La Loi sur la citoyenneté
Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Débat
12 avril 2017
L’honorable Sénateur Yuen Pau Woo :
Chers collègues, j'aimerais réagir à l'amendement au projet de loi C-6 proposé la sénatrice Eaton et présenté en son nom de façon très compétente par la sénatrice Frum. Je tiens à remercier la sénatrice Eaton d'avoir agi en collégialité en nous faisant parvenir le texte de son amendement quelques jours à l'avance.
Sénatrice Frum, j'espère que vous allez offrir à notre collègue nos plus sincères condoléances et que vous lui ferez part de notre admiration pour son dévouement à l'égard des travaux du Sénat, ce qui comprend l'amendement au projet de loi C-6 à l'étude aujourd'hui.
J'ai écouté attentivement le discours que la sénatrice Frum a prononcé au nom de la sénatrice Eaton, et j'admire le caractère convaincant des arguments invoqués. Cependant, je ne partage pas le point de vue exprimé et je vais expliquer pourquoi.
En bref, la sénatrice Eaton propose qu'un résident permanent soit tenu d'être physiquement présent au Canada pendant au moins 183 jours par année pendant quatre années entières ou partielles, au cours des six années qui précèdent immédiatement la date de la demande de citoyenneté.
Si ces exigences en matière de résidence vous semblent familières, c'est qu'elles s'inspirent du projet de loi C-24, adopté en 2014. C'est cette mesure que le projet de loi C-6 vise à modifier.
Les amendements que propose la sénatrice Eaton s'opposent de toute évidence à l'objectif déclaré du gouvernement, exposé dans le programme électoral libéral, en ce qui concerne les exigences en matière de résidence en vue de l'obtention de la citoyenneté. À lui seul, cet argument suffirait à motiver le rejet de l'amendement par le Sénat. Toutefois, étant donné que la sénatrice Eaton a présenté des arguments solides à l'appui de son amendement, je tiens moi aussi à présenter des arguments de fond pour réfuter les siens.
D'entrée de jeu, j'expose les principes qui sous-tendent mon point de vue à l'égard du projet de loi C-6. J'estime que l'immigration stimule la croissance et enrichit le Canada sur les plans intellectuel et culturel. Les critères de sélection des immigrants doivent être établis en fonction des besoins à long terme du Canada et porter principalement sur l'expérience, les compétences et les aptitudes, d'une part, et sur la réunification des familles, d'autre part.
Après avoir sélectionné des immigrants répondant à ces critères et les avoir admis à titre de résidents permanents, l'objectif du gouvernement devrait être d'en faire des citoyens à part entière dans les meilleurs délais.
À mon avis, la démonstration de la citoyenneté ne doit pas être établie au moyen de simples tests, par exemple sur des énoncés de valeurs ou la présence physique en territoire canadien. Les gens qui possèdent la citoyenneté canadienne mais qui vivent à l'étranger peuvent être d'aussi bons Canadiens que leur compatriotes restés sur le territoire national. Dans un monde hautement interconnecté, nous devrions accueillir et saluer les Canadiens qui s'aventurent au-delà de nos frontières plutôt que de les considérer comme des citoyens de seconde classe.
Le projet de loi C-6 règle de nombreux problèmes qu'ont créés les modifications apportées précédemment à la Loi sur la citoyenneté par le projet de loi C-24. Trois lacunes se remarquent relativement aux exigences en matière de résidence.
Premièrement, il y a la disposition relative à l'intention de résider au pays. Selon la loi actuelle, qui a été modifiée par le projet de loi précédent, c'est-à-dire le projet de loi C-24, les adultes doivent déclarer dans leur demande de citoyenneté qu'ils ont l'intention de continuer à résider au Canada une fois devenus citoyens canadiens. La disposition inquiète des néo-Canadiens, qui craignent que leur citoyenneté soit révoquée s'ils déménagent à l'étranger dans l'avenir. Le projet de loi C-6 supprime la disposition qui oblige les candidats à la citoyenneté à déclarer leur intention de résider au pays.
Deuxièmement, le projet de loi précédent exige que les demandeurs aient été physiquement présents au Canada pendant quatre ans, soit 1 460 jours, au cours des six ans précédant immédiatement le dépôt de leur demande de citoyenneté. Le projet de loi C-6, dont nous sommes saisis, propose que l'exigence relative à la présence effective au pays soit réduite à trois ans, ou 1 095 jours, au cours des cinq années précédant la demande de citoyenneté. Le statu quo est maintenu dans l'amendement de la sénatrice Eaton, car il exige quatre ans de résidence effective au cours des six années qui précèdent la présentation d'une demande.
Troisièmement, le projet de loi C-24 contient une disposition supplémentaire en matière de résidence exigeant que le demandeur ait été effectivement présent au Canada pendant au moins 183 jours par année au cours de quatre des années comprises dans les six années qui ont immédiatement précédé la date de sa demande. Le projet de loi C-6 supprime cette disposition, mais la sénatrice Eaton tente de nous ramener en arrière avec son amendement, qui propose la même disposition supplémentaire en matière de résidence effective que celle apportée par le projet de loi C-24, c'est-à-dire 183 jours par année pour chacune des quatre années qui précèdent la demande.
L'amendement de la sénatrice Eaton a un autre défaut : il annule une disposition essentielle du projet de loi C-6 qui rétablit le crédit de 50 p. 100 accordé pour le temps passé au Canada. Ainsi, dans le cas des personnes protégées, des étudiants étrangers et des travailleurs étrangers temporaires, il ne sera pas possible de leur créditer la moitié du temps qu'ils ont passé au pays dans le calcul du nombre de jours requis pour satisfaire à l'exigence en matière de résidence.
Le projet de loi C-6 reconnaît la valeur du temps que ces étudiants étrangers, ces travailleurs étrangers temporaires et ces personnes protégées ont passé au Canada en leur accordant un crédit maximal d'un an pour chaque demi-journée pendant laquelle ils étaient au pays avant de soumettre leur demande.
Si nous devions rétablir la disposition de résidence selon laquelle il faut être présent 183 jours par année au cours de quatre des six dernières années, les demandeurs qui cherchent à faire admettre des demi-journées en seraient incapables, parce qu'il leur manquerait une demi-journée.
Honorables sénateurs, l'exigence supplémentaire du projet de loi C-24 en matière de résidence, selon laquelle il faut être effectivement présent au Canada pendant au moins 183 jours, me semble avoir été conçue de manière à faire obstacle aux aspirations des demandeurs de citoyenneté potentiels, ce que je trouve quelque peu mesquin.
Les trois lacunes de l'ancien projet de loi ainsi que les amendements proposés par la sénatrice Eaton s'appuient sur la présomption que la présence effective au Canada rend une personne plus authentiquement canadienne que celle qui ne reste pas au pays. Cette croyance est parfois exprimée de façon plus dérisoire : les Canadiens, en particulier ceux qui sont nés à l'étranger, qui décident de vivre à l'extérieur du Canada, pour des raisons familiales, professionnelles ou autres, manqueraient de loyauté envers le pays.
Les dispositions de l'ancien projet de loi C-24 sur la présence effective alimentent cette vision, tout comme les amendements proposés par la sénatrice Eaton, et cela s'ajoute à d'autres politiques déjà discriminatoires envers les Canadiens vivant à l'étranger, dont le nombre s'élève, soit dit en passant, à pas moins de 2,8 millions de personnes; ils sont plus nombreux que les résidants de plusieurs provinces canadiennes.
Honorables collègues, même si vous vous ne préoccupez pas de la façon dont les Canadiens nés à l'étranger sont perçus, pensez au message que l'on envoie à ceux qui sont nés au Canada, en particulier les jeunes. On laisse entendre qu'ils sont moins canadiens que les autres s'ils décident de passer du temps à l'étranger pour poursuivre leurs études, pour cheminer dans leur carrière ou pour atteindre un objectif professionnel.
Il n'est guère surprenant que le système d'éducation du Canada mette si peu l'accent sur les expériences d'études à l'étranger. D'ailleurs, seulement 3 p. 100 des étudiants canadiens au niveau postsecondaire passent du temps à l'étranger dans le cadre de leurs études, comparativement à 10 p. 100 aux États-Unis et à plus de 33 p. 100 en Allemagne.
De la même façon, de très nombreuses entreprises canadiennes ne tiennent pas compte, dans leurs décisions d'embauche, de la valeur d'une expérience internationale, ce qui explique en partie pourquoi tant d'immigrants hautement qualifiés ont du mal à trouver un emploi dans leur domaine.
Certes, on a fait grand cas d'immigrants récents qui ont choisi de rentrer dans leur pays d'origine ou de s'installer dans un pays tiers, pour des raisons professionnelles ou autres. En fait, je suppose que l'ancien projet de loi C-24 avait été précisément conçu pour décourager ou minimiser cette pratique. Cependant, si nous attirons les immigrants les plus brillants du monde, nous devrions présumer que leur réussite découle précisément des liens qu'ils ont noués dans le monde et que, par conséquent, ils passent beaucoup de temps à l'étranger. Et si nous attirons des immigrants de régions du monde où les taux de croissance sont élevés et les perspectives économiques brillantes — je pense en particulier aux pays d'Asie —, pourquoi voudrions-nous circonscrire le négoce international et autres débouchés professionnels qui s'offrent aux nouveaux Canadiens alors que nous les avons précisément choisis pour leurs talents et, notamment, leurs talents d'entrepreneurs?
Les barrières à l'acquisition de la citoyenneté qu'a dressées le précédent projet de loi sont tout aussi illogiques. Les lourdes exigences qu'impose le projet de loi C-24 en matière de présence physique, de même que l'augmentation considérable du prix des passeports, n'incitent pas les gens à demander la citoyenneté. Comme nous l'a dit le sénateur Eggleton, le nombre d'immigrants reçus qui ont demandé la citoyenneté a baissé, pour passer de 200 000 en 2014 à un nombre estimé à 100 000 l'an dernier, soit une baisse de 50 p. 100. Si le projet de loi précédent avait pour objectif de punir les nouveaux immigrants qui séjournent à l'étranger pendant leurs six premières années de résidence au Canada, cet objectif a été parfaitement atteint.
Je dirais donc qu'il n'est pas logique, d'une part, d'attirer des immigrants hautement qualifiés et, d'autre part, de dresser des barrières infranchissables à leur accession à la citoyenneté à part entière. Ce n'est certainement pas logique du point de vue des finances publiques puisqu'un nouvel arrivant bénéficie, en sa qualité d'immigrant reçu, des mêmes services gouvernementaux, dont le bien-être social, qu'un citoyen.
Nous connaissons tous les difficultés que les immigrants doivent surmonter pour trouver au Canada un travail qui correspond à leur formation et à leur expérience. Si l'on vous donnait le choix, préféreriez-vous qu'un néo-Canadien demeure au pays en étant sans emploi ou sous-employé, ou qu'il poursuive à l'étranger une carrière qui met en valeur ses compétences et son expérience?
En fait, décourager les immigrants reçus de devenir citoyens est contre-productif, parce que cela diminue leur attachement envers le Canada sans réduire leur capacité d'accéder aux avantages sociaux qui y sont offerts. À mon avis, la bonne approche serait de placer la barre haut lorsque nous acceptons des immigrants reçus et de la placer bas pour la citoyenneté. Si nous choisissons des immigrants qui, selon nous, apporteront une contribution au Canada, pourquoi faire en sorte qu'il leur soit difficile d'accéder à la citoyenneté?
Cela dit, j'accepte qu'une certaine présence physique doive être une condition pour accéder à la citoyenneté, mais quatre ans sur six, c'est trop. Chers collègues, la prémisse derrière les exigences de résidence plus strictes est une croyance qui suppose que le fait d'être physiquement présent en territoire canadien est une expression supérieure de citoyenneté qu'être Canadien à l'étranger. Il y a une expression pour décrire ce point de vue : c'est l'esprit de clocher. Malgré toute notre diversité et notre passé en matière d'immigration, je crois, malgré tout mon respect, que le Canada souffre d'esprit de clocher. Nous devons encourager les jeunes à se mondialiser, à être plus ouverts à l'éducation, au travail et aux occasions de vivre à l'étranger. Nous devons célébrer les Canadiens à l'étranger et élaborer des politiques et des programmes qui favorisent leur attachement envers le Canada, ce qui, en retour, procurera des bienfaits culturels, diplomatiques et commerciaux à notre pays.
Cette fin de semaine, j'ai assisté à un événement organisé par la communauté irano-canadienne, à Vancouver, à l'occasion du lancement du tout premier livret de la citoyenneté canadienne en farsi. J'ai consulté rapidement les pages sur les droits des citoyens et là, en caractères gras, en anglais, se trouvaient les mots « mobility rights ». On m'a demandé pour quelle raison la loi actuelle, le projet de loi C-24, oblige les citoyens aspirants à déclarer leur intention de résider au Canada si on leur accorde l'entière liberté de circulation dès qu'ils deviennent citoyens. Je n'ai pas pu répondre à cette question.
Dans les mois à venir, j'espère avoir l'occasion de travailler en collaboration avec mes honorables collègues afin de sensibiliser le public à l'importance des Canadiens à l'étranger, et afin d'élaborer des stratégies pour mieux mobiliser nos citoyens d'outre-mer dans l'avancement des intérêts de tous les Canadiens.
Pour le moment, toutefois, nous avons l'occasion d'améliorer la Loi sur la citoyenneté grâce à l'adoption du projet de loi C-6. À cette fin, nous devons rejeter l'amendement à l'étude et tous les autres amendements qui visent à diluer ou à neutraliser les dispositions du projet de loi. Nous devons aussi agir sans tarder, afin que des milliers de nouveaux Canadiens puissent joindre les rangs de la population canadienne à l'occasion du 150e anniversaire du pays et chanter avec nous Ô Canada. Merci.