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La hausse alarmante des infections transmissibles sexuellement et par le sang

Interpellation--Suite du débat

21 novembre 2024


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de la récente interpellation du sénateur Cormier, qui attire l’attention du Sénat sur la hausse alarmante des infections transmissibles sexuellement et par le sang au Canada.

Le sénateur Cormier a déjà fait un travail exemplaire en parlant de la hausse du taux d’infection au VIH-sida dans son discours. Par conséquent, aujourd’hui, je vais vous raconter une histoire de fantôme. C’est l’histoire d’une maladie différente, d’une maladie que l’on croyait vaincue, mais qui est revenue d’entre les morts pour hanter nos rues et nous prendre nos enfants.

Jadis, on l’appelait la grande vérole. Pendant des centaines d’années, elle a ravagé la planète, tuant des millions de personnes — des bébés et leur mère, des prostituées et des marins, des rois et des dictateurs, des compositeurs et des poètes. Parmi les personnes que l’on croit mortes de la grande vérole, il y a le tsar de Russie Ivan le Terrible et le roi Henri VIII d’Angleterre, le peintre Paul Gauguin, les écrivains Guy de Maupassant et Charles Baudelaire, le compositeur Robert Schumann et le gangster Al Capone. Ils ont tous été ses victimes. On croit également qu’Hitler, Lénine, Mussolini, Idi Amin, Oscar Wilde, Howard Hughes et même Abraham Lincoln en ont souffert.

La grande vérole était la syphilis, l’une des maladies les plus mortelles et les plus dévastatrices de l’histoire de l’humanité. La première épidémie de syphilis répertoriée en Europe a ravagé le port de Naples en 1495. Pendant des années, les historiens et les scientifiques ont cru que la maladie était arrivée en Europe avec les équipages de Christophe Colomb revenant du Nouveau Monde. Toutefois, les dernières découvertes archéologiques ont révélé qu’une forme apparentée de la maladie était peut-être présente en Europe avant même le contact avec les Amériques.

Shakespeare l’a surnommée « la maladie infinie » et, pendant des siècles, la syphilis, qui peut se propager par des rapports vaginaux, anaux ou oraux, a marqué le cours des événements humains, détruit des mariages, perturbé les ordres de succession royaux et renversé des empires.

Néanmoins, au XXe siècle, grâce à l’arrivée de la pénicilline, à des campagnes de santé publique vigoureuses, à des tests sanguins avant le mariage et à une meilleure compréhension de l’importance de l’utilisation du condom, nous pensions que cette maladie avait été reléguée aux livres d’histoire. Il y a 20 ans, elle a pratiquement été éradiquée au Canada. Comme la variole, il semblait que la grande vérole ne nous affligerait plus. Nous étions naïfs.

Je vais vous donner quelques chiffres en provenance de l’Alberta. Ce sont ceux que je connais le mieux puisque, en tant que journaliste, j’ai couvert le début de notre épidémie de syphilis, et parce que la région d’Edmonton semble avoir été l’épicentre de l’épidémie canadienne actuelle.

Entre 1992 et 2002, pas un cas de syphilis chez le nourrisson n’a été enregistré dans ma riche province. En fait, en 1996, il n’y a eu qu’un cas connu de syphilis infectieuse dans toute l’Alberta. Puis, subitement, entre 2005 et 2007, cinq nourrissons albertains sont morts de la syphilis, la plupart dans la région d’Edmonton. Neuf autres nourrissons présentaient à la naissance une syphilis congénitale qui peut entraîner des dommages aux os, au cœur et au cerveau.

À l’époque, l’Edmonton Journal, pour lequel je travaillais, a rapporté qu’il y avait environ 200 cas connus de syphilis dans toute la province. J’ai écrit plusieurs chroniques pour réclamer la prise de mesures. J’ai réclamé une campagne de santé publique pour alerter les Albertains, surtout les femmes enceintes. Cependant, le ministre de la Santé de l’époque, Ron Liepert, qui est maintenant député à l’autre endroit, ne voulait rien entendre. M. Liepert a personnellement annulé toute la campagne de sensibilisation à la syphilis que son ministère avait planifiée. À l’époque, il a dit :

Les Albertains qui présentent un risque élevé doivent assumer une plus grande responsabilité pour leur propre santé et ne pas laisser à la population générale le soin d’en assumer la responsabilité à leur place.

À l’époque, j’avais une formidable tribune dans les pages du journal, et j’ai répliqué dans un message. Voici ce que j’ai écrit :

Le retour de la syphilis au Canada serait une tragédie humaine, sans parler de la source d’embarras qu’il serait sur la scène internationale. Nous devons agir rapidement et vigoureusement, sans jugement moral, pour enrayer cette flambée épidémique.

Je crains qu’il ne s’agisse là que de paroles creuses, car entre 2018 et 2022, les Services de santé de l’Alberta ont déclaré que 50 bébés étaient mort-nés en Alberta en raison de la syphilis qu’ils avaient contractée de leur mère in utero. Ces mort-nés ne représentent que le cinquième de tous les nourrissons infectés par cette maladie.

En 2023, les nouvelles étaient encore plus lugubres. Selon les données des Services de santé de l’Alberta, l’an dernier, en Alberta, on a déclaré plus de 17 000 cas de syphilis chez des adolescents et des adultes, de même que 340 autres cas chez des bébés. Ce ne sont là que les cas dépistés. La maladie est fort probablement sous‑diagnostiquée, puisque de nos jours, ce ne sont plus tous les médecins qui savent en déceler les premiers signes.

La syphilis a été surnommée « le grand imitateur » parce que ses symptômes primaires et secondaires — ulcères indolores, éruption cutanée, fièvre, glandes enflées, maux de tête, perte de poids et douleurs musculaires et articulaires — peuvent facilement être confondus avec ceux d’autres maladies et mener à un diagnostic erroné. Il est également difficile d’en suivre la trace puisque la maladie peut se tapir et demeurer latente dans le corps pendant des années après l’infection initiale, sans que la personne touchée manifeste le moindre symptôme. Il est possible que les conséquences les plus dangereuses de cette maladie ne se manifestent que 10, 20 ou 30 ans après l’infection initiale. Alors, la syphilis peut devenir mortelle, attaquer le cœur, les vaisseaux sanguins, le système nerveux et le cerveau.

L’Alberta n’a pas connu de taux de syphilis aussi élevés depuis les années 1940. Même si les infections à la syphilis augmentent en flèche dans d’autres parties du Canada, notamment au Yukon, dans les Territoires du Nord-Ouest, en Saskatchewan et au Manitoba, l’Alberta a toujours la triste distinction d’être en tête du peloton.

En vérité, je me suis concentrée sur les taux de mortalité infantile parce qu’il s’agit des taux les plus choquants et possiblement de ceux qui risquent le plus de susciter de la sympathie envers les personnes infectées. Toutefois, les nourrissons ne meurent évidemment que parce que leurs parents sont porteurs de la maladie. Selon les données de 2022 de Statistique Canada, les hommes sont plus susceptibles d’être atteints de syphilis que les femmes. En 2022, 65 % des cas au Canada ont été décelés chez des hommes, mais le nombre de cas chez les femmes a fortement augmenté. En 2018, seulement 21 % des personnes atteintes de syphilis étaient des femmes. En 2022, ce pourcentage était passé à 35 %.

Selon la Société canadienne de pédiatrie, les facteurs de risque associés à la syphilis peuvent inclure l’usage de drogues injectables, de méthamphétamine en cristaux ou d’autres substances, la vente ou l’achat de services sexuels, le fait d’être en situation d’itinérance, l’utilisation irrégulière de condoms, le fait d’avoir plusieurs partenaires, et le fait d’avoir déjà contracté d’autres infections transmises sexuellement et par le sang.

Selon l’Association des femmes autochtones du Canada, les taux sont 13 fois plus élevés dans les communautés autochtones que dans les collectivités non autochtones.

Un autre facteur vient compliquer la situation : une personne au stade primaire de la syphilis, lorsqu’elle présente des ulcères semblables à ceux de la vérole, court un risque beaucoup plus élevé de contracter le VIH-sida en raison de ses plaies ouvertes. Bien sûr, nous ne vivons pas en 1495 ou en 1895. La syphilis est une infection bactérienne, pas un virus, et nous disposons aujourd’hui d’antibiotiques qui peuvent la guérir. Il n’est pas nécessaire de recourir à des cocktails de médicaments coûteux ou compliqués pour la traiter. Lorsqu’elle est détectée à un stade précoce, elle est tout à fait traitable. Si les mères atteintes de syphilis bénéficient d’un dépistage et de tests prénataux appropriés, il est possible d’empêcher que des bébés meurent ou naissent avec une syphilis congénitale. Mais nous ne faisons pas assez de tests et nous n’offrons pas assez de traitements.

Bien sûr, les femmes qui risquent le plus d’être porteuses de la syphilis et d’infecter leur bébé sont précisément celles qui ont le moins accès à des soins prénataux de qualité, mais le problème est plus complexe. Il n’y a pas que les hommes et les femmes qui sont socialement vulnérables et qui présentent un risque élevé à cause de la pauvreté, de l’itinérance ou de la toxicomanie qui ne bénéficient pas de soins de santé primaires uniformes. Nous traversons une crise chronique au Canada en ce qui concerne l’accès aux soins de santé primaires, ce qui signifie que des jeunes de tous les horizons qui ont une vie sexuelle active et des partenaires multiples — les étudiants universitaires ou les jeunes professionnels — n’ont pas non plus de médecin de famille. Ils ne se font pas examiner régulièrement, ce qui ne facilite pas le dépistage, le suivi ou le traitement de la syphilis. En outre, nous n’en faisons pas assez pour informer les gens des dangers de ce vieux fantôme.

J’ai peut-être été un peu dure, tout à l’heure, envers l’ancien ministre de la Santé de l’Alberta, Ron Liepert, car il est impossible de savoir si une campagne de santé publique plus vigoureuse et faite au bon moment aurait réellement empêché la multiplication des cas de syphilis. Cela dit, j’ai grandi pendant l’épidémie de sida et je me souviens des campagnes de santé publique, certes tardives, mais quand même très efficaces, qui encourageaient les gens à se protéger lorsqu’ils avaient des rapports sexuels. Je me souviens des combats menés pour que des distributrices de condoms soient installées dans les écoles secondaires de banlieue. Ces campagnes ont contribué à réduire l’incidence de l’infection par le VIH. Dans le cas de la syphilis, toutefois, les interventions ont été timides il y a 20 ans et nous ne tirons toujours pas la sonnette d’alarme avec assez de vigueur, puisque les gens pensent encore que la syphilis est une maladie de l’ancien temps ou encore une maladie qui n’est pas vraiment grave ni mortelle.

Un autre défi se présente à nous aujourd’hui. Dans le sillage de la pandémie de COVID-19, nous avons assisté — partout en Amérique du Nord — à de vives réactions contre les campagnes de santé publique, les campagnes de vaccination, l’épidémiologie et la science. En 2007, le gouvernement de l’Alberta refusait de parler aux gens des risques que posait la syphilis parce qu’il était guidé par le puritanisme et la morale. Maintenant, nous sommes confrontés à un problème légèrement différent, soit l’érosion de la confiance de la population envers la santé publique, carrément.

Cette érosion de la confiance est due en partie à une vision déformée du libertarisme, qui assimile toute mesure ou campagne de santé publique, de la fluoration à la pasteurisation en passant par la vaccination des enfants, à une tyrannie de l’État. Elle vient aussi, en partie, de la peur des « grandes pharmaceutiques » ou de la « médecine conventionnelle », d’une croyance, répandue en partie par des campagnes de désinformation, que les médecins, les infirmières du réseau de la santé publique et les chercheurs du domaine médical qui consacrent leur vie à nous garder en santé sont devenus des ennemis, en quelque sorte.

Ce n’est pas seulement que la syphilis nous revienne du bas Moyen-Âge. C’est comme si certains de nos dirigeants voulaient eux aussi revenir à une mentalité médiévale qui rejette tous les progrès scientifiques du siècle dernier, comme ne le montre que trop clairement la nomination de Robert F. Kennedy Jr. à la tête du ministère américain de la Santé et des Services sociaux la semaine dernière.

Malheureusement, l’homophobie et la transphobie font partie de l’équation elles aussi. En Alberta, par exemple, le gouvernement Smith a annoncé que l’éducation sexuelle dans les écoles publiques serait désormais facultative et ne pourrait être dispensée qu’avec l’accord des parents. Auparavant, les parents qui souhaitaient retirer leurs enfants des cours d’éducation sexuelle avaient le droit de le faire, mais ils devaient signer un formulaire pour obtenir le retrait proactif de leurs enfants. Désormais, la province renverse ce protocole, et les enfants ne pourront assister à ces cours de santé que si leurs parents les y autorisent explicitement.

Cette mesure est prise sous prétexte de protéger les enfants et leur famille contre l’apprentissage « forcé » de l’homosexualité et de la transsexualité, mais, au bout du compte, de très nombreux enfants et adolescents n’auront pas l’occasion d’apprendre ce qu’est la bonne vieille reproduction hétérosexuelle et la santé sexuelle. Le résultat, on peut logiquement le supposer, pourrait bien être une augmentation des grossesses chez les adolescentes et des maladies sexuellement transmissibles.

Car, si je me suis concentrée sur la syphilis aujourd’hui, les taux de toutes sortes d’infections sexuellement transmissibles sont en hausse. Nous perdons des batailles que nous pensions avoir déjà gagnées, et nous nous battons maintenant non seulement contre la stigmatisation sociale et l’inertie, mais aussi contre une véritable campagne au nom de l’ignorance.

Je tiens à remercier le sénateur René Cormier, mon courageux et sage collègue, d’avoir lancé cette interpellation en ce moment crucial. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin d’une vision comme la sienne pour nous inciter à agir. Merci, mon ami.

Merci, chers collègues. Hiy hiy.

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