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Le Sénat

Motion tendant à constituer un Comité spécial sur l'indépendance des poursuites judiciaires--Ajournement du débat

4 avril 2019


L’honorable André Pratte [ - ]

Conformément au préavis donné le 2 avril 2019, propose :

Qu’un Comité spécial sur l’indépendance des poursuites judiciaires soit formé pour examiner et faire rapport sur l’indépendance du Service des poursuites pénales du Canada et du procureur général du Canada;

Que le comité soit composé de six sénateurs du Groupe des sénateurs indépendants, de trois sénateurs conservateurs et d’un sénateur indépendant libéral, désignés par le Comité de sélection, et que le quorum soit constitué de quatre membres;

Que le comité examine et fasse rapport sur la séparation des fonctions du ministre de la Justice et de celles du procureur général du Canada, et sur d’autres initiatives visant à promouvoir l’intégrité de l’administration de la justice;

Que, de plus, le comité examine et fasse rapport sur les accords de réparation, tel que le prévoit la PARTIE XXII.1 du Code criminel, en particulier, l’interprétation appropriée des considérations d’intérêt économique national mentionnées au paragraphe 715.32(3) du Code criminel;

Que le comité soit habilité à convoquer des personnes, à obtenir des documents et des dossiers, à interroger des témoins et à faire publier au jour le jour les documents et témoignages dont il peut ordonner la publication;

Que, nonobstant l’article 12-18(1) du Règlement, le comité soit autorisé à se réunir même si le Sénat siège à ce moment-là;

Que, nonobstant l’article 12-18(2)b)(i) du Règlement, le comité soit habilité à se réunir du lundi au vendredi, même si le Sénat est alors ajourné pour une période de plus d’une semaine;

Que le comité soit habilité à faire rapport de temps à autre et présente son rapport final au plus tard le 1er juin 2019, et qu’il conserve tous les pouvoirs nécessaires pour diffuser ses conclusions dans les 30 jours suivant le dépôt du rapport final.

— Honorables sénateurs, je sais qu’il est tard. Je promets donc que mon intervention sera brève, même si elle fera peut-être un peu mal.

Honorables sénateurs, il y a un mois, quand j’ai pris part au débat sur la motion du sénateur Smith et l’amendement du sénateur Harder, j’ai dit qu’en tant que sénateurs, nous avons le devoir de chercher la vérité, et qu’en cherchant la vérité, nous servons les Canadiens.

Maintenant que nous disposons du témoignage écrit et de l’enregistrement de Mme Jody Wilson-Raybould ainsi que du témoignage écrit de M. Butts, nous connaissons plutôt bien la vérité dans tous ses détails. Cette vérité donne toutefois lieu à des interprétations très diversifiées. Nous devons soumettre ces interprétations à un examen rigoureux et objectif pour être en mesure de tirer des conclusions logiques et de trouver des solutions utiles.

Plus important encore, nous devons réfléchir soigneusement aux façons d’éviter que pareille situation se reproduise, car les controverses de ce genre minent la confiance des Canadiens envers l’administration de la justice. Le Sénat pourrait jouer un rôle complémentaire à ce chapitre.

La motion du sénateur Plett a des faiblesses semblables à celle du sénateur Smith. Elle reprend exactement le même libellé, à cela près qu’au lieu d’exiger que le comité entende une longue liste de témoins, elle en mentionne un seul, soit l’ancienne procureure générale. Honnêtement, après tout ce que nous avons déjà lu et entendu, je vois difficilement ce que nous pourrions apprendre de plus en faisant témoigner Mme Wilson-Raybould, mais certains espèrent évidemment continuer de mettre le gouvernement dans l’embarras.

D’un autre côté, le gouvernement...

Son Honneur le Président [ - ]

À l’ordre, s’il vous plaît.

Le sénateur Pratte [ - ]

D’autre part, le gouvernement souhaite mettre un terme à la controverse. En tant que Sénat indépendant, notre objectif ne devrait consister ni à prolonger ni à étouffer le scandale, mais plutôt à examiner attentivement les faits et leurs interprétations possibles, et nous devrions surtout suggérer une marche à suivre.

Chers collègues, les faits sont maintenant connus. Le comité dont je suggère la création ne devrait pas avoir à enquêter sur ce qui s’est passé, il devrait plutôt réfléchir sur le sens de ce qui s’est passé et sur les leçons que nous devons en tirer. Les pressions exercées sur la procureure générale étaient-elles inappropriées, oui ou non? Et surtout, sur la base de quels principes peut-on en conclure à cet égard? Comment s’applique la doctrine Shawcross dans le contexte moderne du Canada d’aujourd’hui? À l’avenir, est-il possible de préciser dans quelles rares circonstances le procureur général peut intervenir dans les affaires du Service des poursuites pénales?

Les accords de réparation prévus depuis peu au Code criminel méritent aussi qu’on s’y attarde. Parmi les questions qu’un comité spécial pourrait aborder, je pense à celle-ci : comment faut-il comprendre l’apparente contradiction entre, d’une part, l’un des objectifs de ces accords, qui est de, et je cite, « réduire les conséquences négatives de l’acte répréhensible sur les personnes — employés, clients, retraités ou autres — qui ne s’y sont pas livrées [...] » et, d’autre part, les facteurs que les procureurs ne doivent pas prendre en compte pour les infractions de corruption d’agents étrangers, en particulier l’intérêt économique national? Faudrait-il fournir des lignes directrices supplémentaires au Service des poursuites pénales en ce qui a trait à ces accords de réparation? Le Comité de la justice de l’autre endroit a entendu seulement cinq témoins sur ces questions de fond et n’a pas tiré de conclusion. Un comité sénatorial pourrait faire beaucoup mieux.

C’est ce que je propose dans la motion dont nous débattons à partir d’aujourd’hui. Certains diront qu’il s’agit de questions théoriques, juridiques ou techniques. Ces questions n’ont rien de théorique, il s’agit de questions de principe fondamentales et de politique publique en matière d’administration de la justice. Il faut y répondre si l’on veut vraiment comprendre le sens et la gravité de ce qui s’est passé, et proposer des moyens pour que cela ne se reproduise plus.

Certaines personnes prétendent que les fonctions de ministre de la Justice et de procureur général devraient être séparées et que seul le ministre de la Justice devrait être autorisé à assister aux réunions du Cabinet. Dans le contexte canadien, il s’agirait d’un changement important, sur lequel le comité spécial pourrait et devrait se pencher. Je signale que, au Royaume-Uni, où c’est la pratique depuis des décennies, il y a eu néanmoins quelques controverses concernant l’indépendance du procureur général.

Certaines personnes seront d’avis que le mandat du comité spécial s’apparente à la tâche confiée par le premier ministre à l’ancienne procureure générale Anne McLellan. C’est vrai, mais le mandat de Mme McLellan ne prévoit rien au sujet des accords de réparation. Chose plus importante encore, Mme McLellan ne relève pas du Parlement. Les conseils qu’elle donnera au premier ministre seront certainement très utiles, mais plusieurs têtes valent mieux qu’une. Qui plus est, elle ne fera pas son travail en public, contrairement au comité sénatorial spécial, qui, ainsi, sensibiliserait à la fois le public et les parlementaires à ces enjeux complexes.

Chers collègues, nous ne pouvons pas faire fi de cette controverse, peu importe l’interprétation que nous en faisons. Je sais que bon nombre d’entre nous se sentent coincés. D’une part, si nous adoptons la motion du sénateur Smith ou celle du sénateur Plett, nous donnerons l’impression de jouer le jeu de l’opposition. D’autre part, si nous ne faisons rien, les gens penseront que nous favorisons le gouvernement.

Voilà pourquoi j’essaie de proposer une approche sénatoriale différente, plus neutre. Si cette motion est adoptée, un comité spécial sera formé. C’est l’idée du sénateur Dalphond et c’est une bonne idée, car tous les autres comités, y compris le Comité des affaires juridiques, ont trop de travail.

Le mandat du comité est énoncé dans la motion. Le comité serait chargé d’examiner et de faire rapport sur l’indépendance du Service des poursuites pénales du Canada et du procureur général du Canada, de faire rapport sur la séparation des fonctions du ministre de la Justice de celles du procureur général du Canada, et sur d’autres mesures visant à promouvoir l’intégrité de l’administration de la justice. Il étudierait les accords de réparation, notamment la disposition qui exclut la considération de l’intérêt économique national.

Ce comité sénatorial spécial serait composé de six sénateurs du Groupe des sénateurs indépendants, de trois sénateurs conservateurs et d’un sénateur libéral indépendant. Ainsi, chaque groupe serait représenté dans la même proportion qu’au Sénat. Le comité présenterait un rapport au plus tard le 1er juin. Comme le temps presse, il pourrait siéger pendant que le Sénat siège et pendant les semaines d’intersession.

Honorables sénateurs, j’estime qu’il s’agit d’une approche équilibrée, rigoureuse et modérée, qui permettra d’éviter à la fois le cirque et la paralysie politiques. C’est vrai, il y a un risque bien réel que certains sénateurs emploient cette tribune à des fins partisanes. Je suis toutefois convaincu que la plupart des Canadiens souhaitent que ces questions fassent l’objet d’un examen indépendant et réfléchi et qu’ils ne seront pas tendres avec les sénateurs qui voudraient en profiter pour marquer des points.

Je propose cette motion afin que le Sénat ne reste pas sur la touche pendant que des questions fondamentales liées à l’administration de la justice nationale sont soulevées de toutes parts. Je propose cette motion dans l’espoir que le Sénat pourra faire ce qu’il sait le mieux faire, c’est-à-dire aller au fond des choses, procéder avec rigueur et objectivité et proposer des solutions. Je propose cette motion dans l’espoir, peut-être naïf, que même dans les conditions les plus difficiles, le Sénat saura faire son travail et son devoir en évitant la partisanerie.

Peut-être que la partisanerie est la seule arme qui vaille contre la partisanerie, mais j’espère que non. Voilà pourquoi je propose cette motion.

Le comité entendra-t-il Jody Wilson-Raybould? Invitera-t-il les membres du cabinet du premier ministre qui n’ont pas encore été entendus? Ce sera au comité de décider s’il juge que c’est nécessaire pour s’acquitter de son mandat.

Honorables sénateurs, continuons de montrer aux Canadiens qu’il y a moyen de faire de la politique autrement. Montrons-leur le vrai sens de l’expression « second examen objectif », même dans un contexte de controverse comme celui dans lequel nous sommes plongés.

Chers collègues, le Sénat doit relever le défi que les circonstances lui présentent. Il ne doit pas s’esquiver. Il ne doit pas se laisser paralyser par la crainte de la controverse ou de l’échec. Je remarque que, comme très souvent dans ma carrière, les gens sont tous contre moi, mais pour différentes raisons. Peu importe. Certes, la création de ce comité spécial comporte des risques, mais je cherche une voie non partisane, indépendante, objective, qui se définit autrement que par l’opposition à l’opposition.

Si l’action comporte des dangers, l’inaction, elle aussi, comporte des risques. Nous courons notamment le risque de passer pour une Chambre qui manque autant de courage que de pertinence. Quand on nous demandera où nous étions quand éclatait cette crise considérable, que répondrons-nous?

C’est tellement difficile d’écouter.

Son Honneur le Président [ - ]

À l’ordre.

Le sénateur Pratte [ - ]

Pourquoi n’essayez-vous pas d’écouter, pour une fois? Vous pourriez apprendre quelque chose.

Pour ma part, j’aimerais beaucoup pouvoir dire ceci : nous étions là, nous avons étudié la question en profondeur, avec objectivité et rigueur, et nous avons proposé des solutions. J’aimerais pouvoir dire ceci : tel est le Sénat indépendant d’aujourd’hui. Merci de m’avoir écouté.

Merci, sénateur Pratte. Je vous ai écouté très attentivement. Je trouve fort intéressant que vous ayez soudainement développé un vif intérêt pour le Service des poursuites pénales du Canada.

Dans votre discours, vous avez parlé de l’interprétation de la vérité. Du point de vue des parlementaires de ce côté-ci du Sénat, il n’y a qu’une seule vérité. Elle ne prête pas à l’interprétation. Malheureusement, depuis les derniers mois, le premier ministre et les membres du cabinet du premier ministre, qui relèvent de l’autre côté de la Chambre, ainsi que le greffier du Conseil privé passent leur temps à interpréter la vérité. C’est pourquoi nous avons aujourd’hui plus de questions que de réponses. C’est pourquoi, après plus de deux mois de cette triste affaire où le premier ministre du Canada fait l’objet, au quotidien, d’accusations d’entrave à la justice, les médias et la population canadienne continuent de poser des questions difficiles sans recevoir de réponses.

Nous avons obtenu bien peu de l’autre côté. Le plus haut fonctionnaire a remis sa démission, un homme qui a eu l’occasion de témoigner deux fois devant le Comité de la justice de la Chambre des communes. Nous avons perdu le secrétaire principal et plus proche conseiller du premier ministre, qui s’est aussi exprimé deux fois devant le même Comité de la justice. Il y a également l’ancienne procureure générale, qui se trouve au cœur de la tempête. Elle a présenté systématiquement des documents qui racontent comment elle a résisté... Ce n’est pas une question. J’interviens dans le débat.

Son Honneur le Président [ - ]

Honorables sénateurs, j’ai donné la parole au sénateur Housakos pour qu’il participe au débat. Ce n’est pas un préambule à une question, c’est une intervention.

En temps et lieu, nous apprendrons tous le Règlement du Sénat.

Plus important encore, en temps et lieu, le gouvernement apprendra aussi les règles relatives à un élément essentiel du Parlement, à savoir la séparation du judiciaire, du législatif et de l’exécutif.

En fin de compte, c’est le jeu qui est en train de se jouer ici, sénateur Pratte. Le gouvernement est dirigé par un premier ministre qui a empiété sur les principes parlementaires les plus sérieux. Le premier ministre a eu 23 prédécesseurs, et pas un d’entre eux n’a été accusé de ce crime si grave, d’une atteinte au privilège parlementaire, pas un. En 150 ans, aucun procureur général et ministre de la Justice n’avait auparavant accusé le premier ministre de s’être ingéré dans une poursuite criminelle. C’est du jamais vu.

À l’autre endroit, il y a un gouvernement majoritaire qui, au cours de cette législature, empêche le Comité de la justice de poser des questions difficiles à tous les témoins que le comité invite à comparaître devant lui.

Le sénateur Plett a présenté une motion très raisonnable. Les Canadiens et les médias de ce pays réclament justice et des éclaircissements. Depuis quelques semaines, tout ce à quoi nous avons eu droit de la part des sénateurs nommés par Trudeau et du leader du gouvernement, ce sont des manœuvres procédurales — nous savons ce qu’elles sont — comme des rappels au Règlement afin de faire traîner cette motion et d’empêcher qu’elle soit appliquée et que ceux qui ont été accusés d’une violation très grave soient convoqués devant un comité du Sénat. Oui, un comité indépendant, où les sénateurs nommés par Trudeau seront majoritaires et auront l’occasion de démontrer leur indépendance et de poser des questions à l’ancienne procureure générale et à tout autre témoin qui, à notre avis, serait en mesure de faire la lumière sur cette question particulière.

Je vais conclure parce que j’en ai beaucoup à dire sur cette question et je veux préparer un discours. Je tiens à dire que le Service des poursuites pénales du Canada existe depuis longtemps. Le ministère de la Justice existe depuis longtemps. Le processus de changement des règles de fonctionnement du ministère de la Justice est clair. Le cabinet et le ministre, aidés de fonctionnaires du ministère, peuvent présenter une mesure législative à la Chambre des communes. Cette mesure sera ensuite débattue à fond au comité de la justice, franchira toutes les étapes à la Chambre des communes, sera renvoyée au Sénat et étudiée par un comité sénatorial permanent, un comité qui existe depuis des années et qui est très respecté. Combien de fois les travaux de notre comité de la justice ont-ils été cités par la Cour suprême du Canada au cours des ans? Ceux du Comité de la justice de la Chambre des communes l’ont été plus souvent encore même. Nous n’avons donc pas besoin d’un comité spécial.

Nous allons créer un comité spécial simplement parce que Justin Trudeau est maintenant là et qu’il ignore les règles de fonctionnement du Parlement? Nous allons empiéter sur les droits et les privilèges du Comité de la justice de la Chambre des communes et du Comité des affaires juridiques du Sénat parce que Justin Trudeau n’est pas d’accord avec les règles? Son bilan montre que lorsqu’il agit de manière à violer les règles du Parlement, il change celles-ci. Le leader du gouvernement agit comme un représentant, mais il a été nommé leader du gouvernement au Sénat. Il l’a nommé leader du gouvernement parce que ce sont les règles.

Chers collègues, voilà un autre exemple des jeux auxquels on se livre dans cette enceinte : on serre les rangs et on défend le premier ministre, qui a fait une chose dont il doit répondre clairement et sans détour, comme le réclame le public canadien et la presse depuis des semaines.

Votre Honneur, je crois que plusieurs sénateurs de ce côté-ci de la Chambre en ont long à dire sur la question. Pour cette raison, je demande l’ajournement du débat pour le reste de mon temps de parole.

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