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Ordre du jour - La pertinence de l’objectif du plein-emploi

Interpellation—Suite du débat

25 octobre 2017


L’honorable Sénateur René Cormier :

Honorables sénateurs, j’aimerais d’abord remercier la sénatrice Bellemare de m’avoir invité à me prononcer sur la pertinence du plein-emploi au XXIe siècle dans une économie globalisée. En prenant l’ajournement de cette interpellation, je n’avais certainement pas mesuré l’ampleur, la diversité et la richesse des dimensions associées à ce concept.

Aussi, l’été dernier, afin de me préparer à notre rentrée parlementaire et pour mieux saisir les enjeux liés au marché du travail au Canada et, plus particulièrement, au Nouveau-Brunswick, j’ai entrepris une tournée de ma province lors de laquelle j’ai rencontré un nombre considérable de citoyens, d’élus, de syndicats, d’associations de gens d’affaires et de directions d’organismes et d’établissements de différents secteurs : institutions postsecondaires, milieu des affaires, milieu artistique et culturel, municipalités, jeunesse et organismes de représentation politique.

Ces rencontres fructueuses et la documentation que j’ai lue pendant cette période m’ont amené à réfléchir sur des questions liées au développement économique, social et culturel de ma province en général et, plus particulièrement, sur des questions comme l’accès à l’emploi, les conditions de travail, les besoins en formation et l’évolution du marché du travail au Canada dans le contexte de la mondialisation.

Il faut dire que, au cours de ma carrière d’artiste et dans le cadre des fonctions que j’ai exercées dans le milieu culturel, je me suis toujours intéressé à l’élaboration de modèles de politique publique qui permettraient de veiller à ce que les artistes et les travailleurs du milieu culturel soient reconnus comme des participants à part entière au marché du travail, et j’y ai consacré beaucoup de temps en collaboration avec mes collègues de l’époque. Après avoir été nommé au Sénat, je me suis rendu compte que bien d’autres travailleurs canadiens font eux aussi face à des problèmes du même genre.

Dans le cadre de mes discussions avec mes compatriotes acadiens, la notion du plein-emploi est davantage apparue comme un idéal à atteindre à long terme pour une collectivité plutôt qu’une stratégie de développement économique à court terme. Les enjeux associés au statut et aux conditions de travail des citoyennes et citoyens ont été davantage à l’avant-plan. Voilà pourquoi, dans cette allocution, je partirai d’une analyse macroscopique du plein-emploi pour effectuer une analyse microscopique axée d’abord sur le travailleur qui voit son monde transformé par les lois du marché de l’emploi. J’aborderai notamment les enjeux liés à la reconnaissance, au statut et aux conditions de travail des artistes et des travailleurs culturels.

Cependant, tâchons d’abord de mieux comprendre ce que signifie le plein-emploi. Au risque de répéter certaines définitions qui ont déjà été énoncées dans cette Chambre, permettez-moi d’en rappeler quelques-unes. Selon l’Organisation internationale du Travail, pour que nous puissions parler de plein-emploi, il faut, et je cite :

[…] qu’il y ait du travail pour toutes les personnes qui souhaitent travailler et qui recherchent activement du travail.

L’Organisation internationale du Travail précise également que ces personnes doivent avoir la possibilité de choisir un emploi où elles puissent utiliser leurs compétences et leurs qualifications.

Pour d’autres, le plein-emploi représente une situation économique dans laquelle il n’existe que deux catégories de chômage : le chômage de transition, qui comprend l’étape de la transition, la période dont un chômeur a besoin pour se trouver un emploi, et le chômage volontaire, c’est-à-dire les cas où une personne décide de quitter le marché du travail pour faire autre chose, fonder une famille, par exemple.

Selon cette définition du plein-emploi, toute personne qui veut occuper un bon emploi dans le domaine de son choix peut le faire sans problème.

En politique publique, la définition la plus commune, semble-t-il, définit le plein-emploi comme une situation où le taux de chômage se situe à environ 3 p. 100.

Plusieurs dimensions sont donc prises en compte dans le concept du plein-emploi. Il y a une dimension économique, bien sûr, mais également une dimension sociale, et c’est celle-là qui m’interpelle le plus dans ce contexte-ci. Le plein-emploi serait ainsi un moteur de mobilité sociale, avec tous les avantages qui en découlent. Les paroles que la sénatrice Bellemare a prononcées dans cette enceinte nous éclairent à ce sujet. Dans son interpellation d’octobre 2016, elle énonçait ce qui suit, avec la conviction qu’on lui connaît :

[...] l’objectif du plein-emploi consiste à offrir aux gens des débouchés économiques qui leur permettent d’être indépendants et libres sur le plan financier. C’est une question de sécurité financière, de mobilité professionnelle et sociale et d’inclusion sociale. C’est une question d’adaptation, de souplesse et de sécurité.

Dans un monde libre et pacifique, il faut que les gens occupent un emploi bien rémunéré afin qu’ils puissent à la création de la richesse […]

Le plein-emploi est donc avant tout un objectif à long terme que se donne une collectivité ou un gouvernement pour soutenir le développement économique, social et culturel de sa population. C’est une question de prospérité économique et de justice sociale. C’est un appel à de dignes conditions de vie pour que tout un chacun, femmes, jeunes, immigrants, minorités, de même que l’ensemble des personnes trop souvent oubliées par nos politiques publiques, puissent gagner leur vie dignement.

Ma réflexion sur le plein-emploi se veut donc un effort pour mieux comprendre les défis que rencontrent aujourd’hui certaines catégories de travailleurs et la relation qu’ils entretiennent avec l’évolution rapide du marché du travail.

Si les besoins sur le marché du travail évoluent rapidement, les exigences auxquelles sont soumis les travailleurs et les outils à leur disposition changent également à un rythme de plus en plus rapide. La transformation accélérée du marché attribuable en grande partie aux nouvelles technologies, le besoin de travailleurs créatifs, la mobilité de la main-d’œuvre et certains importants changements sociaux survenus au cours des dernières décennies, notamment la baisse démographique dans les localités rurales, le vieillissement de la population et l’appétit pour une plus grande souplesse au travail, ont créé une nouvelle catégorie de travailleurs, soit le travailleur autonome.

Comme le travail autonome est de plus en plus intégré dans l’économie, il importe que nous nous attaquions aux problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs qui entrent dans cette catégorie.

Le statut du travailleur autonome me semble donc être un point d’entrée incontournable pour réfléchir à la question du plein-emploi au XXIe siècle, ce qui entraîne la question suivante : comment l’environnement macroéconomique peut-il soutenir et créer des conditions favorables aux travailleurs autonomes?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre qui sont les travailleurs autonomes. Cependant, à ce jour, aucune étude exhaustive n’a été menée sur la question au Canada, en dépit du fait que les travailleurs autonomes représentent respectivement 16 p. 100 et près de 20 p. 100 de la main-d’œuvre nationale et de la main-d’œuvre rurale.

On trouve des travailleurs autonomes dans tous les secteurs de l’économie, notamment en agriculture et en intelligence artificielle ainsi que dans les arts et la culture et dans le milieu communautaire.

Outre le fait qu’ils évoluent dans tous les secteurs de l’économie, les travailleurs qui sont à leur propre compte appartiennent à toutes les catégories d’âge et à toutes les couches de la société.

Nous entendons ici par « travailleur autonome » celui qui travaille à son propre compte. Qu’ils soient entrepreneurs ou propriétaires de petite ou moyenne entreprise, artistes, graphistes, journalistes, consultants ou autres, les travailleurs autonomes ont tous un défi en commun, soit l’énorme risque financier qu’ils prennent en embrassant ce type de statut.

Selon une enquête de LaRochelle-Côté et Uppal, menée pour le compte de Statistique Canada, il existe deux principaux type de travailleurs autonomes : ceux qui sont incorporés en société et ceux qui ne le sont pas. Ceux qui sont incorporés en société ont tendance à avoir des salariés sous leur charge et ils sont propriétaires de petites ou moyennes entreprises. Ceux-ci ont un revenu annuel moyen de près de 57 800 $ et un revenu annuel médian de 39 900 $, comparativement à un travailleur salarié qui gagne en moyenne 52 400 $ par an, et dont le salaire médian est de 43 100 $. Les travailleurs autonomes constitués en société s’en sortent donc assez bien. Ils ont d’ailleurs un patrimoine financier en moyenne 2,7 fois plus élevé que le salarié et ils ont davantage confiance en leur sécurité financière à la retraite que leurs compatriotes salariés.

La réalité est tout autre pour les gens qui travaillent à leur propre compte et qui ne sont pas constitués en société. Je songe entre autres aux pigistes et à ceux qui œuvrent dans le milieu culturel. Leur revenu annuel moyen est de 38 900 $, et leur salaire médian est de l’ordre de 21 400 $. Autrement dit, la moitié des travailleurs autonomes qui ne sont pas constitués en société gagnent moins de 21 400 $ par année. Les artistes qui sont compris dans cette catégorie gagnent un salaire moyen d’environ 22 700 $ par année.

Pour mettre ces chiffres en perspective, le seuil de faible revenu, communément appelé « seuil de pauvreté » au Canada, se situe à près de 23 647 $. C’est donc dire que plus de la moitié des travailleurs autonomes non constitués en société, dont font partie les artistes, n’atteint pas le seuil de pauvreté au Canada.

Compte tenu du fait que nous avons besoin plus que jamais de travailleurs qualifiés, créatifs et capables d’innovation, comment se fait-il, honorables sénateurs, qu’une des catégories les plus créatives de notre main-d'œuvre au Canada fasse partie des travailleurs les moins bien reconnus, les moins bien rémunérés et les moins bien protégés? Il y a donc lieu de se questionner sur l’avenir de notre économie et sur notre capacité à répondre aux ambitions du projet de plein-emploi si, aujourd’hui, nous n’arrivons pas à assurer un digne revenu à une large proportion de nos travailleurs et travailleuses.

Il faut dire que la situation socioéconomique et les conditions de travail des artistes au Canada sont largement inconnues. Les artistes font ce qu’on appelle du « travail atypique ». Ils ne travaillent pas à temps plein pour un seul employeur. Ils vivent plutôt dans des situations précaires en raison de l’absence de protections que suppose leur statut comme travailleurs et de leurs conditions de vie difficiles. Plusieurs d’entre eux ne bénéficient d’aucune protection sociale, et la nature atypique de leur travail est synonyme de risque économique et social considérable.

À titre d’exemple, parmi les risques économiques qu’ils rencontrent, mentionnons la fluctuation du revenu, c’est-à-dire l’alternance entre des périodes de surplus de travail, donc des surplus de revenus, et des périodes de pénurie de travail; le sous-emploi, donc la possibilité de manquer de contrats; le risque d’entreprise, c’est-à-dire le risque de travailler à développer une œuvre, un produit, un service, sans savoir s’il sera vendu, ni à quel prix; le risque de désuétude des connaissances, c’est-à-dire la possibilité de voir son employabilité diminuer si ses connaissances ne sont pas mises à jour.

S’ajoute à ces risques économiques un nombre important de risques sociaux, comme la possibilité d’une perte de revenu liée à l’impossibilité physique ou mentale de fournir la charge de travail habituelle en raison d’une maladie ou d’un état d’invalidité partiel ou total; la possibilité d’une perte de revenu liée à la grossesse, aux soins dispensés à des enfants ou à d’autres personnes à charge, ou encore en raison d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle; et, enfin, la possibilité d’une perte de revenu liée à la diminution de la capacité de travail ou des revenus issus du travail à mesure que l’on avance en âge, et la nécessité de faire face à la transition de carrière à la retraite.

Face à tous ces défis, il n’est pas étonnant que, en 1980, à Belgrade, la Conférence générale de l’UNESCO ait fait cette recommandation importante relative à la condition de l’artiste :

Il faut s’efforcer de prendre les mesures utiles pour que les artistes bénéficient des droits conférés à une catégorie comparable de la population active par la législation nationale et internationale en matière d’emploi, de condition de vie et de travail, et veiller à ce que l’artiste dit indépendant, donc autonome, bénéficie dans des limites raisonnables d’une protection en matière de revenu et de sécurité sociale.

Comme l'a proposé le rapport des travaux du Forum sur le statut professionnel de l’artiste du Nouveau-Brunswick, organisé par l’Association acadienne des artistes professionnels du Nouveau-Brunswick, il est primordial de mettre en place des mesures légales et des mesures gouvernementales qui comprennent la réduction des risques économiques et des risques sociaux pour les artistes, dont la plupart sont des travailleuses et des travailleurs autonomes non couverts par la majorité des programmes sociaux existants.

L’objectif du plein-emploi, qui est d’offrir à l’ensemble des Canadiennes et des Canadiens un emploi digne et décent, doit donc commencer aujourd’hui par une réflexion plus approfondie sur le statut des travailleurs autonomes et, particulièrement, sur le statut des travailleurs autonomes non constitués en société, dont font partie de nombreux artistes et travailleurs culturels. Ce questionnement doit aussi nous ouvrir à une réflexion sur d’autres formes d’organisation d’économie sociale, comme le revenu universel garanti, qui vise aussi à assurer une vie digne à l’ensemble des Canadiennes et des Canadiens. Ce concept pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une autre interpellation.

Honorables collègues, je fais appel à votre imagination et à la richesse de vos connaissances afin que nous puissions nous attaquer ensemble à cette problématique. Nous avons, au Canada, une catégorie de travailleurs qui sont de véritables moteurs d’innovation et de créativité, et qui se trouvent dans des situations financières précaires. Ne serait-il pas pertinent et opportun de faire une étude sur ce sujet important?

En conclusion, et c’est l’appel que je vous lance aujourd’hui, il nous faut multiplier les occasions de réflexion et les travaux à ce sujet au cours des prochaines années, puisque les situations précaires présentées dans cette allocution touchent chacune de nos régions, chacune de nos communautés et chacun de nos milieux professionnels. Je vous remercie.

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