Le Sénat
Motion tendant à encourager le gouvernement à évaluer le coût et l'incidence de la mise en place d'un régime national de revenu de base — Motion d'amendement — Suite du débat
28 mars 2017
L’honorable Sénateur Yuen Pau Woo :
Je prends la parole pour appuyer la motion no 51, proposée au départ par le sénateur Eggleton, puis modifiée par la sénatrice Bellemare. Toutes les autres personnes qui sont intervenues ont apporté leur soutien à cette motion et ont avancé d'excellents arguments sur les plans de l'équité, de l'efficacité et de la justice sociale pour appuyer la mise en place d'un revenu de base garanti.
Aujourd'hui, je souhaite brièvement la parole au sujet d'une considération plus fondamentale, c'est-à-dire qu'un revenu de base garanti est une question de liberté et de dignité.
Je crois que la liberté n'est pas seulement le droit d'agir comme on l'entend, mais aussi la possibilité de le faire. La liberté est une fin en soi et, par conséquent, une valeur sociale importante, mais elle est aussi, pour l'individu, un moyen de parvenir à d'autres fins, comme la réalisation d'une carrière enrichissante, l'achat de biens ou la poursuite d'entreprises artistiques.
Malheureusement, nous ne naissons pas tous aussi libres les uns que les autres, du moins pas dans le sens que je viens de décrire. Notre liberté individuelle intrinsèque est entravée par des conventions sociales, comme la nature des marchés, les normes et valeurs socioculturelles, et des barrières à la mobilité fondée sur l'histoire, la tradition et, souvent, les préjugés.
Comme l'a expliqué M. Amartya Sen, lauréat du prix Nobel d'économie, la liberté joue un rôle à la fois « constitutif » et « instrumental ». Le rôle constitutif fait référence aux libertés importantes liées à des capacités élémentaires, comme être en mesure d'éviter la famine, la malnutrition et la mortalité prématurée, ainsi qu'aux libertés associées au fait de savoir lire, écrire et compter, et de pouvoir participer au processus politique. Le rôle « instrumental » de la liberté, par contre, a trait au fait que différents droits et possibilités contribuent à l'élargissement des libertés humaines dans leur ensemble.
Un revenu de base garanti peut grandement contribuer à faire progresser les libertés d'un individu, tant sur le plan constitutif qu'instrumental. Offrir à un individu les moyens de subvenir à ses besoins fondamentaux est une façon de lui accorder la liberté de se développer et d'accroître sa capacité à accéder à une plus grande liberté.
D'autres sénateurs ont parlé des avantages, sur le plan de l'efficacité, d'un revenu de base garanti. Les projets-pilotes envisagés dans la motion no 51 permettront de vérifier l'étendue et la portée de ces avantages, mais nous ne devrions pas perdre de vue la valeur intrinsèque d'un revenu garanti lorsqu'il s'agit d'appuyer les libertés individuelles.
Par exemple, les femmes qui utiliseraient ce revenu de base garanti pour poursuivre leurs études jouiraient dans les faits d'une liberté qui leur était auparavant interdite. Dans ce cas-ci, l'attrait réside non pas dans la réduction des prestations versées pendant la durée des études, mais dans l'accroissement du capital humain une fois que ces femmes accèdent au marché du travail.
Dans la même veine, chers collègues, l'arrivée de ce qu'on appelle l'économie par petits boulots, qui regroupe un nombre important, et surtout croissant, de travailleurs, aggrave l'insécurité financière de nombreuses personnes, ce qui réduit d'autant leur liberté. Selon un rapport produit en 2016 par le McKinsey Global Institute, environ 30 p. 100 des Américains et des Européens en âge de travailler font ce qu'ils qualifient de travail indépendant.
Les rapports de Statistique Canada font eux aussi état d'une augmentation constante de la proportion de travailleurs autonomes depuis 25 ans. En 2016, le Canada en comptait 2,8 millions. Bien que ce chiffre englobe tous les types d'emplois indépendants, y compris ceux des professionnels bien nantis, il laisse peu de doute quant au nombre sans cesse grandissant de Canadiens occupant un emploi précaire.
En plus d'atténuer la situation des travailleurs en situation précaire, l'instauration d'un revenu de base garanti pourrait bien constituer le filet social qui permettra à terme aux innovateurs, aux artistes et autres rêveurs de ce monde de mener des projets susceptibles de créer de nouveaux débouchés économiques et de donner un sens à leur vie, personnellement et socialement.
Si l'économie par petits boulots est vraiment la voie de l'avenir, comme le pensent de nombreuses personnes, comment peut-on rendre cette perspective à la fois moins menaçante pour les travailleurs et plus intéressante pour eux et pour la société? Sur le plan des libertés, l'économie par petits boulots pourrait représenter l'idéal de nombreuses personnes, pourvu que l'on puisse résoudre les problèmes liés à l'insécurité financière.
Il ne faudrait pas croire toutefois qu'un revenu garanti suffirait à accroître les libertés et qu'il constituerait ainsi une panacée capable de corriger toutes les iniquités sociales liées à l'emploi, à l'éducation et autre. Même s'il est vrai qu'un programme bien conçu de revenu de base garanti pourrait rendre caducs de nombreux autres types de programmes d'aide sociale et les structures bureaucratiques connexes, certains obstacles à la liberté — liés non pas au revenu, mais à la condition sociale, ainsi qu'aux normes et valeurs culturelles et aux bons vieux préjugés — demeureront présents.
L'État a intérêt à ce que les citoyens, en recevant un revenu garanti, puissent exercer leurs libertés les plus fondamentales, mais il doit aussi faire le nécessaire pour que progressent les libertés fondamentales de l'ensemble de la population.
En plus d'accroître les libertés fondamentales des gens, le revenu de base garanti leur confère aussi la dignité nécessaire pour fonctionner en société sans être victimes de préjugés. Comme l'ont dit un certain nombre d'intervenants avant moi, beaucoup de nos programmes d'aide sociale doivent,pour bien fonctionner, placer les gens dans telle catégorie ou telle sous-catégorie. Il est déjà difficile d'être handicapé, sans abri ou toxicomane. Pourquoi en rajouter en associant ce genre d'étiquettes aux prestations qui sont censées constituer une forme de revenu de base?
Bien souvent, les participants aux programmes d'aide sociale ne veulent pas travailler parce que, s'ils gagnent un salaire, leurs prestations seront coupées. Comme plusieurs autres sénateurs ont soulevé le même problème, je ne m'étendrai pas sur le sujet. Je dirai seulement que, en supprimant ce facteur, le revenu de base garanti aiderait les personnes concernées non seulement à accroître leurs libertés, mais aussi à vivre davantage dans la dignité.
Enfin, il existe de nombreuses questions entourant les modalités d'un programme de revenu de base garanti et ses avantages pour les particuliers et la société en général. C'est justement ce sur quoi porte la motion no 51, qui invite le gouvernement à examiner plus attentivement cette idée, à mener des projets-pilotes et, particulièrement, à collaborer avec les provinces.
Ces projets-pilotes mettront sans aucun doute l'accent sur l'équité et l'efficience, y compris les moyens pour diminuer le coût de l'ensemble des programmes d'aide sociale et de soins de santé, ainsi que sur les effets incitatifs ou dissuasifs sur les bénéficiaires. Il s'agit là de facteurs importants à prendre en considération si nous voulons concevoir un programme de revenu de base garanti de grande portée, et peut-être même de portée nationale. Toutefois, il ne faut pas oublier la raison pour laquelle nous souhaitons, ou du moins je souhaite, vivement trouver de meilleurs moyens d'aider les membres de notre société qui en ont le plus besoin : nous voulons accroître leurs libertés et leur permettre d'exercer ces libertés en toute dignité.