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La Loi électorale du Canada

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

8 décembre 2017


L’honorable Sénateur Yuen Pau Woo :

Honorables collègues, les élections sont au cœur de la démocratie, mais comme nous, membres de la Chambre haute, le savons mieux que quiconque, elles ne constituent pas la totalité du régime démocratique canadien. La légitimité de nos collègues de l’autre endroit repose néanmoins sur un processus électoral réputé juste et libre auquel seuls les Canadiens — et personne d’autre — peuvent prendre part. Voilà pourquoi je tiens à féliciter la sénatrice Frum de son projet de loi, le projet de loi S-239, Loi modifiant la Loi électorale du Canada (élimination du financement étranger).

Tout d’abord, soyons honnêtes et reconnaissons que notre version de la démocratie est imparfaite — comme le sont toutes les versions de la démocratie — et que, bien que nous devions tenter d’améliorer la façon dont nous donnons la parole aux Canadiennes et aux Canadiens en élaborant les lois qui les touchent, il n’y a pas de solution magique pour combler les nombreuses imperfections de notre système électoral.

Ces lacunes comprennent la représentation inéquitable entre les régions et les populations; l’influence indue des gros capitaux dans les élections; l’absence d’équité dans les campagnes d’investiture et à la direction des partis; le double risque que représentent, d’une part, le système actuel où « le vainqueur rafle tout » et, d’autre part, la possibilité de donner la parole à des extrémistes au moyen d’une représentation proportionnelle.

Notre système électoral présente aussi des lacunes. En effet, des Canadiens sont privés de leur droit de vote parce qu’ils vivent à l’étranger depuis plus de cinq ans, alors que d’autres Canadiens qui devraient avoir le droit de voter font face à des obstacles qui les empêchent de l’exercer, comme les exigences très strictes en matière d’inscription. Chose peut-être plus importante encore, il faut relever le défi qui se pose depuis longtemps d’accroître le taux de participation des électeurs admissibles, en particulier les jeunes, aux élections, peu importe l’ordre de gouvernement.

Dans le contexte des nombreuses lacunes que présente notre démocratie, je pense que la question du financement étranger dans les élections canadiennes représente un problème moins grave. C’est le genre de problème qui attise les passions, car les Canadiens n’osent pas imaginer que des intérêts étrangers pourraient exercer une influence sur les élections au pays. Toutefois, je pense que nous devrions être plus outrés par le fait qu’environ 30 p. 100 des électeurs admissibles n’exercent pas leur droit de vote ou ne peuvent pas le faire et que les votes de certaines personnes comptent parfois moins que celui d’autres personnes simplement en raison de l’endroit où elles habitent.

Dans les situations qui mettent en cause « nous », les Canadiens, et « eux », les étrangers, on a tendance à créer des dualités simplistes entre le bien et le mal, alors que, en fait, il y aurait lieu de nuancer beaucoup plus la façon d’aborder les enjeux. Quand il est question de l’influence d’intérêts étrangers sur l’opinion politique des électeurs, où doit-on tracer la ligne? Lisez-vous le Wall Street Journal, le Nikkei Keizei Shimbun, le Guardian ou Le Figaro? Quelles idées subversives vous ont été transmises par ces publications, qui sont largement diffusées dans notre pays?

Rien de ce que je viens de dire ne doit vous donner l’impression que je suis en faveur du financement étranger dans nos élections. Il va sans dire que je ne suis pas sans être conscient du problème, surtout dans le contexte de la scandaleuse influence russe dans les dernières élections présidentielles américaines. Même dans ce cas, les 100 000 $ versés par des agents russes pour placer les fameuses « fausses nouvelles » sur Facebook sont bien peu, comparativement au montant de plus de 1 milliard de dollars que les comités d’action politique ont consacré — légalement — à la campagne.

Chers collègues, les faussetés répandues par les citoyens font-elles moins de tort que celles qui proviennent d’étrangers? Pourriez-vous imaginer une situation où des ressortissants étrangers communiqueraient des renseignements vrais pour contrer des mensonges que font circuler des sources au pays? Dans notre empressement à défendre notre droit de prendre nos décisions nous-mêmes, veillons à ne pas tomber dans un esprit de clocher et laisser la nationalité ou le lieu de résidence l’emporter sur la raison.

Je félicite la sénatrice Frum de tenter d’éliminer l’échappatoire — qu’elle qualifie de « colossale » — à l’article 358 de la Loi électorale du Canada. Pour résumer, cette échappatoire est liée à la définition très imprécise de la publicité électorale, qui permet en réalité à des tiers dans une campagne électorale d’utiliser des fonds étrangers pour des activités électorales. Elle tient également du fait qu’il est difficile de séparer les fonds étrangers du budget général de l’organisme qui reçoit ces fonds avant les six mois qui précèdent les élections.

J’imagine que la sénatrice Frum avait trois possibilités pour éliminer l’échappatoire. La première consiste à élargir la définition de tiers et la période d’application des règles liées au financement étranger. Autrement dit, se doter d’un plus grand filet pour attraper les éventuels contrevenants et le déployer sur une plus longue période.

La deuxième option était d’élargir la définition des fins auxquelles il est interdit d’utiliser des fonds versés à un tiers. Autrement dit, elle consistait à rendre la définition de « publicité électorale » moins permissive. Enfin, sa dernière option était d’interdire tout financement étranger à des tiers tout en élargissant la définition de financement étranger.

Elle a choisi la troisième option, qui consiste essentiellement à fermer complètement le robinet. Je la cite :

Le projet de loi […] modifie l’article 331 de la Loi électorale du Canada afin de préciser qu’il est interdit aux étrangers de contribuer à toute activité liée à une élection.

Cette déclaration a un caractère rassurant dans sa finalité, et je dois admettre qu’elle a trouvé un écho chez moi lorsque je l’ai entendue au Sénat, il y a quelques semaines. Il existe toutefois un danger : la réduction de problèmes complexes à des solutions simples peut susciter un faux sentiment de sécurité et donner lieu à des conséquences imprévues. Cela revient à réparer le robinet qui fuit dans la cuisine en fermant la conduite maîtresse de la maison. Comment peut-on alors prendre une douche ou tirer la chasse d’eau? D’ailleurs, avez-vous remarqué qu’il y a de l’eau qui dégoutte du plafond chaque fois qu’il pleut?

De toute évidence, le faux sentiment de sécurité dont je parle, c’est l’idée que le projet de loi mettra fin à l’influence étrangère dans les campagnes électorales au Canada ou même aux formes les plus insidieuses d’influence étrangère. La sénatrice Omidvar a déjà souligné que, aux termes du projet de loi S-239, les entités étrangères peuvent légalement faire des dons à des tiers durant les campagnes électorales, du moment qu’elles se constituent en société au Canada.

En fait, les intérêts étrangers ont déjà des participations significatives dans certains de nos grands journaux et comptent sans doute parmi les plus importants façonneurs d’opinion lors d’une élection. Le projet de loi S-239 ne fait rien pour changer cette réalité. De plus, nous n’avons pas encore parlé des médias sociaux, un vaste monde bruyant et non réglementé, aux origines souvent inconnues, qui propage de l’information pouvant être destinée, ou non, à influencer le cours d’une élection canadienne.

Selon votre point de vue, ces exemples s’apparentent à l’eau qui dégoutte du plafond dans la maison — c’est-à-dire qu’il y a toujours des influences étrangères négatives au Canada — ou au fait de ne pas pouvoir tirer la chasse d’eau parce que la conduite maîtresse a été bloquée — c’est-à-dire qu’on a mis fin aux influences étrangères positives.

Par ailleurs, les conséquences imprévues du projet de loi S­239 concernent potentiellement des centaines d’organismes de défense de l’intérêt public et d’organismes de bienfaisance; on pourrait considérer qu’ils contreviennent à la loi parce qu’ils ont accepté des dons de sources étrangères à un moment ou à un autre, encore plus si les dons ont eu lieu au cours des six mois précédant les élections.

Paradoxalement, cette échappatoire — en fait, c’est une fosse aux ours — risque de donner lieu à un méfait pour des motifs politiques par des partisans qui cherchent à nuire à la défense légitime de l’intérêt public au moyen du faux prétexte d’une influence étrangère. Je vous laisse imaginer les nombreuses possibilités de conséquences imprévues et non souhaitées qui pourraient se concrétiser.

Ce n’est pas seulement que ce projet de loi cause des problèmes à certains organismes dont le travail se rapporte à l’intérêt public. C’est aussi qu’il peut enfreindre vos droits. En effet, les droits fondamentaux peuvent être bafoués lorsque les interdictions visant la liberté d’expression sont excessives et qu’on restreint les discours susceptibles de correspondre à un programme politique pendant une campagne électorale et de faire intervenir du financement étranger.

Nous l’avons vu à l’échelle provinciale. En Ontario, la Fédération canadienne des contribuables a fait l’objet d’un examen par Élections Ontario, en 2016, parce que son site web contenait des sujets tels que les coûts d’électricité, qui, quelle surprise, étaient un sujet brûlant de la campagne électorale.

Dans ma province, la Colombie­Britannique, les efforts du gouvernement visant à imposer des limites à la libre expression politique durant une période préélectorale de 60 jours ont abouti devant la Cour suprême de la Colombie­Britannique. À la suite d’une plainte présentée par la Fédération des enseignantes et des enseignants de la Colombie­Britannique, le tribunal a jugé que les limites enfreignaient la liberté d’expression protégée par la Charte. Lorsqu’un autre gouvernement de la province a essayé de reprendre l’idée de mettre en œuvre une période imposant des limites à la liberté d’expression en 2012, mais cette fois au moyen d’une période préélectorale plus courte de 40 jours, le tribunal a aussi jugé qu’il s’agissait d’une violation des droits.

Comme l’a déclaré le juge Lowry :

Les […] modifications […] ne répondent pas aux critères de constitutionnalité en grande partie pour la même raison que les modifications de 2008 ont été jugées inconstitutionnelles. Le projet de loi vise essentiellement à limiter l’expression de toutes les idées politiques, peu importe qu’elles visent à influencer l’issue du processus électoral ou non. Toutes les personnes et toutes les organisations sont visées, même si leur publicité électorale est volontaire. En outre, il n’y a aucune preuve claire et convaincante permettant de conclure que les restrictions relatives à la publicité électorale et, par conséquent, à la liberté d’expression politique pendant la période électorale sont également nécessaires pendant la période préélectorale, afin de protéger l’intégrité du processus électoral.

Chers collègues, une autre conséquence imprévue me préoccupe également. J’appuie sans réserve une intégration plus étroite de l’économie canadienne avec celle de régions du monde qui sont en plein essor, ainsi que l’internationalisation du marché du travail canadien. Cela signifie d’encourager nos jeunes à passer du temps à l’étranger afin qu’ils puissent élargir leurs horizons et, en quelque sorte, parfaire leur éducation. À leur retour au Canada, ces jeunes feront profiter l’industrie canadienne de leurs connaissances et lui permettront d’accroître sa capacité concurrentielle dans les marchés étrangers. Certains de ces jeunes choisiront peut-être de vivre à l’étranger pendant des périodes prolongées, mais ils demeureront des Canadiens. Il nous faut donc tenir compte de ces ressources canadiennes à l’étranger. En fait, d’après la Fondation Asie Pacifique du Canada, il y a environ 2,8 millions de Canadiens qui vivent à l’étranger. C’est plus que la population de certaines provinces et certains territoires. Comme je l’ai mentionné plus tôt, nombre de nos concitoyens à l’étranger ne sont pas autorisés à voter, simplement parce qu’ils vivent à l’étranger depuis plus de cinq ans. Cela peut décourager les gens de conserver leurs liens avec le Canada et de s’informer de ce qui se passe sur le plan politique au Canada.

Je crains que le projet de loi S-239 ne décourage davantage les Canadiens à l’étranger de s’intéresser à la vie politique au Canada, y compris aux élections. La sénatrice Omidvar a déjà présenté un cas hypothétique de Canadiens à l’étranger faisant un don à un tiers pendant une campagne électorale. Ces Canadiens virent des fonds, mais ces fonds sont inscrits comme provenant d’un pays étranger. Ce don sera-t-il autorisé? Prenons aussi l’exemple d’un groupe de patriotes canadiens vivant dans Silicon Valley. Ceux-ci créent une organisation qui est établie en Californie et qui milite en faveur de meilleures installations de précontrôle afin de faciliter les déplacements entre le Canada et les États-Unis. Le projet de loi S-239 empêchera-t-il ces Canadiens de faire un don à une organisation canadienne, qu’elle soit enregistrée ou pas?

Il est bien possible qu’on puisse trouver des solutions applicables à ces situations ambiguës, mais il reste que les diverses ambiguïtés s’ajouteraient à des conséquences imprévues qui sont troublantes et qui reposent sur un fondement beaucoup moins solide qu’il n’y paraît. Ce projet de loi constituerait une base fragile et, comme dans tous les cas où l’on veut ériger du solide, par exemple faire un gâteau à étages ou construire une maison, il vaudrait mieux tout reprendre de zéro, même si le projet de loi est bien intentionné.

Chers collègues, le projet de loi S-239 n’est pas une bonne solution. Cependant, la sénatrice Frum mérite des félicitations pour avoir attiré notre attention sur ce qui constitue un problème réel dans notre système électoral. Je lui suis reconnaissant de m’avoir donné l’occasion d’approfondir ma réflexion sur cette question. J’espère qu’elle continuera de nous suggérer des moyens de corriger les lacunes de notre système électoral, y compris, entre autres, le problème du financement étranger des campagnes électorales.

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