Le Code criminel—La Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels—La Loi sur le transfèrement international des délinquants
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Ajournement du débat
9 mai 2023
Propose que le projet de loi S-12, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels et la Loi sur le transfèrement international des délinquants, soit lu pour la deuxième fois.
— Honorables sénateurs, c’est avec plaisir que je prends la parole ici aujourd’hui au sujet du projet de loi S-12, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels et la Loi sur le transfèrement international des délinquants.
Si j’interviens avec plaisir, c’est parce que — j’espère que vous en conviendrez — ce projet de loi vise à protéger les plus vulnérables et à donner suite à la demande des victimes d’actes criminels qui souhaitent qu’on tienne compte de leurs droits alors que nous nous efforçons de parvenir à ce difficile équilibre des droits dans notre Constitution.
Le projet de loi S-12 a trois objectifs principaux : premièrement, donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Ndhlovu, qui a invalidé certains éléments du Registre national des délinquants sexuels; deuxièmement, renforcer l’efficacité du registre; et troisièmement, donner plus de pouvoirs aux victimes et aux survivants d’actes criminels en modifiant les règles relatives aux ordonnances de non-publication et au droit des victimes d’être informées.
Les réformes relatives au Registre national des délinquants sexuels proposées dans ce projet de loi sont plutôt urgentes. Si le projet de loi S-12 n’obtient pas la sanction royale d’ici le 28 octobre prochain, les tribunaux ne pourront plus inscrire les délinquants sexuels reconnus au Registre national des délinquants sexuels, ce qui nuira à la capacité des services de police d’enquêter au sujet des infractions sexuelles et de les prévenir.
En ma qualité d’agente de police à la retraite, je suis particulièrement interpelée par ce projet de loi. Plus tôt dans ma carrière, dans le cadre de mes fonctions au sein de la Gendarmerie royale du Canada, de nombreux cas — sinon tous les cas — d’infractions d’ordre sexuel dans mon secteur se retrouvaient sur mon bureau pour que je mène les enquêtes et les interrogatoires. Compte tenu des circonstances, on serait porté à croire que je m’étais habituée à entendre le récit détaillé de ces histoires déchirantes d’agression, mais je peux vous assurer qu’on ne s’y habitue jamais. Toute mesure législative qui facilite les enquêtes et contribue à prévenir ces crimes et à soutenir les personnes survivantes est un outil important.
Le Registre national des délinquants sexuels a été créé en 2004. Ce registre donne la capacité aux policiers d’accéder à des renseignements à jour et fiables sur les délinquants sexuels inscrits, y compris leurs noms, leurs pseudonymes, leurs adresses et la description de toute caractéristique physique distinctive. Pour les services de police, le registre est un outil clé pour identifier des suspects potentiels après qu’une infraction sexuelle a été commise et pour surveiller les déplacements des contrevenants afin de prévenir d’autres crimes de nature sexuelle.
Le registre fonctionne conformément à plusieurs lois fédérales. Le Code criminel énonce, entre autres, les pouvoirs des tribunaux pour ordonner l’inscription des délinquants sexuels, et détermine la période où l’inscription sera en vigueur et les conséquences du non‑respect des exigences associées à l’inscription au registre.
La Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels prévoit les obligations que tous les délinquants inscrits doivent respecter, notamment se présenter en personne à un bureau d’inscription chaque année et fournir régulièrement des renseignements aux policiers, comme leur adresse, la marque et le modèle de leur véhicule et leur lieu de travail.
Le Comité de la sécurité publique et nationale de l’autre endroit en a fait l’examen en 2009, dans le but de la rendre plus utile aux forces de l’ordre, car, les juges et le ministère public disposant d’une grande latitude, très peu de délinquants voyaient leur nom inscrit dans le registre.
À vrai dire, bon nombre de procureurs ne se donnaient même pas la peine d’aborder la question pendant les procédures. Pour remédier à la situation, le comité a recommandé de modifier la loi afin de rendre l’inscription obligatoire, tout en laissant au juge la marge de manœuvre nécessaire pour se soustraire à cette règle s’il estime que c’est contraire à l’intérêt public. Quant au pouvoir discrétionnaire du ministère public, il en recommandait la disparition pure et simple.
En 2011, le gouvernement est allé pas mal plus loin que ce que recommandait le comité et a modifié le Code criminel afin de rendre l’inscription obligatoire dans tous les cas, sans accorder de pouvoir discrétionnaire à qui que ce soit, juges ou procureurs. Autrement dit, dès qu’un prévenu était reconnu coupable d’une infraction sexuelle désignée ou en était jugé non criminellement responsable pour cause de trouble mental, ses renseignements personnels étaient consignés. Ces modifications ne permettaient aucune exception, quelles que soient les circonstances. Il s’agit d’un des éléments au cœur de l’arrêt R. c. Ndhlovu de la Cour suprême du Canada. Celle-ci a conclu que l’inscription automatique et systématique était contraire à la Charte, car elle visait aussi les délinquants qui ne risquaient pas de récidiver, ce qui, à son avis, était inconstitutionnel, puisque contraire à l’objectif poursuivi par le registre.
La cour a suspendu l’entrée en vigueur de sa décision concernant l’enregistrement automatique pendant un an, afin de laisser au Parlement le temps de concevoir une approche conforme aux dispositions de la Constitution. Le projet de loi S-12 en est le résultat.
Dans la même décision, la cour a invalidé un deuxième élément du Code criminel, qui concernait la période pendant laquelle un délinquant devait être enregistré. Plus précisément, la cour a invalidé la disposition exigeant l’inscription à perpétuité de tous les délinquants déclarés coupables de plus d’une infraction désignée pendant le même procès. Cette disposition a été invalidée immédiatement, le changement prenant effet rétroactivement en 2011, au moment de l’ajout de la disposition.
Pour respecter le délai d’un an fixé par la cour, nous devons procéder rapidement à l’examen du projet de loi. Comme je l’ai souligné, si un nouveau cadre législatif n’est pas mis en place avant le 29 octobre 2023, les tribunaux n’auront plus le pouvoir d’exiger l’enregistrement des délinquants sexuels. Cela créerait un vide dangereux, puisque les forces de l’ordre ne pourraient plus s’appuyer sur le registre pour obtenir les renseignements essentiels dont elles ont besoin pour prévenir des crimes sexuels ou enquêter. Nous ne pouvons pas permettre qu’une telle chose se produise. Le vieil adage qui dit que « votre urgence n’est pas nécessairement la mienne » ne s’applique malheureusement pas dans ce cas-ci.
Le projet de loi propose de maintenir l’enregistrement automatique dans deux circonstances importantes : premièrement, pour les récidivistes; deuxièmement, pour ceux qui commettent des infractions sexuelles sur des enfants et sont condamnés à une peine de deux ans ou plus par voie de mise en accusation. Il s’agit de deux situations dans lesquelles le gouvernement estime que l’enregistrement automatique est justifié, car il est directement lié et proportionnel aux objectifs de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels. À cet égard, ces modifications reflètent les orientations données par la Cour suprême du Canada et renforceront la confiance du public dans l’approche du système de justice pénale à l’égard des infractions sexuelles.
Dans tous les autres cas, le projet de loi S-12 prévoit que l’enregistrement doit être ordonné à moins que le délinquant ne puisse démontrer que l’enregistrement aurait une portée trop vaste ou que ses effets seraient nettement démesurés. L’enregistrement est donc ordonné par défaut — le fardeau de la preuve est inversé, en gros —, sauf dans certaines circonstances très restreintes. Je souligne que ce nouveau régime suit la recommandation du Comité de la sécurité publique découlant de son examen de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels en 2009.
Les réformes proposées permettraient également à un tribunal d’ordonner l’enregistrement à perpétuité des personnes condamnées pour plus d’une infraction désignée dans le cadre de la même procédure, lorsque les infractions démontrent un risque accru de récidive. Cela permet aux tribunaux de continuer à ordonner l’enregistrement à perpétuité dans les cas appropriés, tout en répondant aux préoccupations concernant la portée excessive exprimées dans l’arrêt de la Cour suprême.
Chers collègues, cela m’amène au deuxième objectif du projet de loi, qui est de renforcer le Registre national des délinquants sexuels. Je voudrais souligner certaines des réformes proposées qui visent à garantir que le registre continue d’être un outil efficace et efficient en matière d’application de la loi.
Le projet de loi S-12 allonge la liste des infractions qui permettent d’inscrire un contrevenant condamné au registre. En particulier, le projet de loi ajoute à la liste l’infraction de distribution non consensuelle d’images intimes. Ce type d’infraction, également appelé « porno-vengeance » ou « cyberharcèlement », peut avoir des effets dévastateurs sur les personnes qui en sont la cible. Le projet de loi vise également la sextorsion en ajoutant à la liste toute extorsion dont il est démontré qu’elle a été commise dans l’intention de commettre un délit sexuel. Il s’agit d’une étape importante pour aider la police à identifier les auteurs de crimes qui sont de plus en plus fréquents à l’ère numérique.
Le projet de loi permettrait également l’ajout d’un nouveau pouvoir d’arrestation dans le Code criminel pour traiter les cas de non-respect des obligations en matière d’inscription. Actuellement, on estime que jusqu’à 20 % des personnes ne respectent pas les obligations qui leur sont imposées au titre du Registre national des délinquants sexuels. Cette situation est inacceptable. Le seul mécanisme législatif qui permet de faciliter le respect des exigences d’inscription au registre dans le cadre de la loi actuelle consiste à arrêter individu et à porter des accusations en vertu du Code criminel. Cependant, déposer une accusation n’entraîne pas nécessairement le respect des obligations. Le projet de loi créerait un mandat de conformité et permettrait à la police de demander un mandat d’arrestation pour amener un délinquant sexuel fautif à un bureau d’inscription afin qu’il remplisse ses obligations prévues par la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels. Si le délinquant fournit les informations requises, il ne sera pas inculpé. La police disposera ainsi des outils nécessaires pour amener plus efficacement les délinquants à se conformer à leurs obligations.
Une autre modification importante apportée par le projet de loi consisterait à exiger des délinquants sexuels inscrits qu’ils fournissent à la police un préavis de 14 jours avant de voyager, ainsi qu’une liste des adresses précises où ils séjourneront au cours de leurs déplacements. Les services de police auraient ainsi le temps de procéder à une évaluation des risques et d’avertir, le cas échéant, les partenaires compétents en matière d’application de la loi, ce qui permettrait aux autorités canadiennes de mieux remplir leurs obligations, tant nationales qu’internationales, au titre de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels.
Je dois vous dire que, lors d’une visite très récente au Centre national contre l’exploitation des enfants de la GRC, j’ai entendu, avec des collègues du Sénat et de l’autre endroit, des histoires de délinquants enregistrés appelant de l’aéroport pour signaler leurs projets de voyage. Ils remplissaient ainsi en principe les exigences énoncées dans la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, mais ils ne laissaient pas le temps à la police d’avertir ses partenaires qu’une personne potentiellement dangereuse était en route vers leur territoire. C’était l’une des choses que la police souhaitait qu’on change, et ce serait une heureuse modification au Registre national des délinquants sexuels.
Cela m’amène au troisième objectif du projet de loi, qui est tout aussi important, à savoir donner du pouvoir aux survivants et aux victimes d’actes criminels en apportant des modifications aux règles qui régissent les interdictions de publication et leur droit à l’information.
Le projet de loi S-12 propose des réformes d’interdiction de publication qui répondent directement aux appels de victimes de violence sexuelle, qui sont de manière disproportionnée des femmes et des filles. Les victimes méritent d’être davantage impliquées dans le processus de justice pénale et de pouvoir raconter leur histoire si elles le souhaitent.
Les diverses dispositions du Code criminel relatives aux ordonnances de non-publication visent à protéger les témoins et les victimes contre d’autres préjudices en dissimulant leur identité. D’une part, une ordonnance de non-publication peut encourager des témoins et des victimes à témoigner. Ceux qui pourraient autrement craindre de se manifester seront plus enclins à le faire. Toutefois, certaines victimes de la criminalité ont constaté que les ordonnances de non-publication avaient pour effet de les réduire au silence ou de leur imposer des restrictions. J’ai eu l’honneur de rencontrer des victimes d’infractions sexuelles qui souhaitent retrouver leur droit à l’anonymat. Un groupe, appelé My Voice, My Choice, représenté par Morrell Andrews et d’autres victimes, s’est exprimé ainsi :
Par respect pour les nombreuses victimes-plaignantes qui s’adresseront aux tribunaux afin de demander des comptes pour les préjudices qu’elles ont subis, n’oubliez pas qu’il ne s’agit pas d’une question politique.
Nous avons la possibilité d’être ambitieux et de créer un meilleur processus qui tient compte du droit inhérent des victimes d’infractions de nature sexuelle de faire part de leur expérience sans crainte d’être considérés comme des criminelles. C’est leur voix, et le choix doit leur appartenir. Ces victimes voudraient qu’on demande leur consentement au lieu de simplement les consulter au sujet de l’ordonnance de non‑publication, mais je crois que ce sera au comité de se pencher là-dessus.
Il est pratiquement inconcevable que, dans le système actuel, des victimes aient été accusées d’avoir violé une ordonnance de non‑publication qui visait à les protéger et dont elles étaient les seules à bénéficier. Imaginons cela. C’est tout à fait inacceptable. Ces survivantes méritent de pouvoir raconter ce qu’elles ont vécu si elles le désirent. Il est important que ce choix leur appartienne, et qu’elles soient les seules à pouvoir choisir. Leur libre choix a déjà été violé lorsqu’elles ont été victimes du crime, et il l’est de nouveau lorsqu’elles font l’objet d’une ordonnance de non‑publication qui les empêche de choisir et les prive du droit d’utiliser leur nom.
Afin de corriger la situation, le projet de loi S-12 propose d’obliger le juge à demander au procureur de confirmer si des mesures raisonnables ont été prises pour consulter la victime en vue de déterminer si une ordonnance de non-publication devrait être imposée. Cette proposition s’accorde avec la recommandation 11 du septième rapport du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, intitulé Améliorer le soutien aux victimes d’actes criminels.
En outre, le projet de loi S-12 clarifiera les processus de modification et de révocation d’une ordonnance de non-publication imposée en inscrivant dans la loi un processus qui n’existe actuellement que dans la common law. Le projet de loi fera également en sorte que les ordonnances de non-publication s’appliquent au matériel en ligne pouvant avoir été publié avant l’imposition de l’ordonnance. Ces deux mesures reconnaissent que les victimes et les survivants doivent avoir le droit de changer d’avis.
Le choix de révoquer ou de modifier une ordonnance de non‑publication devrait être dicté par les souhaits de la victime ou du survivant. Cependant, le projet de loi conférerait au juge le pouvoir discrétionnaire résiduel de refuser une telle demande si elle risque, par exemple, d’identifier une seconde victime qui souhaite conserver l’anonymat. On s’attend à ce que ce genre de scénario soit extrêmement rare et à ce que, pour la grande majorité des cas, toute ordonnance de non-publication soit levée dans les cas où la victime ne la désire manifestement pas.
Il n’y a pas de manuel expliquant la bonne ou la mauvaise façon d’être une victime. Le projet de loi reconnaît le droit de choisir des victimes et des survivants et confère à ces derniers un certain pouvoir décisionnaire. Redonner le pouvoir aux victimes et aux survivants de violence sexuelle peut s’avérer essentiel à leur processus de guérison. Cela peut, dans l’esprit de certaines victimes, leur éviter de vivre de nouveaux traumatismes dans le cadre du processus de justice pénale. Pour d’autres, exercer le contrôle sur leur nom et leur identité est essentiel à leur cheminement vers l’autonomie.
Il est important de bien faire les choses. Je suppose que beaucoup d’entre vous ont déjà entendu des survivants qui travaillent sur cette question, comme c’est mon cas. Les survivants comptent sur nous pour corriger le régime d’ordonnance de non-publication afin qu’ils soient mieux outillés et qu’ils soient traités avec dignité et respect. J’ai hâte de travailler avec vous tous pour parvenir à cet équilibre délicat. À mon avis, c’est un point que nous pouvons passer en revue au comité, en consultant les survivants, pour déterminer si le libellé peut être renforcé.
Je vais prendre un instant pour vous parler du droit à l’information d’une victime à propos de l’affaire qui la concerne et du délinquant qui lui a causé des préjudices. Ce droit est inscrit aux articles 6, 7 et 8 de la Charte canadienne des droits des victimes. Le projet de loi S-12 permettra aux victimes d’avoir plus facilement accès aux renseignements sur la procédure après la détermination de la peine ou après qu’un accusé est déclaré non criminellement responsable en raison d’un trouble mental. C’est extrêmement important pour les victimes et les services policiers qui sont responsables de les protéger.
Pour atteindre cet objectif, le projet de loi prévoit plusieurs mesures. D’abord, il obligerait le juge à s’enquérir auprès du poursuivant si des mesures raisonnables ont été prises pour établir si la victime souhaite obtenir ces renseignements. Ensuite, le projet de loi permettrait aux victimes de manifester leur intérêt par l’entremise d’une déclaration. Enfin, il obligerait le tribunal à fournir au Service correctionnel du Canada et à la Commission des libérations conditionnelles le nom et les coordonnées de la victime si elle a exprimé le désir de recevoir ce type de renseignements.
Une fois de plus, cette approche est respectueuse des besoins des victimes et vise à leur offrir la latitude nécessaire pour obtenir des informations au moment de leur choix. Il est à noter que cette proposition a fait l’objet d’une attention et d’un soutien particuliers de la part du médiateur fédéral pour les victimes de la criminalité.
En conclusion, chers collègues, les modifications proposées par le projet de loi à l’étude répondront au besoin urgent de rendre les lois relatives au Registre national des délinquants sexuels conformes à la Charte. En même temps, le projet de loi fera en sorte que le registre atteigne son objectif vital, soit d’offrir aux policiers des renseignements à jour et fiables pour les enquêtes et la prévention des crimes de nature sexuelle. Il rendra également le système de justice pénale plus sensible aux survivants et aux victimes de crimes sexuels.
Ces réformes sont ciblées, mesurées et sensées. Elles changeront la donne en matière de prévention et d’enquête concernant certaines des infractions les plus complexes et elles soutiendront les droits des victimes qui ont de la difficulté à se remettre des crimes qui ont bouleversé leur vie.
Certains diront que les mesures ne vont pas assez loin. D’autres diront qu’elles vont trop loin. Toutefois, je pense que le projet de loi contribuera à trouver un juste milieu entre ces deux extrêmes et à pousser le pendule dans la bonne direction. Je vous exhorte, chers collègues, à agir de toute urgence pour renvoyer le projet de loi S-12 au comité, où il pourra faire l’objet d’une étude plus approfondie et d’une consultation auprès des survivants. Merci, meegwetch.
Est-ce que la sénatrice accepterait de répondre à une question? Sénatrice Busson, j’ai une certaine expérience avec les victimes d’agression sexuelle, particulièrement celles qui ont été assassinées.
Il y a quelques semaines, j’étais à Camrose, en Alberta, où j’ai rencontré une famille dont la mère a été assassinée, comme son enfant de 4 ans, qui a été assassiné quelques heures plus tard par son voisin, qui habitait à deux portes de chez elle.
Ce voisin était un criminel qui avait un très long parcours — il avait déjà agressé sexuellement et assassiné une femme dans les années 1980. Il était d’ailleurs fiché. Il habitait un immeuble résidentiel dans une ville. En quatre ans et demi, il a changé environ quatre ou cinq fois d’adresse; il n’a jamais avisé les autorités, comme le stipulaient ses conditions de libération. De plus, il avait un policier comme voisin.
Je comprends bien que le projet de loi continuera d’inscrire des prédateurs sexuels au registre, mais comprend-il un mécanisme visant à contrôler ces criminels, une fois qu’ils sont fichés? Voici le problème : même si on inscrit des milliers d’hommes au registre, une fois qu’ils sont inscrits, puis remis en liberté, si on ne les contrôle pas, ils continueront d’agresser des enfants et des femmes.
Le projet de loi a-t-il prévu un mécanisme de contrôle et de suivi de ces hommes dangereux?
Merci beaucoup, monsieur le sénateur. J’ai entendu cette histoire aux nouvelles et j’ai été bouleversée et outrée d’apprendre qu’il s’agissait d’un récidiviste qui avait pris pour cible cette femme et son enfant.
Je pense que les nouvelles dispositions du registre des délinquants sexuels permettront à la police d’en faire davantage pour assurer le suivi de ces délinquants. Il y a une disposition sur l’inscription qui prévoit des pouvoirs qui permettront à la police de faire le suivi des délinquants qui ne respectent pas leurs conditions afin de les inscrire au registre. Je pense que cela incitera la police à consacrer plus de temps à faire en sorte que ces délinquants respectent les restrictions et les conditions qui leur sont imposées.
Lorsque le projet sera étudié au comité, vous viendrez sans doute le défendre. Le gouvernement est-il ouvert à ce qu’on y apporte une modification majeure, au moyen de laquelle on imposerait un procès automatique aux récidivistes qui sortent d’un pénitencier pour les poursuivre dans la collectivité?
Je ne suis pas sûre de comprendre totalement la question, mais si vous me demandez si les propositions de ce régime permettront de mieux aider la police à identifier et à faire le suivi des délinquants et à les obliger à respecter leurs conditions, je pense que c’est le cas. Ce n’est pas mon gouvernement, mais j’espère qu’il y aura des amendements qui rendront ce régime encore plus efficace.
Honorables sénateurs, je prends moi aussi la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-12, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels et la Loi sur le transfèrement international des délinquants.
Je veux toutefois commencer par le début en expliquant comment nous en sommes arrivés là, et en avertissant que certaines de ces histoires peuvent être troublantes.
En mars 2011, Eugene Ndhlovu, 19 ans, immigré du Zimbabwe et étudiant au Northern Alberta Institute of Technology, a été invité par une amie à une fête sur le thème de l’émission Jersey Shore à Edmonton. La fête était annoncée en ligne comme un événement DTF. Cet acronyme signifie « down to fraternize », mais le mot « F » utilisé dans la publicité n’était pas « fraterniser ». Ndhlovu a dit qu’il ne voulait pas y aller, qu’il avait trop de choses à faire le lendemain. L’amie a insisté pour qu’il soit présent et lui a dit qu’il pouvait rester pour la nuit et qu’elle lui trouverait un chauffeur pour se rendre au travail le matin.
Une fois à la fête, Ndhlovu a commencé à boire avec la femme qui l’avait invité et une autre amie commune. Selon l’exposé conjoint des faits, l’adolescent a touché les fesses et les cuisses de la seconde fille. Le lendemain matin, la première fille, celle qui l’avait invité à la fête, s’est réveillée et s’est aperçue que Ndhlovu essayait d’insérer ses doigts en elle. Elle lui a dit non. Il a essayé de la convaincre. Elle a encore dit non, alors il s’est arrêté et est parti.
Par la suite, il a fait l’objet de deux chefs d’accusation d’agression sexuelle, le premier pour avoir essayé d’insérer ses doigts dans le vagin de la première femme, et le second pour avoir touché sans consentement les fesses et les cuisses de l’amie de l’autre femme. Le jeune homme, qui n’avait pas de casier judiciaire, a plaidé coupable aux deux chefs d’accusation d’agression sexuelle et il a reçu une peine de six mois d’emprisonnement. En raison de ces condamnations, le jeune homme aurait dû être automatiquement inscrit, à vie, au registre des délinquants sexuels, avec toutes les conséquences lourdes et humiliantes que cela suppose.
Toutefois, la juge de première instance à Edmonton, l’honorable juge Andrea Moen, a fait preuve de bon sens et déterminé que d’inscrire ce jeune homme au registre n’était pas justifié dans les circonstances parce qu’il assumait pleinement la responsabilité de ses gestes et exprimait des remords sincères. Elle a aussi souligné qu’une inscription au registre le rendrait particulièrement vulnérable au profilage racial.
Madame la juge Andrea Moen a déclaré ce qui suit :
Dans sa version actuelle, la loi ferait en sorte que M. Ndhlovu se retrouve dans la mire des policiers pour le reste de sa vie chaque fois qu’une infraction de nature sexuelle serait perpétrée par un homme de race noire de taille moyenne dans son quartier.
Elle a ajouté que d’inscrire son nom au registre « ne contribuerait pas à assister les policiers à mener leurs enquêtes ou à prévenir de futures infractions de nature sexuelle. »
Selon moi, cette décision semble être un exemple d’utilisation raisonnable du pouvoir discrétionnaire des juges.
L’agression sexuelle à l’endroit d’une des femmes était grave; elle a d’ailleurs mené à une peine d’emprisonnement. Toutefois, la deuxième accusation, celle d’avoir touché les fesses et la jambe de l’autre jeune femme, était décidément moins grave.
En fait, on peut légitimement se demander si des pressions n’ont pas été exercées sur la Couronne pour qu’elle inculpe M. Ndhlovu de deux infractions distinctes dans le seul but de l’inscrire au registre, d’autant plus que l’inscription au registre n’est devenue automatique qu’en avril 2011, soit moins d’un mois après les agressions.
La Couronne a porté la décision en appel et a obtenu une décision partagée de la Cour d’appel de l’Alberta. Je tiens toutefois à souligner que c’est la juge Ritu Khullar, aujourd’hui juge en chef de l’Alberta, qui a exprimé sa dissidence et soutenu la décision du juge de première instance. Cette décision partagée a ouvert la voie à un appel devant la Cour suprême du Canada. Celle-ci, dans sa propre décision partagée rendue en octobre 2022, a confirmé la décision du juge de première instance et a jugé inconstitutionnelle l’inscription automatique obligatoire des délinquants sexuels dans le registre national.
Comme nous l’avons entendu, la cour a donné au gouvernement un an pour donner suite à sa décision. C’est ainsi que nous sommes maintenant saisis du projet de loi S-12, que nous avons pour impératif politique d’adopter avant la fin de l’année.
Le projet de loi maintient l’inscription automatique des délinquants sexuels récidivistes et de ceux qui commettent des crimes sexuels contre des enfants. Dans tous les autres cas, le prévenu aura le droit de contester l’inscription de ses renseignements. S’il peut prouver que son inscription au registre constitue une peine disproportionnée par rapport à l’infraction, alors le juge peut décider de passer outre. Comme la sénatrice Busson vient de l’expliquer, le fardeau de la preuve est inversé, et l’inscription au registre se fait par défaut, à moins que le prévenu puisse prouver qu’il n’a pas d’affaire là. Ce sera alors au juge de déterminer si l’inscription est justifiée. Il devra tenir compte de plusieurs facteurs, dont la nature et la gravité du crime, l’âge et la situation personnelle de la victime, la nature de la relation entre la victime et le prévenu, la situation personnelle de ce dernier, y compris ses antécédents criminels, et l’avis des témoins experts.
Le projet de loi S-12 redonnera à tout le moins une certaine autonomie aux juges, qui pourront de nouveau juger toute l’affaire. Après avoir entendu l’ensemble des témoignages, ils pourront déterminer si l’inscription au registre est justifiée dans les circonstances, si elle constitue une peine proportionnelle, si elle sert l’intérêt public et si elle respecte les droits du prévenu.
Il y en aura certainement pour prétendre que l’idée même d’un registre des délinquants sexuels est contre-productive, que ce genre de « liste noire » est une méthode barbare importée des États-Unis et qu’elle n’a aucune raison d’être dans la société canadienne. D’aucuns pourraient même affirmer qu’il s’agit d’un simple simulacre de sécurité qui, loin de protéger la population et de réduire les récidives, alimente les craintes de M. et Mme Tout-le-Monde et l’hystérie publique, tout en compliquant la vie de ceux qui ont purgé leur peine et veulent réintégrer la société sans faire de vagues.
Comme l’a dit la Cour suprême elle-même au sujet de ces listes :
Or, malgré sa longue existence, il y a peu de preuves concrètes, voire aucune, de la mesure dans laquelle elle aide la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles-ci.
D’aucuns diront certainement que le renversement du fardeau de la preuve fait peser une charge injuste sur les accusés en renversant l’équilibre de notre système de justice pénale, qui donne à l’État, à la Couronne, le fardeau juridique de faire valoir ses arguments.
Cependant, d’un point de vue politique, je peux comprendre que le gouvernement puisse hésiter à abolir ces registres problématiques et qu’il prenne plutôt cette mesure beaucoup plus modeste pour se conformer aux directives de la Cour suprême. Néanmoins, une fois que ce projet de loi aura été renvoyé au comité, j’espère que des questions difficiles seront posées sur la valeur des registres de délinquants sexuels ou sur le fait qu’ils ne sont qu’un spectacle politique contreproductif.
Le projet de loi dont nous sommes saisis représente également un changement fondamental et attendu depuis longtemps dans la manière dont nous privons les victimes d’agressions sexuelles de leurs droits et dont nous les couvrons de honte.
Pendant trop longtemps, les tribunaux canadiens ont imposé automatiquement des ordonnances de non-publication des noms des victimes d’agressions sexuelles sans se demander si ces ordonnances étaient toujours dans l’intérêt des victimes elles‑mêmes. Cette pratique, qui a vu le jour il y a près de 40 ans, était noble à l’origine. L’idée derrière les lois dites de protection des victimes de viol était de protéger les victimes d’agressions sexuelles de la honte et du regard du public et de les encourager à porter plainte en protégeant leur identité.
Il arrive toutefois que les victimes veuillent être connues. Elles ne veulent pas nécessairement être protégées à perpétuité d’une manière qui les infantilise et les prive de leur faculté d’agir et de leur capacité d’autodétermination.
Permettez-moi d’illustrer ce que je veux dire à l’aide d’un exemple. Il s’agit d’une affaire que j’ai couverte lorsque j’étais moi-même journaliste.
En 2006, l’enlèvement en Saskatchewan d’un garçon de 10 ans a choqué et horrifié les Canadiens. L’enfant avait été enlevé de la maison de ses parents à Whitewood, en Saskatchewan, par un prédateur sexuel en série notoire, Peter Whitmore. Celui-ci a amené le garçon à une ferme abandonnée près de Kipling, où il avait tenu un autre enfant prisonnier, un garçon de 14 ans qu’il avait enlevé quelques semaines plus tôt.
Le garçon de 10 ans a été secouru après deux jours, grâce à un agriculteur observateur qui a remarqué que quelqu’un occupait la maison abandonnée. Le garçon avait été attaché à un lit avec une chaîne. On l’avait forcé à se promener nu, tenu en laisse. Même après la condamnation de Peter Whitmore, le garçon n’était pas au bout de ses épreuves. Il a subi de l’intimidation à son école de village, où les autres enfants l’abreuvaient d’insultes homophobes à cause de l’agression sexuelle qu’il avait subie, au point où ses parents ont dû le retirer de l’école pour lui faire l’école à la maison.
Au moment de son enlèvement, on pouvait voir son nom et sa photo partout dans les médias. Toutefois, lorsque le procès a débuté, le tribunal a émis une ordonnance de non-publication à son sujet, et il est devenu illégal pour les médias de publier son nom ou sa photo. Dix ans plus tard, il lui était toujours interdit d’écrire un blogue ou de publier quelque chose sur Facebook sur ce qu’il avait vécu. Le pays tout entier était au courant des horribles détails entourant son enlèvement, mais il lui était toujours interdit de raconter comment il avait survécu, de partager son histoire et de surmonter sa douleur.
Puis, à la fin de 2015, un tribunal de Regina a enfin redonné son nom et sa voix à Zachary Miller. La juge Catherine Dawson de la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan a accueilli favorablement la demande de M. Miller visant à faire lever l’ordonnance. Celui-ci avait fait valoir qu’il souhaitait qu’on le voit comme un survivant et non comme une victime, et que son histoire aide d’autres personnes à composer avec les conséquences de sévices.
M. Miller, qui était alors âgé de 20 ans, avait déclaré ceci :
Cette ordonnance de non-publication du tribunal me fait sentir comme une victime, car elle me prive du droit d’utiliser mon nom dans tous les médias, quels qu’ils soient, ce qui me prive en quelque sorte de mon droit à la liberté d’expression.
Vous vous demanderez peut-être « Si les victimes peuvent contester les ordonnances de non-publication même si cette démarche est longue et coûteuse, pourquoi le projet de loi S-12 est‑il nécessaire? »
Eh bien, c’est parce que la victoire n’est pas assurée. Prenons l’exemple d’une autre affaire sur laquelle j’ai écrit. C’est l’histoire d’un jeune homme de la région de St. Paul, en Alberta, qui a eu une relation sexuelle avec une enseignante alors qu’il n’avait que 17 ans. L’enseignante, qui avait insisté sur le fait que les rapports étaient consensuels, a finalement été acquittée du chef d’accusation d’exploitation sexuelle. En 2007, sept ans après le procès, le jeune homme, alors âgé de 26 ans, a demandé la levée de l’ordonnance de non-publication, afin de pouvoir enfin parler de la souffrance psychologique persistante d’avoir été victime d’une adulte en qui il avait confiance.
La Couronne, et c’est tout à son honneur, ne s’est pas opposée à la demande. On pourrait donc penser que les choses ont été faciles. Toutefois, le juge chargé de l’affaire a refusé de lever l’ordonnance, estimant qu’il ne serait pas dans l’intérêt du public de le faire, même après toutes ces années. La seule option qui s’offrait à l’homme était de faire appel auprès de la Cour suprême du Canada. Il l’a fait, mais la cour a refusé d’entendre son cas.
Ainsi, quand elle est mal appliquée, l’ordonnance de non-publication, quasiment inamovible, fait subir de nouveaux torts aux victimes au nom de la protection de leur vie privée. C’est une pratique condescendante et paternaliste. Pire encore, elle envoie aux victimes d’agressions sexuelles le message explicite qu’elles ont été tellement humiliées et déshonorées — que ce qui leur est arrivé est si particulièrement et singulièrement déshonorant —, qu’elles doivent être soustraites à la vue du public. Il s’agit d’une attitude médiévale à l’égard du viol, inspirée par la misogynie et l’homophobie, et il faut la reléguer au passé.
Le projet de loi S-12 contribue à rétablir l’équilibre. Il précise qu’une victime doit être consultée avant l’imposition d’une interdiction de publication. Il indique également qu’un tribunal doit tenir une audience pour toute victime d’agression sexuelle qui souhaite révoquer ou modifier une interdiction de publication visant à protéger son identité.
Là encore, il s’agit d’un compromis. La demande n’est pas automatiquement acceptée. Selon le projet de loi, le tribunal doit prendre en considération tout changement important de circonstances, notamment les souhaits de la victime. En fin de compte, le tribunal doit statuer non pas sur la base des souhaits de la victime, mais sur la question de savoir si la révocation ou la modification de l’interdiction est « dans l’intérêt de la justice ».
Si le projet de loi contribue à redonner aux victimes qui choisissent de parler le pouvoir de le faire, il comporte également des dispositions plus larges visant à protéger la vie privée des personnes qui ne souhaitent pas que leur identité soit connue. La loi actuelle interdit la publication ou la diffusion de toute information permettant d’identifier une victime d’agression sexuelle. À l’ère des médias sociaux, le projet de loi S-12 élargit cette disposition à toute personne qui transmet, ou rend autrement disponible, des informations sur une victime, un témoin ou une personne associée au système judiciaire dont l’identité est protégée par une interdiction de publication — une disposition qui semblerait couvrir les gazouillis, les messages sur Mastodon, les publications sur Facebook et même les potins dans les sessions de clavardage en groupe. Je suis certaine que cette disposition fera également l’objet de longs débats en comité, car elle permettrait éventuellement de sanctionner non seulement les éditeurs de journaux et les chaînes de télévision, mais aussi de nombreux citoyens ordinaires.
En raison du délai fixé par la Cour suprême, il y a une certaine urgence à adopter ce projet de loi rapidement. Malgré tout, j’espère que nous nous accorderons le temps nécessaire pour étudier ses complexités et ses contradictions parce qu’il s’agit de questions cruciales qui concernent les libertés civiles et la sécurité de nos collectivités. Merci. Hiy hiy.