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ENEV - Comité permanent

Énergie, environnement et ressources naturelles


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE L’ÉNERGIE, DE L’ENVIRONNEMENT ET DES RESSOURCES NATURELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 23 mars 2023

Le Comité sénatorial permanent de l’énergie, de l’environnement et des ressources naturelles se réunit aujourd’hui, à 9 h 1 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier de nouvelles questions concernant le mandat du comité.

La sénatrice Rosa Galvez (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, je m’appelle Rosa Galvez. Je suis une sénatrice du Québec et je préside ce comité.

[Français]

J’aimerais commencer par un petit rappel. Avant de poser des questions ou d’y répondre, je demanderais aux membres et aux témoins présents dans la salle de s’abstenir de se pencher trop près du microphone ou de retirer leur oreillette, lorsqu’ils le font.

Cela permettra d’éviter tout retour sonore qui pourrait avoir un impact négatif sur le personnel du comité dans la salle.

[Traduction]

Je demanderais maintenant à mes collègues, aux membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui, de se présenter.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, du Québec.

La sénatrice Audette : [Mots prononcés en innu-aimun], Michèle Audette, [mots prononcés en innu-aimun], du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Sorensen : Karen Sorensen, de l’Alberta.

[Français]

La sénatrice Verner : Josée Verner, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Arnot : David Arnot, de la Saskatchewan. Je vis à Saskatoon, qui est au cœur du territoire visé par le Traité no 6.

La présidente : Bienvenue à vous tous. Je souhaite également la bienvenue aux gens de partout au pays qui écoutent nos délibérations. Ce matin, nous poursuivons notre étude sur l’industrie canadienne du pétrole et du gaz.

En première partie, nous accueillons, par vidéoconférence, M. Benjamin Sovacool, professeur à l’Université de Sussex et à l’Université de Boston; Mme Angela Carter, professeure à l’Université de Waterloo; et Mme Bronwen Tucker, coresponsable du programme mondial de campagne sur les finances publiques à Oil Change International.

Bienvenue. Merci de votre présence. Vous disposez de cinq minutes chacun pour faire votre déclaration préliminaire. Nous entendrons tout d’abord M. Sovacool, qui sera suivi de Mme Carter, puis de Mme Tucker. La parole est à vous, monsieur Sovacool.

Benjamin Sovacool, professeur, Université de Sussex, Université de Boston, à titre personnel : Merci beaucoup. Bonjour. C’est un véritable privilège pour moi de vous parler de certaines des leçons qui se dégagent dans le monde concernant la carboneutralité dans le secteur industriel. En plus d’être professeur de politique énergétique à l’Unité de recherche sur les politiques scientifiques, ainsi que professeur au département de la Terre et de l’environnement à l’Université de Boston, je suis codirecteur de recherche pour un centre de 30 millions de livres sterling sur l’industrie carboneutre qui s’intéresse au secteur pétrolier et gazier, ainsi qu’aux grappes d’industries lourdes qui tentent d’utiliser l’hydrogène et la capture et le stockage de carbone.

Ce matin, je souhaite parler de trois choses au comité. Premièrement, bien que les interventions, la carboneutralité et la décarbonisation soient bienvenues et nécessaires, en particulier compte tenu de l’urgence climatique, les mesures de transition vers une économie à faibles émissions de carbone ne sont pas toujours positives pour tout le monde. De nombreuses personnes sont laissées pour compte. À cet égard, au Royaume-Uni, il y a le principe « Levelling Up the United Kingdom », c’est-à-dire que nous voulons vraiment que les régions défavorisées, marginalisées et rurales bénéficient de la carboneutralité, et non pas uniquement les élites ou les biens nantis de Londres. Comme beaucoup d’entre vous le savent, il existe de nombreuses situations dans lesquelles la transition vers une économie à faibles émissions de carbone a créé de nouvelles injustices et failles ou n’a pas permis de s’attaquer aux facteurs structurels préexistants de l’injustice.

L’un des projets auxquels je participe en Europe s’appelle CINTRAN, un projet sur les régions en transition à forte intensité de carbone. Il s’agit de la manière dont nous assurons la transition dans les régions à forte intensité de carbone au cœur de l’Europe. Il y a, par exemple, les sables bitumineux en Estonie et les mines de charbon en Allemagne, en Grèce et en Pologne. L’une des principales leçons à en tirer, c’est que les approches ascendantes comptent vraiment.

La décarbonisation a de nombreuses répercussions sur les structures sociales et l’identité, mais ces questions ne sont pas évidentes, même pour des chercheurs comme moi. Les collectivités et les régions doivent pouvoir décider elles-mêmes de leurs plans. Non seulement cela améliore la légitimité, mais cela tend également à améliorer l’efficacité des résultats et la rapidité avec laquelle ces choses ont de l’importance.

Deuxièmement, je voudrais parler du rôle que j’ai joué dans l’élaboration du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le GIEC. Je suis un auteur principal du chapitre 4, qui traite de la transition juste. Le rapport constitue un travail de synthèse phénoménal sur ce qu’une transition juste signifie pour des acteurs comme vous au Canada, en particulier étant donné que vous vous débattez avec le pétrole et le gaz et que vous vous demandez comment on pourrait abandonner ces ressources afin d’assurer une transition plus équitable.

Selon le GIEC, la transition juste est un ensemble de principes, de processus et de pratiques visant à garantir qu’aucune personne — dans le monde du travail, les différents secteurs, les pays ou les régions — ne soit laissée pour compte au cours de la transition d’une économie à forte intensité de carbone vers une économie à faible intensité de carbone. La transition juste n’est pas seulement heuristique. Il est nécessaire que le gouvernement prenne des mesures proactives. Il doit veiller à ce que les résultats sociaux, environnementaux ou économiques négatifs soient limités et à ce que l’on maximise réellement les bénéfices pour les gens qui sont touchés de manière disproportionnée, en particulier les groupes vulnérables — les groupes autochtones, les personnes en situation de pauvreté, les personnes dont les emplois et les moyens de subsistance sont menacés.

Et finalement, lorsque nous mettons en œuvre une politique de transition juste, nous devons également réparer les torts du passé, ce qui amène un élément de justice réparatrice. Dans le rapport du GIEC, nous suivons les travaux des commissions sur la transition juste. Nous en avons suivi une au Canada, soit le Groupe de travail sur une transition équitable pour les collectivités et les travailleurs des centrales au charbon, ainsi que le Fonds de transition juste dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe. Or, bien sûr, il n’existe pas encore de telles choses pour l’industrie du pétrole et du gaz. Il pourrait s’agir d’un point de départ intéressant. Nous avons répertorié des dizaines d’initiatives de ce type dans le monde qui permettent d’accroître les échanges et qui favorisent l’inclusion dans les politiques de carboneutralité.

La dernière chose dont je voulais parler, c’est de mon rôle au sein de l’Industrial Decarbonisation Research and Innovation Centre, ou IDRI, un centre de recherche et d’innovation sur la décarbonisation industrielle. Il y a quelques mois, nous avons publié un article dans la revue American Journal of Science qui traitait de manière intéressante de la décarbonisation et de la carboneutralité. La plupart des pays cherchent à atteindre la carboneutralité en s’appuyant sur une approche sectorielle — pétrole et gaz, raffinage, acier, ciment, béton, aliments et boissons, gaz, céramique, pâte à papier — ou technologique — capture et stockage de carbone, hydrogène vert, hydrogène bleu.

Le Royaume-Uni ne procède pas de cette façon. Il adopte une approche spatiale qui est axée sur des grappes industrielles. Il prend des collectivités entières, même si, dans ces collectivités, comme The Humber ou Teesside, il peut y avoir tout un mélange d’émissions industrielles et d’actifs — champs de pétrole et de gaz épuisés, gaz de haute qualité de la mer du Nord, pipelines allant jusqu’en Norvège, connexions avec le transport maritime ou même stockage sous-marin, des choses comme les aquifères et les cavernes souterraines. Même si elles s’avèrent hétérogènes, et même si les profils d’émissions sont très différents et que les entreprises sont différentes, l’approche spatiale est extrêmement efficace. Le Royaume-Uni devrait ainsi avoir la plus grande grappe industrielle carboneutre au monde d’ici 2035, et son objectif est d’en avoir six d’ici 2040.

On est déjà en train de mettre les choses en place. J’avais une photo que j’allais vous montrer, si on me le permettait, d’une chaudière à hydrogène expédiée à la raffinerie de Stanlow. C’est donc comme si les décisions finales d’investissement ont été prises. Il ne s’agit plus de simples plans inscrits sur papier. On pose des tuyaux pour les réseaux de capture et de stockage de carbone, on convertit les chaudières à gaz pour qu’elles fonctionnent à l’hydrogène et on est fermement résolu à atteindre la carboneutralité dans le secteur industriel.

À cet égard, le Canada peut adopter toute une série de modèles de fonctionnement et de mécanismes stratégiques qui lui conviendraient très bien. Il peut s’agir de modèles réglementés basés sur les actifs, qui permettent de financer la longue durée de vie de l’infrastructure de la capture et du stockage de carbone d’une manière qui ne soit pas trop onéreuse à court terme. Ou il peut s’agir d’ajustements tarifaires à la frontière pour le carbone, qui permettent de commencer à attribuer de la valeur au carbone et à imposer une taxe sur les marchandises à forte intensité de carbone, ce qui pourrait faire du Royaume-Uni ou du Canada un chef de file dans le domaine des produits verts carboneutres.

Je voudrais terminer en parlant de quelque chose qui suscite l’optimisme. Pour ceux d’entre vous qui suivent ce que fait l’Agence internationale de l’énergie, et je sais que ce n’est peut-être pas le cas de bon nombre d’entre vous, elle a publié, en 2021, une feuille de route fascinante concernant la carboneutralité. Elle contient des projections sur l’investissement en capital que représentera l’industrie carboneutre. Voici la conclusion générale : on parle de 100 billions de dollars. D’ici le milieu du siècle, nous dépenserons 100 billions de dollars dans le monde pour des infrastructures carboneutres. Le pétrole et le gaz représentent l’une des plus grandes parts de ce secteur. Ne considérez pas cela nécessairement comme un risque, mais comme une occasion phénoménale. Si le Canada pouvait jouer un rôle de premier plan dans la décarbonisation du pétrole et du gaz, il pourrait saisir l’une des plus grandes occasions commerciales de l’histoire de l’humanité. Tant que l’on reste attentifs aux questions d’équité et de justice et que l’on suit les principes d’une transition juste, il y a là un marché de 100 billions de dollars à saisir. Je vous remercie de m’avoir accordé votre temps.

La présidente : Merci.

Angela Carter, professeure, Université de Waterloo, à titre personnel : Bonjour. Je vous remercie de l’invitation. Je souligne respectueusement que je fais partie des colons de Ktaqmkuk, qui est l’île de Terre-Neuve, terre ancestrale des Micmacs et des Béothuks.

Je suis une chercheuse universitaire. J’ai analysé les conséquences socioéconomiques et environnementales de l’extraction pétrolière dans les provinces productrices de pétrole du Canada. J’ai récemment accepté un nouveau poste à l’Institut international du développement durable en tant que spécialiste de la transition énergétique.

Je tiens à préciser qu’il s’agit d’une recherche indépendante, qui n’a pas été réalisée pour une entreprise ou une industrie particulière. Elle découle de l’expérience de ma province d’origine, Terre-Neuve-et-Labrador, qui a déjà été fortement dépendante de la production pétrolière et qui est toujours confrontée à des difficultés économiques. Je viens d’une famille ouvrière et tous les hommes de ma famille proche sont des gens de métier dans le secteur pétrolier. J’ai donc une bonne idée de ce à quoi ressemble cette industrie.

Tout d’abord, j’ai deux points à apporter dans le cadre de l’étude de votre comité. Premièrement, nous sommes à un moment charnière de la crise climatique mondiale et des possibilités liées aux politiques climatiques et énergétiques. Cette semaine, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le GIEC, a publié son rapport de synthèse sur le climat et souligne qu’on en est à un code rouge pour l’humanité à ce stade-ci, car les émissions d’origine humaines — principalement des pays riches et des personnes à revenu élevé — ont des répercussions sanitaires, socioéconomiques et environnementales qui ne cessent de s’aggraver. Or, les politiques actuelles ne sont pas suffisantes pour empêcher la température d’augmenter encore davantage. Peut-être plus important encore, le GIEC montre que la grande majorité des émissions à l’origine de cette crise proviennent du pétrole, du gaz et du charbon. Ces combustibles fossiles ont été à l’origine de 86 % des émissions mondiales au cours de la dernière décennie.

Selon des scénarios réalistes permettant de limiter le réchauffement à 1,5 degré, la production et la consommation mondiales de pétrole et de gaz doivent diminuer de 30 % d’ici 2030 et de 65 % d’ici 2050. Cela représente une réduction d’environ 3 % par année. Comme le confirment l’Agence internationale de l’énergie, dont M. Sovacool vient de parler, et le GIEC, si l’on veut que le réchauffement se limite à 1,5 degré, on ne peut pas accroître l’exploration ou la production de combustibles fossiles.

Des gouvernements dans le monde agissent pour relever le défi. Nous constatons que certains interdisent sur leur territoire l’exploration et l’extraction du pétrole, du gaz et du charbon et ont adhéré au Traité de non-prolifération des combustibles fossiles et à l’Alliance au-delà du pétrole et du gaz, une coalition multinationale visant à éliminer progressivement la production de pétrole et de gaz. Notamment, le Québec a joué un rôle de premier plan dans cet effort en interdisant récemment la production et l’exploration pétrolière et gazière, ainsi que le financement public à cet égard, et en adhérant à l’Alliance au-delà du pétrole et du gaz.

Les pays qui renoncent aux activités d’extraction des combustibles fossiles et qui diversifient leur économie en retirent des avantages économiques considérables, comme l’a souligné M. Sovacool. Dans une nouvelle étude sur les premiers gouvernements qui ont interdit l’exploration et l’extraction des combustibles fossiles, je constate que des pays comme le Danemark et l’Allemagne et des États comme l’Illinois et le Colorado enregistrent des gains significatifs sur le plan de l’emploi, des recettes publiques, de la sécurité énergétique et de la santé. Lorsque la transition se fait de manière inclusive, elle peut également favoriser l’équité sociale et le développement.

Deuxièmement, nous avons l’obligation et l’occasion d’éliminer progressivement la production de pétrole et de gaz au Canada. L’industrie pétrolière et gazière est la source d’émissions la plus importante et celle qui connaît la croissance la plus rapide au pays. Depuis des décennies, elle devance les efforts ambitieux de réduction des émissions qui sont menés dans d’autres secteurs.

Ce secteur est le principal obstacle qui empêche le Canada de respecter ses engagements en matière de lutte aux changements climatiques. Pendant ce temps, les sociétés pétrolières et gazières du Canada ont engrangé des bénéfices record ces dernières années, mais elles n’ont pas investi dans des solutions climatiques. Au lieu de cela, elles continuent à demander aux gouvernements de payer des milliards pour la mise en place de fausses solutions dans le secteur du pétrole et du gaz, comme la capture et le stockage de carbone, qui servent principalement — au Canada — à augmenter la production de pétrole, étant donné que nous utilisons cette technologie dans le secteur pétrolier et gazier depuis les dernières décennies.

La Régie de l’énergie du Canada prévoit que la production de pétrole et de gaz augmentera au cours des décennies à venir. Pourtant, le pays a la responsabilité particulière de la réduire progressivement, compte tenu de sa production historique de combustibles fossiles et de sa capacité à faire la transition. Des évaluations fondées sur l’équité indiquent que la production de pétrole et de gaz du Canada devrait être réduite de 74 % d’ici 2030 et complètement éliminée d’ici 2034. D’ailleurs, cette semaine, le secrétaire général des Nations unies a demandé à des pays comme le Canada de s’engager à atteindre la carboneutralité 10 ans plus tôt — d’ici 2040 — en grande partie par la réduction progressive de la production pétrolière et gazière.

Toutefois, l’enjeu dépasse même la stabilité climatique au Canada, car des habitants de ce pays, en particulier des travailleurs et des collectivités qui dépendent de l’extraction du pétrole et du gaz, seront touchés par la baisse imminente de la demande mondiale en pétrole. De nouvelles analyses indiquent que la demande en pétrole diminuera d’ici 2030 et qu’elle chutera fortement par la suite. Nous nous trouvons à un point critique pour le secteur de l’énergie dans le monde en raison des avancées technologiques — chute brutale du coût des énergies renouvelables —, de la réorientation des investissements vers des secteurs à faibles émissions de carbone, de l’intensification des crises climatiques et de l’insécurité liée aux combustibles fossiles. Par conséquent, la population demande de plus en plus que l’on adopte des politiques climatiques efficaces. La convergence de ces changements entraîne un abandon de l’énergie fossile qui met à risque nos collectivités qui dépendent du pétrole.

Heureusement, au cours de l’année à venir, le Canada aura la possibilité de rectifier le tir et de profiter des avantages qu’offre la transition, notamment en imposant un plafond important sur les émissions produites par le secteur pétrolier et gazier; en alignant les projections de la production de pétrole et de gaz sur un avenir à 1,5 degré; en mettant un terme aux subventions accordées à l’industrie pétrolière et gazière — en particulier pour de fausses solutions telles que les subventions pour la capture et le stockage de carbone dans le secteur pétrolier et gazier —; en redirigeant ces subventions vers la mise en œuvre d’une économie équitable à faibles émissions de carbone; et en investissant de manière significative dans des emplois durables en mettant l’accent sur la justice économique pour les collectivités que notre système économique actuel a rendu vulnérables, notamment les collectivités à faible revenu et les peuples autochtones. Enfin, il faut cesser d’approuver de nouveaux champs de pétrole et de gaz et de développer des infrastructures pour produire, transporter et consommer des combustibles fossiles.

Je serai ravie de discuter avec vous de certains de ces points que j’ai soulevés. Encore une fois, merci de l’invitation.

La présidente : Madame Tucker, la parole est à vous.

Bronwen Tucker, responsable du programme de campagne sur les finances publiques, Oil Change International : Bonjour. Je vous remercie d’aborder ce sujet crucial et de m’avoir invitée à participer à cette consultation. Je codirige le programme mondial de finances publiques d’Oil Change International, une organisation de recherche et de défense des droits. Je vous parle aujourd’hui depuis Toronto.

En 2016, mes collègues ont publié un article dont les principales conclusions ont depuis été validées et adoptées par l’Agence internationale de l’énergie et le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, entre autres organismes d’experts. Les deux intervenants qui m’ont précédée ce matin ont d’ailleurs souligné ces conclusions.

L’argument principal, c’est que les émissions de carbone associées au pétrole, au gaz et au charbon dans les gisements et les mines actuellement en exploitation dans le monde causeront un réchauffement de bien plus de 1,5 degré. Autrement dit, nous ne pouvons pas nous permettre d’approuver de nouveaux projets pétroliers et gaziers, et nous devons rapidement réduire l’extraction actuelle pour passer à une économie 100 % renouvelable.

Depuis la publication de ce document, nous travaillons avec les collectivités à inciter les gouvernements du monde entier à agir en fonction de cette réalité. Je tiens à souligner quatre recommandations clés pour le gouvernement fédéral qui découlent de ce travail et que je demande instamment à votre comité d’inclure dans son rapport.

La première est de cesser de financer l’expansion de l’industrie pétrolière et gazière. Cela signifie qu’il faut mettre fin aux subventions fédérales restantes en faveur des combustibles fossiles, y compris au financement public national accordé par Exportation et développement Canada, et rejeter les subventions aux combustibles fossiles déguisées, comme le financement de la capture et du stockage du carbone ou des coûts de décontamination, qui sont fondamentalement de la responsabilité des entreprises.

La deuxième consiste à prévoir par règlement l’arrêt progressif de la production de pétrole et de gaz. À l’heure actuelle, le gouvernement fédéral a la possibilité de le faire directement en adoptant un plafond d’émissions. Toutefois, pour que ce plafond produise les résultats escomptés, il doit s’appliquer à toutes les émissions de pétrole et de gaz, y compris aux 70 à 80 % d’émissions produites lorsque le produit est brûlé, si l’on veut que se réalise le scénario réaliste et équitable d’un réchauffement de 1,5 degré. Il faut pour cela disposer d’un règlement qui a du mordant.

On néglige souvent la responsabilité du Canada en matière d’égalité mondiale. En 2022, le Tyndall Centre a publié un rapport présentant un calendrier réaliste pour l’élimination progressive de la production de combustibles fossiles à l’échelle mondiale et a conclu que des pays comme le Canada devraient s’efforcer d’éliminer progressivement la production de pétrole et de gaz au plus tard en 2034. C’est bien loin de l’échéance de 2050 dont on entend souvent parler. Cela fait également écho à la recommandation que le Canada se joigne à ses pairs au sein de l’Alliance au-delà du pétrole et du gaz. Nous ne serions pas le premier gouvernement à prendre un tel engagement.

Troisièmement, je demanderais au gouvernement fédéral de respecter pleinement la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Cela signifie de respecter le principe du consentement préalable, libre et éclairé pour l’approbation de projets d’extraction de pétrole et de gaz, qu’ils soient nouveaux ou en cours, et de travailler de nation à nation à convenir d’une compensation équitable pour les préjudices subis, à élaborer des règlements en matière de santé environnementale et à reconnaître entièrement les droits fonciers des peuples autochtones. En ce moment même, le bassin de résidus de Kearl d’Imperial Oil fuit dans le bassin hydrographique de l’Athabasca depuis au moins le mois de mai dernier. Le problème n’a toujours pas été résolu, ce qui indique que les conséquences environnementales directes sur les collectivités sont grandes et que notre système réglementaire actuel ne suffit pas pour y remédier.

Enfin, je pense que nos gouvernements ont été lents à réagir. De toute évidence, nous traversons une crise multidimensionnelle et nous devons composer avec de nombreux chocs économiques inattendus, mais on ne dira jamais assez qu’il ne manque pourtant pas de leviers pour trouver des fonds afin de financer une transition juste et de faire de cette crise l’occasion de faire mieux plutôt qu’une fatalité qui laisse les gens au Canada dans une situation pire encore. Par conséquent, notre dernière recommandation est de taxer les profits excessifs de l’industrie pétrolière et gazière et d’utiliser ces revenus pour financer une transition énergétique juste. L’élimination des subventions, que j’ai déjà mentionnée, rapporterait environ 20 milliards de dollars par an, et l’imposition de la moitié seulement des marges bénéficiaires supplémentaires de l’année dernière dans le secteur pétrolier et gazier rapporterait bien plus de 40 milliards de dollars.

Les lobbyistes de l’industrie pétrolière, dont ceux de l’Association canadienne des producteurs pétroliers, ou ACPP, avancent toutes sortes d’arguments pour faire valoir que les redevances du Canada incluent déjà le coût de l’énergie, mais cela cache le fait très important que les redevances sont extrêmement basses au Canada au départ et que presque tous les régimes de redevances tiennent compte du coût du pétrole. Rystad Energy, entre autres, a montré que les redevances au Canada étaient parmi les plus basses imposées aux principaux producteurs en 2022, malgré la flambée des prix du pétrole. Ce genre de fait est vraiment annihilé dans les discussions sur la possibilité d’imposer une taxe sur les bénéfices exceptionnels. Il est également important de souligner que le fait de ne pas taxer ces bénéfices ne change rien aux taxes que paient les Canadiens aux revenus les plus faibles, parce que le Centre canadien de politiques alternatives, ou CCPA, a constaté que 25 ¢ de chaque dollar dépensé à cause de l’inflation se retrouve directement parmi les bénéfices excédentaires des sociétés d’extraction pétrolière et gazière.

Je terminerai en disant que j’ai passé une grande partie de la dernière décennie à Edmonton à parler à d’autres Albertains de la transition énergétique. Il est presque tragique de constater à quel point on ne parle pas du fait que tant d’habitants de l’Alberta sont prêts à discuter d’une transition juste. Le problème, c’est qu’aucune alternative sérieuse n’est proposée par les principaux gouvernements, en raison du pouvoir politique énorme qu’exerce l’industrie.

Votre comité a l’occasion de recommander vivement une alternative, et je vous invite à le faire. Je vous remercie de votre attention.

La présidente : Merci beaucoup. Nous allons passer à la période de questions.

Le sénateur Arnot : Je remercie les témoins ici présents aujourd’hui. J’ai bien des questions à vous poser à la lumière de vos exposés. Ma première question s’adresse à M. Sovacool. L’idée d’appliquer la justice réparatrice à l’extérieur du système judiciaire me semble intéressante. Je connais bien le concept dans le contexte du système judiciaire, mais j’aimerais bien que nous nous penchions sur la justice et l’équité d’un autre point de vue. L’expérience internationale est très importante.

Le gouvernement du Canada parle d’une transition verte. Essentiellement, il parle là d’emplois, de la création de nouveaux emplois, de la mobilité des personnes vers ces emplois. Or, lorsque les gens déménagent pour un emploi, ils laissent derrière eux toute une communauté.

Je le dis dans ce contexte particulier, parce que j’ai rencontré hier un groupe de personnes représentant quatre municipalités du Sud de la Saskatchewan. Ces personnes craignent de voir les maisons, les entreprises, les écoles, les patinoires de hockey et de curling se vider dans leur ville si l’industrie disparaît, parce que toute la communauté disparaîtra aussi.

Ces personnes ont donc fait quelque chose d’unique, que vous avez évoqué, monsieur. Elles se sont regroupées et ont élaboré un plan, fruit de plus de trois ans de travail. En Saskatchewan, il y a beaucoup de lignite. Il existe une technologie permettant d’extraire de l’hydrogène du lignite pour produire de l’énergie et bien d’autres choses. Ils ont effectué toute une analyse de rentabilité de cette technologie, et je les en félicite.

J’aime le concept britannique de la grappe industrielle. Mais lorsque les gens partent, ils laissent derrière eux toute une communauté. J’ai d’ailleurs entendu l’histoire déchirante d’un pharmacien qui a investi toutes ses économies il y a environ cinq ans dans une petite ville de la Saskatchewan et qui est confronté à la perspective d’une faillite presque assurée pendant cette transition, à moins qu’on ne fasse preuve d’équité et de justice de la perspective dont vous parlez.

J’aimerais en savoir plus sur cette approche. Le greffier m’a dit que vous disposiez de documents et d’une présentation PowerPoint que vous alliez nous envoyer.

J’aimerais surtout vous entendre nous parler davantage des principes que vous avez évoqués. Je vous invite à envoyer toute cette documentation au comité. J’aime l’idée de l’approche britannique, si j’ai bien compris, qui consiste à examiner la situation sous l’angle non seulement de l’emploi, mais aussi de l’ensemble de la communauté. Si vous pouviez nous expliquer un peu plus ce concept, je vous en serais reconnaissant, monsieur.

M. Sovacool : Merci, sénateur. C’est un très bon point, qui illustre bien ce que nous appelons les approches locales de la justice. Ce qui est juste pour la Saskatchewan ne le sera pas pour le Québec, le Vermont ou le Colorado.

Cela dit, l’approche britannique vise à créer un nivellement par le haut, comme vous l’avez mentionné, où personne n’est laissé pour compte. Si les gens se mettent à quitter une région à forte intensité de carbone, la population n’a pas nécessairement à composer avec des patinoires de hockey vides, des restaurants et des usines fermés.

Il est vrai que le régime britannique est un peu différent. La Loi sur l’énergie et la Loi sur le changement climatique qui y ont été adoptées en 2008 sont très robustes. Le Royaume-Uni s’est doté d’une taxe sur le carbone très ambitieuse. Il investit beaucoup d’argent public dans diverses technologies de pointe, notamment dans la capture et le stockage du carbone, l’hydrogène, l’écoénergie, la substitution des combustibles.

Il investit dans la formation et le renforcement des capacités. Il ne s’agit pas nécessairement toujours des compétences auxquelles on s’attendrait. Le Royaume-Uni n’a pas nécessairement besoin de nouveaux brevets de pointe pour de nouveaux mélanges d’hydrogène. Il a besoin de soudeurs et d’ingénieurs. Il a besoin de gens qui savent poser des tuyaux.

Tout porte à croire que si le Royaume-Uni atteint ses objectifs de carboneutralité, il aura besoin de travailleurs étrangers. Il n’y a pas assez de travailleurs qualifiés ou de capacité au Royaume-Uni. Ce pourrait être une excellente occasion pour le Canada, s’il dispose de la base de compétences nécessaire, d’exporter ses compétences et ses connaissances par l’intermédiaire de sociétés de conseil, de détachements et de missions de ce type, pour que les personnes qui craignent de perdre leur emploi puissent se recycler afin de participer à l’économie à faibles émissions de carbone. Je pense que ce serait tout à fait possible. Il y a sûrement des principes de justice que vous pourriez appliquer chez vous. Je serai heureux de vous transmettre de l’information à ce sujet.

Il existe également d’autres mécanismes que je n’ai pas mentionnés, comme l’assemblée sur le climat. Le Royaume-Uni s’est doté d’une assemblée citoyenne sur le changement climatique, qui a aidé à instaurer un dialogue national et à entendre la voix des citoyens. Le Canada pourrait également faire quelque chose du genre.

Le sénateur Arnot : J’ai vraiment hâte de voir l’information que vous allez nous transmettre. S’il vous plaît, n’hésitez pas à nous envoyer tout ce qu’il vous semble pertinent de nous transmettre. Merci.

La présidente : Oui. Veuillez envoyer ces documents au greffier du comité.

Je pense que Mme Carter souhaite ajouter quelque chose.

Mme Carter : Oui. J’adore cette question. C’est qu’il y a non seulement des risques, mais aussi des possibilités.

Dans les travaux que je mène ces temps-ci avec l’Institut international du développement durable, nous essayons de recenser les exemples de transition efficace vers l’abandon des combustibles fossiles. En même temps, c’est une question de diversification économique. Il ne s’agit pas seulement d’abandonner un secteur, mais de mettre en place une toute nouvelle façon de stimuler les économies locales.

Je voudrais dire ceci, monsieur, en réaction à ce que vous avez dit : je viens de Terre-Neuve-et-Labrador, où nous avons déjà vécu l’effondrement de la pêche à la morue. Nous savons à quoi ressemble un grand changement écologique et commercial qui perturbe des milliers de collectivités. Nous savons à quoi ressemble une réduction des activités non gérée (un effondrement), donc nous savons que nous devons faire les choses différemment cette fois.

Je voudrais attirer l’attention sur le cas de l’Allemagne. L’Allemagne était autrefois extrêmement dépendante du charbon. Dans les années 1950, 500 000 personnes travaillaient dans le secteur du charbon dans la région de la Ruhr. Bien entendu, la production de charbon a commencé à décliner fortement devant la concurrence du charbon importé, moins cher, entre autres. C’était la crise dans diverses villes, comme dans les villes de la Saskatchewan en ce moment.

Le gouvernement allemand a trouvé des moyens de communiquer avec les syndicats, les employeurs et les communautés vulnérables et de les mobiliser pour concevoir de nouveaux projets de diversification économique et y investir massivement. Il a mis l’accent sur la création d’infrastructures et le développement de nouveaux secteurs manufacturiers, sur l’enseignement postsecondaire, la culture, le tourisme et les secteurs de services. Je dois préciser que cela ne s’est pas fait en deux ans. La transition s’est étalée sur plusieurs décennies, et il a fallu mobiliser les citoyens des diverses collectivités pour déterminer ce qui pouvait être fait dans une économie affranchie des combustibles fossiles.

Je veux juste ajouter en aparté qu’il y a des exemples dont nous pouvons nous inspirer qui nous montrent que lorsqu’un secteur des combustibles fossiles est en déclin, tout espoir n’est pas perdu pour les collectivités. En fait, c’est l’occasion de créer une toute nouvelle économie qui profitera à un plus grand nombre de personnes. Je serai heureuse de vous faire parvenir de l’information à cet égard si vous le souhaitez.

La présidente : Oui, s’il vous plaît.

Le sénateur Arnot : Je suis très heureux de la perspective que vous apportez ici. Absolument, s’il y a de l’information que vous pensez que nous devrions connaître, veuillez la faire parvenir au greffier. Ne retouchez pas trop le texte, surtout en ce qui concerne ces expériences internationales et les conseils que vous avez à donner au gouvernement du Canada sur ces questions — et au gouvernement de la Saskatchewan aussi.

Mme Carter : Je le ferai avec plaisir.

La présidente : Merci infiniment.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : C’est une question qui s’adresse au professeur Sovacool.

Depuis le début de notre étude, nous entendons des témoins qui font souvent référence à des scénarios ou à des projections sur la consommation des hydrocarbures dans le monde, des projections qui sont contradictoires. D’une part, les représentants de l’industrie fossile, qui sont persuadés, particulièrement au Canada, que la demande sera croissante et forte pendant des décennies, pointent vers certains scénarios de l’Agence internationale de l’énergie. De l’autre côté, les écologistes disent que les jours de l’énergie fossile sont comptés, que la demande va chuter rapidement, et eux aussi pointent vers les projections de l’Agence internationale de l’énergie. Comme consommateurs non experts, nous sommes un peu confondus.

Étant donné que vous étudiez ces questions de près, sans trancher de façon définitive, pourriez-vous nous dire quel scénario vous privilégiez?

[Traduction]

M. Sovacool : C’est une excellente question. Je vous ai écoutée par l’intermédiaire des interprètes parce que vous ne voulez pas m’entendre parler français.

Le rapport du GIEC est un bon point de départ, même s’il est long; il compte des milliers de pages. Il est déjà dépassé parce que les données colligées datent de déjà trois ans et que nos connaissances sur le changement climatique continuent d’évoluer à la vitesse grand V.

Je crois personnellement que nous sommes en situation d’urgence climatique et qu’il y a très peu d’avenir pour le pétrole et le gaz. En fait, il y a très peu d’avenir pour le pétrole et le charbon. C’est un peu plus nuancé pour le gaz, parce qu’il s’associe très bien à des choses comme l’hydrogène et qu’il permet de stocker l’énergie éolienne ou solaire. L’inclusion du gaz dans l’équation est donc plus légitimement discutable. Mais je pense que les jours du charbon et du pétrole en particulier sont comptés.

De nombreux pays du monde adoptent des politiques de carboneutralité très ambitieuses. On parle d’ajustements à la frontière pour tenir compte de la taxe sur le carbone, de sorte qu’on pourrait rendre certains produits à forte intensité de carbone inabordables sur le marché. Il y a aussi les variables qui restent inconnues du monde scientifique, qui pourraient accélérer le changement climatique, des points de bascule.

Je viens de lire une étude publiée dans les actes des National Academies of Sciences, qui indique que d’ici la fin de ce siècle, l’élévation du niveau de la mer pourrait causer 100 billions de dollars de dommages par an, et ce n’est là qu’un des effets du changement climatique.

Nous devons considérer les investissements visant à abandonner les combustibles fossiles, à atténuer les émissions et à favoriser l’adaptation comme essentiels pour l’avenir de notre civilisation, faute de quoi les dommages futurs se chiffreront en billions de dollars.

L’une des principales ressources dont dispose le Canada est l’énergie renouvelable et l’efficacité énergétique. Je viens d’entendre le discours de la secrétaire américaine à l’Énergie, Jennifer Granholm. Elle a déclaré que, pour l’instant, personne n’est en mesure d’utiliser l’énergie éolienne ou solaire comme arme.

C’est l’autre grand problème du pétrole et du gaz. Il s’agit de produits de base commercialisés. Leur approvisionnement peut être perturbé par les guerres, les conflits, les ouragans, et plein d’autres choses. Si l’on regarde la volatilité du prix du pétrole, c’est une véritable montagne russe. Il fluctue au gré de facteurs comme les embargos, les velléités de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), la guerre en Irak et l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Ce genre de volatilité n’existe pas pour l’énergie éolienne ou solaire. Cette volatilité est préjudiciable aux collectivités, elle crée une véritable malédiction des ressources et rend l’investissement très difficile. En revanche, si l’on regarde les prévisions pour les énergies renouvelables, c’est l’inverse. Le combustible est gratuit. Les profils de coûts sont bas.

Je pense que l’avenir de l’économie de l’énergie dépend d’énergies renouvelables, diversifiées et qu’il faudra pouvoir composer avec des billions de dollars de dommages climatiques.

La sénatrice Miville-Dechêne : Vous dites que le Royaume-Uni se rapproche de son objectif de carboneutralité et qu’il fait ce qu’il faut. Quelles leçons pouvons-nous tirer de l’expérience britannique et comment pouvons-nous les appliquer au Canada?

M. Sovacool : C’est une très bonne question également. Je serai bref cette fois.

Je pense qu’il y a trois leçons à en tirer. La première, c’est qu’il faut des sanctions fortes qui contraignent, forcent et incitent les entreprises à participer à l’effort. Le Royaume-Uni a constitué un comité sur le changement climatique. Il s’est doté d’un budget de carbone. Il est mis en application. Les entreprises le prennent au sérieux. Il n’y a pas de débat sur l’existence du changement climatique comme c’est le cas aux États-Unis. C’est la première leçon : le gouvernement doit intervenir vigoureusement. Le marché ne s’en occupera pas de lui-même. Il y a trop de fuites, trop de facteurs externes cachés et trop à craindre de la puissance des lobbys.

Deuxièmement, il faut que les collectivités soient mises à contribution. Le gouvernement britannique dispose de conseils municipaux, de partenariats de développement des entreprises locales et de groupes communautaires. Tous ont voix au chapitre, même des groupes environnementaux comme les Amis de la Terre. Il s’efforce de respecter certains des principes de justice que j’ai déjà mentionnés.

La troisième est que le Royaume-Uni investit beaucoup dans l’innovation, mais les technologies qu’il choisit ne sont pas toujours gagnantes. Il ne privilégie pas seulement l’hydrogène bleu pour le gaz, l’hydrogène vert pour les énergies renouvelables, le nucléaire ou l’hydroélectricité ou, encore, l’extraction directe dans l’air ou le biocharbon. Il n’en refuse aucune. Il favorise une grande diversification. Si une technologie ne donne pas les résultats prévus, d’autres prennent la relève. La démarche privilégie beaucoup l’efficacité. L’efficacité énergétique et celle des ressources sont peut-être le meilleur et seul levier à sa disposition pour abaisser ses portefeuilles d’émissions.

La sénatrice Batters : Je questionne Mme Carter.

Je crois que, dans votre déclaration liminaire, vous avez dit que la production de pétrole — il s’agirait de la production mondiale, vu les pourcentages que vous citez — doit diminuer de 65 % d’ici 2050, de 3 % par année, comme vous avez dit. Dans ce cas-là aussi, je crois que c’était à l’échelle mondiale. Je crois que vous avez cité les chiffres propres au Canada plus loin dans votre déclaration.

L’année dernière, la production pétrolière a-t-elle diminué ou plutôt augmenté? C’est, depuis huit ans, le dada du gouvernement libéral.

Vu ces chiffres et si — comme je le pense — la production a peut-être augmenté au lieu de diminuer ou, peut-être, diminué légèrement, ne conviendriez-vous pas que ces objectifs de réduction sont tout à fait irréalistes?

Mme Carter : Merci pour la question.

La production pétrolière augmente au Canada et devrait continuer à augmenter dans les années à venir. Les objectifs sont-ils irréalistes? Ça dépend de la politique du gouvernement.

Actuellement, les provinces pétrolières et le gouvernement fédéral prévoient toujours — je dirais même que, peut-être, ils y comptent bien — la croissance du pétrole et du gaz. Deux facteurs me font réclamer une pause pour analyser notre trajectoire.

D’abord, en fonçant toujours vers une production pétrolière et gazière accélérée au Canada, nous contribuons de plus en plus à la crise climatique planétaire. Le Canada se comporte de la sorte depuis de nombreuses décennies. Notre production historique de combustibles fossiles contribue considérablement aux émissions mondiales. Le Canada a déjà beaucoup contribué au problème.

La science nous apprend que nous devons impérativement — à l’échelle de la planète et au Canada — commencer à diminuer la production, pour le climat.

Ensuite — et pour répondre à la question précédente —, un risque économique a commencé à gagner en importance. L’Agence internationale de l’énergie, qu’on ne peut pas accuser d’être écologiste, prévoit que la demande mondiale de pétrole, en 2030, sera en décroissance, laquelle s’accentuera ensuite. Si le Canada table sur la stabilité économique en se fondant sur une production pétrolière et gazière croissante, ce n’est pas l’avenir prévu du marché des énergies.

Aaron Cosbey, un de mes confrères à l’Agence internationale de l’énergie, a rédigé un rapport pour expliquer pourquoi le Canada doit commencer à se préparer à cette baisse de la demande mondiale de pétrole.

Si je pouvais vous communiquer un détail préoccupant, et je le ferai à titre personnel, me trouvant dans une province pétrolière, le voici : Terre-Neuve-et-Labrador a lié beaucoup de ses budgets à l’augmentation de la production pétrolière. Le rapport en question montre qu’environ 44 % de la demande provient des transports. Le Canada exporte la plus grande partie de ses produits pétroliers vers les États-Unis. Nous remplissons des réservoirs d’essence aux États-Unis. Mais ce pays a déjà entrepris l’immense effort d’électrifier les transports et de cesser d’y consommer du pétrole.

Nous sommes dans une situation économique précaire. Nous n’avons pas encore commencé à agir comme eux, mais nous devons le faire.

La sénatrice Batters : Je dois déterminer si les chiffres que j’ai cités dans ma question se rapportaient au monde entier ou au Canada. Vous avez notamment dit que la production canadienne de pétrole et de gaz avait augmenté l’année dernière. De quel pourcentage? De combien prévoit-on qu’elle augmentera dans les quelques années à venir?

Mme Carter : Mes chiffres se rapportent au monde entier, et je les ai appliqués à la situation canadienne, établissant ainsi essentiellement une correspondance entre la production canadienne et l’impératif global de réduction progressive. Je serai heureuse de vous communiquer ces données si vous voulez entrer dans les détails.

Je n’ai pas, de mémoire ou à portée de main, le pourcentage précis d’augmentation de la production de pétrole au cours de la dernière année.

La sénatrice Batters : Savez-vous à peu près de combien est l’augmentation prévue dans les quelques prochaines années?

Mme Carter : Je ne veux pas parler de données dont je ne connais pas la valeur exacte que je n’ai pas en mémoire. J’utilise les documents de la Régie de l’énergie du Canada…

La sénatrice Batters : Nous aimerions les recevoir, parce que vous vous en êtes beaucoup inspirée.

Mme Carter : Oui.

La sénatrice Batters : Le mois dernier, nous avons accueilli un groupe de témoins sur cette question, qui comptait de nombreux dirigeants autochtones du secteur pétrolier et gazier du Canada, qui exigent davantage. Vous avez commencé votre déclaration en parlant de l’importance de la question pour vous, personnellement, et en disant de quel endroit vous témoigniez et ainsi de suite.

Peut-être n’avez-vous pas vu ce témoignage. Dans ce cas-là, je vous encourage à le visionner. Je l’ai trouvé très instructif. Je suis moi-même originaire, également, d’une province pétrolière, la Saskatchewan. Des membres de ce groupe de témoins en étaient également originaires — des dirigeants autochtones du secteur pétrolier et gazier — et ils réclament davantage. Qu’en pensez-vous?

Mme Carter : Je le redis, je suis une chercheuse non autochtone. Je ne peux donc pas m’exprimer au nom de communautés autochtones.

La sénatrice Batters : J’en conviens. Visiblement, la question est importante pour vous, d’après votre entrée en matière.

Mme Carter : C’est certain. Je tiens seulement à ce qu’il soit bien entendu que je ne peux pas m’exprimer au nom de peuples autochtones.

Il est certain que mon rôle de chercheuse dans ce domaine consiste en partie à amplifier et à appuyer. D’après ce que je comprends des communautés autochtones et de leur engagement à l’égard des carburants fossiles, je dirais qu’il y a, manifestement, beaucoup de diversité. Des communautés autochtones cherchent par tous les moyens à se développer économiquement. La longue histoire coloniale de notre pays a engendré un fort besoin de développement dans les communautés autochtones. Et, bien sûr, la mise en valeur du gaz et du pétrole est une forme de développement que certaines communautés autochtones choisissent de poursuivre.

En même temps, les peuples autochtones de notre pays sont montés en première ligne pour contester cette mise en valeur et y résister, en leur qualité de défenseurs du territoire et de protecteurs de l’eau, parce qu’ils voient, mieux que tout autre communauté au Canada, les effets de la crise climatique. Les peuples autochtones ont fait le moins possible pour aggraver ce problème et ils en souffrent les plus lourdes conséquences, leurs communautés y étant souvent les plus vulnérables.

Je montrerai également les exemples de communautés autochtones qui élaborent des projets pour la mise en valeur d’énergies renouvelables ou l’augmentation de l’efficacité, notamment Sacred Earth Solar, par laquelle ces communautés entreprennent et s’approprient des projets de mise en valeur d’énergies renouvelables pour s’affranchir des combustibles fossiles, dans l’espoir de s’épargner l’aggravation des répercussions climatiques, tout en profitant elles aussi de la transition.

Il vaut la peine d’examiner de nombreuses nuances.

La sénatrice Batters : Compris. Je tenais seulement à faire remarquer que beaucoup de ces témoins parlaient de tous les moyens par lesquels, dans le secteur pétrolier et gazier, ils ont poursuivi leur rôle pluricentenaire de protecteurs du territoire. Je vous encourage à visionner leur important témoignage. Merci.

La présidente : Merci.

La sénatrice Sorensen : Madame Tucker, j’essaierai de glisser en douce deux questions. Je suis d’abord une sénatrice de l’Alberta, comme je l’ai dit. Manifestement, cette étude dans laquelle nous sommes plongés m’intéresse particulièrement. Vous avez fait allusion au temps que vous avez passé à Edmonton. Je crois vous avoir entendue dire que vous trouviez l’industrie bien disposée et enthousiaste — mes mots — pour une discussion sur la transition. Ai-je bien saisi vos propos?

Mme Tucker : Oui, pour plus de clarté…

La sénatrice Sorensen : Un instant s’il vous plaît.

La présidente : Avant que vous ne répondiez, je dois dire que nous avons des problèmes avec l’interprétation provenant de votre microphone. Vous entendez la question?

Mme Tucker : Oui.

La présidente : Pouvez-vous nous communiquer une réponse écrite à la question de la sénatrice Sorensen.

Mme Tucker : Oui, avec plaisir.

La sénatrice Sorensen : Très bien. Merci. Je suis désireuse de savoir ce que vous avez appris à Edmonton auprès de ces compagnies.

Madame Carter, d’après certaines de mes notes, vous avez récemment visité le Danemark et observé que les effectifs du secteur des énergies renouvelables dépassaient maintenant ceux du secteur pétrolier et gazier. Je suis désireuse de connaître vos observations et de savoir comment on pourrait reproduire le phénomène au Canada.

Mme Carter : Cette question fantastique me donne les meilleurs espoirs pour le Canada. Je vous remercie de me la poser.

Le cas du Danemark est vraiment important, parce que ce gros producteur pétrolier de l’Union européenne a choisi — à la faveur d’une interdiction appliquée en 2020 — de mettre fin à l’exploration de cette ressource, d’où la fin de l’octroi de nouveaux permis d’exploration dans la mer du Nord. Sa décision a été motivée par le climat, mais également par l’économie, parce que ce pays voyait s’amenuiser les rendements économiques qu’il pouvait désormais escompter dans le secteur. De plus, les pétrolières commençaient à retirer leurs billes, ce qui diminuait l’intérêt dans la poursuite d’octroi de permis.

Le Danemark a décidé de déployer — en prenant exemple sur l’Allemagne — un effort à la grandeur de sa société pour opérer un virage de son économie vers les énergies renouvelables. C’est de l’éolien qu’il dépendait surtout.

Nous voyons que, dans les centres mêmes qui dépendaient beaucoup du pétrole et du gaz — les collectivités qui en tiraient le plus d’emplois — le nombre d’emplois recule devant le nombre de travailleurs qui font le saut vers l’éolien. Il m’a été donné de discuter avec des Danois de la côte ouest de ce pays pour obtenir certaines de leurs données, et nous constatons maintenant que le nombre d’employés dans l’éolien dépasse celui du secteur pétrolier. Ce qui est fascinant — et, à mon avis, ça mérite vraiment d’être imité au Canada —, c’est que les travailleurs du pétrole ne se voient plus que comme des travailleurs de l’énergie.

Ils sont ravis de trouver des occasions à saisir dans l’éolien et à faire le saut, avec leurs compétences, dont le transfert est facile d’un secteur à l’autre. C’est vraiment prometteur, non seulement pour l’emploi, mais, aussi, pour les recettes publiques. Initiateur de la réduction progressive de son secteur pétrolier au profit de l’éolien, le Danemark récolte désormais les avantages d’être un exportateur mondial de turbines éoliennes et de compétences dans le domaine. Des chantiers éoliens surgissent partout dans le monde, sous l’impulsion d’entreprises danoises.

Le Canada voit ainsi la possibilité de profiter de la transition vers les renouvelables, mais, de nouveau, en procédant comme le Danemark, pour y mobiliser le public, les travailleurs — dont on protège les emplois — et avec des investissements permettant aux collectivités d’opérer la transition. C’est un autre excellent exemple dont il devrait s’inspirer.

La présidente : Merci.

[Français]

La sénatrice Audette : Je veux simplement rappeler à tous que les interprètes ont juste une bouche, alors quand on parle et qu’on veut dialoguer, il faudrait attendre que l’autre ait fini, parce que je veux bien comprendre et chaque personne qui parle a une importance dans ma réflexion et dans mon cœur.

Merci beaucoup pour vos présentations. Certaines personnes viennent du monde universitaire et, dans ma vision et dans mon cœur, vous avez une forme de pouvoir qui influence ou nourrit nos décisions et nous permet de bien comprendre les enjeux.

D’après vous, jusqu’à quel point le Canada, peu importe les gouvernements qui ont été au pouvoir, a-t-il engagé du début à la fin les peuples autochtones, qu’ils soient en accord ou en désaccord avec ces grands projets? Est-ce qu’on peut trouver un équilibre, sachant que des Premières Nations vivent dans des régions où se situent les ressources, où le pétrole est présent, et que d’autres cohabitent, notamment près du fleuve Saint-Laurent — les Innus, les Mi’kmaqs et les Wolastoqiyik —, qui disent non?

Moi, je viens du Labrador [mots prononcés en innu-aimun]. Comment peut-on trouver un équilibre? Avez-vous des recherches, des informations que vous pourriez nous transmettre pour nous assurer que, dans nos réflexions, lorsqu’on va déposer notre rapport, on trouve cet équilibre, qui est important en ce qui concerne les droits des peuples autochtones?

[Traduction]

Mme Carter : J’aimerais vous mettre plus à contribution sur ces questions, vu, particulièrement, vos antécédents labradoriens. J’espère que dans un proche avenir, nous pourrons avoir ce genre de conversation.

En deux secondes, je vous répondrai que le gouvernement du Canada et les provinces pétrolières ont misérablement échoué dans le respect des droits des Autochtones du Canada, certainement en ce qui concerne la mise en valeur des combustibles fossiles mais pas seulement. Dans certains projets, également, qualifiés de projets de transition. Le fiasco a été général.

J’en apprends davantage en voyant le travail des organismes écologiques autochtones qui montrent maintenant quelles politiques climatiques de notre pays sont décarbonées et décolonialisées. Nous apercevons maintenant des pistes, mais nous ne nous y sommes pas encore engagés. Nous nous en servons pour exercer des pressions pour nous assurer que les droits et la souveraineté des Autochtones sont à la pointe de notre transition.

Au cœur de cette stratégie, il y a la volonté de nous assurer que tous ces projets jouissent du consentement des peuples et des communautés autochtones. Les peuples autochtones doivent se les approprier en grande partie et en diriger la réalisation en fonction de leurs besoins et de leurs priorités.

Voilà les principes centraux. Nous savons desquels il s’agit maintenant, mais non, nous ne les avons pas encore mis en œuvre partout au Canada, et c’est bien dommage.

La présidente : Je demande à nos trois témoins de bien vouloir, s’ils possèdent d’autres renseignements susceptibles de compléter les réponses données aujourd’hui, les communiquer à notre greffier.

C’était tout le temps dont nous disposions pour ce groupe de témoins. Merci beaucoup.

Nous souhaitons la bienvenue au deuxième groupe de témoins : la directrice associée de Climat National pour l’Association de défense de l’environnement, Mme Julia Levin, qui témoignera en personne; et, par vidéoconférence, la professeure adjointe Sara Hastings-Simon, de l’Université de Calgary; la directrice exécutive d’Indigenous Climate Action, Eriel Deranger. Soyez les bienvenues et merci d’être avec nous. Chacune de vous disposera de cinq minutes pour sa déclaration liminaire.

Madame Levine, vous êtes la première. Vous avez la parole.

Julia Levin, directrice associée, Climat national, Association de défense de l’environnement : Merci de m’avoir invitée à témoigner devant le comité.

Encore cette semaine, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat a décrit les conséquences dévastatrices ainsi que les pertes de vies et d’emplois que provoque déjà la crise climatique. Il a également souligné l’avenir terrifiant qui nous attend si nous ne réduisons pas nos émissions de moitié d’ici une dizaine d’années.

La communauté scientifique a rappelé une fois de plus que les solutions sont limpides et qu’elles existent depuis longtemps. Le charbon, le pétrole et le gaz qui sont déjà dans la chaîne de production nous feront rater les cibles et entraîneront des dommages irréversibles aux populations et aux écosystèmes. L’affranchissement par rapport aux combustibles fossiles à la fois graduel, rapide et équitable doit être la pièce maîtresse de toute stratégie fondée sur la science. Il faut remplacer les combustibles fossiles par des énergies renouvelables, augmenter massivement l’électrification et réduire la demande énergétique au moyen de mesures d’efficacité énergétique. Nous sommes en mesure de le faire au rythme et à l’échelle nécessaires. La seule chose qui manque est la volonté politique.

N’oublions pas que les choses auraient pu se passer autrement. Des décennies d’obstruction de l’industrie des combustibles fossiles nous ont amenés au bord de la catastrophe. Les producteurs d’énergie fossile savent depuis des décennies que la consommation de leurs produits conduirait à des changements climatiques catastrophiques à l’échelle mondiale. Au lieu de sonner l’alarme et de diminuer leurs activités, elles ont banalisé la menace auprès du public et des décideurs.

Pendant des décennies, l’industrie des combustibles fossiles a financé les efforts visant à miner la recherche sur le climat et à semer le doute sur l’efficacité de solutions éprouvées. Parallèlement, elle a contesté les règles et les mécanismes de contrôle qui risquaient d’éroder leurs profits. Les informations sur ces manigances ont été répertoriées, notamment par le comité permanent de la surveillance et de la reddition de comptes des États-Unis. À présent que le déni climatique n’est plus une option, les sociétés pétrolières et gazières s’adonnent à l’écoblanchiment tout en essayant de gagner du temps. Leur tactique favorite est de promouvoir le captage du carbone. Cette technologie constitue à leurs yeux un moyen d’écoblanchir leurs activités, de prolonger la dépendance envers les combustibles fossiles et d’obtenir de généreuses subventions.

Malgré des décennies d’efforts, le bilan en matière de captage du carbone présente une enfilade de coûteux échecs. La vaste majorité des projets ne parviennent pas à décoller, et ceux qui le font sont sous-performants. Même si les projets fonctionnaient conformément aux annonces — ce qui ne s’avère pas —, ils ne réduiraient pas en amont les émissions de méthane ou la proportion de 80 % des émissions provenant de la combustion du pétrole et du gaz en aval. Le captage du carbone est une technologie inutile qui n’a pas été éprouvée à grande échelle. Enfin, le déploiement risqué d’infrastructures carbone est injuste envers les communautés sur la ligne de front — autochtones pour la plupart —, qui seront les premières touchées.

Les sociétés pétrolières et gazières canadiennes n’ont pas de plan solide pour réduire leurs émissions. Malgré leurs beaux discours et leurs campagnes publicitaires, en 2022, les membres de l’Alliance nouvelles voies ont seulement consacré 0,4 % de leur flux de trésorerie à la réduction des émissions. La réduction des émissions de méthane est une méthode facile pour lutter contre les changements climatiques, car elle entraîne des coûts allant de faibles à négatifs pour les sociétés. Pourtant, les sociétés trafiquent à la baisse les taux d’émissions de méthane qu’elles déclarent au lieu de réduire leurs émissions. Elles contestent les règlements sur le méthane au même titre qu’elles contestent les plafonds imposés aux émissions produites par le secteur. Même si elles se targuent d’être des championnes du climat, les sociétés pétrolières et gazières canadiennes ont un modèle d’affaires qui favorise la continuité du désastre climatique. Évidemment, au-delà de ses effets sur le climat, l’extraction de pétrole et de gaz a des répercussions environnementales, sociales et de santé considérables dans les communautés autochtones et de première ligne.

Il faut dire clairement que le pétrole et le gaz canadiens ne peuvent pas être associés à un avenir sécuritaire et sain. Selon l’Agence internationale de l’énergie, la demande en pétrole doit diminuer de 75 %. Le pétrole canadien compte parmi les plus polluants et les plus coûteux à produire au monde. Imaginer que ce pétrole sera le dernier baril d’or noir produit relève de la pensée magique. Cela n’arrivera pas. Ne pas préparer l’avenir, c’est se montrer irresponsable envers les gens qui dépendent de ce secteur en ce moment. L’élimination rapide des combustibles fossiles est à la fois nécessaire et réalisable. Le Canada peut opérer cette transition au cours de la prochaine décennie. Les avantages l’emporteront nettement sur les coûts.

Aujourd’hui, l’industrie pétrolière et gazière compte moins de 1 % des emplois au Canada. Déjà, le nombre de travailleurs dans les énergies propres dépasse le nombre de travailleurs dans les combustibles fossiles. Pendant que les sociétés pétrolières et gazières continuent à éliminer des dizaines de milliers d’emplois à coups de réductions des dépenses et d’automatisation, les emplois dans les énergies propres augmentent à un taux plus élevé que dans tous les autres secteurs. La contribution du secteur pétrolier et gazier au PIB au pays est inférieure à 5 %, soit bien inférieure aux coûts actuels des répercussions de la crise climatique et de la combustion des carburants fossiles.

Comme l’ont dit les autres témoins, la transition énergétique se déroule sous nos yeux, que cela nous plaise ou non. Plus nous en retardons la planification, plus la situation sera chaotique et douloureuse pour les communautés et les familles qui dépendent du secteur des combustibles fossiles.

La fenêtre d’intervention pour assurer un avenir climatique sécuritaire se fermera bientôt. Il faut voir la vérité en face. Il faut se défaire graduellement des combustibles fossiles en arrêtant entre autres de donner autant d’espace politique à ceux pour qui les profits importent plus que la nécessité d’assurer un avenir vivable.

Merci. Je répondrai avec plaisir à vos questions.

Sara Hastings-Simon, professeure adjointe, Université de Calgary, à titre personnel : Merci de m’avoir invitée à comparaître devant le comité aujourd’hui. Je vous parle de la ville de Calgary, qui est mon lieu de résidence et qui est située dans les territoires traditionnels des Premières Nations du Traité no 7, dans le Sud de l’Alberta, et dans les territoires de la Nation métisse de l’Alberta, région 3.

Je vais présenter trois observations ainsi que quelques principes sur l’industrie pétrolière et gazière canadienne et sur la transition énergétique qui est en train de se produire.

Premièrement, le marché mondial des combustibles fossiles connaît des changements de plus en plus grands et de plus en plus rapides. Pour encaisser avec succès ces changements, il faut établir une distinction entre les éléments que peuvent contrôler ou pas l’industrie et le Canada. Certaines répercussions seront inévitables, même en supposant une décarbonation complète du secteur.

Les changements en question — la stabilisation suivie du déclin de la demande pour les combustibles fossiles — inversent la tendance à la hausse de la demande qui dure depuis plus de 200 ans. Le rythme exact du déclin dépendra évidemment du niveau d’ambition affiché par les gouvernements partout dans le monde. Par contre, comme le montrent les projections récentes — dont le rapport World Energy Outlook 2022 de l’Agence internationale de l’énergie —, même en l’absence de nouvelles politiques, nous voyons déjà des signes du renversement de la croissance enregistrée au cours des derniers siècles.

Ces changements sont tributaires d’un certain nombre de facteurs clés, y compris le besoin de répondre à la crise climatique, mais ils dépendent aussi des préoccupations économiques et de sécurité énergétique. Nous n’avons qu’à penser au déclin spectaculaire du taux de croissance prévu de la demande pour le gaz naturel à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Même si le secteur pétrolier et gazier devait connaître une décarbonation en amont afin de poursuivre ses activités conformément aux objectifs climatiques du Canada — et pour répondre aux exigences des investisseurs et des consommateurs —, cette décarbonation ne pourra pas le prémunir contre cette tendance sous-jacente et contre la réduction de la valeur totale du marché.

Il va sans dire que la demande pour le pétrole et le gaz ne disparaîtra pas complètement du jour au lendemain ni même au milieu du siècle, mais l’inversion de la tendance de 200 ans de croissance modifiera profondément le marché et la valeur du secteur au Canada. Par exemple, nous voyons déjà un découplage des prix du pétrole par rapport au niveau des investissements et à la création d’emplois dans ma province, en Alberta.

Deuxièmement, le gouvernement a un rôle clair à jouer dans le soutien aux travailleurs du secteur pétrolier et gazier qui seront touchés par les changements. Il devrait pour ce faire suivre les principes que je vais présenter et qui ont été soulevés par les autres témoins. Les efforts doivent se concentrer sur le soutien aux travailleurs et aux collectivités par l’établissement d’une distinction entre ces groupes et les entreprises et investisseurs du secteur privé qui sont responsables des risques qu’ils prennent dans le marché.

Il faudrait mettre en place un train de mesures, notamment le soutien au revenu et aux prestations, les possibilités de recyclage professionnel et les pensions de raccordement, pour soutenir les travailleurs et les collectivités dans diverses situations. Ces mesures devront répondre également aux besoins communautaires plus vastes. Par exemple, un changement d’emploi pourrait amener un autre membre de la famille qui ne travaillait pas nécessairement dans le secteur pétrolier et gazier à suivre une formation pour retourner sur le marché du travail. D’autres types de soutien tels que des services de garde pourraient également être nécessaires dans les communautés. Ils devraient être mis en œuvre en consultation avec les communautés et pouvoir s’adapter aux besoins au fur et à mesure que ceux-ci apparaîtront.

Finalement, le soutien du gouvernement à l’industrie pour la réduction des émissions et la compétitivité devrait être plus limité et s’arrêter là où s’arrêtent les intérêts du public. Le gouvernement doit établir une distinction entre son rôle qui consiste à appuyer le développement des nouvelles technologies et un interventionnisme qui viserait à couvrir les coûts et à maintenir la compétitivité du secteur pétrolier et gazier par rapport aux forces du marché.

En comparant les mesures gouvernementales mises en place dans différents pays pour soutenir les coûts directs de la réduction des émissions, il faut tenir compte de la structure globale de l’industrie dans les pays en question et des avantages économiques qui sont distribués au public. Par exemple, la Norvège offre des niveaux de financement élevés pour le captage et le stockage du carbone assortis d’un taux de redevances très élevé qui permet de redistribuer au public une plus grande part de la valeur de la ressource.

Les mesures de soutien doivent s’inscrire dans les politiques et les programmes déjà en place. Par exemple, dans le cas du soutien pour le captage et le stockage du carbone au Canada, le système de tarification du carbone constitue en réalité une mesure incitative plus importante que le sont les subventions aux États-Unis. Par contre, si les politiques comportent un flottement sur l’avenir de tarification du carbone qui entraîne de l’incertitude, ces politiques devraient être rectifiées afin de créer de la certitude — au moyen d’instruments comme des contrats de couverture des fluctuations — plutôt que d’ajouter des mesures de soutien qui risqueraient de devenir des bénéfices fortuits.

De plus, fondamentalement, les investissements fructueux des gouvernements dans le développement économique ou les politiques industrielles ont été faits dans les pays dotés d’institutions publiques robustes et de connaissances approfondies sur les secteurs et les technologies permettant d’orienter les investissements plutôt que de courir après les capitaux privés au moyen de subventions ou de réagir aux mesures prises dans d’autres pays tels les États-Unis.

Les possibilités de développement économique et de création d’emplois pour les travailleurs issus de l’industrie pétrolière et gazière peuvent être mises en place dans d’autres secteurs de l’énergie, mais pas nécessairement. Quant aux mesures pour appuyer les travailleurs et les communautés pendant la transition, les gouvernements devraient tenir compte du chevauchement des compétences et des habiletés plutôt que des résultats sectoriels lorsqu’ils choisissent des domaines d’investissements.

Merci. Je répondrai avec plaisir à vos questions.

La présidente : Merci.

Eriel Deranger, directrice exécutive, Indigenous Climate Action : Merci de m’avoir invitée. J’aimerais commencer ma déclaration en soulignant que l’industrie pétrolière et gazière est le plus grand obstacle à la lutte contre les changements climatiques et à l’instauration de la justice climatique au pays. Pour écarter cette énorme barrière et pour pouvoir agir et parvenir à une réconciliation avec les peuples autochtones, il faut retourner aux faits.

Depuis le début des années 1850, l’industrie pétrolière et gazière domine les terres et les cours d’eau des premiers habitants du territoire connu aujourd’hui sous le nom de Canada. Même si les liens entre la combustion d’énergies fossiles et le réchauffement mondial sont de plus en plus reconnus, la production de pétrole a doublé depuis 1980, et l’expansion de cette industrie se poursuit à des taux alarmants.

De 2005 à 2020, la production canadienne de pétrole s’est accrue de 26 %. En 2020, elle s’élevait à environ 5,43 millions de barils par jour, ce qui représente une augmentation de près de 6 % par rapport à l’année précédente. En mars 2023, l’Association canadienne des producteurs pétroliers a dit que les investissements dans la production de pétrole et de gaz au pays avaient atteint les 40 milliards de dollars, ce qui représente une hausse de 11 % par rapport à l’année précédente.

Cette expansion débridée entraîne une pollution massive par le carbone ainsi que la colonisation et la profanation continue des terres et des territoires autochtones. Même si cette industrie ne représente que 5 % du PIB au pays, elle produit environ 27 % de la totalité des émissions de gaz à effet de serre.

Nous ne pouvons pas avaliser d’autres nouveaux projets pétroliers et gaziers si nous voulons limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré. Cet avertissement a été martelé dans le récent rapport du GIECC. Pourtant, selon une étude de l’Université de Waterloo publiée en 2021, la production d’énergies fossiles au Canada devrait poursuivre sa croissance jusqu’en 2039 et se situer au-dessus des niveaux actuels en 2050. L’étude conclut que même si le Canada représente seulement 0,5 % de la population mondiale, il lui faudrait utiliser 16 % du budget carbone résiduel mondial pour rester sous la barre du 1,5 degré.

Il faut comprendre que les impacts de cette industrie gigantesque ne sont pas seulement environnementaux. L’industrie est responsable de la destruction massive de vastes territoires autochtones sans pour autant faire profiter les Premières Nations des retombées économiques. Pour recevoir des avantages, les Premières Nations doivent prouver les effets et les dommages infligés aux terres et aux populations.

En outre, des études récentes montrent que les retombées économiques de l’industrie pétrolière et gazière diminuent en fonction du sexe et de la race et que les travailleurs autochtones ont souvent les emplois les moins bien payés dans ce secteur. Les femmes autochtones font face à encore plus de barrières.

En dépit des injustices et la non-viabilité de l’industrie, le Canada — et l’Alberta en particulier — double la mise au chapitre des activités d’extraction. Fait encore plus alarmant, les gouvernements au pays subventionnent l’expansion du secteur pétrolier et gazier.

Un rapport de l’entreprise Bloomberg Energy a révélé que pendant la période allant de 2015 à 2019, le Canada avait fourni 100 milliards de dollars à l’industrie des combustibles fossiles. L’augmentation de 40 % d’une année à l’autre de ces subventions est la deuxième hausse en importance parmi les pays du G20. Le Canada fournit plus de financement public à cette industrie que tout autre pays du G8, ce qui lui confère la position de chef de file du financement des combustibles fossiles. Pire encore, le Canada fournit actuellement 14 fois plus de financement aux combustibles fossiles que de soutien aux énergies renouvelables même si l’industrie pétrolière et gazière refuse de réduire ses émissions.

En Alberta, dans le territoire de la Première Nation des Chipewyan de l’Athabasca, dans le secteur du Traité no 8, où les sables bitumineux sont exploités, le taux d’émissions absolu provenant des activités liées aux sables bitumineux a plus que doublé. Il est passé de 35 mégatonnes en 2005 à 81 mégatonnes en 2020. Malgré leur incapacité à réduire leurs émissions, les acteurs de cette industrie font étalage de leurs prouesses climatiques en mettant en place des projets comme l’Alliance nouvelles voies, tandis qu’en fait, ils tournent les coins ronds en comptant seulement leurs émissions de portée 1 et 2. Ils font fi des critères établis par le groupe d’experts de haut niveau des Nations unies sur les engagements en matière de carboneutralité pour les entités non étatiques, selon lesquels les sociétés doivent déclarer les émissions de portée 1, 2 et 3, car c’est la seule façon de bien calculer les émissions.

Le plan de l’Alliance nouvelles voies est nettement insuffisant pour nous aider à atteindre la carboneutralité. Cela dit, même si ses membres réduisaient réellement leurs émissions, ce ne serait pas assez. Il ne suffit pas de réduire les émissions de gaz à effet de serre, car les effets néfastes de l’industrie ne se limitent pas à la pollution par le carbone.

En effet, l’industrie cause du tort aux communautés et aux écosystèmes essentiels depuis longtemps. Comme la Convention sur la diversité biologique de l’ONU l’a clairement exprimé, pour lutter contre les changements climatiques, il ne faut pas seulement réduire le carbone; il faut aussi protéger les écosystèmes essentiels à la stabilisation du climat. Nos communautés détiennent et protègent ces espaces depuis des temps immémoriaux. L’industrie des combustibles fossiles a des effets extrêmement néfastes sur ces écosystèmes et elle est responsable de la détérioration de la santé et de la sécurité humaines sur nos territoires partout au pays. Le déversement récent de l’Impériale en est un bon exemple.

Au cours des dernières années, le Canada a versé des sommes énormes d’argent public aux services de police pour surveiller et criminaliser les peuples autochtones qui défendent leurs territoires en résistant aux exploitations pétrolières et gazières non voulues. À l’échelle mondiale, ce sont les peuples autochtones qui font les frais des changements climatiques, et c’est aussi nous qui faisons les frais de la cause des changements climatiques : l’industrie pétrolière et gazière.

J’espère avoir été très claire. Les émissions de carbone ne sont que la pointe de l’iceberg des changements qui doivent être apportés à l’industrie pétrolière et gazière. Nous devons envisager la question sous l’angle de la justice climatique, car les risques économiques et les gaz à effet de serre ne sont pas les seuls enjeux. Si nous traitons la situation de la sorte, nous recréerons les mêmes problèmes encore et encore.

L’industrie ne nettoie même pas ses propres dégâts. Dans la région des sables bitumineux, seulement 8 % des terres ont été remises en état de manière permanente selon les données de l’industrie, et seulement 0,1 % des terres ont été déclarées remises en état par la province. Pas un seul bassin de résidus n’a été remis en état. Les puits abandonnés sont innombrables, tout comme les poursuites intentées par les communautés autochtones qui s’opposent à la destruction causée par l’industrie.

Pour avoir la moindre chance d’assurer la réussite de la lutte contre les changements climatiques et de la réconciliation, il faut libérer le Canada de la forte emprise de l’industrie. Pour que la transition soit juste, elle doit être dirigée par les communautés autochtones et non imposée par l’industrie pétrolière et gazière. Merci. Mahsi’cho.

[Français]

La présidente : Merci beaucoup.

La sénatrice Miville-Dechêne : C’est une question pour Mme Julia Levin.

Vous êtes très critique — en fait ultracritique — des systèmes de captation et de stockage du carbone qui sont soutenus, pourtant, et promus par le gouvernement fédéral et l’industrie comme une nécessaire transition. Cette transition est d’ailleurs financée par les deniers publics.

Sur quoi vous appuyez-vous exactement pour formuler ces critiques? Le captage, l’utilisation et le stockage du CO2 ne seraient-ils pas une amélioration par rapport aux émissions actuelles? Après tout, on parle de progrès. Ne vaut-il pas mieux de petits progrès que zéro progrès?

[Traduction]

Mme Levin : Je vous remercie pour la question.

Les systèmes de captage et de stockage du carbone peuvent servir à différentes fins. Comme la discussion d’aujourd’hui porte précisément sur le pétrole et le gaz, c’est de ce secteur dont je parle, et non de l’industrie du ciment ou d’autres créneaux. Les industries qui s’alignent sur un avenir sans danger pour le climat... Nous aurons toujours besoin de ciment, d’acier et de fer dans un avenir décarboné. Les systèmes de captage du carbone ont donc peut-être un rôle à jouer dans ces créneaux.

Cependant, dans le secteur pétrolier et gazier, au fond, cette solution prolonge notre dépendance aux combustibles fossiles, tout en ne captant qu’un maximum de 3 à 15 % des émissions du cycle de vie. Cela signifie qu’on dépense des milliards de dollars pour doter une raffinerie de pétrole d’un système de CSC, alors qu’entre 85 et 90 % des émissions se retrouveront tout de même dans l’atmosphère. C’est la raison pour laquelle le GIEC considère le captage du carbone comme la solution d’atténuation la moins efficace et la plus coûteuse pour le secteur de l’énergie comme pour l’industrie.

Au moment de décider, en tant que pays, comment dépenser les fonds publics pour faire la transition vers un avenir décarboné — comme nous le ferons au moyen du budget la semaine prochaine —, pourquoi choisir d’investir principalement dans une technologie qui, un, n’est pas une solution aux problèmes climatiques puisqu’elle entretient notre dépendance aux matières mêmes que nous devons éliminer; deux, ne réduit pas réellement les émissions; et trois, expose les communautés de la région à une multitude d’autres risques? Dans les faits, l’ajout d’un système de captage du carbone à une raffinerie de pétrole augmente les besoins énergétiques jusqu’à concurrence de 40 %, et tous les autres polluants de l’air et de l’eau augmentent aussi de 40 % parce que le système ne capte que le carbone. Il y a donc des effets réels sur les communautés.

Par ailleurs, pour mettre en place les systèmes de captage du carbone proposés par l’Alliance nouvelles voies et d’autres sociétés pétrolières et gazières, il faudrait doubler le nombre actuel de pipelines utilisés par l’industrie pétrolière et gazière. Ces pipelines transportent du carbone sous haute pression, ce qui est extrêmement dangereux en cas de fuite. Le dioxyde de carbone est un gaz asphyxiant. Puisqu’il n’a ni odeur ni couleur, on ignore qu’on y est exposé jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Étant donné le mode de fonctionnement des pipelines, les fuites peuvent se répandre sur une vaste région géographique très rapidement.

Le Canada compte un seul grand pipeline de carbone et quelques petits. Les États-Unis en ont plus. On parle de milliers de kilomètres par rapport à des centaines de milliers de kilomètres pour l’industrie pétrolière et gazière. Quand une fuite s’est produite il y a deux ans, les 300 membres de la communauté ont dû être évacués, et 45 ont été hospitalisés. Nous ne disposons pas encore de la réglementation nécessaire pour maîtriser le captage du carbone.

Ainsi, je le répète, premièrement, le captage du carbone n’est pas une solution aux problèmes climatiques; deuxièmement, il pose une multitude de risques; et troisièmement, c’est une manière irresponsable d’utiliser des sommes énormes de l’argent des contribuables. Si l’on impose un plafond ferme sur les émissions du secteur pétrolier et gazier, rien n’empêche les sociétés pétrolières et gazières d’investir dans le captage du carbone pour atteindre les cibles réglementaires. Si elles n’obtiennent pas les résultats escomptés, elles peuvent toujours réduire leur production pour remplir les objectifs. Ces sociétés engrangent d’énormes profits; laissez-les dépenser leur argent là-dessus. Personne ne dit qu’il faut interdire le captage du carbone. Toutefois, n’utilisons pas les deniers publics à cette fin, et ne tenons pas compte du captage du carbone dans nos objectifs climatiques, car dans 10 ans, ce sera beaucoup plus difficile d’atteindre nos objectifs si pas un de ces projets n’est réalisé.

C’est ce qui arrive aux projets de captage du carbone. Contrairement à ce que le secteur pétrolier et gazier prétend, il ne s’agit pas d’une nouvelle technologie. En fait, elle existe depuis 50 ans. Durant la même période, les profits du secteur de l’énergie renouvelable ont diminué et sa capacité de produire de l’énergie a augmenté. Depuis 50 ans, le captage et le stockage du carbone s’avèrent un échec coûteux.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : On a beaucoup vu une publicité, à la télé, de l’industrie pétrolière affirmant qu’elle contribue à l’atteinte de l’objectif net zéro. Maintenant, il y a une plainte devant le Bureau de la concurrence.

Que pensez-vous de cette publicité qui est vraiment très positive?

[Traduction]

Mme Levin : Vous parlez de la campagne publicitaire « Mettons ça au clair » de l’Alliance nouvelles voies. La semaine dernière, Greenpeace a déposé une plainte auprès du Bureau de la concurrence au sujet de cette campagne publicitaire, que l’organisation qualifie de trompeuse. Je suis l’une des signataires de la plainte; je soutiens la position de Greenpeace.

Ma collègue a mentionné tout à l’heure que l’ONU a établi des critères pour définir l’écoblanchiment. Les plans de carboneutralité de l’Alliance nouvelles voies répondent indubitablement à chacun de ces critères. Elle n’a pas de plan concret pour réduire les émissions et elle n’inclut pas toutes les émissions, comme Mme Deranger l’a souligné. Une autre des conditions est de ne pas faire pression sur les gouvernements en vue de miner la lutte contre les changements climatiques. Il ne fait donc aucun doute que la campagne menée par l’Alliance nouvelles voies est de l’écoblanchiment. C’est la raison pour laquelle même l’ancienne ministre de l’Environnement, Mme Catherine McKenna, appuie la plainte déposée auprès du Bureau de la concurrence.

La sénatrice McCallum : Je vous remercie pour vos déclarations. Je vous prie d’excuser mon retard; j’assistais à une autre réunion de comité.

D’après vous, par quoi le pétrole et le gaz devraient-ils être remplacés?

Mme Levin : Nous savons exactement comment remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables. L’énergie solaire et l’énergie éolienne entraîneront les plus grandes réductions des émissions. Ces deux sources d’énergie peuvent alimenter nos économies et nos sociétés. Pour y arriver, il faudra nettement améliorer le transport de l’énergie, surtout entre les provinces d’est en ouest.

Le stockage est aussi un enjeu. Nous avons déjà de très bonnes solutions de stockage. Le prix des piles a diminué de 85 %. Cela dit, nous devons continuer à améliorer nos capacités de stockage, en examinant des solutions comme les centrales d’accumulation par pompage et d’autres types de systèmes de stockage.

Le dernier élément important, c’est l’efficacité énergétique. Il faut rénover les maisons et les bâtiments et accroître l’efficacité énergétique des entreprises. Par ces moyens, nous pourrions pratiquement éliminer l’utilisation du pétrole et du gaz.

Ces solutions ne sont pas nouvelles; elles existent depuis une vingtaine d’années. Les coûts ont nettement diminué et la capacité a augmenté. La voie à suivre est bien tracée pour la plus grande part des émissions.

La sénatrice McCallum : J’ai une question complémentaire. Un virage très rapide s’opère vers les véhicules électriques. Les prévisions parlent de 2035. J’aimerais revenir à l’hydroélectricité. J’ai des préoccupations par rapport aux effets négatifs cumulatifs du secteur pétrolier et gazier sur les communautés autochtones, mais j’ai aussi les mêmes préoccupations à l’égard de l’hydroélectricité, car les deux ont des répercussions économiques, environnementales et sociales sur les communautés autochtones.

Aujourd’hui, à la lumière du virage vers les véhicules électriques, le Québec et l’Ontario affirment qu’il faudra plus de centrales hydroélectriques. Or, au départ, la construction de nouvelles centrales produit autant d’émissions que l’industrie pétrolière et gazière.

Selon vous, allons-nous trop vite, sans prendre le temps de considérer d’autres solutions, y compris l’énergie nucléaire? Je crains que nous éliminions le pétrole et le gaz sans prendre le temps de faire les recherches qui s’imposent. Je ne veux pas que le pays se retrouve dans une situation difficile simplement parce que nous n’avons pas examiné toutes les possibilités. Nous avançons, mais dans quelle direction?

Mme Levin : Selon moi, le problème, c’est que nous n’allons pas assez vite. Nous savons exactement quelles sont les solutions. Ce qu’il faut prendre le temps d’examiner, c’est la façon de collaborer avec les communautés sur le terrain pour déterminer quels projets sont adaptés au contexte local.

La Fondation David Suzuki a créé un très bon modèle qui montre comment produire de l’électricité zéro émission d’ici 2035 en ayant recours à l’énergie éolienne, à l’énergie solaire et à l’énergie géothermique, ainsi qu’en réalisant des projets hydroélectriques à petite échelle plutôt qu’à très grande échelle. Je pourrai vous envoyer ce modèle après la réunion. C’est vrai que les deux grands projets d’hydroélectricité en cours de réalisation, celui de Muskrat Falls et du Site C, sont des fiascos totaux et n’ont rien à voir avec la transition. Au moins, celui du Site C vise à alimenter un projet de gaz naturel liquéfié en électricité.

Les solutions sont très claires, et ce, depuis longtemps. L’important, c’est de les adopter rapidement, en menant des consultations à l’échelle locale. Il faut absolument agir de manière responsable et veiller à concevoir les meilleurs projets pour nos communautés, d’où l’importance de la Loi sur l’évaluation d’impact.

C’est également très clair que l’incidence environnementale des énergies renouvelables est beaucoup plus faible que celle des infrastructures des combustibles fossiles, ne serait-ce que du point de vue minier. L’activité minière liée aux énergies renouvelables équivaut à 1 ou 2 % de l’activité minière nécessaire à l’industrie des combustibles fossiles. Une étude intéressante à ce sujet a été publiée récemment; je peux vous l’envoyer.

C’est la raison pour laquelle l’efficacité énergétique est tellement importante. Nous devons réduire le total... Nous allons devoir augmenter notre production totale d’électricité parce que nous voulons tout électrifier. Toutefois, nous pouvons y arriver tout en accroissant l’efficacité énergétique afin de ne pas devoir créer un réseau cinq ou six fois plus grand pour répondre aux préoccupations. Voilà pourquoi, par exemple, il faut donner la priorité au transport en commun plutôt qu’à la propriété individuelle de véhicules électriques là où une telle solution est envisageable. Cette solution n’est pas envisageable partout, mais elle l’est dans les régions urbaines. Il faut trouver des solutions non seulement durables, mais aussi équitables et justes sur le plan social. J’espère avoir répondu à votre question.

Mme Hastings-Simon : J’appuie les observations qui viennent d’être présentées. J’aimerais ajouter qu’en ce qui concerne l’électrification et le remplacement des combustibles fossiles par l’électricité — l’une des voies principales vers la décarbonisation et le remplacement du pétrole et du gaz —, il ne faut pas oublier que bon nombre des processus qui sont électrifiés sont intrinsèquement plus efficaces.

Par exemple, comparativement à un véhicule doté d’un moteur à combustion interne, une part considérablement plus grande de l’énergie qui est utilisée pour alimenter un véhicule électrique sert véritablement à déplacer le véhicule. Dans un moteur à combustion interne, seulement environ 20 % de l’énergie contenue dans l’essence sert vraiment à faire avancer le véhicule. Ce pourcentage est beaucoup plus élevé dans une voiture électrique, où il peut atteindre jusqu’à 70 %. Lorsque l’on considère la quantité d’énergie à remplacer, il faut tenir compte de cette différence. Par conséquent, le défi d’augmenter la production d’électricité n’est pas aussi grand qu’il apparaît à première vue.

Ensuite, comme on l’a déjà dit, l’énergie éolienne et l’énergie solaire, qui sont maintenant les ressources les moins coûteuses sur le plan purement énergétique, offrent un grand potentiel de croissance. Les possibilités d’accroître rapidement la production d’énergie éolienne et d’énergie solaire sont grandes, en particulier dans les régions où le réseau a déjà accès à une abondance d’hydroélectricité pouvant servir à compenser la variabilité de telles ressources.

Ce matin, je lisais un rapport selon lequel, à l’échelle mondiale, le taux de croissance de l’énergie solaire atteint maintenant un niveau qu’on n’a jamais vu pour l’énergie nucléaire. Lorsque nous réfléchissons aux moyens d’augmenter la production d’électricité au rythme requis, nous devons certainement envisager une vaste gamme de sources d’énergie sans carbone. Cependant, ce sera difficile de trouver une ressource dont on pourra accroître la production aussi rapidement que l’énergie éolienne et l’énergie solaire.

Mme Deranger : Merci pour vos observations. J’aimerais parler de certains systèmes de production d’énergie. Oui, l’électrification des véhicules et le virage vers l’énergie solaire et l’énergie éolienne sont des enjeux importants, mais il faut aussi mentionner que les infrastructures de transport d’électricité entre les provinces et les territoires du Canada sont de plus en plus désuets et inefficaces. Leur inefficacité rend les communautés autochtones vulnérables parce que la priorité est normalement donnée aux collectivités urbaines et non autochtones, ce qui entraîne la perturbation continue des moyens de subsistance des Autochtones.

L’hydroélectricité est aussi un facteur important. Au Manitoba, d’énormes centrales hydroélectriques ont été construites pour alimenter des centres urbains, et ce sont les communautés autochtones qui ressentent le plus directement les effets de ces infrastructures. Les voies navigables, la pêche, le piégeage, la chasse et la cueillette, ainsi que les droits constitutionnels des peuples autochtones ont tous été durement touchés par ces projets.

Avant de passer à l’électrification totale et à la mise en place de tels systèmes, il faut régler les problèmes liés aux réseaux désuets et inefficaces, ainsi qu’à l’exclusion des communautés autochtones, aux déficits énergétiques auxquels elles font face depuis des générations et au fait que les projets énergétiques de grande envergure donnent la priorité aux collectivités coloniales au détriment des communautés autochtones.

Si on veut aller de l’avant avec une stratégie de transition juste, on se doit de travailler directement avec les communautés qui ont été exclues des systèmes et modèles énergétiques actuels, y compris dans le secteur des hydrocarbures, mais aussi de chercher à développer des solutions qui serviront et défendront leurs droits. Il faudra entre autres procéder à une mise à niveau des infrastructures d’énergie et de transport pour mieux servir nos communautés et envisager des projets qui n’enfreindront pas ou ne nuiront pas à leurs droits.

J’aimerais également dire une chose à propos de certaines des nouvelles idées proposées pour la transition vers de nouvelles économies. On se concentre sur les droits des travailleurs et de la population, mais on ne parle pas des droits des Autochtones. Il faut respecter l’ensemble de ces droits. En ce qui concerne le développement de nouveaux systèmes énergétiques, nous ne sommes pas des intervenants, mais plutôt des détenteurs de droits. Notre statut à cet égard a été considérablement affaibli lors de l’adoption des lois de transfert de ressources naturelles dans les années 1930. Il nous faut réévaluer la manière dont les ressources sont exploitées aux niveaux provincial et fédéral et l’intersectionnalité des droits autochtones. Il faut veiller à respecter ces droits lorsqu’on élabore de nouveaux modèles et de nouvelles stratégies de transition énergétique pour répondre à la crise climatique grandissante.

Le sénateur Arnot : Merci.

Mes deux questions s’adressent principalement à mesdames Hastings-Simon et Deranger. Je ne voudrais pas empêcher Mme Levin de répondre si elle a quelque chose à ajouter, cela dit, mais j’aurai des questions s’adressant plus précisément à elle lors du deuxième tour de questions.

Madame Hastings-Simon, vous avez parlé de l’importance d’appuyer les travailleurs et les communautés. J’ai l’impression que parfois, au sein du gouvernement du Canada, on se concentre davantage sur les travailleurs et les emplois que sur les communautés dans leur ensemble. Selon moi, on a besoin de plus d’action communautaire. Auriez-vous des exemples, de bonnes idées ou des recommandations à nous donner que nous pourrions ensuite utiliser pour mobiliser davantage les communautés? Je fais référence ici à des enjeux de justice sociale, d’équité et de justice dont il faudrait tenir compte pour la transition.

Madame Deranger, nous sommes au fait de la pollution du territoire et du système de traitement de l’eau dans la région de l’Athabasca, et vous en avez vous-même parlé. Pensez-vous que le gouvernement du Canada a respecté ses obligations fiduciaires strictes envers les peuples autochtones à cet égard? Que se passera-t-il avec ces obligations strictes à l’avenir, selon vous?

Par ailleurs, pensez-vous que l’honneur de la Couronne a été bafoué dans la manière dont la région de l’Athabasca a été traitée, particulièrement dans le cadre du Traité no 8? À ce propos, pensez-vous qu’il faudrait instaurer cette relation de traité dans le contexte moderne d’une tout autre façon?

Je tiens à être clair. Je vais vous donner l’occasion à toutes deux de me répondre. Je parle d’enfreinte à l’article 35, d’enfreinte aux droits issus des traités et aux droits des peuples autochtones dans votre région ou, plus globalement, au Canada.

Comment peut-on mobiliser davantage les peuples autochtones pour traiter de ces enjeux si importants dont vous avez parlé? Auriez-vous des idées ou des recommandations précises à cet égard que nous pourrions inclure dans notre rapport? J’aimerais vous entendre à ce sujet.

Je suis impatient de savoir ce que vous en pensez. Cela dit, je vous encouragerais aussi à nous envoyer des compléments de réponse par écrit.

Mme Deranger : J’aimerais tout d’abord parler de la marche à suivre auprès des communautés autochtones. Je crois qu’il y a encore des enfreintes à l’article 35 à ce jour, soit des enfreintes aux droits constitutionnels qui protègent les droits de chasse, de pêche et de piégeage des peuples autochtones. Je ne parle pas seulement des Premières Nations, mais aussi des communautés métis et inuit. Certains continuent d’enfreindre le traité no 8. Il faut assurément se pencher là-dessus, mais pas seulement là-dessus, cela dit. Ce qui se passe en Alberta est majeur et inévitable, mais les choses commencent à se gâter dans le Cercle de feu et dans la nation d’Elsipogtog, qui a des problèmes avec la fracturation du gaz. Il y a également eu des problèmes avec la pêche au homard et l’industrie forestière.

Les provinces et les territoires ne tiennent pas amplement compte des droits et des communautés autochtones quand vient le temps de développer l’économie et de gérer les ressources. Les relations des provinces et du gouvernement fédéral avec les communautés autochtones se fracturent en raison de l’enfreinte de nos droits, qui découle du fait que les provinces ne s’impliquent pas dans la défense de nos droits. Je devrais dire qu’elles ne s’y intéressent pas dans la plupart des cas; elles estiment que cette responsabilité incombe au gouvernement fédéral.

Les provinces et le gouvernement fédéral procèdent ensuite à un transfert de responsabilités pour veiller à protéger ces droits. Des entreprises se sont vues confier le mandat de vérifier que les communautés autochtones avaient bel et bien été consultées et étaient au fait des répercussions de leurs projets.

Enfin, en ce qui concerne les projets, qu’ils soient dans le secteur des hydrocarbures ou autre, les communautés ne sont indemnisées que si elles peuvent prouver les répercussions négatives, ce qui est insensé. Contrairement aux provinces et aux municipalités, nous ne percevons pas des redevances versées par les industries et issues de l’extraction des ressources. Nous recevons seulement quelque chose si le projet nous affecte. Nos communautés doivent donc continuellement prouver qu’elles ont bel et bien été lésées. Nous n’avons de valeur que si nous sommes lésés. Il s’agit là d’un récit très négatif, et il faut assurément le changer.

Il nous faudrait étudier des interprétations modernes des traités pour veiller à ce que nos communautés — nos détenteurs de droits — soient impliquées non seulement dans l’élaboration des stratégies de transition pour le secteur des hydrocarbures, mais aussi dans le développement de systèmes énergétiques, économiques et éducatifs. C’est ce qu’on a décidé de faire dans le secteur des services à l’enfance et à la famille, mais pas dans le secteur des hydrocarbures.

Il nous faut mener des recherches approfondies, et réfléchir entre autres au rôle d’un comité consultatif pour la transition juste au pays pour veiller à ce qu’il y ait une réelle représentation autochtone — et non pas simplement une représentation fragmentaire — pour les immenses secteurs où on enfreint de façon terrible les droits des peuples autochtones, que ce soit dans les sables bitumineux, dans le Cercle de feu, sur les grands sites de production hydroélectrique comme le site C ou autre.

Mme Hastings-Simon : Je vous remercie de la question.

En ce qui concerne les communautés, je vous dirais tout d’abord qu’elles sont toutes différentes. Je crois donc qu’il faudrait vraiment travailler en étroite collaboration avec chacune d’entre elles pour comprendre leurs besoins respectifs.

Je suis plus au fait du cas de la ville d’Hanna, en Alberta, qui est l’une des collectivités à avoir été affectée par la fermeture des mines de charbon. Il y a là des leçons très intéressantes à tirer. Je peux vous envoyer des documents à ce sujet.

Ce cas nous a entre autres démontré qu’il était important de ne pas se concentrer uniquement sur les travailleurs, mais plutôt sur la communauté en général. Il faut comprendre comment les changements économiques vont affecter d’autres citoyens dans la communauté. On peut entre autres penser à la structure familiale où un parent travaille et l’autre reste à la maison pour s’occuper des enfants. Si la situation change, il faut créer une transition économique non seulement pour le travailleur, mais aussi pour l’autre parent qui ne serait pas nécessairement compris dans la définition très circonscrite prévue pour les mesures de soutien offertes aux travailleurs. Dans ce cas-ci, ces parents ne travaillaient pas dans le secteur du charbon, mais ils ont tout de même été très affectés par la fermeture de la mine de charbon. Il faut vraiment avoir une vue d’ensemble et penser à des enjeux tels que le soutien à la requalification et, comme je l’ai dit, l’accès aux services de garde.

Cela dit, une telle situation peut engendrer d’autres conséquences. Je sais qu’il y a également eu une augmentation de la violence conjugale dans la région au début de la transition. Il est donc important d’avoir une vue d’ensemble de la situation et d’adopter une approche holistique.

Il est également nécessaire d’offrir un soutien continu et rapide. Bien sûr, il faut dépenser les deniers publics de façon responsable, mais on accorde des subventions à l’industrie et on ne semble pas être prêt à accorder des subventions de la même ampleur et au même rythme aux communautés. La responsabilité du gouvernement devrait être inversée; il devrait d’abord s’occuper des communautés. Il faudrait changer de vision et se montrer disposé à fournir ces fonds en temps voulu, et ce de façon flexible et appropriée. Je crois qu’on est un peu trop prescriptif avec l’argent destiné à soutenir les communautés en ce moment, ce qui empêche le progrès.

Je répéterai une chose en conclusion. Souvent, lorsqu’on pense à la transition juste, on a tendance à se concentrer sur le secteur énergétique et on a cette idée que les travailleurs de ce secteur ou issus des communautés axées sur ce dernier doivent être réaffectés dans le même secteur.

Cela peut être en partie dû à la nécessité de transformer et de décarboniser nos systèmes énergétiques. Oui, cet enjeu est réel au Canada, mais on n’a pas nécessairement à le relier aux enjeux ou aux préoccupations concernant la transition juste et la création de bons débouchés économiques. Certains travailleurs se trouveront peut-être de nouvelles carrières dans le nouveau système énergétique, mais il faut avoir une vue d’ensemble. D’autres préféreront peut-être se trouver un emploi ailleurs.

Je reviens à la ville d’Hanna. Beaucoup de gens y ont démarré leur entreprise. Des travailleurs du secteur énergétique ont entamé des carrières dans un tout autre secteur. On ne doit pas se limiter au secteur énergétique. C’est très important.

La présidente : Souhaitez-vous ajouter quelque chose, madame Levin?

Mme Levin : Non, je crois que ce qui a été dit... Je reviendrais seulement sur le sujet de l’octroi des subventions publiques et l’idée qu’on priorise les entreprises plutôt que les communautés. J’aimerais faire une petite précision à ce sujet. En 2022, le gouvernement fédéral a accordé plus de 20 milliards de dollars en subventions et mesures de soutien au secteur des combustibles fossiles. Pensez à ce qu’on pourrait faire avec cet argent dans les diverses communautés locales.

Mme Deranger : J’aimerais ajouter une dernière chose, toujours à propos des subventions. L’industrie des hydrocarbures a reçu 100 milliards de dollars en subventions. C’est nettement plus que ce qu’on a octroyé au secteur des énergies renouvelables ou à la transition juste. En ce qui concerne les droits des peuples autochtones dans ces secteurs, il faudrait à tout le moins créer un mécanisme pour relever et atténuer toute répercussion économique, sociale, culturelle et environnementale des politiques liées aux stratégies de carboneutralité au pays.

Le ministre responsable devrait aussi pouvoir veiller à ce que toute autre loi ou tout autre plan fédéral fasse progresser la transition équitable. On ne peut pas continuer à travailler en silo avec ces stratégies et lois gouvernementales qui permettront à l’industrie d’avoir accès à des échappatoires grâce auxquelles elle pourra continuer ses activités et augmenter les émissions de gaz à effet de serre au pays.

La présidente : J’aimerais poser une question, si mes collègues n’en ont plus.

Madame Deranger, j’ai été très surprise d’apprendre que les communautés ne sont indemnisées que si elles sont affectées par un projet. Pourriez-vous m’en dire davantage, je vous prie? Je cherche à bien comprendre la situation.

Mme Deranger : Oui. En ce qui concerne le développement des ressources naturelles dans les provinces, la loi sur le transfert des ressources naturelles — je crois que la première entente du genre a été signée dans les années 1950 — permet aux provinces de gérer leurs ressources naturelles, mais aussi de négocier et de louer des terres pour l’extraction de ressources. Elles négocient les redevances et les indemnités, puis en remettent une partie au gouvernement fédéral. Les communautés autochtones ont toujours été exclues des négociations sur le développement et la gestion des ressources naturelles et n’ont jamais reçu d’indemnités directes.

Ce n’est qu’au début des années 2000, je crois, ou qu’à la fin des années 1990, que les communautés autochtones ont commencé à militer pour obtenir des bénéfices de l’industrie, avec des affaires telles que l’affaire Mikisew Cree First Nation c. Can. Au lieu de recevoir des redevances directes du gouvernement fédéral ou provincial découlant des activités de ces industries, nous avons dû conclure des ententes de propriété privée avec les entreprises elles-mêmes, que nous appelons ententes sur les répercussions et les avantages.

Ces ententes sur les répercussions et les avantages sont des ententes privées conclues entre l’entreprise et les Premières Nations qui décrivent les répercussions des activités de l’industrie sur nous. Nous négocions une entente d’indemnisation pour compenser essentiellement ces répercussions négatives. Il s’agit d’une pratique courante au pays dans presque tous les projets d’extraction de ressources. Nous ne disposons pas d’un système moderne qui permettrait de verser directement des redevances aux communautés.

Je me répète, mais ce sont des ententes privées, et non pas des ententes publiques. De plus, nombre d’entre elles ont été interprétées comme des initiatives de corruption et de réduction au silence au fil des ans. Si vous signez cette entente, vous ne pouvez pas parler contre l’entreprise ou l’industrie. C’est ce qui s’est produit dans le secteur des sables bitumineux, dans le secteur forestier, et presque partout ailleurs. Vous signez une entente et recevez immédiatement un montant X, mais vous êtes réduit au silence. Si vous avez un problème, vous devez d’abord vous adresser à l’entreprise.

De toute évidence, le provincial et le fédéral ne s’acquittent pas de leurs responsabilités fiduciaires, qui consistent à défendre les droits des communautés.

La présidente : Je vous serais reconnaissante de nous envoyer vos documents ou vos articles à ce sujet. Merci beaucoup.

Mme Deranger : Oui.

La présidente : Voilà qui met fin à la comparution de notre deuxième groupe de témoins. Je tiens à vous remercier à nouveau de votre attention et d’avoir été parmi nous. Sur ce, la séance est levée.

(La séance est levée.)

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