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La surreprésentation des femmes autochtones dans les prisons canadiennes

Interpellation—Ajournement du débat

8 décembre 2016


L’honorable Sénatrice Kim Pate :

Merci beaucoup, honorables sénateurs.

Honorables sénateurs, puisqu'il s'agit de mon premier discours à la Chambre haute du Parlement...

Des voix : Bravo!

La sénatrice Pate : Merci beaucoup. Je tiens à commencer en soulignant que nous avons le privilège de nous trouver et de nous réunir sur les terres traditionnelles non cédées des peuples algonquins.

Aujourd'hui, je suis aussi honorée que touchée de prendre la parole au Sénat pour attirer l'attention sur la situation actuelle des personnes qui comptent parmi les plus marginalisées, victimisées, criminalisées et internées au Canada, et pour encourager la Chambre à se concentrer plus particulièrement sur la surreprésentation croissante des femmes autochtones dans les prisons canadiennes.

Honorables sénateurs, je profite de l'occasion pour parler d'avance de la Journée internationale des droits de l'homme, qui sera célébrée le 10 décembre pour souligner l'anniversaire de l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Le thème de la Journée des droits de l'homme de cette année est « Défendez les droits de quelqu'un aujourd'hui ». C'est une façon de souligner la proposition fondamentale de la déclaration selon laquelle chacun d'entre nous — partout et à tout moment — a le droit de jouir de la gamme complète des droits de l'homme et d'affirmer qu'il revient à tout le monde d'intervenir pour défendre les droits fondamentaux des personnes à risque de discrimination et de violence. En agissant ainsi, on réaffirme notre humanité.

À mes yeux, mon admission au Sénat, qui n'a pas son pareil comme tribune où se faire entendre, m'offre des possibilités prodigieuses de faire valoir les causes qui me tiennent à cœur. C'est donc exactement ce que j'ai l'intention de faire, parce que je suis fermement convaincue qu'il est de notre responsabilité de travailler avec — et pour — ceux dont la voix est trop souvent négligée, voire ignorée, ou qu'on essaie de faire taire, ce qui est encore pire.

Honorables sénateurs, la surreprésentation des Autochtones — et plus particulièrement des femmes autochtones — dans le milieu carcéral s'explique par la discrimination systémique et historique découlant de notre passé colonialiste, raciste et sexiste.

Chaque fois, au cours des 35 dernières années, que j'ai eu l'occasion et le privilège de franchir les portes de diverses prisons pour jeunes, pour hommes ou pour femmes ± chaque fois que j'ai pu y entrer mais, surtout, en ressortir ±, les effets toxiques de la colonisation sur les peuples autochtones m'ont sauté au visage.

Je tiens à profiter de l'occasion pour féliciter tous les dirigeants autochtones pour l'excellent travail qu'ils accomplissent au nom des Autochtones, et plus particulièrement celui de nos collègues actuels et anciens. Merci.

Honorables sénateurs, vous êtes très nombreux à avoir pris sur vous de dénoncer les effets dévastateurs des services discriminatoires de protection et d'aide à l'enfance, le manque de débouchés économiques, pédagogiques et professionnels et les nombreux autres problèmes graves causés par la discrimination dans divers domaines — comme la police, les poursuites criminelles, l'immigration, les tribunaux et les services correctionnels — que subissent beaucoup de gens, mais plus particulièrement les hommes, les femmes et les enfants inuits, métis et des Premières Nations. Je considère comme un privilège de pouvoir me joindre à vous et à cette institution pour continuer cet important travail.

Honorables sénateurs, les faits qui suivent ne seront sans doute pas agréables à entendre. Ils ne font l'affaire de personne, mais ils décrivent notre réalité, et ils doivent être connus de tous. Cette conversation doit avoir lieu, et je ne puis imaginer de meilleur endroit pour ce faire que le Sénat du Canada.

Au cours des 35 dernières années, j'ai souvent été mue par la colère ou le désespoir dans ma lutte contre la souffrance que je n'accepterai jamais et dont j'ai été directement témoin, autour de moi. Je vous remercie de m'avoir donné cette occasion de vous présenter quelques exemples.

Je commence par le cas de « D », une femme autochtone qui a été enlevée de force à sa famille dès la naissance. J'ai passé des heures devant sa cellule d'isolement sur une période d'une vingtaine d'années, agenouillée pour pouvoir lui parler à travers la fente qui sert à remettre les repas à la détenue. Je la suppliais de cesser de se faire des entailles un peu partout sur le corps, de tenter de s'arracher les yeux ou de se frapper la tête dans le mur de béton. « D » a demandé à ma mère si elle pouvait lui écrire et l'appeler « maman » après que ma mère eut généreusement fait don de son temps et se fut rendue à la prison pour femmes de Kingston, juste avant qu'elle ferme, alors qu'il ne restait personne pour fournir des services aux femmes. Nous étions à peu près à cette période de l'année. Ma mère, qui était coiffeuse, était venue avec moi coiffer les femmes pour que les rares qui, parmi elles, pouvaient recevoir des visiteurs et les autres qui pouvaient les aider à les accueillir se sentent mieux dans leur peau pendant les fêtes, malgré leur vie de prisonnière. « D » n'avait aucune famille et, à part ses avocats, les bénévoles de la Société Elizabeth Fry et d'anciennes prisonnières, elle n'avait personne sur qui compter.

Nous avons pu convaincre une cinéaste de tourner un documentaire sur « D », Sentence vie, ou Sentenced to Life, et l'œuvre a fait suffisamment de vagues pour que le service correctionnel la transfère dans un hôpital psychiatrique, car c'est dans un tel établissement qu'elle aurait toujours dû être.

Le résultat? Après avoir passé plus de 25 ans en prison — la plupart du temps en isolement —, elle a entrepris sa réinsertion sociale graduelle à partir de l'hôpital. Après être finalement sortie du foyer de transition géré par la Société Elizabeth Fry où elle résidait, elle vit maintenant dans la collectivité. La dernière fois que je lui ai rendu visite, le propriétaire du dépanneur du quartier où elle habite a dit qu'il pensait qu'elle blaguait lorsqu'elle a tenté de le convaincre qu'elle avait déjà été considérée comme une criminelle dangereuse.

Puis, il y a « L », une autre Autochtone, une autre membre de la génération volée, qui, en fait, a été déclarée « délinquante dangereuse » en raison de ce qu'elle avait dit et de ce que la Cour d'appel de l'Alberta avait dit qu'elle avait écrit, mais pas de ce qu'elle avait fait. Je l'ai rencontrée pour la première fois lorsqu'elle était âgée de 12 ans. Elle aura bientôt 44 ans. Elle avait été violée, puis forcée à se prostituer. Les services de protection de l'enfance ont été avisés lorsqu'elle a tenté d'oublier la réalité en consommant de l'alcool. Lorsqu'elle a résisté à l'intervention de l'État, la police a été appelée sur les lieux. Elle a été accusée d'avoir agressé des intervenants des services à l'enfance et des policiers parce qu'elle a résisté aux personnes qui l'ont fouillée à nu. Ce qui est merveilleux, c'est qu'elle a été punie pour avoir répliqué et résisté à la violence dont elle faisait l'objet dans la rue, dans la collectivité et de la part de l'État. Par exemple, lorsqu'elle a identifié — correctement, en fin de compte — un des psychologues de la prison comme étant un prédateur sexuel, on lui a interdit de poursuivre le programme de traitement et on l'a placée en isolement pour avoir prétendument proféré des menaces à l'endroit de cet homme en faisant de telles allégations. Au bout de six ans et demi, les autorités ont finalement annulé la peine qui lui avait été imposée et sa désignation en tant que délinquante dangereuse. Elle a passé tout ce temps, sauf six mois, en isolement. Il y a eu 17 ans, le 1er juillet dernier, qu'elle est sortie de prison.

Après 10 ans d'incarcération, 20 séances de traitement aux électrochocs et d'innombrables tentatives de suicide et séances d'automutilation, elle travaille maintenant bénévolement au sein de sa collectivité, y compris à titre de mentor auprès des jeunes. Militante et conseillère de confiance, elle a épargné à beaucoup d'autres les horreurs qu'elle a elle-même subies.

Hier soir, tandis que je rentrais à pied chez moi, elle m'a téléphoné, comme elle le fait presque tous les jours depuis 25 ans. Elle m'a demandé comment se passent les choses au Sénat et a proposé que je vous invite tous à m'accompagner lors de ma prochaine visite à la prison. Je lui ai répondu que je serais ravie de le faire. Elle m'a aussi priée de demander votre appui pour la libération de notre amie « S ».

« S », elle aussi une Autochtone, est la détenue qui a été le plus longtemps incarcérée. Bien que nous ayons le même âge, nous n'avons pas connu les mêmes chances et, par conséquent, nos situations respectives ne sont pas du tout les mêmes. Après avoir vécu 10 ans dans un pensionnat indien, où elle a été maltraitée physiquement, sexuellement et psychologiquement, elle a été une proie facile pour plus d'un homme violent. Emprisonnée d'abord pour avoir été la complice d'un trafiquant de drogues dont elle était la partenaire et subissait les mauvais traitements, elle a été condamnée pour de multiples délits commis en prison et a passé la plus grande partie des trente dernières années dans divers établissements carcéraux, souvent en isolement, une torture dont elle garde des séquelles psychologiques débilitantes. Je pourrais parler longuement des injustices qu'elle a endurées et la réalité choquante des inégalités qu'elle a subies.

Et puis il y a les enfants. Pour les détenues, le fait d'être séparées de leurs enfants constitue l'élément le plus difficile de l'incarcération. Un souvenir qui m'émeut tout particulièrement encore aujourd'hui est celui d'une visite à une détenue autochtone en compagnie de deux fillettes, l'une sa fille et l'autre, sa nièce. Il s'agissait de leur première visite à cette femme — et la seule, malheureusement —, dont elles avaient été séparées en très bas âge. Il s'agissait aussi de leur premier déplacement en avion et ce fut un bonheur pour moi de les observer durant le décollage et après avoir traversé la couverture nuageuse, alors qu'elles s'extasiaient et conversaient en chuchotant. À un moment donné, l'aînée s'est tournée vers moi et a demandé à voix basse : « Kim, tante Kim, sommes-nous au paradis? »

La gravité de la situation est mise en évidence par les expériences et l'expertise de femmes et d'enfants comme celles-ci, d'un grand nombre de militants locaux, régionaux, nationaux et internationaux qui luttent contre la violence, la pauvreté et le racisme et pour les droits des femmes et de la personne, ainsi que d'universitaires et d'alliés.

Plusieurs personnes ont déjà attiré l'attention sur la nécessité d'une collaboration afin de régler le problème des violations des droits de la personne qui sont commises en notre nom collectif et au sein de notre société. Par exemple, à l'instar d'autres commissions d'enquête provinciales et fédérales, la Commission de vérité et réconciliation a demandé dans ses appels à l'action, plus particulièrement l'appel à l'action no 30, que les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux s'engagent à éliminer, au cours de la prochaine décennie, la surreprésentation des Autochtones en détention et à publier des rapports annuels détaillés sur l'évaluation des progrès en ce sens.

Le premier ministre a aussi donné à la première ministre autochtone de la Justice le mandat de réduire le taux d'incarcération des Autochtones et lui a demandé de travailler avec les provinces et les territoires pour remédier aux lacunes dans la prestation des services aux Autochtones et aux personnes souffrant de problèmes mentaux.

La tâche sera lourde, mais elle n'est pas impossible.

D'ailleurs, même si je me trouvais à la prison pour femmes de Joliette lorsque la ministre de la Justice a comparu devant le Sénat, le 6 décembre dernier, j'ai été ravie d'apprendre qu'elle a reconnu la nécessité de faire mieux et d'unir nos efforts afin de réparer les torts du passé et du présent.

Selon le plus récent rapport du vérificateur général, les femmes autochtones comptent pour 36 p. 100 — plus du tiers — des femmes détenues dans les prisons fédérales du Canada. Une foule d'autres rapports du Bureau de l'enquêteur correctionnel et de la Commission canadienne des droits de la personne ainsi qu'un nombre grandissant de décisions des tribunaux confirment également un fait troublant, soit que les femmes autochtones, en particulier celles qui sont atteintes de troubles mentaux invalidants, forment le groupe de la population carcérale qui connaît la plus forte croissance au pays, en dépit du fait qu'elles ne représentent que 2 à 3 p. 100 de la population canadienne.

D'ailleurs, dans son rapport de 2013 intitulé Une question de spiritualité, l'enquêteur correctionnel a révélé que le nombre de femmes autochtones incarcérées dans les prisons fédérales a fait un bond énorme, 85,7 p. 100, par rapport à la décennie précédente. C'est une augmentation de près de 86 p. 100.

Fait tout aussi troublant, dans 91 p. 100 des cas, les femmes autochtones qui purgent une peine d'au moins deux ans ont déjà été victimes d'agressions physique ou sexuelle. De plus, la plupart d'entre elles vivent dans la pauvreté et doivent faire face à des perspectives d'éducation et d'emploi limitées, et la majorité d'entre elles sont des mères.

Honorables sénateurs, ce ne sont généralement pas les personnes qui présentent le plus grand danger pour la population qui purgent de longues peines de prison, mais plutôt celles qui sont les plus vulnérables, les plus marginalisées et les plus maltraitées de notre société.

Le directeur parlementaire du budget a estimé que, en tenant compte de toutes les dépenses, la détention d'une femme dans un pénitencier fédéral coûtait 348 000 $ par année en 2010. Dans la plupart des cas, ces détenues sont pauvres et elles sont le seul soutien de leurs enfants.

Quand elles sont incarcérées, leurs enfants sont souvent placés en famille d'accueil. Nous pouvons, et nous devons, mieux tenir compte des coûts humains, sociaux et financiers qu'il y a à utiliser de façon malavisée les systèmes de justice criminelle et pénale pour régler des problèmes fondés, en fait, sur des inégalités et des injustices sociales et économiques, notamment la pauvreté, l'itinérance, la colonisation, ainsi que la violence faite aux femmes et aux personnes atteintes de problèmes de santé mentale.

En 2010, le directeur parlementaire du budget de l'époque, Kevin Page, a calculé que l'interférence correctionnelle — pour reprendre le terme de Louise Arbour — et la mauvaise gestion associées à la peine d'une seule Autochtone coûtait 7 millions de dollars. Sept millions de dollars pour la peine d'une Autochtone.

Imaginons les retombées que ces 7 millions de dollars pourraient avoir s'ils avaient été investis dans des mesures de soutien communautaires et des services comme la garde d'enfants, le logement, les soins de santé mentale, les services sociaux, le revenu de subsistance garanti et d'autres mesures économiques et éducatives.

Les prisons ne sont pas des refuges de remplacement pour les femmes battues, ni des centres de traitement, ni des centres de santé mentale, et nous ne pouvons pas accepter qu'elles continuent d'être utilisées de cette façon. Les prisons ne sont vraiment pas une bonne façon de régler le problème du manque de logements et du manque de services sociaux adéquats.

En raison de leurs coûts humains, sociaux et économiques, les prisons sont la façon la moins efficace et la plus coûteuse de régler les problèmes causés par des inégalités et des injustices fondamentales.

Honorables sénateurs, nous devons nous poser des questions très difficiles, mais il faut avant tout établir un dialogue honnête.

Je me réjouis à l'idée de renforcer nos connaissances dans ce domaine et d'établir des partenariats avec vous dans le but de mieux cerner les nombreuses facettes de ce grave problème et de commencer à les régler. J'invite tous les sénateurs à travailler de concert et à se poser une question essentielle : qu'allons-nous faire maintenant?

Nous avons la responsabilité d'examiner les liens entre les décisions économiques, sociales, juridiques et politiques qui continuent de contribuer à une surreprésentation des femmes autochtones dans les prisons canadiennes.

Honorables sénateurs, je ne crois nullement que nous puissions accomplir quoi que ce soit en agissant seuls. Voilà pourquoi je prends la parole aujourd'hui pour vous demander, chers nouveaux collègues, de vous joindre à moi dans cet effort concerté en vue de contenir la vague d'emprisonnement de certaines des personnes les plus désavantagées du Canada.

Je conclus aujourd'hui par une citation dont une femme m'a fait part il y a plus de 25 ans. Cette femme, alors dans une cellule d'isolement, m'a profondément touchée lorsqu'elle m'a implorée de tenir compte des paroles de Lilla Watson, une Autochtone d'Australie, qui a dit ceci :

 

Si vous êtes venus pour m'aider, vous nous faites perdre notre temps. Mais si vous êtes ici parce que votre émancipation est liée à la mienne, alors travaillons ensemble.

Honorables sénateurs, je demande que nous travaillions ensemble pour mettre en lumière des vérités sur lesquelles on ferme les yeux depuis trop longtemps. Je demande que nous travaillions ensemble pour remédier à cette situation désespérée. Je demande que nous travaillions ensemble pour donner une voix à ceux et celles que l'on réduit au silence depuis trop longtemps. Je vous remercie de votre patience.

Des voix : Bravo!

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