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Projet de loi sur le cannabis

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

20 mars 2018


L’honorable Sénateur Leo Housakos :

Honorables collègues, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-45, qui légalise la consommation de la marijuana.

J’avais délibérément gardé le silence sur ce projet de loi jusqu’à maintenant. Ce n’est pas parce que je n’ai pas d’idées bien arrêtées sur la légalisation de drogues illicites mais parce que, en tant que législateur, il m’incombe de mettre de côté ces idées et d’écouter les renseignements qui me sont communiqués. Je voulais écouter ce qu’avaient à dire les experts, les ministres et mes collègues. Maintenant que c’est fait, je suis plus convaincu que jamais que la légalisation est vraiment un pas dans la mauvaise direction.

J’ai écouté le parrain du projet de loi et plusieurs de mes collègues. J’ai aussi écouté les ministres de la Santé, de la Justice et de la Sécurité publique. Rien de ce que j’ai entendu n’a répondu aux questions que de nombreux Canadiens, moi y compris, se posent à propos du projet de loi. Au contraire, nous semblons avoir plus de questions que de réponses.

Les principales questions sont les suivantes : comment et pourquoi? Commençons par le comment. Comment la mesure législative remplira-t-elle son objectif premier selon ce que soutient le gouvernement, soit empêcher les jeunes de se procurer de la marijuana? Comment? En principe, la légalisation de la marijuana rendra l’accès au marché noir plus difficile pour les enfants. D’accord. Encore une fois, comment?

On n’a pas encore donné ou même tenté de donner d’explication concrète. J’ai cependant entendu à maintes reprises que l’approche actuelle ne fonctionne pas. En fait, c’est ce que le sénateur Mitchell vient de dire au début de son intervention. Cela ne répond pas à ma question. Cela en soulève par ailleurs d’autres. Par exemple, comment savons-nous que l’approche actuelle ne fonctionne pas? Avons-nous envisagé d’autres approches pour corriger le problème? Je reviendrai sur ces questions sous peu.

D’abord, en quoi la légalisation de la marijuana peut-elle contribuer à une baisse de la consommation chez les jeunes? Qu’est-ce qui nous le prouve? Même si certaines personnes prennent d’autres pays pour exemple afin de montrer le lien qui existerait entre la légalisation et la baisse de la consommation chez les jeunes, les données scientifiques sont loin d’être déterminantes. Comme nous l’a expliqué la ministre de la Santé, Ginette Petitpas Taylor, en comité plénier, un des problèmes majeurs est d’établir des statistiques de base convaincantes. Comme elle l’a dit, il n’est pas facile de mener de bons travaux de recherche sur la consommation de la marijuana en raison du caractère illégal de cette drogue au Canada.

C’était vrai aussi au Colorado, qui a légalisé la consommation de marijuana à des fins récréatives en 2012 et qui illustre bien ce à quoi nous pouvons nous attendre ici, au Canada.

Andrew Freedman, l’ancien directeur de l’Office of Marijuana Coordination du Colorado, a déclaré ceci :

Nous aurions dû rassembler de meilleures données de base. Nous n’évaluions pas des facteurs vraiment importants pour nous, comme, par exemple, le nombre d’enfants renvoyés de l’école pour avoir fumé de la marijuana. Comme nous n’évaluions pas cela, il nous était donc impossible de savoir si ce chiffre avait changé après la légalisation […] Il est très important de vous assurer de mesurer les facteurs qui comptent pour vous afin de pouvoir modifier les politiques en cours de route.

Est-ce ce que nous avons fait? Les erreurs faites au Colorado nous ont-elles servi de leçon? Disposons-nous de toutes les données de recherche ou faisons-nous tous les travaux de recherche qui nous permettraient d’augmenter nos chances d’établir des statistiques de base fiables? Tel n’est pas le cas, selon le secrétaire parlementaire Bill Blair, qui a piloté ce projet de loi de main de maître au Parlement. Je trouve intéressant le fait que M. Blair ait tenu les propos suivants lors d’une récente annonce de financement pour la recherche : « Nous manquons de données probantes pour éclairer les politiques. » C’est l’homme clé du gouvernement pour ce projet de loi lui-même qui dit cela, chers collègues.

Quant au lien qu’il pourrait y avoir entre la légalisation et la fréquence de la consommation de la marijuana chez les jeunes, le Dr Larry Wolk, médecin-chef au ministère de la Santé publique et de l’Environnement de l’État du Colorado, a tenu les propos suivants :

Ce qui semble arriver, c’est que ceux qui consommaient illégalement auparavant le font maintenant de façon légale et que les adolescents ou les jeunes qui consommaient illégalement auparavant continuent de le faire au même taux.

En d’autres termes, la légalisation d’une activité ne fait pas qu’elle cesse d’avoir lieu; elle fait simplement en sorte qu’elle ait lieu légalement.

Ce n’est pas seulement au Colorado. Comme ma collègue, la sénatrice Seidman, l’a mis en évidence dans une question qu’elle a posée à la ministre de la Santé, les recherches partout sur la planète indiquent que la légalisation de la marijuana mènerait à une plus grande consommation chez les jeunes. La sénatrice Seidman a cité l’étude de 2015 publiée dans PLOS ONE, qui recensait 38 pays où la libéralisation en matière de marijuana a mené à des taux de consommation régulière de cannabis plus élevés chez les jeunes. Pour un gouvernement qui disait vouloir toujours fonder son approche sur la science, il semble vouloir retenir seulement les recherches sur la consommation de cannabis qui appuient sa démarche.

Prenons la statistique la plus citée au sujet de ce projet de loi : le gouvernement ne peut même pas nous dire d’où il la sort, et encore moins la méthodologie qui a été employée. Je parle de l’affirmation qui veut que ce soit au Canada que la consommation de marijuana chez les jeunes est la plus élevée. C’est là-dessus qu’est fondé le projet de loi, après tout. C’est ce qui justifierait toute la pression exercée pour qu’on adopte le projet de loi au plus tôt, et c’est sur cette affirmation que le gouvernement fonde son argumentaire concernant l’inefficacité de notre approche actuelle. Il semble cependant y avoir beaucoup de confusion quant à l’origine de cette statistique et, donc, de la validité des affirmations qui en découlent.

On nous a répété à maintes reprises que cette statistique provient d’un rapport de l’UNICEF publié en 2013. Le rapport cite les données de 2008 du ministère de la Justice du Canada en tant que source. Pourtant, lorsque Blacklocks Reporter a demandé à Justice Canada quelle était l’origine de ces données et la méthodologie employée pour les produire, la réponse des fonctionnaires a été la suivante :

Étant donné le temps qui s’est écoulé et le manque de contexte particulier en ce qui concerne cette source, nous ne sommes pas sûrs d’où viennent les statistiques de 2008 qui ont été citées.

Comment le gouvernement peut-il prétendre que l’approche actuelle est inefficace et qu’on doit légaliser la marijuana en s’appuyant sur des statistiques qui ne résistent même pas à l’examen le plus sommaire? Il faut, à tout le moins, vérifier la source des données et la méthodologie utilisée. Rappelez-vous, chers collègues, que j’ai demandé au leader du gouvernement d’expliquer au Sénat cette méthodologie. Quelques semaines plus tard, j’attends toujours une réponse. Je pense que, pour beaucoup de Canadiens, je pourrais m’arrêter ici, et ils seraient convaincus que le projet de loi n’est pas prêt. Cela dit, chers collègues, je ne fais que commencer.

Plus tôt, j’ai demandé quelles autres approches avaient été étudiées par le gouvernement, le cas échéant, ou si c’était la légalisation ou rien. Le sénateur Carignan a demandé à la ministre de la Santé si le gouvernement s’était penché sur les mesures mises en place en Norvège, qui lui ont permis de devenir le pays présentant le plus faible taux de consommation chez les jeunes. Cette situation ne mérite-t-elle pas d’être étudiée? Nous n’avons pas reçu de réponse. J’aimerais bien en avoir une. Je pense que les Canadiens y ont droit.

Je prends quelques instants pour revenir sur l’annonce du secrétaire parlementaire Bill Blair à propos du financement de la recherche. Si ce projet de loi est si important qu’il faut l’adopter sans tarder, comment se fait-il que le gouvernement ait mis autant de temps à investir dans la recherche et à entreprendre des études essentielles? Par exemple, juste avant l’ajournement, il y a quelques semaines, chers collègues, Statistique Canada a annoncé la réalisation d’une analyse relative aux eaux usées municipales dans le but de brosser un portrait plus fidèle de la consommation de cannabis non thérapeutique par les Canadiens. Dans son communiqué de presse, Statistique Canada a précisé ce qui suit :

Étant donné la difficulté d’obtenir ces renseignements et le niveau de détail requis par les utilisateurs de données, Statistique Canada utilise des méthodes non traditionnelles pour obtenir autant de renseignements que possible. L’une de ces méthodes est l’analyse des eaux usées pour mesurer la consommation de drogue dans la population générale.

Tenez-vous bien, chers collègues, parce que le pire, c’est que ces recherches n’ont rien de nouveau. Plusieurs autres pays en mènent depuis plus d’une dizaine d’années.

J’avoue que je suis perplexe. On nous dit que la mesure législative dont nous sommes saisis doit être adoptée au plus vite, qu’il en va de la santé et de la sécurité de nos enfants. Selon ce que les libéraux ont dit eux-mêmes, cette mesure législative était censée être une priorité, mais c’est seulement aujourd’hui qu’ils se décident à mener des recherches aussi déterminantes? Pourquoi? Je vais vous le dire, pourquoi. Si c’est aussi important qu’ils le disent, pourquoi attendre à maintenant? Le gouvernement a admis qu’il a du mal à rassembler des données de référence; or, les recherches comme celle-là ont justement prouvé qu’elles peuvent servir exactement à ça et on vient de se décider à en mener nous aussi? C’est irresponsable.

Ce n’est pas comme si le gouvernement avait manqué de temps. Comme le sénateur Pratte aime tant le rappeler, les libéraux l’ont promis pendant la campagne électorale et ils sont au pouvoir depuis près de trois ans, alors pourquoi attendre à aujourd’hui pour entreprendre des recherches aussi cruciales pour la mise en œuvre du projet de loi?

Il n’y a pas que la recherche qui traîne la patte, soit dit en passant. Quand ils sont venus nous rencontrer, bon nombre des ministres ont insisté sur le fait que le projet loi accorde énormément d’importance à la sensibilisation — surtout des jeunes — aux dangers de la marijuana et de la conduite avec facultés affaiblies.

Même s’il est question de 62,5 millions de dollars pour les initiatives de sensibilisation dans le budget de 2018, cet argent ne sera pas débloqué avant le délai fixé par le gouvernement. Je pose de nouveau la question : pourquoi avoir autant attendu? Pourquoi n’entendons-nous pas parler de sensibilisation à la télévision, à la radio, dans les journaux et dans les médias sociaux? Pourquoi nous apprêtons-nous à légaliser la marijuana avant qu’une partie de la sensibilisation tant attendue ait eu lieu?

Il suffit, encore une fois, de se tourner vers le Colorado pour constater que c’est une mauvaise idée. La ministre Petitpas Taylor a elle-même admis que, s’il y a une chose que le Colorado aurait souhaité faire plus tôt quand il a légalisé la marijuana à des fins récréatives, c’est sensibiliser le public d’avance. Or, lorsque le sénateur Smith a demandé à la ministre Petitpas Taylor quel était le calendrier du gouvernement pour la mise en œuvre du programme de sensibilisation, elle a répondu qu’on en était à élaborer à nouveau le programme. C'est fantastique, non seulement le gouvernement ne l’a pas mis en œuvre, mais il ne l’a même pas encore élaboré.

(1720)

Il y a un autre problème : a-t-il suivi la recommandation de son propre groupe de travail selon laquelle les communautés et les aînés autochtones doivent être consultés sur la conception et l’exécution du programme de sensibilisation du public? Le gouvernement a-t-il pleinement étudié l’incidence que ce projet de loi aura sur les jeunes autochtones du pays?

Les ministres ont affirmé avoir mené des consultations, et ils l’ont certainement fait. Toutefois, ce qu’a affirmé ici le sénateur Patterson m’a fait beaucoup réfléchir. Ce que j’ai compris de son intervention, c’est que, comme pour tous les autres aspects de ce projet de loi, le gouvernement a fait le strict minimum pour ce qui est de se préparer à la mise en œuvre. À cet égard, il a laissé le gros du travail de fond aux provinces et aux territoires. Le sénateur Patterson a été on ne peut plus clair : dans tout le Nunavut, les maires n’ont pas le sentiment d’avoir été entendus. Ils n’ont pas le sentiment d’être prêts. Ils s’inquiètent énormément pour les jeunes de leurs communautés respectives. Pour un gouvernement qui prétend avoir à cœur la réconciliation avec les populations autochtones du pays, je m’étonne qu’il prenne aussi peu au sérieux leurs préoccupations. Je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi. Pourquoi le Sénat a-t-il refusé d’entendre en comité plénier la ministre des Affaires autochtones?

Pour ce qui est des initiatives de sensibilisation, j’irai plus loin. Je me demande si le gouvernement a même envisagé d’autres approches pour faire diminuer la consommation chez les jeunes. A-t-il envisagé de mettre l’accent sur l’éducation pour dissuader les jeunes? L’approche a très bien fonctionné pour la cigarette, puisqu’elle a abouti essentiellement à une diminution de la consommation chez les jeunes. Pour autant, les experts en santé publique — et notamment la Société canadienne du cancer — nous mettent en garde : la légalisation de la marijuana va compromettre cette réussite en raison des messages ambigus qu’elle envoie et d’une normalisation nouvelle de l’usage du tabac.

Le tabagisme m’amène à une autre question soulevée en comité plénier par mon collègue, le sénateur Carignan. En prenant l’exemple des poursuites contre les compagnies de tabac, le sénateur Carignan a demandé si le gouvernement avait cherché à obtenir des avis juridiques sur les risques de recours collectif contre le gouvernement du Canada, des poursuites qui pourraient faire en sorte que les contribuables doivent payer des milliards de dollars. On lui a répondu qu’aucun avis juridique n’avait été demandé. Malgré le fait qu’il est au pouvoir depuis près de trois ans, le gouvernement n’a pas cherché à obtenir d’avis juridique sur les risques bien réels liés à la légalisation de la marijuana. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait? Nous entendons sans cesse parler de l’importance d’adopter cette mesure législative le plus rapidement possible. C’est urgent, selon le gouvernement. Pourtant, il est tout à fait clair que celui-ci n’a pas pris les mesures nécessaires pour démontrer aux Canadiens que cette mesure législative est effectivement la voie à suivre et qu’il s’engage dans cette voie de façon très responsable.

Le gouvernement ne dispose d’aucune donnée scientifique à l’appui de son affirmation selon laquelle cette mesure législative est nécessaire, ou même qu’elle fera ce que le gouvernement affirme qu’elle fera. Il a entrepris il y a quelques semaines des recherches qui serviront à mieux éclairer nos décisions au sujet du projet de loi. Le gouvernement n’a pas élaboré et encore moins mis en œuvre un programme de sensibilisation. Il n’a pas demandé d’avis juridiques.

Qu’en est-il des répercussions de la mesure législative sur les personnes qui seront chargées de l’appliquer? De plus en plus de chefs de police partout au Canada ont déclaré qu’ils ne sont pas prêts. Ils ont déclaré que la formation nécessaire n’a pas encore été donnée. Ils n’ont pas à leur disposition le matériel nécessaire pour repérer les conducteurs aux facultés affaiblies par la drogue. Ils ne disposent pas non plus des fonds nécessaires pour la formation ou l’achat du matériel.

Qu’en est-il des tribunaux? On nous dit qu’un autre avantage de cette mesure législative, c’est que les tribunaux ne seront plus engorgés par des personnes qui sont aux prises avec des accusations liées à la marijuana. Comme l’a souligné ma collègue, la sénatrice Batters, en fait, cette mesure législative créera encore plus d’arriérés pour les tribunaux en raison des accusations de conduite avec facultés affaiblies.

Lorsque la sénatrice Batters a demandé à la ministre de la Justice, Mme Wilson-Raybould, pourquoi le gouvernement avait opté pour la légalisation, au lieu de la décriminalisation, comme manière de résorber l’arriéré, la ministre n’a pas répondu.

Les questions sont nombreuses, mais les réponses sont rares. En fin de compte, les objectifs du projet de loi sont ambitieux, mais nous serons loin de pouvoir les atteindre. Le projet de loi n’est pas prêt, chers collègues, et les Canadiens n’y sont pas vraiment favorables, du moins pas dans sa forme actuelle. Nous sommes très loin du compte.

J’ai commencé mon discours d’aujourd’hui en m’interrogeant sur le comment. Je le termine en parlant du pourquoi. Pourquoi faut-il se dépêcher à adopter ce projet de loi? Est-ce pour remplir une promesse électorale d’un gouvernement qui a pourtant déjà renoncé à beaucoup de promesses? S’agit-il de trouver de l’argent pour réaliser les promesses à venir d’un gouvernement qui dépense sans compter l’argent des contribuables? Est-on en train de nous imposer un projet de loi pour payer les dépenses hors de contrôle du gouvernement sur le dos de nos enfants et de nos petits-enfants?

Nous entendons beaucoup parler du bien-être de nos enfants, qui serait en péril si ce projet de loi n’était pas adopté. Pour ma part, je crains plutôt que le bien-être de nos enfants ne soit menacé si le projet de loi est adopté.

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