Les défis et possibilités auxquels font face les municipalités canadiennes
Interpellation--Suite du débat
6 juin 2023
Honorables sénateurs, avant de commencer mon intervention, je tiens à féliciter la sénatrice MacAdam. Je tiens également à dire qu’aujourd’hui est un jour spécial pour moi. Tout comme mon cher collègue, le sénateur Dalphond, à qui je souhaite également faire un clin d’œil, cela fait aujourd’hui cinq ans que j’ai été nommée au Sénat. Je tenais à faire savoir à la sénatrice que j’apprécie chaque jour — ou presque —, que je passe ici, et que c’est pour moi un immense honneur d’y être. C’est quelque chose que je tenais à souligner.
Cependant, bien que ce sujet soit fascinant, ce n’est pas l’objet de mon intervention de ce soir. Je prends la parole aujourd’hui pour apporter ma contribution à l’interpellation de la sénatrice Simons sur les défis et les possibilités auxquels font face les municipalités canadiennes et sur l’importance de comprendre et de redéfinir les relations qu’entretiennent les municipalités et le gouvernement fédéral.
Dans le cadre de cette interpellation, des sénateurs nous ont dit que plus de 80 % des Canadiens vivent dans des zones urbaines, que ces zones sont des moteurs de croissance économique, et que les administrations municipales sont les mieux placées pour réagir aux enjeux essentiels du moment. Des collègues qui possèdent une expérience personnelle de la politique municipale et des relations intergouvernementales nous ont fait part de leurs idées novatrices en matière de réforme. Ils nous ont donné beaucoup de matière à réflexion.
Aujourd’hui, j’aimerais me concentrer sur la gouvernance civique, particulièrement en ce qui concerne ma ville, Toronto. La course à la mairie y bat son plein, et les sondages indiquent que les principaux sujets de préoccupation des électeurs sont le logement, le coût de la vie, les infrastructures et les taxes municipales, la criminalité et la violence liée aux armes à feu, le transport en commun et la circulation. Une bonne gouvernance et une coopération entre Toronto et les autres ordres de gouvernement font partie de la solution.
Néanmoins, ces dernières années, une série d’événements a démontré à quel point ma ville est vulnérable aux décisions du gouvernement provincial. Partant, toutes les villes du pays sont aussi vulnérables aux décisions d’un gouvernement provincial compte tenu du statut constitutionnel désavantageux des villes dans le pays.
Je m’explique : en 2016, la Ville de Toronto a redessiné les limites de ses districts, faisant passer leur nombre de 44 à 47 en vue des élections municipales de 2018. Cette décision était fondée sur une étude menée par un consultant indépendant, qui avait duré presque quatre ans et mis en lumière la croissance sans précédent de la ville — en particulier au centre-ville — et conclu qu’il fallait augmenter le nombre de districts afin d’obtenir une représentation efficace où chaque vote aurait le même poids. C’est ce qu’on appelle la parité électorale. Selon le consultant, l’option de 47 districts recommandée permettrait d’atteindre la parité électorale d’ici les élections de 2026. On a donc enclenché le processus en vue des élections de 2018.
Le nouveau gouvernement de l’Ontario avait toutefois d’autres idées en tête, dont aucune n’avait été communiquée aux électeurs de l’Ontario ou de Toronto pendant la campagne électorale provinciale qui a mené au scrutin du 7 juin 2018 — il y aura cinq ans demain, sénateur Dalphond. Au contraire, on a annoncé après ces élections, en juillet, que le nombre de districts serait réduit de 47 à 25 pour les élections municipales du 22 octobre, changement qui a été mis en œuvre en septembre de la même année. Ce fut un tout un choc pour les 242 candidats de la ville, qui se disputaient maintenant la moitié des sièges à un mois de l’échéance, et un coup dur pour la représentation démocratique et l’autonomie civique.
Mais ce n’est pas tout. Passons rapidement à d’autres élections qui ont eu lieu en juin en Ontario, cette fois en 2022, après lesquelles on a encore porté un autre coup à la démocratie civique : encore une fois, sans en avoir parlé pendant la campagne provinciale, le gouvernement provincial nouvellement réélu a adopté le projet de loi 3, connu sous le nom de Loi de 2022 pour des maires forts et pour la construction de logements, qui donne des pouvoirs spéciaux aux maires de Toronto et d’Ottawa pour organiser les structures politiques et bureaucratiques de l’hôtel de ville, embaucher et licencier les hauts fonctionnaires de la ville, rédiger le budget et plus encore.
Une autre mesure législative de l’Ontario, la loi 39, donne aux maires de Toronto et d’Ottawa le pouvoir de faire adopter des règlements municipaux — écoutez bien cela — en lien avec une priorité provinciale avec l’appui d’un tiers seulement des membres du conseil municipal. Comme l’ont dit des conseillers de Toronto et beaucoup d’autres conseillers de ma ville et d’ailleurs, cette loi fait clairement fi de la volonté des électeurs; elle réduit le conseil municipal démocratiquement élu à un rôle d’outil servant à réaliser le programme d’un autre ordre de gouvernement. C’est de toute évidence contraire à la démocratie.
Chers collègues, si la plus grande ville Canada peut être traitée ainsi par un gouvernement provincial, toute ville du pays pourrait se retrouver dans la même situation — je pense notamment à Edmonton. Comme les municipalités sont des créatures de la province, la Constitution ne leur accorde pas de pouvoirs inhérents outre ceux que leur donne l’assemblée législative provinciale. Nous nous concentrons souvent sur les effets néfastes qu’a cette situation dans le contexte des arrangements financiers, qui désavantagent les municipalités du pays. Mais comme le montrent les exemples que j’ai donnés à propos de l’Ontario, la gouvernance civique et les structures démocratiques elles-mêmes sont aussi en péril.
Nos arrangements constitutionnels sont à la source du problème. Cependant, les tribunaux ont toujours appuyé ces arrangements, et ce, même la décision controversée du gouvernement de l’Ontario de réduire de moitié le nombre de quartiers municipaux à Toronto au cours de la campagne municipale de 2018. La Cour suprême du Canada a statué à 5 voix contre 4 que l’Ontario avait le droit constitutionnel de le faire. Il s’agit d’une décision très serrée, mais c’est ce que la cour a décidé. Par ailleurs, il est très peu probable que la situation constitutionnelle des villes par rapport aux provinces change dans un proche avenir parce que les provinces n’ont pas envie de céder le contrôle.
Même hors de la situation dramatique en Ontario, ce qu’on appelle le statut normal des municipalités comporte bien des inconvénients. Comme le soulignent les professeurs Enid Slack et Tomas Hachard de l’Université de Toronto, les municipalités ont un semblant d’autorité dans plusieurs domaines stratégiques, mais n’ont guère le pouvoir d’apporter des changements de manière unilatérale. Leurs sources de revenus et leur marge de manœuvre financière sont insuffisantes pour leur permettre d’assumer leurs responsabilités. Les compétences des trois ordres de gouvernement sont souvent floues et se chevauchent, et une grande partie du Canada ne dispose pas de structures de gouvernance régionale appropriées, ce qui entrave la coopération.
Bien que les villes soient impliquées dans un nombre croissant de domaines stratégiques — changement climatique, soins de santé, développement économique, immigration, sécurité publique, pour n’en citer que quelques-uns —, leur rôle dans la politique et l’élaboration des politiques est sous-estimé et leurs voix sont sous-représentées.
Dans un article de 2022 intitulé A Seat at the Table: Municipalities and Intergovernemental Relations in Canada, le professeur Tomas Hachard de l’Institute on Municipal Finance and Governance de l’Université de Toronto, décrit une série de réformes qui permettraient d’inclure les municipalités dans l’élaboration des politiques fédérales et provinciales et dans la collaboration, afin d’améliorer les résultats des politiques.
Ces réformes comprennent, premièrement, le renforcement de la capacité des municipalités à participer efficacement aux relations intergouvernementales par le truchement d’investissements en personnel, d’associations municipales et d’une coordination régionale accrue.
La deuxième réforme proposée consiste à accroître la participation des municipalités à l’élaboration des politiques provinciales. Compte tenu de l’éventail des questions qui concernent les municipalités, il ne suffit pas de les regrouper au sein d’un seul ministère provincial. Les modèles futurs pourraient comprendre un conseil pour les relations provinciales-municipales ou un ensemble de conseils intergouvernementaux axés sur des questions politiques spécifiques.
Troisièmement, on propose de mettre fin aux mandats non financés, c’est-à-dire les situations où une administration se voit confier des responsabilités sans en avoir les moyens, par exemple, lorsqu’un gouvernement refile des coûts aux municipalités, que ce soit de façon directe ou indirecte, ce qui semble arriver constamment aux municipalités. Par exemple, la Ville de Toronto doit actuellement assumer les coûts liés à l’établissement des immigrants et à l’entretien des routes, ce qui ne fait pas partie de ses compétences. On peut mettre fin aux mandats non financés en établissant des ententes qui exigent des consultations sur les effets financiers des mesures législatives et qui comprennent des engagements à fournir les ressources nécessaires pour assumer de nouvelles responsabilités.
Comme troisième réforme, M. Hachard propose de renforcer les relations trilatérales. Encore une fois, étant donné que de nombreux dossiers relèvent de plusieurs administrations, les ententes trilatérales peuvent s’avérer utiles dans des champs de compétence comme le développement économique, la santé mentale et bien d’autres.
Ces quatre réformes permettraient aux municipalités d’avoir voix au chapitre et d’obtenir des résultats positifs pour leurs concitoyens.
Cependant, pour mettre en œuvre ces idées, il faut de la bonne volonté de la part des décideurs et des politiciens, et il faut essentiellement que les politiciens provinciaux soient prêts à céder certains pouvoirs. En ce qui concerne ma grande ville, Toronto, et ses relations futures avec Queen’s Park, je ne suis pas sûre qu’on verra cela arriver. Quand on sait qu’après les élections municipales du 26 juin, on pourrait se retrouver avec un nouveau maire dont les priorités et les approches diffèrent de celles du gouvernement provincial, il est difficile d’être optimiste quant à une collaboration future. J’espère sincèrement que l’avenir me donnera tort à ce chapitre.
J’ai commencé par évoquer des questions qui préoccupent les habitants de ma ville : le logement, le coût de la vie, les infrastructures municipales, les impôts, la criminalité, la violence armée, la circulation et les transports en commun. La bonne gouvernance et la coopération entre les trois ordres de gouvernement constituent une grande partie de la solution. Les politiciens doivent comprendre qu’il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle. En partageant le pouvoir, en travaillant ensemble et en donnant aux municipalités la possibilité de s’exprimer, on obtient de la bonne politique, de bonnes stratégies et une démocratie plus forte. Merci.
J’ai une question à vous poser.
Sénatrice Dasko, acceptez-vous de répondre à une question?
Oui.
Je comprends qu’il se fait tard. J’ai une brève question à vous poser. Le Canada n’est pas le seul pays où trois ordres de gouvernement se disputent le pouvoir, les ressources et la stabilité. Je pense à l’Allemagne, par exemple, et aux États-Unis. Y a-t-il un pays où la situation est pire que la nôtre?
C’est une excellente question, sénatrice Omidvar. Je n’ai pas de réponse étoffée à vous donner parce que je n’ai pas étudié cette question sur la scène internationale. Je crois toutefois que tout le monde ici est au courant des batailles et des conflits, en particulier entre les municipalités et les gouvernements provinciaux.
Au Sénat, nous avons des politiciens municipaux, d’anciens maires et des personnes qui se sont investies dans la politique municipale : ils ont parcouru ces corridors. Ils savent quels sont les problèmes, et ces problèmes sont vraiment très difficiles à régler.
Ce que je tente de faire valoir, c’est qu’il est possible de tirer son épingle du jeu en s’entendant bien avec les autres ordres de gouvernement. Les batailles ne sont pas inéluctables. Il est possible que les résultats soient avantageux pour tous. Par exemple, lorsque j’observe les politiciens fédéraux et provinciaux, de l’Ontario, je vois qu’ils peuvent très bien s’entendre ou se livrer bataille. Tout dépend de la situation politique. J’ai toutefois remarqué qu’il est possible pour deux ordres de gouvernement de très bien s’entendre, ce qui est avantageux pour tous, y compris pour eux.
Nous ne changerons pas la situation constitutionnelle du pays en ce qui concerne les champs de compétence. Je pense que nous devons composer avec ce que nous avons. Nous pouvons toutefois faire un bien meilleur travail, et c’est le point que je voudrais faire valoir. Merci.