« Nous nous sommes battus bec et ongles » : le sénateur Joyal fait le point sur les hauts et les bas de sa carrière sénatoriale légendaire
D’abord député, puis ministre, le sénateur Serge Joyal a été nommé au Sénat en 1997 pour représenter la division de Kennebec, au Québec. Constitutionnaliste de renom, il a été membre du Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles depuis sa nomination, en plus d’intervenir personnellement à de multiples reprises auprès des plus hautes instances judiciaires du Canada dans des litiges reliés aux droits de la personne, ou mettant en cause les institutions parlementaires.
Auteur de plusieurs ouvrages, dont Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité, le sénateur Joyal a également fait don de nombreuses œuvres d’artistes autochtones ainsi que de portraits de monarques à la vaste collection d’art du Sénat.
À l’approche de sa retraite, prévue le 1er février 2020, SenCAplus a invité le sénateur Joyal à revenir sur les deux décennies qu’il a passées au Sénat.
Vous avez été nommé au Sénat en 1997 sur la recommandation du premier ministre Jean Chrétien. Quel a été votre sentiment en apprenant la nouvelle de votre nomination?
J’ai toujours cherché, autant sur un plan professionnel que personnel, à faire face aux défis que soulèvent mes convictions profondes à l’égard de l’orientation que le Canada pourrait prendre, c’est-à-dire une évolution à l’avantage de tous les Canadiens. J’ai été nommé après le référendum de 1995 au Québec, auquel j’avais directement participé en tant que représentant du Parti libéral du Canada au sein du comité du NON. J’ai expliqué au premier ministre qu’une nomination au Sénat me permettrait de continuer à contribuer au débat public sur l’unité nationale et à l’avancement du pays par la mise en œuvre des principes et des valeurs de la Charte canadienne des droits et libertés.
À l’époque, la tenue d’un autre référendum était jugée presque inévitable; je tenais à relever ce défi, car je crois fermement à l’unité canadienne et aux valeurs que défend le Canada. J’ai eu l’occasion de discuter avec le premier ministre Chrétien de quelle manière je pourrais faire avancer ces objectifs.
Vous êtes connu comme un avide collectionneur d’œuvres d’art. Vous avez fait don de portraits de souverains français et britanniques ainsi que d’une importante collection d’œuvres d’art autochtones qui sont exposées au Sénat. Quelles sont vos œuvres préférées et que signifient-elles pour vous?
À mon arrivée au Sénat en 1997, un certain nombre de tableaux de monarques britanniques étaient exposés dans le foyer du Sénat. À l’époque, on parlait de les retirer parce que certains sénateurs les percevaient comme des vestiges de l’ère coloniale. Mais, selon moi, la monarchie constitutionnelle qu’est le Canada a beaucoup évolué depuis les 50 ou 60 dernières années, c’est-à-dire depuis le couronnement de Sa Majesté la reine Elizabeth II. J’ai donc proposé : plutôt que de retirer les tableaux, pourquoi ne pas exposer les portraits de tous les monarques de l’histoire du Canada, depuis le début de la colonie, de manière à montrer les origines du pays?
On m’a répondu que le Sénat n’avait pas l’argent nécessaire. Je me suis donc donné la responsabilité de trouver ces portraits et de les acquérir à mes frais de sorte que la ligne de succession de tous les souverains soit complète, du roi François Ier, en 1534, jusqu’à aujourd’hui.
Je me suis fait la même réflexion pour la Salle des peuples autochtones, qui était située au rez-de-chaussée de l’édifice du Centre. Une plaque avait bien été fixée sur la porte, identifiant la salle, mais à l’intérieur les murs étaient complètement nus. Pour remédier à cette lacune et au fait que, depuis 150 ans, nos institutions n’avaient jamais véritablement tenu compte de l’identité autochtone, du moins de manière significative, j’ai suggéré de représenter la diversité et la qualité de l’identité autochtone dans cette salle. Cependant, la réponse fut la même : nous n’avons pas d’argent. J’ai donc offert de donner au Sénat les œuvres d’art qu’il était nécessaire de rassembler pour faire droit à cet objectif et montrer la voie à suivre pour que les Autochtones assument toute la place qui leur revient dans la société canadienne. C’est ce qui a motivé mon initiative.
J’aurais bien du mal à dire quelles sont mes œuvres préférées. L’une d’elles est sans doute le portrait de George IV, réalisé par le célèbre peintre sir Thomas Lawrence, car un portrait similaire est exposé dans le salon privé de la Reine, au château de Windsor.
Je pense aussi au portrait de Louis Riel, le chef métis qui a été élu en 1873 comme député à la Chambre des communes, mais qui n’a jamais pu y siéger parce qu’il faisait l’objet d’un mandat d’arrestation. J’ai commandé son portrait à une artiste crie de l’Alberta, Jane Ash Poitras. Je crois qu’il était symbolique que Louis Riel ait enfin sa place au Parlement.
Avant votre retraite, vous avez présenté deux projets de loi : le projet de loi S‑202, qui interdirait la publicité de services de thérapie de conversion (qui visent à modifier l’orientation sexuelle d’une personne ou à réduire l’attirance sexuelle entre personnes de même sexe), et le projet de loi S‑203, qui protégerait le caractère patrimonial de la Cité parlementaire. Qu’est-ce qui vous a motivé à présenter ces projets de loi à la fin de votre carrière sénatoriale?
J’avais déjà présenté une première version du projet de loi sur la thérapie de conversion (projet de loi S‑260), au printemps 2019, et son étude s’est rendue à l’étape de la deuxième lecture, mais il est mort au Feuilleton à la dissolution du Parlement au cours de l’été. Le Parti libéral a ensuite inclus dans sa plateforme la promesse d’interdire la thérapie de conversion dans le Code criminel. Cependant, à la reprise des travaux, je n’ai entendu aucune mention de la thérapie de conversion dans le discours du Trône de 2019. J’ai donc cru que je devais présenter de nouveau mon projet de loi pour signaler qu’il s’agit d’un objectif très important, puisqu’il concerne les droits de la personne et surtout le droit à l’égalité pour tous. J’estime que le gouvernement actuel doit honorer sa promesse.
En ce qui a trait au projet de loi S‑203, qui vise à protéger la Cité parlementaire, j’ai participé au printemps dernier au débat public contre l’agrandissement de l’hôtel Château Laurier, à Ottawa, tel qu’il a été proposé. Pendant l’été, je me suis dit que jamais le Capitole, à Washington (D.C.), l’Assemblée nationale, en France, ou encore les édifices de Westminster, à Londres, ne se trouveraient dans une telle situation. Pourquoi n’avons-nous pas les outils législatifs pour empêcher un projet si désastreux? Je crois que la seule solution est de modifier la Loi sur la capitale nationale pour donner à la Commission de la capitale nationale le pouvoir d’établir une zone protégée autour de la Colline du Parlement, et des monuments historiques nationaux, afin d’en réglementer l’aménagement.
Je ne m’oppose pas à l’agrandissement en tant que tel. Toutefois, presque tout le monde s’entend pour dire que le projet proposé est mal conçu. Il ne tient nullement compte du caractère historique et de l’esthétique du secteur. D’ailleurs, je suis souvent intervenu par le passé lorsqu’il était question de protéger le patrimoine architectural du pays. À l’été 2018, je suis intervenu, avec Phyllis Lambert, pour empêcher la démolition du quartier qui fait face au Musée canadien de l’histoire à Gatineau, ce joyau de l’architecte autochtone Cardinal Douglas, où l’on proposait d’ériger des tours de condos massives.
Vous avez longtemps présidé le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles. Vous avez présenté d’innombrables projets de loi et proposé des amendements à beaucoup d’autres. De toutes vos réalisations en tant que législateur, y en a-t-il une dont vous êtes particulièrement fier?
Je soulignerais mon amendement au projet de loi C‑14, sur l’aide médicale à mourir. Je proposais de supprimer le critère selon lequel la mort naturelle d’une personne doit être raisonnablement prévisible pour que cette personne ait droit à l’aide médicale à mourir.
J’ai fait valoir que cela allait à l’encontre de l’arrêt Carter de la Cour suprême et de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. J’ai réussi à convaincre le Sénat que ce critère devait être supprimé du projet de loi, mais le gouvernement a rejeté l’amendement à la Chambre des communes. Cependant, l’été dernier, la Cour supérieure du Québec a déclaré ce même critère inconstitutionnel. Nous avons perdu près de quatre ans et abandonné les membres les plus vulnérables de la société, ceux qui sont atteints de maladies incurables et n’ont aucun moyen d’apaiser leurs souffrances.
Lorsque la volonté de la Chambre des communes est de laisser des personnes mourir sans respecter leur dignité d’être humain, je crois que le Sénat a le devoir constitutionnel de s’opposer à la volonté dictatoriale de la majorité aux communes.
Une situation analogue s’est produite en 1999 dans le cas de la Loi sur l’extradition, le projet de loi C‑40. Un article du projet de loi permettait au ministre de la Justice de laisser extrader des personnes vers un pays qui pratique la peine de mort. Il prévoyait que le ministre prenne cette décision seul, sans mécanisme qui puisse protéger les droits de la personne concernée. Curieusement, personne, aucun député à la Chambre des communes n’a relevé cette lacune et jugé que cet article du projet de loi rétablissait indirectement la peine de mort au Canada et remettait ce pouvoir dans les mains d’une seule personne. Nous, à savoir l’ancien sénateur J. Grafstein et moi-même, nous sommes battus bec et ongles au Sénat contre cette aberration
Nous avons perdu — le gouvernement a usé de toute la puissance de son influence au Sénat pour rejeter les amendements que nous avions présentés. Mais encore là, un an plus tard, la Cour suprême du Canada nous a donné raison. Dans la décision États-Unis c. Burns [2001], la Cour a même évoqué le débat qui s’était tenu au Parlement. D’avoir contribué à ce que les lois nationales reflètent les valeurs de l’article 7 de la Charte canadienne et à prévenir le rétablissement de la peine de mort constitue, à mon avis, l’une de mes plus importantes contributions à titre de législateur au Sénat.
Dans l’un de vos derniers discours, vous avez dit que le Sénat peut être « une tribune privilégiée pour rendre réelle et tangible la devise de l’Ordre du Canada, “ Ils désirent d’une patrie meilleure”. » Pourriez-vous nous en dire plus? Pourquoi les Canadiens devraient-ils se soucier davantage de ce qui se passe au Sénat?
Les sénateurs peuvent présenter des projets de loi d’intérêt privé du Sénat, comme celui que j’ai présenté à trois reprises (2009-2014-2016) sur la reconnaissance et la promotion des langues autochtones, que le gouvernement a finalement proposé et que le Parlement a adopté le printemps dernier.
Le Sénat est bien placé pour réfléchir aux défis que la société canadienne doit surmonter et il peut le faire très ouvertement, sans subir la pression des intérêts électoraux. Il l’a d’ailleurs déjà fait, par exemple avec notre rapport intitulé Justice différée, justice refusée, et cette étude a eu un impact important pour changer le système.
Il s’agit d’un moyen pour le Parlement de réfléchir aux défis qui attendent le Canada, de débattre de questions épineuses et d’en analyser les implications. Nous devons pouvoir tirer parti des ressources intellectuelles du Sénat ainsi que de la conscience et de la sagesse des sénateurs pour réfléchir à la direction que peut emprunter notre pays.
Vous avez dit de votre retraite que, « si c’est la fin d’un parcours exceptionnel, ce n’est pas la fin de mon engagement envers le Canada ». Quelle est la prochaine étape pour vous?
Je fais présentement des représentations auprès de l’UNESCO pour qu’elle désigne « sites du patrimoine mondial » six lieux en France et en Belgique où l’armée canadienne a combattu pendant la Première Guerre mondiale. C’est important pour l’avenir du Canada, car nos ancêtres se sont battus pour la liberté dans ces pays. J’estime que les Canadiens doivent reconnaître la grande valeur de tels sacrifices et que ceux-ci doivent être reconnus à l’échelle mondiale.
De plus, je travaille à la biographie du 1er premier ministre du Canada-Uni, sir Louis-Hippolyte LaFontaine. Voilà 30 ans qu’un certain groupe de citoyens à Montréal et moi-même luttons pour la restauration de sa résidence à Montréal. Après avoir réussi à faire rénover l’extérieur, nous envisageons maintenant des rénovations intérieures, en plus d’identifier le meilleur usage qui pourrait être fait de cet édifice. Je suis impatient de travailler à sa biographie, car même si Robert Baldwin et LaFontaine ont leur monument du côté du Sénat sur la Colline du Parlement, il s’agit en pratique d’un premier ministre oublié. Or, il a été le premier à comprendre l’importance du partenariat entre les francophones et les anglophones pour la survie du pays. L’égalité des deux langues est l’un des fondements de notre pays, et je l’ai toujours défendu sans compromis.
La retraite ne changera pas qui je suis. Mes convictions et mes valeurs sont bien ancrées dans mon esprit, et mon engagement à l’égard de l’avenir du Canada demeurera tout aussi vif.
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D’abord député, puis ministre, le sénateur Serge Joyal a été nommé au Sénat en 1997 pour représenter la division de Kennebec, au Québec. Constitutionnaliste de renom, il a été membre du Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles depuis sa nomination, en plus d’intervenir personnellement à de multiples reprises auprès des plus hautes instances judiciaires du Canada dans des litiges reliés aux droits de la personne, ou mettant en cause les institutions parlementaires.
Auteur de plusieurs ouvrages, dont Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité, le sénateur Joyal a également fait don de nombreuses œuvres d’artistes autochtones ainsi que de portraits de monarques à la vaste collection d’art du Sénat.
À l’approche de sa retraite, prévue le 1er février 2020, SenCAplus a invité le sénateur Joyal à revenir sur les deux décennies qu’il a passées au Sénat.
Vous avez été nommé au Sénat en 1997 sur la recommandation du premier ministre Jean Chrétien. Quel a été votre sentiment en apprenant la nouvelle de votre nomination?
J’ai toujours cherché, autant sur un plan professionnel que personnel, à faire face aux défis que soulèvent mes convictions profondes à l’égard de l’orientation que le Canada pourrait prendre, c’est-à-dire une évolution à l’avantage de tous les Canadiens. J’ai été nommé après le référendum de 1995 au Québec, auquel j’avais directement participé en tant que représentant du Parti libéral du Canada au sein du comité du NON. J’ai expliqué au premier ministre qu’une nomination au Sénat me permettrait de continuer à contribuer au débat public sur l’unité nationale et à l’avancement du pays par la mise en œuvre des principes et des valeurs de la Charte canadienne des droits et libertés.
À l’époque, la tenue d’un autre référendum était jugée presque inévitable; je tenais à relever ce défi, car je crois fermement à l’unité canadienne et aux valeurs que défend le Canada. J’ai eu l’occasion de discuter avec le premier ministre Chrétien de quelle manière je pourrais faire avancer ces objectifs.
Vous êtes connu comme un avide collectionneur d’œuvres d’art. Vous avez fait don de portraits de souverains français et britanniques ainsi que d’une importante collection d’œuvres d’art autochtones qui sont exposées au Sénat. Quelles sont vos œuvres préférées et que signifient-elles pour vous?
À mon arrivée au Sénat en 1997, un certain nombre de tableaux de monarques britanniques étaient exposés dans le foyer du Sénat. À l’époque, on parlait de les retirer parce que certains sénateurs les percevaient comme des vestiges de l’ère coloniale. Mais, selon moi, la monarchie constitutionnelle qu’est le Canada a beaucoup évolué depuis les 50 ou 60 dernières années, c’est-à-dire depuis le couronnement de Sa Majesté la reine Elizabeth II. J’ai donc proposé : plutôt que de retirer les tableaux, pourquoi ne pas exposer les portraits de tous les monarques de l’histoire du Canada, depuis le début de la colonie, de manière à montrer les origines du pays?
On m’a répondu que le Sénat n’avait pas l’argent nécessaire. Je me suis donc donné la responsabilité de trouver ces portraits et de les acquérir à mes frais de sorte que la ligne de succession de tous les souverains soit complète, du roi François Ier, en 1534, jusqu’à aujourd’hui.
Je me suis fait la même réflexion pour la Salle des peuples autochtones, qui était située au rez-de-chaussée de l’édifice du Centre. Une plaque avait bien été fixée sur la porte, identifiant la salle, mais à l’intérieur les murs étaient complètement nus. Pour remédier à cette lacune et au fait que, depuis 150 ans, nos institutions n’avaient jamais véritablement tenu compte de l’identité autochtone, du moins de manière significative, j’ai suggéré de représenter la diversité et la qualité de l’identité autochtone dans cette salle. Cependant, la réponse fut la même : nous n’avons pas d’argent. J’ai donc offert de donner au Sénat les œuvres d’art qu’il était nécessaire de rassembler pour faire droit à cet objectif et montrer la voie à suivre pour que les Autochtones assument toute la place qui leur revient dans la société canadienne. C’est ce qui a motivé mon initiative.
J’aurais bien du mal à dire quelles sont mes œuvres préférées. L’une d’elles est sans doute le portrait de George IV, réalisé par le célèbre peintre sir Thomas Lawrence, car un portrait similaire est exposé dans le salon privé de la Reine, au château de Windsor.
Je pense aussi au portrait de Louis Riel, le chef métis qui a été élu en 1873 comme député à la Chambre des communes, mais qui n’a jamais pu y siéger parce qu’il faisait l’objet d’un mandat d’arrestation. J’ai commandé son portrait à une artiste crie de l’Alberta, Jane Ash Poitras. Je crois qu’il était symbolique que Louis Riel ait enfin sa place au Parlement.
Avant votre retraite, vous avez présenté deux projets de loi : le projet de loi S‑202, qui interdirait la publicité de services de thérapie de conversion (qui visent à modifier l’orientation sexuelle d’une personne ou à réduire l’attirance sexuelle entre personnes de même sexe), et le projet de loi S‑203, qui protégerait le caractère patrimonial de la Cité parlementaire. Qu’est-ce qui vous a motivé à présenter ces projets de loi à la fin de votre carrière sénatoriale?
J’avais déjà présenté une première version du projet de loi sur la thérapie de conversion (projet de loi S‑260), au printemps 2019, et son étude s’est rendue à l’étape de la deuxième lecture, mais il est mort au Feuilleton à la dissolution du Parlement au cours de l’été. Le Parti libéral a ensuite inclus dans sa plateforme la promesse d’interdire la thérapie de conversion dans le Code criminel. Cependant, à la reprise des travaux, je n’ai entendu aucune mention de la thérapie de conversion dans le discours du Trône de 2019. J’ai donc cru que je devais présenter de nouveau mon projet de loi pour signaler qu’il s’agit d’un objectif très important, puisqu’il concerne les droits de la personne et surtout le droit à l’égalité pour tous. J’estime que le gouvernement actuel doit honorer sa promesse.
En ce qui a trait au projet de loi S‑203, qui vise à protéger la Cité parlementaire, j’ai participé au printemps dernier au débat public contre l’agrandissement de l’hôtel Château Laurier, à Ottawa, tel qu’il a été proposé. Pendant l’été, je me suis dit que jamais le Capitole, à Washington (D.C.), l’Assemblée nationale, en France, ou encore les édifices de Westminster, à Londres, ne se trouveraient dans une telle situation. Pourquoi n’avons-nous pas les outils législatifs pour empêcher un projet si désastreux? Je crois que la seule solution est de modifier la Loi sur la capitale nationale pour donner à la Commission de la capitale nationale le pouvoir d’établir une zone protégée autour de la Colline du Parlement, et des monuments historiques nationaux, afin d’en réglementer l’aménagement.
Je ne m’oppose pas à l’agrandissement en tant que tel. Toutefois, presque tout le monde s’entend pour dire que le projet proposé est mal conçu. Il ne tient nullement compte du caractère historique et de l’esthétique du secteur. D’ailleurs, je suis souvent intervenu par le passé lorsqu’il était question de protéger le patrimoine architectural du pays. À l’été 2018, je suis intervenu, avec Phyllis Lambert, pour empêcher la démolition du quartier qui fait face au Musée canadien de l’histoire à Gatineau, ce joyau de l’architecte autochtone Cardinal Douglas, où l’on proposait d’ériger des tours de condos massives.
Vous avez longtemps présidé le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles. Vous avez présenté d’innombrables projets de loi et proposé des amendements à beaucoup d’autres. De toutes vos réalisations en tant que législateur, y en a-t-il une dont vous êtes particulièrement fier?
Je soulignerais mon amendement au projet de loi C‑14, sur l’aide médicale à mourir. Je proposais de supprimer le critère selon lequel la mort naturelle d’une personne doit être raisonnablement prévisible pour que cette personne ait droit à l’aide médicale à mourir.
J’ai fait valoir que cela allait à l’encontre de l’arrêt Carter de la Cour suprême et de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. J’ai réussi à convaincre le Sénat que ce critère devait être supprimé du projet de loi, mais le gouvernement a rejeté l’amendement à la Chambre des communes. Cependant, l’été dernier, la Cour supérieure du Québec a déclaré ce même critère inconstitutionnel. Nous avons perdu près de quatre ans et abandonné les membres les plus vulnérables de la société, ceux qui sont atteints de maladies incurables et n’ont aucun moyen d’apaiser leurs souffrances.
Lorsque la volonté de la Chambre des communes est de laisser des personnes mourir sans respecter leur dignité d’être humain, je crois que le Sénat a le devoir constitutionnel de s’opposer à la volonté dictatoriale de la majorité aux communes.
Une situation analogue s’est produite en 1999 dans le cas de la Loi sur l’extradition, le projet de loi C‑40. Un article du projet de loi permettait au ministre de la Justice de laisser extrader des personnes vers un pays qui pratique la peine de mort. Il prévoyait que le ministre prenne cette décision seul, sans mécanisme qui puisse protéger les droits de la personne concernée. Curieusement, personne, aucun député à la Chambre des communes n’a relevé cette lacune et jugé que cet article du projet de loi rétablissait indirectement la peine de mort au Canada et remettait ce pouvoir dans les mains d’une seule personne. Nous, à savoir l’ancien sénateur J. Grafstein et moi-même, nous sommes battus bec et ongles au Sénat contre cette aberration
Nous avons perdu — le gouvernement a usé de toute la puissance de son influence au Sénat pour rejeter les amendements que nous avions présentés. Mais encore là, un an plus tard, la Cour suprême du Canada nous a donné raison. Dans la décision États-Unis c. Burns [2001], la Cour a même évoqué le débat qui s’était tenu au Parlement. D’avoir contribué à ce que les lois nationales reflètent les valeurs de l’article 7 de la Charte canadienne et à prévenir le rétablissement de la peine de mort constitue, à mon avis, l’une de mes plus importantes contributions à titre de législateur au Sénat.
Dans l’un de vos derniers discours, vous avez dit que le Sénat peut être « une tribune privilégiée pour rendre réelle et tangible la devise de l’Ordre du Canada, “ Ils désirent d’une patrie meilleure”. » Pourriez-vous nous en dire plus? Pourquoi les Canadiens devraient-ils se soucier davantage de ce qui se passe au Sénat?
Les sénateurs peuvent présenter des projets de loi d’intérêt privé du Sénat, comme celui que j’ai présenté à trois reprises (2009-2014-2016) sur la reconnaissance et la promotion des langues autochtones, que le gouvernement a finalement proposé et que le Parlement a adopté le printemps dernier.
Le Sénat est bien placé pour réfléchir aux défis que la société canadienne doit surmonter et il peut le faire très ouvertement, sans subir la pression des intérêts électoraux. Il l’a d’ailleurs déjà fait, par exemple avec notre rapport intitulé Justice différée, justice refusée, et cette étude a eu un impact important pour changer le système.
Il s’agit d’un moyen pour le Parlement de réfléchir aux défis qui attendent le Canada, de débattre de questions épineuses et d’en analyser les implications. Nous devons pouvoir tirer parti des ressources intellectuelles du Sénat ainsi que de la conscience et de la sagesse des sénateurs pour réfléchir à la direction que peut emprunter notre pays.
Vous avez dit de votre retraite que, « si c’est la fin d’un parcours exceptionnel, ce n’est pas la fin de mon engagement envers le Canada ». Quelle est la prochaine étape pour vous?
Je fais présentement des représentations auprès de l’UNESCO pour qu’elle désigne « sites du patrimoine mondial » six lieux en France et en Belgique où l’armée canadienne a combattu pendant la Première Guerre mondiale. C’est important pour l’avenir du Canada, car nos ancêtres se sont battus pour la liberté dans ces pays. J’estime que les Canadiens doivent reconnaître la grande valeur de tels sacrifices et que ceux-ci doivent être reconnus à l’échelle mondiale.
De plus, je travaille à la biographie du 1er premier ministre du Canada-Uni, sir Louis-Hippolyte LaFontaine. Voilà 30 ans qu’un certain groupe de citoyens à Montréal et moi-même luttons pour la restauration de sa résidence à Montréal. Après avoir réussi à faire rénover l’extérieur, nous envisageons maintenant des rénovations intérieures, en plus d’identifier le meilleur usage qui pourrait être fait de cet édifice. Je suis impatient de travailler à sa biographie, car même si Robert Baldwin et LaFontaine ont leur monument du côté du Sénat sur la Colline du Parlement, il s’agit en pratique d’un premier ministre oublié. Or, il a été le premier à comprendre l’importance du partenariat entre les francophones et les anglophones pour la survie du pays. L’égalité des deux langues est l’un des fondements de notre pays, et je l’ai toujours défendu sans compromis.
La retraite ne changera pas qui je suis. Mes convictions et mes valeurs sont bien ancrées dans mon esprit, et mon engagement à l’égard de l’avenir du Canada demeurera tout aussi vif.