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L’obligation légale du gouvernement de protéger et de maintenir le système de dons de sang volontaires

Interpellation—Ajournement du débat

12 décembre 2017


L’honorable Sénatrice Pamela Wallin :

Nous avons souligné en novembre le 20e anniversaire de la commission Krever. Le juge Horace Krever a été chargé de faire enquête sur le scandale du sang contaminé, après que pas moins de 30 000 Canadiens eurent été infectés par le VIH et l’hépatite C lors d’une transfusion sanguine reçue au cours des années 1980. Des familles ont été dévastées, des enfants sont devenus orphelins et des hommes et des femmes ont perdu leur conjoint. Ce fut l’une des crises sanitaires les plus graves que le pays ait connues, et elle aurait pu être évitée.

Une des principales recommandations du juge Krever visait à « garantir que les constituants sanguins et les produits sanguins utilisés au Canada proviennent de sang et de plasma prélevés auprès de donneurs non rémunérés ». Pourtant, aujourd’hui, seulement 20 ans plus tard, encore une fois, le Canada permet les centres de prélèvement privés qui rémunèrent les donneurs de sang.

C’est un problème à bien des égards. Qui vend son sang et pour quelle raison? Donne-t-on la possibilité à ces centres de s’installer là où ils vont attirer des toxicomanes ou des gens dont la santé est déjà compromise? Les décès, les sombres prédictions, les promesses d’éviter qu’une telle catastrophe ne se reproduise : avons-nous la mémoire si courte que nous avons déjà tout oublié?

Mike McCarthy, un survivant de la crise du sang contaminé — il avait reçu du sang contaminé provenant d’une prison de l’Arkansas, aux États-Unis — dit que c’est tout simplement honteux que nous soyons de nouveau en train de parler de ce sujet, de tout risquer pour rien. Il se dit consterné de voir que nous allons peut-être finir par affaiblir le système public.

Le juge Krever estimait lui aussi que le sang doit être considéré comme une ressource publique. Les donneurs ne devraient pas être rémunérés, car, en donnant aux gens la possibilité de vendre leur sang, on introduit un risque pour le système d’approvisionnement en sang. L’élément le plus préoccupant est peut-être le fait qu’il devient alors très difficile pour un pays de réagir s’il survient une nouvelle crise causée par du sang contaminé. Les centres privés n’ont pas à rendre de comptes au public.

Depuis longtemps, le Canada assure une collecte suffisante de sang et de plasma en faisant appel à des donneurs volontaires.

Cela dit, selon Michael Decter, conseiller auprès de la commission Krever, ancien sous-ministre ontarien de la Santé et économiste, le fait de permettre les « dons » de plasma rémunérés va nuire au secteur des dons volontaires. Pourquoi donner son sang gratuitement quand la personne à côté est payée pour le faire? Comment peut-on même parler d’un don quand il y a rémunération?

La pratique qui consiste à rémunérer les donneurs de sang est controversée et n’est autorisée que dans cinq pays : les États-Unis, l’Allemagne, la République tchèque, l’Autriche et la Hongrie.

Les courtiers privés en sang gagnent du terrain au Canada, et ce, même si toutes les principales organisations internationales en matière de santé, dont l’Organisation mondiale de la Santé et la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge, croient que tous les dons de sang et de plasma devraient être volontaires. En fait, l’OMS a déclaré que les pays devraient viser à obtenir 100 p. 100 des dons de sang et de plasma auprès de volontaires d’ici 2020. Elle est toujours résolue à ce que cet objectif soit atteint.

Même si, au Canada, nous avons toujours pu recueillir assez de sang auprès de volontaires, nous ne traitons pas toujours les produits nécessaires au pays. Par conséquent, nous continuons d’acheter presque tous les produits de plasma sanguin des États-Unis, qui s’approvisionnent auprès de donneurs de sang rémunérés.

Pourquoi agissons-nous ainsi? En réponse à la commission Krever, le Canada a mis sur pied la Société canadienne du sang, qui est la régie nationale du sang. La Société canadienne du sang devait protéger et assurer un approvisionnement sûr en sang et être chargée d’un processus sophistiqué essentiel à la vie. En fait, elle a été chargée d’une responsabilité dont la Croix-Rouge, qui était gérée à l’échelle locale, ne pouvait plus s’acquitter.

Le bilan de la Société canadienne du sang est un peu troublant. Au début, l’agence a semblé soutenir le modèle privé visant à rémunérer les donneurs de sang, mais, dernièrement, elle est revenue à son objectif initial, qui est d’assurer un approvisionnement sûr en sang.

Il y a un an, la Société canadienne du sang a avisé le gouvernement fédéral que les systèmes de dons de sang volontaires pourraient être en péril si on permettait à la collecte de plasma à but lucratif de prendre de l’ampleur. Elle a donc demandé à Santé Canada de cesser d’accorder des permis à des cliniques privées. Pourtant, malgré ces avertissements, Santé Canada a continué d’autoriser l’ouverture de cliniques privées qui rémunèrent les donneurs de sang.

Santé Canada et le gouvernement fédéral ont signé le protocole d’entente qui a donné naissance à la Société canadienne du sang. En tant qu’organisme de réglementation du système canadien d’approvisionnement en sang, il a l’obligation légale de protéger et de maintenir le système volontaire.

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Santé Canada est aussi autorisé par le gouvernement à délivrer des permis aux cliniques privées de prélèvement de plasma sanguin qui rémunèrent les donneurs. Il peut toutefois aussi refuser d’en délivrer.

Pourquoi Santé Canada a-t-il donc accepté de délivrer des permis à des cliniques privées de prélèvement de plasma lorsque cela contrevient à toutes les recommandations de base de la commission Krever?

En tant que journaliste, j’ai interviewé, au fil des ans, des gens qui ont reçu du sang contaminé. Plusieurs d’entre eux sont maintenant morts. C’est pour cette raison que, lorsque ma province et Santé Canada ont approuvé une clinique privée de Canadian Plasma Resources en 2016 à Saskatoon, j’ai trouvé cela troublant et j’ai soulevé des questions au Sénat. Les donateurs reçoivent une carte-cadeau Visa de 25 $, ou ils peuvent faire don de la carte-cadeau et obtenir un reçu à des fins fiscales. Les donateurs fréquents sont admissibles à des primes, des tirages mensuels et des prix de présence; un prélèvement de sang et de plasma d’une valeur de 25 $ donne des produits d’une valeur de 300 $. Cependant, comme l’a dit Kat Lanteigne, cofondatrice de BloodWatch :

Les donneurs canadiens ne sont pas censés représenter une source de revenus pour les sociétés privées qui cherchent à réaliser des profits.

Canadian Plasma Resources a fait les manchettes en 2013. L’entreprise était censée ouvrir trois cliniques en Ontario : une à côté d’une mission pour hommes à Toronto et une autre à côté d’une clinique de méthadone à Hamilton. Cependant, en décembre 2014, l’Ontario a adopté une loi interdisant les cliniques qui rémunèrent les donneurs de sang. L’Alberta a emboîté le pas. Le Québec a rendu les cliniques privées de prélèvement illégales en 1994. Les courtiers de sang se sont donc rendus en Saskatchewan et au Nouveau-Brunswick et ont aussi essayé d’ouvrir des cliniques en Colombie-Britannique.

Santé Canada a été informé à maintes reprises que les systèmes de prélèvement de plasma qui rémunèrent les donneurs nuisent aux systèmes volontaires. Pourtant, le gouvernement continue de dire qu’il n’existe aucune preuve de ce préjudice dans d’autres pays.

En fait, la Hongrie — l’un des pays qui permettent ce système — dispose de données probantes. Le pays a perdu 20 p. 100 de son bassin de donneurs en raison des pratiques privées de prélèvement de plasma consistant à rémunérer les donneurs.

Santé Canada n’a absolument aucune donnée canadienne sur notre système d’approvisionnement en sang, donc aucune donnée n’existe afin de justifier que le ministère appuie le système privé de collecte de sang. La seule explication offerte par Santé Canada est un exposé de position de trois pages — financé par l’association commerciale qui intervient auprès des responsables de la réglementation afin qu’ils changent les règles et permettent ainsi l’ouverture de cliniques — dans un document intitulé « The Dublin Consensus ». Il ne s’agit pas d’un document universitaire ou de recherche reconnu. Il est curieux que le gouvernement fédéral et certains gouvernements provinciaux aient choisi de faire fi des recommandations du juge Krever et d’appuyer des exploitants commerciaux en se fondant sur des données si minces.

Santé Canada n’écoute pas les avertissements de la Société canadienne du sang, mais il le faut. Au moins la moitié des membres du « comité d'experts » qu’a établi Santé Canada sont des Américains, dont un détient des actions dans l’industrie du plasma provenant de donneurs rémunérés.

De plus, aucune recommandation n’a été formulée par ce comité d’experts. Par conséquent, son utilité suscite des doutes. Ses travaux seront-ils utilisés simplement pour défendre la position actuelle de Santé Canada? Un rapport doit être soumis en mars ou en avril, au moment où Santé Canada délivre de nouvelles licences et renouvelle les licences existantes.

Le plasma recueilli par le fabricant Canadian Plasma Resources ne sera pas utilisé pour les patients du Canada et ne sera pas acheté par la Société canadienne du sang, alors pourquoi Santé Canada continue-t-elle de délivrer des licences à un fabricant qui « comité d'experts » réduire notre approvisionnement?

Que pourrait-il arriver ou que devrait-il arriver? Santé Canada devrait s’arrêter un moment et annuler les licences accordées au fabricant Canadian Plasma Resources. Elle devrait accepter qu’aucune nouvelle licence ne soit délivrée pour l’instant. Santé Canada devrait ajouter l’expression « sécurité de l’approvisionnement » à ses normes de réglementation, ce qui signifie que, désormais, elle ne pourrait plus approuver de cliniques privées, étant donné que cela nuirait à notre approvisionnement. De plus, le gouvernement pourrait adopter une version fédérale de la Loi sur le don de sang volontaire de l’Ontario afin de se conformer aux recommandations du juge Krever et de protéger notre système volontaire à l’échelle nationale.

Les gens qui défendent les centres de prélèvement du plasma contre rétribution disent que les recommandations du rapport Krever sont dépassées, qu’on peut créer en laboratoire les produits sanguins dont on a besoin et que la population est aujourd’hui bien protégée, car les tests sont plus précis et plus rigoureux. Toutefois, on ne pourra jamais prévoir le prochain virus inconnu qui contaminera le sang et causera de nouveau la mort.

Michael Decter a dit ceci :

Le sang est foncièrement sale. On ne connaissait pas le VIH lorsqu’il est apparu. On ne connaissait pas non plus l’hépatite C. J’ai des doutes quand on me dit que tout est sûr maintenant […] et c’est d’ailleurs ce que nous apprend l’histoire de l’hématologie: on trouve toujours de nouvelles choses nuisibles […] mieux vaut prévenir que guérir.

Je suis d’accord avec lui. C’est un pari trop risqué.

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