Aller au contenu

Le Sénat

Motion concernant les projets de loi contenant une « clause nonobstant »--Suite du débat

7 novembre 2024


Honorables sénateurs, il existe une expression démodée que nous n’utilisons plus assez souvent, à mon avis : laisser entrer le loup dans la bergerie. C’est exactement ce qu’a fait notre collègue, le sénateur Harder, avec sa motion opportune et provocatrice.

À une époque où les gouvernements provinciaux invoquent de plus en plus souvent la « disposition de dérogation », sans sembler y voir de risque ou de conséquence politique, à une époque où un chef de parti fédéral a envisagé d’invoquer cette disposition de manière préventive afin que les futures lois soient à l’abri des contestations fondées sur la Charte, les sénateurs sont en droit de se poser la question suivante : devrions-nous attester de manière préventive que nous n’adopterons pas de loi fédérale qui invoquerait la disposition de manière préventive de cette façon?

Je ne vous tiendrai pas en haleine. Bien que j’applaudisse le sénateur Harder pour avoir posé cette question délicate et bien que je déplore et que je dénonce la façon cavalière dont nous avons vu les provinces utiliser la « disposition de dérogation » pour priver de droits civils fondamentaux tout un chacun, des adolescents transgenres aux enseignants musulmans, je pense que nous devrions être prudents avant de promettre de ne pas adopter de projets de loi invoquant cette disposition, car il se peut qu’un jour ou l’autre, le gouvernement ait un besoin légitime de politique publique pour contourner une décision problématique d’un tribunal. Il suffit de regarder de l’autre côté de la frontière pour voir la Cour suprême perdre ses repères moraux et commencer à déshonorer les droits constitutionnels qu’elle est censée protéger. Après tout, la « disposition de dérogation » est constitutionnelle parce qu’elle fait partie intégrante de la Constitution elle-même.

Cependant, je m’en excuse, mon discours n’est pas encore tout à fait terminé, car il est essentiel que nous ayons une conversation franche et honnête sur les raisons qui expliquent l’existence de la « disposition de dérogation » et sur ce qui explique pourquoi elle est utilisée de manière si large et si brutale de nos jours. Or, pour bien comprendre, il faut revenir en arrière.

En 1971, Peter Lougheed, jeune premier ministre réformateur de l’Alberta nouvellement élu, a décidé que le tout premier projet de loi qu’il présenterait à l’Assemblée législative de l’Alberta serait la déclaration des droits de l’Alberta. L’Alberta était la première province du pays à se doter d’une déclaration des droits, et pour l’Alberta, qui se réveillait de l’emprise de près de quatre décennies d’un gouvernement créditiste pour entrer dans l’ère moderne, le projet de loi no 1 devait être un symbole, un indicateur du genre de province que le premier ministre Lougheed souhaitait créer. Il a donc demandé à son nouveau procureur général, Merv Leitch, de rédiger un tel projet loi.

Dans un discours donné il y a 20 ans au Centre for Constitutional Studies, à Edmonton, M. Lougheed a expliqué le problème que lui avait alors soumis M. Leitch.

Il avait dit ceci :

Il est venu me voir dans mon bureau et m’a fait part de ses progrès dans la préparation du projet de loi no 1, la déclaration des droits de l’Alberta. Merv m’a dit : « Monsieur le premier ministre, nous devrons prévoir dans ce projet de loi une disposition de dérogation! ». Je lui ai répondu: « Mais qu’est‑ce que ça peut bien être, une disposition de dérogation? ».

Merv m’a patiemment expliqué — ce qu’il a dû faire à plusieurs reprises — que nous devions inclure une disposition permettant, si une politique publique l’exigeait, à d’autres lois de l’Alberta de s’appliquer nonobstant la déclaration des droits de l’Alberta.

Comme M. Lougheed l’a raconté, M. Leitch a calqué la « disposition de dérogation » de l’Alberta sur une disposition semblable inscrite dans la Déclaration canadienne des droits, qui avait été adoptée par le gouvernement Diefenbaker en 1960. C’est ainsi que la déclaration des droits de l’Alberta a été présentée au printemps 1972 avec une « disposition de dérogation » protégeant la primauté de l’assemblée législative élue.

Dix ans plus tard, dans le feu du débat sur le rapatriement de la Constitution canadienne et la rédaction de la Charte canadienne des droits et libertés, le modèle albertain de la « disposition de dérogation » a contribué à négocier le compromis qui a fait de la Charte une réalité. Pourtant, en 1991, Peter Lougheed lui-même avait quelques préoccupations quant à la facilité avec laquelle certaines provinces invoquaient cette disposition.

Dans le même discours, M. Lougheed a déclaré que, bien qu’il soit toujours favorable à la disposition, il aurait aimé que la barre soit plus haute pour l’invoquer.

M. Lougheed a déclaré à l’auditoire :

Une majorité simple ne semble pas suffisante pour permettre au Parlement ou à une assemblée législative provinciale d’adopter un projet de loi comprenant une « disposition de dérogation ». Il s’agit d’une action trop substantielle de la part de l’assemblée élue, qui nécessite donc un niveau d’autorisation plus élevé que la majorité simple.

La suggestion de M. Lougheed? Modifier la Constitution pour exiger que tout gouvernement fédéral ou provincial qui invoque la disposition de dérogation obtienne l’appui d’au moins 60 % des députés fédéraux ou provinciaux lors d’un vote. Ce changement ne s’est jamais concrétisé, bien sûr, pour le meilleur ou pour le pire. Peter Lougheed n’a lui-même jamais eu recours à la « disposition de dérogation » lorsqu’il était premier ministre provincial.

C’est toutefois ce qu’a fait le gouvernement de l’Alberta, en mars 1998, alors qu’il était dirigé par le premier ministre Ralph Klein. Vous vous souviendrez peut-être que j’ai parlé récemment, au Sénat, des atrocités commises par la commission de l’eugénique de l’Alberta en vertu de la loi provinciale sur la stérilisation sexuelle. L’une des personnes stérilisées à son insu et sans son consentement était une jeune fille du nom de Leilani Muir. Des années plus tard, Mme Muir a intenté un procès contre la Province. Elle a obtenu gain de cause et a reçu un dédommagement de plus de 740 000 $, plus les frais.

Dans l’espoir d’éviter d’autres poursuites et d’économiser des millions de dollars, le gouvernement Klein a invoqué de façon préventive la « disposition de dérogation » pour empêcher d’autres victimes d’intenter un procès. Il a aussi présenté une nouvelle mesure législative qui visait à plafonner les dommages et intérêts à 150 000 $ par personne.

Le tollé a été immédiat. Il était mené, je me permets de le dire, par le journal pour lequel je travaillais à l’époque, l’Edmonton Journal, qui présentait des éditoriaux aussi percutants qu’enflammés.

Moins de 24 heures plus tard, le gouvernement provincial a fait marche arrière et Ralph Klein a personnellement présenté des excuses, déclarant ceci aux journalistes :

Cela a été présenté au caucus en des termes purement techniques et juridiques, et effectivement, mon jugement politique a probablement fait défaut.

Il a poursuivi en ces mots :

Il est devenu très clair qu’aux yeux des citoyens de ce pays, la Charte des droits et libertés est suprême et qu’on ne devrait avoir recours à un outil, quel qu’il soit [...] pour miner la Charte des droits et libertés que dans de très, très rares cas.

Trois semaines plus tard, en avril 1998, la Cour suprême du Canada a rendu une décision historique dans l’affaire Vriend, créant par le fait même les droits pour la communauté LGBTQ au Canada en interprétant une protection contre la discrimination en fonction de l’orientation sexuelle dans la Individual’s Rights Protection Act de l’Alberta et la Charte canadienne des droits et libertés.

Dans la foulée de la décision Vriend, Ralph Klein a subi une énorme pression de la part de certains membres de son parti — et de la province — afin qu’il invoque la disposition de dérogation. Au bout du compte, il a refusé d’écouter les partisans du conservatisme social de son parti. Il a refusé de recourir à la disposition de dérogation, en grande partie en raison du tollé qu’il avait provoqué lorsqu’il avait tenté d’y avoir recours pour priver de leurs droits les personnes qui avaient été stérilisées.

Ralph Klein n’était pas constitutionnaliste, mais c’était un politicien avisé. Il a jugé que les risques politiques liés à l’invocation de cette disposition étaient tout simplement trop grands. En Alberta, la « disposition de dérogation » a fonctionné exactement comme elle était censée le faire. Elle a donné à Ralph Klein, le premier ministre démocratiquement élu, la décision politique finale. Il aurait pu utiliser cette clause pour opposer son veto dans l’affaire Vriend, mais il a pris la décision politique fondamentale de ne pas l’invoquer. La loi est demeurée suprême, comme l’espéraient Merv Leitch et Peter Lougheed, mais c’est uniquement parce que les Albertains décents et équitables ont clairement fait savoir qu’ils n’accepteraient pas que la clause soit utilisée pour priver des citoyens vulnérables de leurs droits.

En fin de compte, nous n’avons pas seulement compté sur l’instinct politique de Ralph Klein ou sur sa boussole morale parfois vacillante. Nous nous sommes fiés au jugement éthique des Albertains qui n’ont pas eu peur de s’exprimer. Les Albertains et les Canadiens de 2024 sont-ils moins décents et justes? Sont-ils moins courageux? J’espère que non. Je crois que nous ne sommes pas aussi attentifs.

En 1998, presque tout le monde en Alberta était au courant des risques juridiques d’utiliser la « disposition de dérogation » contre les victimes de stérilisation sexuelle, les gais et les lesbiennes. Il s’agissait des principales nouvelles de l’année, couvertes par tous les journaux et toutes les stations de radio et de télévision. Tout le monde parlait de ces questions. Toute la province participait au débat.

Toutefois, ces dernières années, lorsque les premiers ministres et les provinces ont invoqué la disposition, on est resté essentiellement silencieux. C’est troublant, mais je ne pense pas que l’on puisse parler juste d’apathie ou d’acceptation tacite. Les journaux et les bulletins d’information n’ont tout simplement pas le même poids et le même pouvoir qu’il y a un quart de siècle. Il y a infiniment moins de journalistes et d’éditorialistes qu’autrefois et — comme les distractions provenant d’appareils numériques abondent — beaucoup moins de gens lisent les journaux ou regardent les bulletins d’informations nationaux.

Étant donné le projet de loi C-18, les plateformes où les gens voyaient et partageaient les nouvelles, comme Facebook et Instagram, ne sont plus des endroits où l’on peut lire les gros titres ou discuter des histoires du jour, ce qui n’aide en rien la situation.

Par ailleurs, l’écosystème des médias sociaux lui-même s’est fracturé en une multitude d’éclats minuscules. Autrefois, lorsque nous parlions de questions ou de mèmes qui devenaient viraux sur Twitter ou Tiktok, nous parlions de choses qui se propageaient réellement. Aujourd’hui, il est beaucoup plus difficile de diffuser un message à un vaste public, surtout s’il s’agit de la vérité.

Les consommateurs de médias d’aujourd’hui sont divisés, et non connectés, par leurs canaux médiatiques. Autrefois, tous les membres d’une collectivité partageaient les mêmes informations au même moment et y réagissaient de concert. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Les Canadiens n’ont jamais été autant distraits par les dernières nouvelles sur Donald Trump ou Taylor Swift, concentrés sur ce qui se passe en Ukraine, à Gaza ou dans la province du Tigré, ou simplement préoccupés par les problèmes du quotidien comme nourrir leur famille, faire leurs paiements hypothécaires ou trouver un médecin. S’ils suivent un tant soit peu l’actualité nationale ou provinciale, ils voient probablement des gros titres sur les élections, mais pas d’articles de réflexion sur les conventions constitutionnelles.

Il n’est donc pas étonnant que les dirigeants politiques d’aujourd’hui pensent qu’ils peuvent invoquer la disposition en toute impunité. C’est parce qu’ils ont déjà vu qu’il était possible de le faire. Si les citoyens ne font pas leur devoir d’obliger leurs élus à rendre des comptes et si notre culture politique est à ce point déréglée — et je pense qu’après les événements survenus cette semaine aux États-Unis, c’est une question légitime —, à quel point cette disposition est-elle devenue dangereuse?

Avant, les politiciens craignaient de l’invoquer en raison du sentiment de honte qu’ils éprouvaient. Cependant, dans une culture politique dépourvue d’honneur, la disposition a pris une dimension nouvelle et plus sinistre, car les garde-fous démocratiques ont disparu.

Pourtant, au milieu de cette confusion, notre rôle au Sénat n’a jamais été aussi clair. Nous sommes ici pour protéger la Constitution, la Charte, les droits civils et les droits à l’égalité de tous les Canadiens, le droit à un procès équitable et rapide, le droit de grève, la liberté de religion, le droit à l’avortement et à des services de santé génésique complets, ainsi que pour protéger les jeunes transgenres contre les brimades de l’État.

Si nous sommes saisis de projets de loi qui, à première vue, sont inconstitutionnels et qui privent clairement les Canadiens de leurs droits établis par la Charte, nous devrions nous sentir habilités à les retarder, à les amender ou — si nécessaire — à les rejeter, même si un parti devait se présenter et remporter la victoire sur la base d’un programme de négation des droits garantis par la Charte.

Je respecte l’héritage de la convention de Salisbury. Si un gouvernement est élu sur la base d’un mandat populaire après avoir présenté une plateforme électorale, nous, en tant que Chambre nommée, faisons traditionnellement preuve de déférence, comme il se doit, à l’égard des projets de loi qui découlent de ce mandat.

Nous ne sommes pas au Royaume-Uni. Le Canada est une fédération dotée d’une Constitution écrite et d’une Charte des droits et libertés. Si nous devons faire preuve de la déférence qui s’impose à l’égard de l’autre endroit, dont les parlementaires sont élus et doivent rendre des comptes aux électeurs, nous devons également être prêts à défendre notre Constitution, les droits des minorités, les droits régionaux et les droits de chacun d’entre nous, non pas parce que nous sommes des radicaux ou des révolutionnaires, mais parce que nous sommes des gardiens et des conservateurs de la loi. La raison d’être du Sénat est d’être conservateur, dans le meilleur sens du terme.

Une citation du poète romain Horace est gravée au-dessus du bureau de la Présidente du Sénat, dans l’ancien édifice du Centre : « Sapere aude », qui signifie « oser être prudent ». D’autres l’ont traduite ainsi : « Oser être sage; oser utiliser sa propre raison. »

Quelle que soit la traduction, c’est une excellente devise pour l’époque troublée dans laquelle nous vivons et pour le Sénat indépendant. Ne nous lions pas les mains et ne prenons pas d’engagements qui pourraient un jour se retourner contre nous. Respectons l’héritage et l’objectif de la disposition de dérogation, qui fait partie de notre Constitution et de notre histoire. Faisons toujours preuve de courage en protégeant prudemment les droits de tous les Canadiens.

Merci, hiy hiy.

Haut de page