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Projet de loi sur le Jour de l’émancipation

Deuxième lecture—Suite du débat

28 février 2019


L’honorable Sénateur Colin Deacon :

Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-255, la Loi sur le Jour de l’émancipation.

Je n’avais pas prévu prendre la parole à propos de cette mesure législative, en partie parce que notre collègue qui parraine le projet de loi, la sénatrice Wanda Thomas Bernard, est une voix remarquable sur les questions touchant les Afro-Canadiens. Qui plus est, le travail général qu’elle a effectué dans le domaine des droits de la personne et qu’elle continue de faire est incroyablement impressionnant. Je me demandais ce que je pourrais bien ajouter.

Quand on y pense bien, c’est là tout l’objectif de cette mesure législative.

Dans le préambule du projet de loi, on dit ceci :

[...] il convient de désigner officiellement le 1er août comme Jour de l’émancipation et de célébrer ce jour comme un rappel émouvant d’une période infâme de l’histoire du Canada afin de permettre aux Canadiens de réfléchir à la nécessité de continuer de s’engager à éliminer la discrimination sous toutes ses formes [...]

Il est tout aussi important que ceux d’entre nous qui ne connaissent pas et n’ont jamais connu les effets du racisme dans leur vie quotidienne réfléchissent à ces questions.

La sénatrice Bernard a récemment participé à une vidéo qui se trouve sur le site web du Sénat. Elle s’entretient avec un de nos pages, O’Neal Ishimwe, sur la race et l’identité dans le cadre du Mois du patrimoine africain.

Cette vidéo est percutante et j’invite tous les honorables sénateurs à la regarder. Pour ma part, je dois dire qu’elle m’a obligé à reconnaître ma situation privilégiée et, bien franchement, mon ignorance.

O’Neal a parlé sans détour de sa vie : en tant que jeune homme noir, il pense toujours à la couleur de sa peau, à l’endroit où il se trouve, à sa démarche et à son habillement. La réalité l’oblige à réfléchir constamment à ces choses au Canada, à Ottawa même, encore aujourd’hui. Son témoignage est un rappel brutal que je n’ai jamais eu ce type de réflexions. Je lui suis reconnaissant d’avoir décrit ce pan important de son quotidien qui est complètement étranger au mien.

Dans la vidéo, la sénatrice Bernard et O’Neal discutent de l’importance de reconnaître le Mois du patrimoine africain en particulier. Ils y abordent la différence entre le Mois du patrimoine africain et le Mois de l’histoire des Noirs. Il est évidemment important de célébrer l’histoire des Noirs. Cependant, en Nouvelle-Écosse, nous soulignons le patrimoine africain afin d’établir des liens entre, d’un côté, les conditions vécues par les Canadiens noirs aujourd’hui et, de l’autre, l’esclavage, l’émancipation et la survie de leurs ancêtres. Célébrer l’histoire nous aide à tracer un avenir plus inclusif.

Dans une vidéo similaire, la sénatrice Mégie rencontre une autre de nos merveilleux pages, Priscilia Odia Kabengele. J’ai trouvé leur conversation inspirante à tous les égards. Elle m’a donné de l’espoir : l’ouverture d’esprit multiplie les débouchés extraordinaires pour l’ensemble des Canadiens.

Des Canadiens comme moi profiteront également de la commémoration de cette journée historique qui nous encourage tous à réfléchir à la nécessité de nous engager à faire disparaître la discrimination sous toutes ses formes. Non seulement ceux d’entre nous qui ne sont pas confrontés quotidiennement à la discrimination raciale sont privilégiés, mais ils doivent aussi contribuer à stimuler le changement.

Même si je pense qu’il est important que les alliés passent plus de temps à écouter qu’à parler, je me sens aussi tenu de défendre et de promouvoir le changement. Je souhaite prendre quelques minutes pour réfléchir à notre histoire commune et au chemin qu’il nous reste à parcourir.

En tant que Canadiens, je pense que nous aimons croire que nous sommes de bonnes personnes. J’aime croire que nous sommes de bonnes personnes. Nous pouvons être gentils, faire preuve de compassion, et nous utilisons assurément « s’il vous plaît », « merci » et « désolé » très souvent. Nous devons également admettre que, même si ce projet de loi commémore l’abolition de l’esclavage, en tant que Canadiens, nous ne sommes certainement pas encore en mesure de célébrer l’abolition du racisme au pays.

Enfant, j’ai appris avec fierté qu’on avait offert des terres aux loyalistes noirs qui fuyaient les États-Unis pour le Canada. Au bout du chemin de fer clandestin, le Canada était une destination leur offrant la sécurité et la possibilité de bâtir une vie. On m’avait enseigné cette version réconfortante de l’histoire. Ce n’est que lentement — beaucoup trop lentement — que j’ai découvert des détails qui étaient loin de faire aussi chaud au cœur.

Dans son discours, la sénatrice Bernard, marraine du projet de loi, nous a rappelé le cas d’Africville, une collectivité noire située à l’extrémité nord d’Halifax et établie en 1749, à la même époque que notre ville. À partir de 1964, ses résidents ont été expulsés de force et traumatisés par le spectacle de leurs maisons, et de leur localité, démolies au bulldozer.

Je dis « rappelé », mais je sais que beaucoup de Canadiens, en particulier ceux à l’extérieur de la Nouvelle-Écosse, n’ont peut-être jamais entendu parler d’Africville, à l’école ou ailleurs. Ce fut mon cas, ayant moi-même grandi dans une région rurale de l’Ontario. C’est là un autre exemple du racisme qui perdure au Canada : qui voit leur histoire transmise? Quelles voix se font entendre? Comment pouvons-nous faire mieux? Le projet de loi S-255 offre l’occasion de régler de manière continue ces questions importantes.

Il y a environ neuf ans, le maire d’Halifax a enfin offert des excuses officielles aux anciens résidents d’Africville et à leurs descendants, en soulignant que :

Les répercussions des événements d’Africville se font encore sentir aujourd’hui.

Il est tout aussi important de souligner que ce ne sont pas seulement les répercussions qui se font sentir encore aujourd’hui : il faut aussi comprendre que les causes profondes du racisme, notamment le racisme institutionnalisé et environnemental, sont encore beaucoup trop répandues.

Africville est peut-être l’un des exemples les plus flagrants de déplacement de communauté noire, mais il ne s’agit absolument pas d’une exception.

J’ai été surpris lorsque, en 2015, des étudiants du Collège communautaire de la Nouvelle-Écosse ont lancé une enquête sur les titres fonciers à North Preston, une collectivité près d’Halifax qui compte surtout des habitants d’origine africaine. J’étais surpris parce que ces étudiants ont découvert des détails troublants : de nombreuses familles, qui vivent sur leurs terres depuis des siècles, ne détiennent pas de titre de propriété pour ces dernières. Par conséquent, elles paient de l’impôt pour des terres qu’elles ne peuvent ni vendre légalement, ni hypothéquer, ni léguer à leurs descendants.

Grâce aux efforts de ces étudiants, on a attiré l’attention du pays, voire du monde entier, sur le problème, ce qui a incité le gouvernement de la Nouvelle-Écosse à financer une initiative visant à aider ces habitants à obtenir des titres de propriété incontestables pour les terres sur lesquelles ils vivent et où leurs ancêtres ont vécu avant eux.

Honorables sénateurs, ce travail se poursuit. Il s’agit d’un processus lent et frustrant, et les Canadiens ne devraient pas vivre une telle situation en 2019.

Ce ne sont pas les seuls enjeux fonciers qui touchent les communautés noires en Nouvelle-Écosse. Comme à bien d’autres endroits, l’embourgeoisement joue un rôle dans le déplacement, encore une fois, des Néo-Écossais d’origine africaine.

Dans le Nord d’Halifax, par exemple, les changements démographiques ont entraîné la marginalisation des résidents, qui se sentent expulsés de leur milieu.

Évidemment, le simple fait d’avoir des droits fonciers ou d’appartenir à une collectivité n’isole personne contre d’autres formes de racisme.

Après la révolution américaine, de nombreux loyalistes noirs se sont installés à Birchtown, une localité située sur la côte Sud de la Nouvelle-Écosse. C’est dans cette région que commence l’histoire des Noirs en Nouvelle-Écosse, et je crois comprendre que les racines de la famille de la sénatrice Bernard à East Preston remontent aussi aux premiers jours de la province.

Dans son discours sur le projet de loi S-255, la sénatrice Coyle a dit que Birchtown était le plus grand établissement de Noirs libres en Amérique du Nord et que cette localité avait été nommée en l’honneur du brigadier-général Samuel Birch, qui est à l’origine de la création du Book of Negroes. Comme l’a souligné la sénatrice Coyle :

[...] les bonnes terres ont été attribuées aux loyalistes blancs, et les loyalistes noirs n’ont pas reçu ce qu’on leur avait promis.

Bon nombre d’entre eux sont allés s’établir en Sierra Leone, mais ceux qui sont restés ont bâti une collectivité en Nouvelle-Écosse qui possède une histoire riche. C’est une histoire compliquée, mais elle appartient à notre pays.

Pourtant, en 1963, les résidants de Birchtown ont vu leur demande de désignation historique visant leur localité être rejetée. Nier l’histoire peut être une source de réconfort pour certains, mais elle peut aussi être une source de douleur pour ceux dont on ne reconnaît pas la place légitime dans l’histoire.

La Black Loyalist Heritage Society a été constituée en société en 1991. La même année, des archéologues faisaient la découverte de milliers d’artefacts remontant à la fin du XVIIIe siècle. Finalement, en 1996, la Commission des lieux et monuments historiques érigeait une plaque reconnaissant Birchtown comme un « […] fier symbole de la lutte pour la justice et la dignité menée par les Noirs dans les Maritimes et ailleurs ».

Malheureusement, la lutte se poursuit encore aujourd’hui. Dans la communauté afro-néo-écossaise de Shelburne, on mène actuellement un projet de recherche sur les problèmes de qualité de l’eau. Les données empiriques sur les effets de l’ancien dépotoir de Shelburne sont inquiétantes. Louise Delisle, qui fait partie de la société South End Environmental Injustice, ne mâche pas ses mots lorsqu’elle affirme :

La majorité des hommes noirs vivant dans cette collectivité sont morts de cancer. Il y a une communauté de veuves à Shelburne. C’est ça, la réalité.

Je me félicite des enquêtes menées actuellement sur les effets de ce dépotoir dans la collectivité. Dans un reportage frappant diffusé par la CBC au printemps dernier, Mme Delisle pointe du doigt le dépotoir comme un autre exemple de racisme environnemental. Plus nous connaissons notre passé, mieux outillés nous sommes pour éviter que ces erreurs ne se répètent, au lieu d’attendre qu’elles se produisent pour réagir.

Je suis reconnaissant envers ma collègue, la sénatrice Bernard, et j’espère continuer de bénéficier de ses conseils sur la façon dont je peux contribuer à la lutte pour la justice, laquelle ne devrait pas être un problème dans un pays qui s’enorgueillit de son engagement à respecter la primauté du droit, à respecter chacun et à honorer la promesse de la Charte canadienne des droits et libertés, adoptée il y a près de 37 ans.

Honorables sénateurs, aujourd’hui, nous sommes toujours dans le Mois du patrimoine africain de la Nouvelle-Écosse, quoiqu’il achève. Le thème de cette année est : « Notre histoire est votre histoire ». Je ne peux imaginer une meilleure phrase pour exprimer pourquoi il est si important que nous reconnaissions le Jour de l’émancipation et tout le travail qu’il reste à faire pour honorer la promesse de cette loi, 185 ans plus tard.

J’ai trouvé inspirant d’apprendre que nous faisons peut-être des progrès au chapitre de ce qui est enseigné à nos enfants. Récemment, un groupe d’étudiants d’école secondaire de premier cycle de Cole Harbour a eu l’occasion d’en apprendre davantage sur le racisme et l’injustice que vivent certains. Cela m’aurait été bénéfique il y a 45 ans lorsque j’étais au premier cycle du secondaire. Une étudiante de 9e année a bien résumé l’importance de diversifier les façons dont nous enseignons. Elle a dit :

Lorsque j’ai interrogé ma professeure d’études sociales au sujet de ce que nous apprenons, elle a répondu qu’il est important d’enseigner l’histoire pour que l’histoire ne se répète pas. Toutefois, on ne nous enseigne jamais l’histoire des Noirs. Je pense que, si on le faisait, il n’y aurait pas autant de problèmes raciaux.

Le projet de loi S-255 vise à faire exactement cela. Veillons à reconnaître notre passé commun pour que nous puissions bâtir un avenir plus inclusif.

Bien que j’aie fait porter mes observations aujourd’hui sur ma province, la Nouvelle-Écosse, ces questions concernent toutes les provinces et tous les territoires. Si le Jour de l’émancipation était observé à la grandeur du pays, ce ne serait pas seulement pour les Afro-Canadiens; c’est une journée pour nous tous.

Je me suis fait cette réflexion en regardant l’entrevue de la sénatrice Bernard avec O’Neal, où j’ai vu la preuve du travail qu’il nous reste à faire collectivement.

Le Sénat a un rôle à jouer pour protéger les groupes marginalisés et leur donner une voix au Parlement. C’est littéralement notre travail. En ce Mois de l’histoire des Noirs, je ne peux imaginer meilleure façon de le souligner que de faire en sorte que le Sénat renvoie le projet de loi au comité et accepte notre histoire et notre responsabilité collectives. Merci beaucoup.

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