SOUS-COMITÉ SÉNATORIAL DE LA FORÊT BORÉALE
RÉALITÉS CONCURRENTES : LA FORÊT BORÉALE EN DANGER
CHAPITRE 6
LES QUESTIONS FONDAMENTALES
Lors des nombreuses discussions que nous avons eues avec les présentateurs et de lexamen des nombreux rapports qui nous ont été soumis, deux questions fondamentales ont été soulevées. La première était de savoir comment répartir les ressources de la forêt. Quelle proportion de la forêt boréale devrait être maintenue dans son état naturel, à labri du développement; quelle proportion devrait être aménagée de manière extensive pour la production de bois et à dautres fins, tout en protégeant les écosystèmes; et quelle proportion devrait être aménagée de manière intensive pour la production? Ce sont là des choix quil faut faire à tous les niveaux, tant local et régional que national.
À léchelle nationale, des conclusions ont été tirées. Après avoir tenu des consultations publiques sur les objectifs à atteindre dans laménagement de nos forêts, le Conseil canadien des ministres des Forêts a affirmé que le territoire forestier du Canada devrait être aménagé de façon à assurer le maintien « des processus écologiques, de la biodiversité, de la productivité, de la vitalité et du pouvoir de renouvellement essentiels »(266). Cette approche à laménagement ne se substitue pas, mais sajoute plutôt à la mise de côté de certaines zones protégées.
Une telle approche, quon la qualifie d« aménagement des paysages naturels », d« aménagement des écosystèmes » ou d« aménagement forestier durable », met laccent sur le paysage plutôt que sur les peuplements. Elle exige des gestionnaires forestiers une bonne compréhension des processus naturels et de la diversité que recèle la forêt ainsi quune bonne capacité pour juger du niveau dexploitation que lécosystème forestier peut soutenir. Tous les éléments de lécosystème forestier - leau, le sol, les arbres, la faune, lair - doivent être gérés ensemble(267), comme il en va de toute activité humaine menée dans la forêt ou qui influe sur elle. Dans la pratique, une vaste gamme de méthodes dexploitation peuvent être utilisées pour faire mettre en valeur les caractéristiques souhaitées dun site forestier. Certains ajustements seront nécessaires pour les espèces à risques. Plusieurs compagnies forestières ont déjà adopté cette façon de faire.
Le Sous-comité a pris connaissance du système de « réserves flottantes » mis au point par Mistik Management pour la forêt boréale mixte de la Saskatchewan. Dans ce système, qui vise à préserver la biodiversité sur un vaste territoire, les objectifs de laménagement forestier sont fondés sur la disponibilité prévue dhabitats pour les espèces fauniques importantes, ainsi que sur des objectifs dapprovisionnement en bois. Les objectifs en terme de schémas de paysages influent sur les activités de récolte et autres. La répartition géographique des peuplements dans le paysage forestier est aussi évaluée en fonction de facteurs tels que la connectivité et le morcellement. Il faut établir en fonction de caractéristiques écologiques quels peuplements remplaceront ceux quon prévoit exploiter.(268)
La protection de certaines zones représentatives aidera également à préserver les écosystèmes de la forêt boréale, mais il se peut quun tel réseau ne suffise pas à protéger la grande biodiversité de la forêt boréale. Parmi les raisons invoquées, il y a la forte probabilité que des éléments importants des zones protégées disparaissent à cause de la fréquence et de léchelle des perturbations naturelles(269), ainsi que la possibilité que le changement climatique ait des effets sur les zones protégées dans la forêt boréale. De plus, on connaît peu de choses sur les besoins des espèces fauniques boréales. Par exemple, on ne connaît pas leurs besoins en termes dhabitat; les causes des fortes variations des populations doiseaux de la forêt boréale(270) et les causes des fortes variations périodiques des populations dun grand nombre despèces vertébrées de la forêt boréale(271) sont tous des facteurs inconnus.
Cet argument ne va pas à lencontre de la création dun réseau de zones représentatives; il a plutôt pour but de favoriser un aménagement extensif visant à protéger lintégrité des écosystèmes. Il na jamais été question de traiter le dossier des zones protégées de manière isolée. Comme Hummel lécrivait dans Protecting Canadas Endangered Spaces,
« Il est clair quil ny a rien à gagner au chapitre de la conservation si la désignation de zones protégées a pour seul effet dintensifier lexploitation des ressources des terres et des eaux environnantes. Le fait est que nous devons à la fois créer des zones protégées et passer ailleurs à une utilisation durable si nous voulons atteindre nos objectifs de conservation. Ici, « utilisation durable » sentend de lutilisation des ressources naturelles, tels la forêt, le poisson et la terre agricole, dune manière à pouvoir les léguer indéfiniment dans un état sain aux générations futures.
Au bout du compte, pour assurer une utilisation écologique durable, il faut assurer une stabilité économique en tirant avec soin une valeur de plus en plus grande de la même matière brute, - en dautres mots, en faisant plus avec moins. La création de zones protégées ny suffira pas à elle seule, mais elle constituera une première étape essentielle dans la concertation de nos efforts dexploitation de la terre pour que cette dernière demeure un milieu de vie sain et agréable. »(272)
Dans son discours prononcé en 1994 lors de la Conférence sur lapprovisionnement en bois au Canada, J. Kimmins recommandait de répartir la forêt commerciale en zones daménagement intensif pour la production de bois et en zones daménagement extensif. Dans ces dernières, laménagement viserait à reproduire les schémas de paysages naturels et de peuplements qui sont importants pour protéger les valeurs qui justifient laménagement de telles zones.(273)
Les zones daménagement intensif pourraient être le siège dactivités en forêt telles que : coupes précommerciales et commerciales, lutte accrue contre les ravageurs et les maladies, et protection accrue contre les incendies. La tendance vers laménagement intensif au Canada se dessine déjà. Depuis la fin des années 70, il est évident quon investit davantage dans la sylviculture, marquant ainsi une tendance vers un aménagement plus intensif sur un territoire plus petit. Jusquau milieu des années 90, des ententes fédérales-provinciales ont permis de financer des activités sylvicoles visant à rétablir les peuplements et à promouvoir une croissance plus rapide dans les boisés privés. Le Sous-comité a appris que ces activités ne sont plus financées en Ontario et dans lOuest.(274)
On a proposé de reboiser les terres agricoles marginales ou abandonnées non seulement pour fournir un complément de fibres à lindustrie forestière, mais aussi pour favoriser la séquestration du carbone. Il ne sagirait là que dune solution partielle car la superficie du territoire disponible ne serait pas assez grande pour neutraliser les émissions de carbone du Canada. Selon lAssociation canadienne des propriétaires de boisés, il en coûterait 70 millions de dollars par année aux propriétaires de boisés pour planter des arbres sur 30 000 hectares par année pendant cinq ans.(275)
À la lumière de cette information, le Sous-comité a conclu quil faut établir trois zones ou catégories daménagement distinctes : les zones protégées, les zones aménagées à léchelle du paysage pour maintenir la biodiversité et la production de bois; et les zones daménagement intensif. Les premières devraient atteindre 20 p. 100 de la forêt boréale. Les zones daménagement extensif comporteraient des peuplements relativement naturels darbres dessences et dâges variés, voués à la préservation de la biodiversité et constitueraient la plus grande partie de la forêt boréale. Elles accueilleraient la gamme complète des collectivités et des utilisateurs forestiers, y compris les chasseurs et trappeurs autochtones, les touristes et
les amateurs dactivités récréatives. La troisième catégorie consisterait en des zones daménagement intensif, dont la superficie pourrait atteindre 20 p. 100 de la superficie totale de la forêt.
La deuxième question fondamentale à laquelle il faut répondre selon le Sous-comité est la suivante : qui seront les gardiens de la forêt? Cette question a été posée au Sous-comité par plusieurs présentateurs et a suscité un débat animé. La forêt boréale est, pour le Canada et pour le monde entier, trop importante pour quon en confie la garde aux politiciens qui sont sollicités par des intérêts puissants ou enclins à prendre des décisions administratives discrétionnaires. Le Sous-comité a convenu également quil ne fallait pas confier cette garde aux compagnies forestières dont les actionnaires sont constamment assoiffés de profits.
Au bout du compte, il est ressorti que nous devons tous jouer le rôle de gardien, en mettant nos divers talents à contribution : le gouvernement fédéral avec ses compétences en matière de forêt, de faune, de pêche, de changement climatique, et avec ses nombreux services qui traitent de questions forestières; les provinces avec leurs compétences en aménagement forestier; les compagnies forestières qui sont les chefs de file en matière dinnovation et de technologie; le réseau daménagement durable des forêts avec ses compétences en recherche; les collectivités autochtones avec leur savoir écologique traditionnel et leur désir de participer aux décisions; les biologistes, les forestiers et les organismes de conservation avec leur grande connaissance de la complexité et de la fragilité de lécosystème forestier; et la population en général à qui appartiennent en fin de compte les forêts publiques. Il existe en effet une « collectivité forestière » qui réunit tout un bassin de talents et didées variés; agissant en harmonie, elle doit nous faire entrer dans lère de la « foresterie nouvelle ».