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Loi modifiant le Code criminel, infractions relatives aux moyens de transport (C-46)

Deuxième lecture

22 novembre 2017


L’honorable Sénatrice Raymonde Saint-Germain :

Honorables sénateurs, conduire n’est pas un droit, mais un privilège qui s’accompagne de responsabilités en matière de sécurité publique. Selon Statistique Canada, la conduite avec facultés affaiblies est l’infraction qui fait le plus souvent l’objet de poursuites devant les instances pénales. Malgré la réduction marquée du taux de conduite avec facultés affaiblies depuis les années 1980, il s’agit encore d’une des principales causes de décès d’origine criminelle. Par rapport à 1986, le nombre de cas de conduite avec facultés affaiblies ayant été déclarés à la police a diminué de 65 p. 100, ce qui constitue sans doute l’un des facteurs à l’origine de la réduction de 55 p. 100 du nombre de décès causés par la conduite avec facultés affaiblies.

(1500)

En dépit de ces améliorations, la conduite avec les capacités affaiblies par l’alcool demeure un problème criant. Qui plus est, il convient de prendre des mesures maintenant en vue de renforcer la lutte contre les effets pervers de la conduite avec les capacités affaiblies par d’autres substances, notamment le cannabis. Par conséquent, l’objectif du projet de loi C-46, qui vise à simplifier les enquêtes et les poursuites liées aux infractions de conduite avec capacités affaiblies, est manifestement louable. Or, la mise en œuvre de cette mesure législative soulève de sérieuses questions. Il y a une grande différence entre le dépistage de l’alcool et celui de la drogue. Contrairement à l’alcoolémie, la concentration de drogue dans le sang n’est pas nécessairement révélatrice de l’affaiblissement des capacités. De plus, le fait de trouver un juste équilibre entre l’amélioration de la sécurité publique des Canadiens et la protection des droits individuels est un exercice délicat.

Je vais aborder trois aspects de ces problèmes : l’incertitude au sujet de la constitutionnalité des tests d’alcoolémie aléatoires par alcootest, le risque de profilage racial qui découle des dépistages aléatoires et les répercussions du nouveau cadre de détection des drogues.

Les nombreuses personnes qui ont témoigné au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes avaient des opinions très variées au sujet des tests d’alcoolémie aléatoires. Pourtant, la plupart estimaient qu’il est impossible de dire avec certitude que le nouveau paragraphe 320.27(2) est constitutionnel. Cette disposition importerait le modèle australien au Canada et donnerait aux policiers les pleins pouvoirs pour mener des tests d’alcoolémie aléatoires. On redoute l’incertitude juridique qui suivra, parce qu’elle fera augmenter le nombre de recours judiciaires. Ces recours alourdiront le fardeau du système de justice pénale, qui traverse déjà une crise relativement aux délais judiciaires dans la foulée de l’arrêt Jordan. Avant d’appuyer sans réserve une telle mesure, je crois qu’il serait indiqué d’étudier deux autres options intéressantes, dont la première s’inspire de l’expérience de l’Irlande et la deuxième était définie dans l’ancien projet de loi C-556.

Premièrement, il y a le dépistage obligatoire seulement à des barrages routiers organisés et annoncés, c’est-à-dire un modèle de point de contrôle établi; deuxièmement, le dépistage obligatoire après un accident de la route ayant causé des blessures ou la mort.

Il convient aussi de souligner les conséquences potentielles de la vérification aléatoire de la présence d’alcool pour les minorités raciales. Le cadre actuel protège tous les Canadiens des perquisitions et des saisies illégales. Il établit une norme équilibrée fondée sur la croyance subjective de l’agent de police que le suspect a commis l’infraction, et l’évaluation objective des observations de l’agent de police, habituellement au moyen d’un appareil de détection approuvé. Ce processus permet d’administrer un alcootest lorsque l’agent de police a des motifs raisonnables de soupçonner que le conducteur a de l’alcool dans l’organisme.

Ce critère a été établi afin d’équilibrer les pouvoirs des forces de l’ordre et l’attente raisonnable de protection de la vie privée des Canadiens. La Cour suprême du Canada a décrit cet exercice délicat qui consiste à équilibrer les intérêts sociaux dans l’arrêt R. c. Chehil. L’extrait suivant explique le raisonnement à l’appui de la norme des soupçons raisonnables et nous met en garde contre l’assujettissement sans condition des citoyens à des dépistages aléatoires :

[La norme des soupçons raisonnables est] une norme solide, qui appelle la prise en compte de l’ensemble des circonstances, en fonction de faits objectivement vérifiables, et dont l’application est assujettie à un examen rigoureux et indépendant par les tribunaux. Comme l’a affirmé le juge Doherty dans l’arrêt R. c. Simpson (1993) […] la norme fait obstacle à l’exercice aveugle et discriminatoire des pouvoirs policiers.

[Français]

L’élimination de l’obligation d’obtenir des soupçons raisonnables que le conducteur ait consommé de l’alcool octroie au policier un pouvoir arbitraire qui risque d’entraîner une augmentation des cas de profilage racial. Bon nombre d’études en sciences sociales démontrent ce que la plupart peuvent reconnaître intuitivement : les conducteurs issus des minorités racisées sont interceptés plus souvent que leurs concitoyens. À titre d’illustration, une étude de 2015 a conclu que les jeunes Noirs de Toronto étaient 4,1 fois plus susceptibles d’être interpellés et interrogés pour une infraction au Code de la sécurité routière que les Blancs. À la lumière de tels faits, il appert que le caractère aléatoire du dépistage de l’alcool risque de s’avérer injuste et inéquitable, du moins dans certains secteurs.

Pour éviter une telle situation, les dépistages effectués dans le cadre d’un barrage stationnaire ont été abondamment évoqués. Ceux-ci permettent évidemment que tous les conducteurs soient interceptés sans distinction et de manière véritablement impartiale. Toutefois, il serait illusoire de croire que cette mesure pourrait être mise en œuvre sans encombre. Ce serait faire fi de la réalité économique, géographique, démographique et culturelle du Canada, alors que la majorité des tests de dépistage sont effectués à la suite de l’interception d’un véhicule par une patrouille policière en bordure de la route. Il est de notre devoir de nous assurer que les minorités racisées soient protégées contre les risques de discrimination découlant de la nouvelle approche en matière de dépistage de l’alcool au volant. À cette fin, je vous réfère, entre autres, aux solutions de rechange que j’ai préalablement exposées.

Je me questionne également quant à l’approche en matière de détection de drogue, particulièrement celle utilisée pour le cannabis, où une limite de THC dans le métabolisme est établie. En effet, le taux dans la salive, le sang ou les tissus adipeux ne reflète pas nécessairement l’affaiblissement des facultés. Lors de son témoignage récent, le chef John Bates, du Service de police de Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, a fait écho à ce que l’Association des chefs de police du Canada avait déjà évoqué : la science ne permet pas encore de dépister l’affaiblissement des facultés par la drogue de la manière dont nous le pouvons avec l’alcool. Cette certitude doit absolument être examinée avec minutie par le comité sénatorial qui étudiera ce projet de loi.

D’une part, il faudrait clairement cerner les critères selon lesquels un policier pourra avoir des soupçons raisonnables de croire qu’une personne a conduit sous l’effet de la drogue, et en quoi ceux-ci seraient différents de ceux qui sont utilisés, jusqu’à nouvel ordre, pour reconnaître les signes de consommation d’alcool. D’autre part, le comité devrait absolument déterminer si les différents niveaux criminels de drogue dans le sang, tels qu’ils sont fixés par le règlement d’application, sont des indicateurs empiriquement justifiés, et quelle serait l’étendue des effets négatifs que ces barèmes pourraient engendrer. À ce sujet, l’actualité des derniers jours a révélé que les appareils de détection salivaire ne sont pas encore au point. Bien que le gouvernement ait fait valoir qu’ils seront prêts pour le 1er juillet prochain, le comité devra réfléchir à la question pour parer à l’éventualité contraire. Les coûts et les délais dans la formation des agents évaluateurs, ou des experts en reconnaissance de drogues, sont également à prendre en considération, particulièrement compte tenu de l’imminence de l’échéance annoncée.

Enfin, les Canadiens qui utilisent du cannabis médical pourraient être touchés de façon disproportionnée par la nouvelle approche. Les dispositions du projet de loi C-46 tiennent-elles compte de la réalité de ces citoyens? Il ne faudrait pas que ces mesures aient pour effet de discriminer contre les patients qui utilisent le cannabis médical comme traitement, par exemple pour les douleurs chroniques. Le comité devra se pencher non seulement sur la conformité de cette mesure avec la Charte canadienne des droits et libertés, mais aussi sur les solutions de rechange dont disposent dans ce contexte les utilisateurs de cannabis médical. Ce que nous savons, c’est que la tolérance au cannabis varie grandement d’un individu à l’autre, et il en va de même pour la période pendant laquelle l’organisme conserve des traces de THC. Les différentes méthodes de consommation peuvent aussi avoir un impact, ce qui a été peu évoqué jusqu’ici. Toutefois, les données disponibles à l’heure actuelle tendent à démontrer que les patients de longue date pourraient devoir attendre plusieurs jours avant de prendre le volant afin d’éviter de conduire tout en ayant un taux supérieur à la limite permise, et ce, même en l’absence de l’affaiblissement de leurs facultés.

Le même problème pourrait toucher les consommateurs récréatifs réguliers.

En conclusion, force est de souscrire à l’objectif du projet de loi C-46, en toute conscience de l’importance de réduire le plus possible les lourdes conséquences de la conduite avec facultés affaiblies. Cependant, il faut que les enjeux constitutionnels, les enjeux liés au profilage racial ainsi que les impacts de la nouvelle approche visant à dépister les drogues soient sérieusement examinés, dans la perspective de trouver des solutions qui en minimiseraient les risques. Dans ce contexte, les travaux des membres du comité sénatorial seront essentiels pour nous assurer que ce projet de loi ne soit pas porteur d’atteintes aux droits, notamment sous forme de discrimination en raison d’imprécisions, d’omissions ou d’insuffisances dans le texte qui nous est soumis. Je vous remercie.

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