 14 ans ou à perpétuité. Deuxièmement, la liste comprenait des catégories d’infractions poursuivies par voie de mise en accusation pour lesquelles la peine maximale d’emprisonnement était de 10 ans et qui, un, entraînent des lésions corporelles; deux, mettent en cause l’importation, l’exportation, le trafic ou la production de drogues; ou trois, mettent en cause l’usage d’une arme. Ces catégories d’infractions se trouvent à l’alinéa e) de l’actuel article 742.1 du Code criminel. Troisièmement, 11 infractions spécifiques font l’objet de poursuites par mise en accusation : bris de prison, harcèlement criminel, agression sexuelle, enlèvement, traite de personnes en vue d’en tirer un avantage matériel, enlèvement d’une personne âgée de moins de 14 ans, vol de véhicule à moteur, vol de plus de 5 000 $, introduction par effraction dans un endroit autre qu’une maison d’habitation, présence illégale dans une maison d’habitation et incendie criminel à des fins frauduleuses. Ces 11 infractions spécifiques se trouvent à l’alinéa f) de l’actuel article 742.1 du Code criminel.

Le projet de loi C-5 propose de supprimer les alinéas e) et f). Cela signifie l’élargissement du pouvoir discrétionnaire des juges en matière de détermination de la peine relativement aux infractions que je viens d’énoncer, y compris toutes les infractions liées aux drogues en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, dont bon nombre ont été déclarées inconstitutionnelles.

Cela signifie qu’on pourra de nouveau recourir aux ordonnances de sursis pour ces catégories d’infractions, premièrement, si le juge estime qu’un délinquant mérite une peine d’emprisonnement de moins de deux ans parce que l’infraction commise n’est pas de la plus grande gravité; deuxièmement, si le juge estime que le délinquant ne présente aucun danger pour la population ou sa victime; et troisièmement, si le juge estime que l’imposition d’une telle ordonnance serait conforme à tous les principes de détermination de la peine, y compris la prise en considération de toutes les sanctions possibles qui puissent convenir autres que l’emprisonnement, surtout dans le cas de délinquants autochtones, ce qui nécessite l’application des principes de l’arrêt Gladue.

Le gouvernement actuel a pris une décision d’ordre politique, ce qui est parfaitement légitime. Dans sa décision rendue récemment dans l’affaire Sharma, à laquelle la sénatrice Batters a fait référence, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :

Le Parlement a le pouvoir exclusif de légiférer pour élaborer une politique en matière de détermination de la peine. Il n’existe pas de droit constitutionnel à une peine particulière, y compris à l’emprisonnement avec sursis [...] Le Parlement n’avait aucune obligation positive de créer le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement. Notre Cour a déclaré, dans l’arrêt Proulx, que le Parlement « aurait pu facilement exclure certaines autres infractions » du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement lorsque celui-ci est entré en vigueur en 1996 [...] Il a choisi de le faire plus tard, tout comme il peut choisir de le faire dans le futur. Il s’agit là d’une caractéristique inhérente du rôle du Parlement, lequel est guidé dans ses décisions par l’expérience et par la volonté des électeurs.

Le sénateur Boisvenu s’oppose à l’élargissement du pouvoir discrétionnaire des juges, comme le propose le projet de loi C-5, en ce qui concerne la détermination de la peine. En effet, il préconise de revenir aux politiques de 2012 du gouvernement Harper, auxquelles la sénatrice Batters a fait référence.

Ainsi, le sénateur propose, dans la lignée de la loi de 2012, d’exclure toute possibilité d’une sentence à purger dans la communauté à l’égard d’une liste comprenant neuf infractions spécifiques qui deviendraient le nouvel alinéa e) de l’article 748.2 du Code criminel. Je souligne que cette liste est plus courte que celle de 2012, puisque le sénateur ne propose pas de conserver les infractions suivantes : les actes de violence ou de bris dans le but de s’évader d’une prison, le vol d’un véhicule à moteur, le vol de plus de 5 000 $, l’introduction par effraction dans un dessein criminel dans un endroit autre qu’une maison d’habitation et l’incendie criminel dans le but de frauder.

Ce faisant, il laisse tomber quatre types d’infractions décrits en 2012 comme étant de graves crimes contre la propriété, qui justifiaient l’interdiction de sentences à purger dans la communauté. Je prends note de cette évolution.

Comme il l’a dit en réponse à une de mes questions, il a choisi de se concentrer sur les infractions contre les personnes. Voilà pourquoi on retrouve dans la liste proposée deux nouvelles infractions par rapport à la loi de 2012, soit le fait de causer des lésions corporelles par négligence criminelle et l’agression armée ou l’infliction de lésions corporelles à un agent de la paix. Je souligne, d’une part, que mes recherches n’ont révélé que très peu de décisions judiciaires à l’égard de l’une ou l’autre de ces infractions; elles ne semblent donc pas utilisées. J’ajoute que je n’ai entendu aucun témoin ou lu aucun mémoire qui suggérait d’ajouter ces infractions à la liste des causes qui interdiraient le recours à l’emprisonnement dans la communauté.

Dans le discours qui a mené à l’amendement proposé, le sénateur Boisvenu a fait référence à plusieurs reprises à la violence contre les personnes, en particulier les femmes et les enfants, afin de justifier les autres éléments faisant partie de sa liste. Il a mentionné notamment qu’il était tout à fait inacceptable qu’un homme condamné pour avoir exercé de la violence contre une conjointe puisse purger sa peine dans la communauté.

Je suis d’accord avec lui dans le cas d’un récidiviste, et je crois qu’en pareil cas, les juges ne considéreront même pas de condamner le délinquant à une peine de moins de deux ans. J’ajoute qu’une peine avec sursis est seulement possible si le juge est d’avis qu’il n’y a pas de risque pour la victime ou la communauté s’il impose ce type de sentence. Malheureusement, ces critères essentiels à une sentence avec sursis n’ont pas été évoqués par la sénatrice Batters dans son discours.

De plus, au Québec, dans le contexte d’une peine à purger dans la communauté, les juges peuvent imposer le port d’un bracelet antirapprochement si la victime accepte d’avoir un dispositif correspondant installé sur son cellulaire. Si j’en crois les propos de la sénatrice Batters il y a deux semaines, je comprends que cela se fait aussi en Saskatchewan et dans d’autres provinces.

Le sénateur Boisvenu a aussi mentionné que, selon des chiffres datant de 2010 qu’il a obtenus auprès du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec (CSN), 40 % des personnes purgeant une peine dans la communauté ne respecteraient pas les conditions imposées par le Code criminel et les juges. Malheureusement, nous n’avons entendu aucun témoin faire de telles affirmations ni reçu de documents ou de données probantes à cet effet. De plus, nous n’avons aucune information sur la nature des défauts allégués, dont la gravité doit être variable, à mon avis.

Enfin, je rappelle qu’une peine à purger dans la communauté ne peut être imposée qu’à un délinquant pour lequel le juge considère que la peine appropriée est un emprisonnement d’une durée de quelques jours à deux ans; en d’autres mots, on parle d’un délinquant confié aux services correctionnels provinciaux. L’amendement proposé revient à dire que nous augmenterons automatiquement le nombre de détenus dans les prisons provinciales. Selon moi, une telle conséquence ne saurait être imposée aux provinces unilatéralement, sans les avoir consultées et sans leur avoir donné la possibilité d’exprimer leur opinion sur un tel amendement au comité. En tant que sénateurs qui représentent les régions, nous nous devons de consulter les provinces avant de leur imposer un important fardeau financier.

En conclusion, il me semble que cet amendement doit être rejeté. Ce fut d’ailleurs le cas au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, par un vote nominal de neuf contre quatre. Je vous remercie de votre attention. Meegwetch.

L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) [ + ]

Honorables sénateurs et sénatrices, je veux d’abord remercier l’honorable sénateur Boisvenu de son amendement, qui découle clairement de ses préoccupations profondes pour le bien‑être des victimes d’actes criminels, notamment les victimes de violence fondée sur le sexe. Toutefois, le gouvernement s’y oppose, car il limiterait la discrétion judiciaire dans la détermination de la peine, alors que l’objectif du projet de loi C-5 est de l’élargir.

Au comité, la majorité des témoins étaient favorables à ce que l’on augmente la capacité des juges de tenir compte des circonstances particulières de l’individu et de l’infraction commise. En fait, plusieurs souhaitaient que ce projet de loi aille encore plus loin en ce sens.

Nous convenons tout à fait que les comportements criminels graves doivent être assortis de sanctions graves. Au titre du projet de loi C-5, les infractions énumérées dans l’amendement proposé continueront de donner lieu à une peine d’emprisonnement presque dans tous les cas. Le projet de loi donne simplement aux juges le pouvoir discrétionnaire d’imposer des peines avec sursis pour ces infractions dans ce qui s’avérera probablement des cas rares et exceptionnels.

La pouvoir discrétionnaire des juges est particulièrement important lorsque la description de l’infraction englobe un large éventail de circonstances et divers degrés de culpabilité. Par exemple, l’amendement proposé cherche à interdire l’octroi d’une peine avec sursis pour les infractions « présence illégale dans une maison d’habitation » et « causer des lésions corporelles par négligence criminelle ».

Je suis convaincu que dans bien des cas, l’auteur de ces infractions méritera et recevra une peine sévère. Toutefois, il pourrait y avoir des cas où il serait approprié que le juge dispose d’une certaine marge de manœuvre. En effet, lorsqu’elle a pris la parole au sujet de cette proposition d’amendement, la sénatrice Simons a donné de multiples exemples de tels scénarios.

Comme l’a si bien expliqué le sénateur Dalphond, le Code criminel n’autorise les ordonnances de sursis que pour les peines de moins de deux ans et que pour les personnes qui ne posent ni danger pour la sécurité publique ni risque pour la victime. Cela dit, on pourrait avoir envie de dire qu’il faut emprisonner toutes les personnes qui commettent ce genre d’infraction, juste au cas, car il est possible qu’un juge se trompe lorsqu’il évalue si une personne représente une menace.

Or, chers collègues, la surincarcération engendre elle aussi des risques pour la sécurité publique.

Quand on sépare inutilement les gens de leurs proches, de leur emploi, de leur réseau de soutien social, quand on interrompt leur éducation, quand on les envoie loin de leur environnement habituel, quand on place leurs enfants dans des familles d’accueil, tout cela peut contribuer à créer des foyers et des collectivités instables, ce qui augmente à la fois le risque de récidive et la probabilité que la prochaine génération se retrouve, elle aussi, en conflit avec la loi.

À long terme, chers collègues, nos collectivités sont plus sûres lorsque les gens dangereux vont en prison et que ceux qui peuvent rester dans leur collectivité en toute sécurité ne sont pas emprisonnés inutilement. Il est donc dans l’intérêt de la sécurité publique que le gouvernement s’oppose à cet amendement. J’invite tous les sénateurs à en faire autant. Merci de votre attention.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Sénateur Gold, accepteriez-vous de répondre à une question?

Le sénateur Gold [ + ]

Bien sûr.

La sénatrice Batters [ + ]

Sénateur Gold, vous avez fait référence à certains des exemples donnés par la sénatrice Simons au sujet des situations pour lesquelles elle considérait qu’une peine avec sursis est acceptable. Quels sont les exemples donnés par la sénatrice que vous trouveriez acceptables en ce qui concerne la possibilité d’une peine avec sursis?

Le sénateur Gold [ + ]

Merci de votre question. Je ne répéterai pas les critères établis dans le Code criminel, qui prévoient de façon bien claire que l’infraction doit en être une pour laquelle un juge n’imposerait pas de peine de deux ans ou plus, qu’il ne doit pas y avoir de risque pour la victime et qu’il ne doit pas y avoir de risque pour la société en vertu des principes relatifs à la détermination de la peine. Ce genre de décision est donc prise au cas par cas, en fonction des circonstances.

Prenons l’exemple de l’enlèvement, si vous le permettez. Il s’agit d’un crime horrible : enlever une personne, la retenir contre son gré, l’enfermer et lui faire subir tous les horribles sévices qui, malheureusement, n’arrivent pas seulement à la télévision, mais aussi dans la réalité — d’horribles sévices. Or, techniquement, ce genre de situation peut aussi survenir si on bloque une sortie au plus fort d’une dispute ou dans le cas d’une farce qui aurait mal tourné. D’ailleurs, ce genre de situation survient malheureusement, et parfois tragiquement, au moment d’une dispute au sujet de la garde d’un enfant ou de la façon de s’en occuper.

En réponse à votre question, sénatrice Batters, je répète, chers collègues, que la prise en compte de l’ensemble des circonstances est à la discrétion du juge, mais, légalement, ce dernier ne peut rendre une ordonnance de peine avec sursis s’il existe un risque pour la collectivité ou pour la victime ou si cela va à l’encontre des objectifs du droit pénal. C’est pourquoi je considère que nous devrions appuyer le projet de loi et rejeter l’amendement à l’étude.

La sénatrice Batters [ + ]

Sénateur Gold, je cherche à obtenir des exemples précis. Puisque vous avez mentionné l’enlèvement et que vous avez fait référence à certains types de situations, pensez-vous vraiment que celles-ci pourraient donner lieu à une accusation d’enlèvement? En effet, non seulement la police a un pouvoir discrétionnaire, mais c’est également le cas des procureurs et des juges pour ce qui est de déterminer les chefs d’accusation et les peines. Le fait de bloquer une porte de sortie, ou une autre situation de ce genre, pourrait-il, selon vous, donner lieu à une accusation d’enlèvement?

En ce qui concerne les situations liées à la garde des enfants, il va de soi qu’elles peuvent également être extrêmement préjudiciables. Nous en avons vécu un exemple il y a quelques mois en Saskatchewan, dans lequel la mère n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait son enfant pendant des mois. Ne pensez-vous pas qu’un individu accusé d’enlèvement ne devrait surtout pas être admissible à une ordonnance de sursis?

Le sénateur Gold [ + ]

Avec tout le respect que je vous dois, je ne crois pas. Les décisions de porter ou non des accusations sont prises dans le cadre d’un processus auquel participent la police, les procureurs et d’autres intervenants. Le ou la juge joue un rôle important à l’étape de la détermination de la peine. Le projet de loi C-5 rendrait aux juges le pouvoir discrétionnaire qui leur a été enlevé afin de leur permettre d’évaluer l’ensemble des faits, la nature et les motifs de l’accusation. C’est en raison des rares cas où il serait injuste et contraire à l’intérêt de la sécurité publique de condamner quelqu’un à purger une peine d’emprisonnement que les ordonnances de sursis sont dans l’intérêt de la sécurité publique.

L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition)

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer l’amendement proposé par le sénateur Boisvenu. À mon avis, cet amendement témoigne d’une réflexion approfondie et d’un examen minutieux des modifications proposées, modifications pour lesquelles nous n’avons toujours pas obtenu d’explications ni de justifications.

D’entrée de jeu, je tiens à féliciter le sénateur Boisvenu pour son dévouement continu envers sa quête de justice, autant dans cette enceinte qu’à l’extérieur de celle-ci. Au chapitre de la protection des victimes de crime, le sénateur Boisvenu veille toujours à ce que rien ne passe entre les mailles du filet. Sa passion, sa ténacité et sa perspicacité font du Canada un meilleur pays.

Chers collègues, le projet de loi C-5 propose de mettre fin à un certain nombre de peines minimales obligatoires pour des infractions graves. Le bien-fondé des peines minimales obligatoires et le rôle du Parlement à l’égard des paramètres de détermination de la peine ont fait l’objet de débats soutenus. Toutefois, bien que je croie personnellement qu’il est approprié, voire responsable, que le Parlement détermine des peines minimales obligatoires pour des infractions ayant une incidence sur la sécurité publique, je reconnais que d’autres personnes ne partagent pas mon opinion et estiment que des dispositions de ce genre constituent un empiétement sur le pouvoir discrétionnaire des juges. Sur ce point, je crois que des personnes raisonnables peuvent être en désaccord. Cependant, l’amendement du sénateur Boisvenu vise à remédier à un problème qui a été soulevé par les personnes qui sont les plus au courant de la réalité de la violence conjugale et sexuelle et par les personnes qui en sont affectées.

Le projet de loi C-5 propose qu’on puisse recourir davantage aux ordonnances de sursis, notamment en ordonnant la détention à domicile, pour un certain nombre d’infractions lorsque le délinquant doit purger une peine d’emprisonnement de moins de deux ans. Les infractions visées comprennent les agressions sexuelles, les enlèvements, la traite des personnes, les agressions armées et d’autres encore. Des groupes qui défendent les femmes et les victimes — et qui savent donc d’expérience ce qui peut se passer réellement après la libération d’un délinquant — ont fait part d’une lacune flagrante dans cette proposition. En effet, dans sa version actuelle, le projet de loi C-5 permettrait à un délinquant violent de purger sa peine de détention à domicile dans la collectivité où habite sa victime. Comme on l’a dit, le délinquant pourrait être assis dans une chaise de jardin, de l’autre côté de la rue.

Comme c’est une nouvelle proposition, nous n’avons pas de données sur le respect des ordonnances de sursis pour ces infractions violentes en particulier. Cependant, le sénateur Boisvenu a fourni des données révélant un taux de manquement de 44 % en ce qui concerne les ordonnances de sursis actuelles. Nous avons aussi des données indiquant une hausse marquée des crimes contre la personne, ce qui comprend plus précisément les cas de violence familiale, de harcèlement criminel, d’agression sexuelle et de traite des personnes. Le Comité sénatorial des affaires juridiques a entendu des témoignages sur ce que des personnes ayant survécu à des agressions ont vécu lorsque leur agresseur a été libéré sous condition. Le comité a entendu parler de cas d’intimidation, de non-respect des conditions et d’un sentiment général d’insécurité chez les victimes d’agression. Voilà autant de problèmes qui ne feraient que s’aggraver si on devait recourir davantage aux ordonnances de sursis.

Chers collègues, même si nous appuyons tous l’objectif de la réadaptation, nous savons aussi que les comportements passés sont le meilleur indicateur des comportements futurs. Une ordonnance de sursis ne prévoit absolument rien qui protégerait les femmes d’une future attaque violente.

J’ai souligné cet aspect au ministre de la Justice, M. Lametti, lorsqu’il est venu au Sénat pour participer à la période des questions. Malheureusement, sa réponse, comme dans la majorité des cas ce jour-là, n’a fourni aucune explication et n’a pas rassuré les sceptiques. Dans ma question, j’ai souligné le témoignage de Jennifer Dunn du London Abused Women’s Centre devant le Comité de la justice de la Chambre des communes. Elle a dit ce qui suit :

Les femmes et les filles sont cinq fois plus susceptibles que les hommes d’être victimes d’une agression sexuelle, un crime violent en hausse au Canada. Avec l’ordonnance de sursis, de nombreuses femmes seront coincées dans la collectivité avec le délinquant, ce qui les expose à un risque encore plus élevé.

J’ai demandé au ministre, compte tenu de l’augmentation des cas, quel message cette mesure législative envoie aux victimes d’agressions sexuelles en étant plus indulgente envers les délinquants sexuels. Il m’a répondu ceci : « Il ne fait aucun doute que les crimes graves seront toujours assortis de peines sévères [...] »

Nous savons tous que, dans les faits, ce n’est pas le cas, même avec la loi actuelle. Nous pouvons tous nommer des exemples de crimes odieux qui ont entraîné des peines d’une légèreté scandaleuse, ce qui a provoqué l’indignation publique. Cependant, compte tenu de la réponse du ministre, je dois poser la question suivante : quelle agression sexuelle pourrait ne pas être considérée comme un crime grave? Personne n’a répondu à cette question : ni le ministre, ni ses collaborateurs, ni le parrain du projet de loi.

La sénatrice Simons a bien essayé d’établir une distinction entre un viol et une forme d’agression sexuelle qu’elle considère comme étant moins grave. Toutefois, il y a une raison qui explique pourquoi la portée de l’infraction d’agression sexuelle est large et englobe un éventail de comportements. C’est parce que, comme le souligne la Cour suprême, l’agression sexuelle porte atteinte à « l’intégrité sexuelle de la victime ».

C’est grave, honorables collègues. Certains sénateurs trouvent peut-être cela amusant, mais l’agression sexuelle, sous toutes ses formes, peut causer des traumatismes graves et durables aux victimes. Nos lois doivent donc continuer à condamner toutes les formes d’agressions sexuelles.

Chers collègues, nous devons nous demander une chose. Quel problème précis cherche-t-on à résoudre avec cet élargissement des peines avec sursis? Certains ont invoqué la surreprésentation des Autochtones dans les prisons pour justifier cette mesure. Cependant, sur ce point, le comité n’a reçu aucune preuve concrète indiquant que l’élargissement des peines d’emprisonnement avec sursis aurait un effet sur le taux d’incarcération des Autochtones. En fait, Cheryl Webster, professeure de criminologie à l’Université d’Ottawa, et Dawn North, titulaire d’un doctorat, ont parlé de cette fausse impression dans leurs témoignages. Bien qu’elles soutiennent de tout cœur l’objectif annoncé de réduire l’incarcération des Autochtones, elles ont averti que les données ainsi que de multiples évaluations ultérieures montrent en fait que l’élargissement de l’admissibilité à des peines avec sursis comme solution alternative à l’incarcération n’a aucun effet significatif sur les taux d’incarcération des Autochtones.

Mme North a notamment déclaré : « [...] on a peu de raisons de croire que la sanction contribuera désormais à une réduction marquée des emprisonnements, surtout chez les Autochtones. »

Mme North explique d’ailleurs la situation en détail :

D’après les recherches, même lorsque les ordonnances de sursis étaient facilement accessibles, les populations ou les délinquants autochtones n’en bénéficiaient pas de façon proportionnelle. Dans certains cas, ils en bénéficiaient, mais pas dans la même proportion que les autres délinquants. Certaines données laissent aussi entendre que les délinquants autochtones ont tendance à afficher des taux de manquement plus élevés, même lorsqu’ils obtiennent une peine avec sursis. Voilà qui devient, bien sûr, un problème puisque l’emprisonnement pour inobservation des conditions influe sur les taux d’incarcération en général.

Chers collègues, si la réduction des taux d’incarcération des Autochtones est la raison d’être de cet élargissement, elle n’est pas fondée sur des données probantes et, selon les chercheurs, elle pourrait en fait avoir l’effet inverse lorsque les taux de manquement sont pris en compte.

C’est sans parler du fait que les données montrent clairement que les femmes autochtones courent un plus grand risque d’être victimes de violence conjugale et sexuelle. En fait, chers collègues, plus de 4 femmes autochtones sur 10, soit 43 %, ont été victimes de violence sexuelle au cours de leur vie. Quel avantage une Autochtone qui a survécu à des agressions pourrait-elle bien tirer du fait que son agresseur purge sa peine dans la même communauté qu’elle, voire de l’autre côté de la rue?

Dans ma question complémentaire au ministre Lametti, je lui ai demandé quel effet il croyait que cela aurait sur la probabilité qu’une victime se manifeste, puisqu’on estime que les agressions sexuelles sont le crime le moins signalé au Canada. Le ministre n’a pas daigné répondre à la question. Il a plutôt profité de l’occasion pour vanter le bilan de son gouvernement en matière d’aide aux victimes d’actes criminels. C’est toute une réplique de la part du ministre qui a repoussé la nomination d’un ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels pendant 361 jours, ce qui signifie les projets de loi ayant une incidence sur les victimes qui ont été adoptés pendant un an n’ont pas subi cet examen critique. D’ailleurs, il aurait été utile de soumettre ce projet de loi à un tel examen pendant que nous étudions ses retombées sur les victimes.

Le ministre n’avait pas la réponse, mais ceux qui travaillent avec les victimes de violence sexuelle savent exactement ce qui est en jeu. Lorsque Jennifer Dunn a été interrogée à ce sujet au Comité sénatorial des affaires juridiques, elle a indiqué qu’une victime prise en charge par son centre le jour même de son témoignage a déclaré sans équivoque qu’une protection inférieure dans la détermination de la peine fait en sorte que moins de femmes se manifestent, ce qui constituerait un véritable recul dans la lutte contre les agressions sexuelles.

En présentant cet amendement, le sénateur Boisvenu a soigneusement choisi les infractions qui correspondent le plus à la violence conjugale et familiale, pour lesquelles une détention à domicile dans la collectivité poserait le plus grand risque pour les victimes.

Au Comité des affaires juridiques, certains sénateurs ont fait remarquer que les avocats de la défense en droit criminel souhaitent que ce projet de loi soit adopté le plus rapidement possible, en particulier pour l’élargissement des ordonnances de sursis, aussi imparfaites soient-elles, ont-ils dit, parce que leurs clients actuels pourraient en bénéficier.

Chers collègues, je soutiens que ce n’est pas une considération dont nous devons nous préoccuper. Il ne nous appartient pas de veiller à ce que les avocats de la défense puissent garantir un meilleur résultat à leurs clients. Je reconnais le rôle important que joue la défense dans un procès juste et équitable. Cependant, j’ai du mal à croire que de nombreux sénateurs se précipitent pour adopter une loi imparfaite qui bénéficierait à la Couronne en garantissant une peine plus sévère pour le délinquant.

Plutôt que de s’inquiéter de savoir à quel côté du tribunal profite le projet de loi, écoutons plutôt les victimes dont l’expérience permet de comprendre les répercussions réelles de cet élargissement de l’admissibilité.

Une victime de mauvais traitements prise en charge par le London Abused Women’s Centre a déclaré :

[...] [On a] l’impression qu’on se concentre sur les hommes à la source du problème sans écouter les femmes — les victimes — qui font les frais des crimes.

Chers collègues, la proposition d’élargir l’admissibilité à la peine avec sursis aux auteurs de crimes violent est malavisée. Aucune donnée ne permet de penser que cela aura une incidence sur l’incarcération excessive des personnes autochtones. Pourtant, cette proposition aura certainement une incidence sur la sécurité des personnes survivantes de violence, une catégorie dans laquelle les femmes autochtones sont également tragiquement surreprésentées.

Veuillez considérer, chers collègues, ce qui est en jeu pour toutes les victimes d’agressions sexuelles. Soucions-nous des victimes — et non des auteurs — de la violence sexuelle et de tous les autres crimes violents. Écoutons ce que les victimes nous demandent et soutenons cet amendement très réfléchi.

Merci, chers collègues.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Sénateur Plett, le sénateur Dalphond a une question. Acceptez-vous d’y répondre?

Certainement.

Le sénateur Dalphond [ + ]

Merci d’avoir expliqué votre point de vue sur cette question. Je crois que vous avez raison. La Cour suprême a clairement fait comprendre que des décisions politiques doivent être prises à l’égard de cette question.

Vous dites que la mise en liberté sous condition ne devrait pas être imposée pour protéger les victimes, mais nous parlons d’infractions moins graves qui sont assorties de peines de moins de deux ans.

Estimez-vous qu’un contrevenant à qui un juge a infligé une peine de trois mois, une sentence appropriée selon tous les principes juridiques et d’après une analyse au cas par cas effectuée par le juge, devrait purger sa peine en prison? Après trois mois, qu’adviendra-t-il? Après sa libération, ce contrevenant pourrait retourner vivre dans le même quartier que la victime.

Que proposez-vous, que la loi soit modifiée afin que le contrevenant soit obligé d’aller vivre dans une autre ville? Je vous prie de m’expliquer votre pensée. Je comprends la situation de la victime et son droit d’être protégée, mais vous croyez que l’ordonnance de sursis est imposée? Je ne suis pas de cet avis. Après trois mois, que feriez-vous?

Sénateur Dalphond, je ne suis pas certain de bien comprendre la question.

Selon moi, une personne qui commet une agression sexuelle doit être incarcérée, un point c’est tout. Le juge peut utiliser son pouvoir discrétionnaire pour voir quelle devrait être la peine minimale et pour imposer cette peine. En tant que parlementaires, nous avons une obligation en ce sens; il faut éviter qu’un juge qui passe une mauvaise journée laisse cette mauvaise journée influencer sa décision. Il faut avoir des règles établies. Il y a des règles établies. Vous avez fait allusion à ce qu’a dit le sénateur Boisvenu à propos de 2012 et au fait qu’il faisait partie d’un gouvernement différent. En effet, le gouvernement en question a instauré des peines qui étaient considérées comme de bonnes peines minimales obligatoires.

Je ne vois pas ce qui pourrait vous faire penser que j’ai changé d’avis à ce sujet. Si une personne a commis une infraction sexuelle à l’endroit d’une personne que je connais, d’une femme ou d’une jeune fille que je connais, je ne veux vraiment pas que l’auteur de cette infraction vive à proximité de sa victime. Il faut tenir ce délinquant à l’écart le plus longtemps possible, c’est ce qu’il y a de mieux. J’en suis convaincu.

Le sénateur Dalphond [ + ]

Ne croyez-vous pas que le véritable problème soit la cause profonde de cette violence et que la véritable solution soit de remédier à la cause première de cette violence? Que l’emprisonnement n’est pas la solution? Que trois mois ou trois semaines en prison ne changeront pas la personne? Que le juge doit imposer à la personne la condition qu’elle suive une thérapie, qu’elle suive une formation pour mieux comprendre sa réaction et qu’elle porte un bracelet qui signalera sa proximité à la victime? Ne croyez-vous pas que trois semaines en prison soient insuffisantes pour protéger la victime? Il existe d’autres solutions; nous devons régler les causes profondes. Dire qu’une personne doit passer trois semaines en prison parce qu’elle a fait une chose qui justifie l’emprisonnement est peut-être sensationnaliste, mais est-ce réellement la solution?

Sénateur Dalphond, en toute honnêteté, nous sommes en train de débattre ici. Ce n’est pas une question. Vous avez entendu mon discours. Vous savez quelle est ma réponse. Oui, je crois que si une personne a commis une agression sexuelle, alors cette personne doit être punie en conséquence.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Les honorables sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion d’amendement?

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Que les sénateurs qui sont en faveur de la motion veuillent bien dire oui.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Que les sénateurs qui sont contre la motion veuillent bien dire non.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

À mon avis, les non l’emportent.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Y a-t-il entente au sujet de la sonnerie? Convoquez les sénateurs pour un vote à 16 h 53.

Haut de page