Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
24 février 2022
Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet du projet de loi S-205, qui a été présenté dans cette enceinte par mon collègue le sénateur Boisvenu, qui commence ici un autre chapitre dans la mission qu’il s’est donné de défendre les femmes violentées. Je salue son engagement de longue date.
Comme tout le monde, j’ai été horrifiée par les 18 présumés féminicides commis au Québec dans un contexte conjugal pour la seule année 2021. La violence conjugale est un fléau qui illustre à quel point nous n’avons pas atteint l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle peut même devenir une question de vie ou de mort. À l’échelle canadienne, selon Statistique Canada, 47 % des femmes victimes de meurtre ont été tuées par un partenaire intime, contre seulement 6 % pour les hommes.
Dix-huit féminicides, c’est 18 de trop, qui s’inscrivent bon an mal an dans une mer de 20 000 infractions contre la personne rapportées et commises au Québec dans un contexte de violence conjugale. C’est énorme et c’est extrêmement difficile à gérer pour les services policiers et le système de justice, qui sont toujours confrontés à des ressources limitées et à des évaluations de risques contenant une part de subjectivité.
Depuis des années, je m’interroge sur les solutions possibles à cette peur dans laquelle vivent trop de femmes.
Je ne suis pas une adepte de sentences minimales et de peines d’emprisonnement plus lourdes. La preuve n’a jamais été faite qu’une telle approche, encore plus punitive, aurait un effet dissuasif qui réduirait la criminalité.
J’ai toutefois constaté la peur envahissante des femmes victimes de violence conjugale au moment de la libération de leur conjoint ou ex-conjoint. J’en ai rencontré et je les ai écoutées. Elles revivent sans cesse des traumatismes, elles qui ont été épiées, surveillées, attaquées par un conjoint violent, et qui ont craint pour la sécurité de leurs enfants.
En attendant que les mentalités changent et que les agressions ne soient plus utilisées comme un outil de contrôle par des hommes violents, il faut absolument assurer une meilleure prévention et trouver un système qui encadre et protège le mieux possible les victimes.
C’est en ce sens que j’ai un préjugé favorable pour l’utilisation des bracelets antirapprochement, comme le propose le projet de loi S-205. Je les vois comme un outil de plus — mais pas une solution miracle — pour permettre aux victimes de ne pas vivre dans la terreur quand leur ex-conjoint est remis en liberté. Plusieurs groupes de femmes réclament ces bracelets antirapprochement depuis des années.
Toutefois, il est important de noter que le projet de loi S-205 permettrait à un juge d’imposer à un accusé le port du bracelet électronique à toutes les étapes du processus judiciaire, y compris avant le verdict. Or, après consultation, il me semble qu’il serait plus prudent que ce bracelet fasse seulement partie des conditions de remise en liberté des personnes reconnues coupables de violence conjugale, du moins, dans un premier temps. J’y reviendrai.
Il me semble également que l’ajout du bracelet pourrait représenter une utilisation judicieuse de nos progrès électroniques. Pour une fois, cette utilisation serait axée sur l’intérêt public dans le but de protéger des personnes vulnérables, et non pour faire de la surveillance abusive, qu’elle soit commerciale ou sécuritaire.
Certains s’inquiètent et se demandent si ces dispositifs de surveillance sont trop intrusifs, et s’ils pourraient nuire à la réhabilitation des contrevenants. Si l’on se fie à l’étude de la criminologue espagnole Lorea Arenas, il semble que ces inquiétudes ne sont pas fondées. Les contrevenants interrogés jugent que le port de ce bracelet n’est pas une sanction plus grave que la prison. Ils considèrent qu’il y a plus d’avantages à vivre à l’extérieur de la prison, même si ce bracelet, porté 24 heures sur 24, peut être inconfortable ou nuire à leur vie de famille.
Le bracelet électronique fonctionne par géolocalisation. Il se compose de deux parties : un bracelet porté par le contrevenant et un dispositif qui est en possession de la victime. Le dispositif prévoit deux zones : une zone de préalerte et une zone d’alerte. Dès que le contrevenant pénètre dans la zone de préalerte, il reçoit un appel lui indiquant de rebrousser chemin. S’il n’obéit pas et pénètre dans la zone d’alerte, l’intervention policière est déclenchée.
Ce qui est rassurant dans la façon dont ce bracelet devrait être utilisé, c’est qu’il met les femmes au cœur de la prise de décision. En effet, le paragraphe 2(3.1) du projet de loi S-205 prévoit que, avant toute décision du juge de paix, les victimes devront être consultées sur leurs besoins en matière sécurité.
Comme je le disais plus tôt, il ne faut toutefois pas voir le bracelet électronique comme une panacée. Certes, il a eu des résultats très positifs en Espagne, où seulement 2 des 800 femmes munies du dispositif antirapprochement ont été tuées. Cependant, d’autres critères ont pu jouer un rôle, comme la présence de tribunaux spécialisés, la formation des juges, l’encadrement des victimes et les ressources policières.
Je note que le projet de loi présenté par le sénateur Boisvenu va plus loin que le projet de loi no 24, qui est actuellement à l’étude à l’Assemblée nationale du Québec. Le Québec souhaite imposer le port de ce bracelet aux agresseurs qui ont été condamnés pour violence conjugale, qui purgent leur peine dans une prison provinciale et qui sont admissibles à une libération conditionnelle.
Le projet de loi S-205 veut étendre cette utilisation aux prévenus dans un contexte de violence conjugale.
Or, selon les expertes à qui j’ai parlé, cette utilisation du bracelet avant le verdict est beaucoup plus controversée. Je cite d’abord le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, au Québec :
[…] dans nombre de cas, ces ex-conjoints tentent par tous les moyens de maintenir leur emprise sur leur ex-partenaire. C’est d’ailleurs au moment de la séparation, lorsqu’ils ont le sentiment que celle-ci leur échappe, que les risques de létalité, pour la femme et pour ses enfants, sont les plus grands.
Les conjoints violents sont plus dangereux, plus susceptibles de passer à l’acte quand il y a un changement dans leur situation. Cela peut se produire au moment de la séparation ou de la dénonciation à la police, quand ils perdent le contrôle sur leur conjointe, quand leur vie s’écroule et que les problèmes financiers et d’hébergement s’accumulent.
Or, en général, tout cela se passe avant le procès, donc avant que le verdict soit prononcé. Selon les consultations que j’ai menées, c’est à ce moment-là que la remise en liberté avec un bracelet antirapprochement serait trop risquée, car elle peut donner un faux sentiment de sécurité à la victime face à un ex-conjoint qui représente encore un trop grand danger.
Une alarme au poste de police ne garantit pas une intervention assez rapide pour éviter tous les drames. Pour cette raison, toujours selon les personnes que j’ai consultées, il vaut mieux garder les prévenus en prison plutôt que de les libérer avec un bracelet à la cheville.
Je cite à nouveau le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, à propos de l’utilisation du bracelet avant procès :
[…] on pourrait être tenté d’utiliser le BAR [bracelet antirapprochement] alors qu’autrement on aurait gardé le conjoint violent en détention en raison des risques qu’il comporte pour son ex-conjointe ou ses enfants.
Dans bien des cas, le niveau de dangerosité des hommes violents diminue avec le temps qui passe, et ce, particulièrement après qu’ils ont purgé une peine. Les autorités sont alors mieux placées pour évaluer le véritable risque qu’une remise en liberté entraîne, car ces hommes sont suivis plus longtemps et par différents intervenants. Le bracelet antirapprochement apparaît alors comme un outil utile que l’on met à la disposition des services correctionnels.
Par ailleurs, un autre élément suggère que les bracelets électroniques ne sont pas une panacée, surtout au Canada, en raison de la faible densité humaine dans bien des régions de notre grand pays.
Dans les villes, où la densité est élevée et les distances sont courtes, on peut imaginer que la police est en mesure d’intervenir à temps si le signal d’alerte indique que le contrevenant est entré dans la zone proscrite. Cependant, le bracelet pourrait s’avérer beaucoup moins efficace dans les zones rurales, où les services policiers sont dispersés et les distances à franchir sont plus grandes. En cas d’alerte, il est loin d’être certain que les policiers pourraient se rendre à temps à la victime. De plus, les régions éloignées sont très mal desservies par les réseaux cellulaires.
Cela étant dit, il est clair que la seule possibilité qui existe en ce moment, soit une ordonnance au prévenu de ne pas troubler la paix — ce que l’on appelle communément un 810 —, est tout sauf un gage de sécurité pour les femmes.
Toutes les parties prenantes nous ont dit que les nombreuses plaintes des victimes pour non-respect de conditions sont souvent sans suite, et il n’y a pas de mécanisme de surveillance proactif, faute de personnel.
Les femmes violentées ne veulent pas toujours avoir recours aux tribunaux pour obtenir justice. C’est un processus long et ardu, qui, dans bien des cas, prolonge le traumatisme. Elles veulent passer à autre chose; c’est ce qui rend le bracelet électronique si séduisant, mais il serait sans doute plus prudent d’y aller par étapes.
D’abord, il faudrait évaluer comment cet outil fonctionne pour les libérations conditionnelles après verdict, et ce, avant de l’utiliser dans les cas où l’évaluation du risque posé par l’agresseur est plus difficile à faire.
Je suis consciente que plusieurs féminicides surviennent bien avant le procès, et que l’on reste aux prises avec des instruments de contrôle inadéquats à court terme.
En raison de la présomption d’innocence, la majorité des accusés sont rapidement libérés sous condition. C’est ici que des évaluations sérieuses de leur dangerosité sont essentielles. Le projet de loi S-205 prévoit qu’un juge peut imposer une thérapie liée à la violence familiale ou à la toxicomanie à un prévenu à l’étape de la liberté provisoire.
Je n’ai pas consulté d’experts sur cette question, et je les laisserai se prononcer sur l’efficacité et la légalité des thérapies imposées avant une sentence.
Pour conclure, je crois que le projet de loi de mon collègue mérite un examen sérieux en comité. Il faut trouver un équilibre pragmatique dans les mesures déployées et ne pas céder à l’effet de mode d’un nouveau gadget — qui n’est pas non plus sans risque.
C’est la protection réelle des victimes qui doit primer, dans le respect de nos droits et libertés.
Merci.
Est-ce que vous accepteriez de répondre à une question du sénateur Boisvenu?
Certainement.
Merci beaucoup, madame la sénatrice.
J’ai beaucoup aimé lire votre mémoire. Par contre, j’ai quelques questions sur certaines informations que vous nous avez livrées.
Oui, il est vrai que la majorité des femmes, pratiquement les trois quarts, sont assassinées avant que la personne inculpée puisse comparaître devant un juge. Il faut aussi comprendre que, dans la majorité des cas, il n’y aura pas de procès et que l’on imposera plutôt un 810, soit une ordonnance de ne pas troubler la paix.
Beaucoup de ces femmes ne verront donc jamais leur mari, conjoint ou ex-conjoint comparaître devant un juge et subir un procès.
Les 810, dans bien des cas, ont remplacé le processus du procès. Donc, sans l’aide d’un outil de surveillance comme celui que je propose dans le projet de loi, je crois qu’on risque d’avoir un bilan énorme, dans quelques années, pour ce qui est des femmes assassinées.
Cela dit, vous dites dans votre mémoire que le bracelet électronique peut être dangereux et, dans la même phrase, vous affirmez qu’en Espagne, parmi les 800 femmes dont les cas ont été étudiés — du moins pour les femmes qui portaient le bracelet électronique —, il n’y a eu que deux meurtres.
Ne voyez-vous pas une contradiction dans ces deux affirmations, soit de dire que, d’un côté, « le bracelet est dangereux » et que, d’un autre côté, il n’y a eu que deux meurtres en Espagne, qui utilise le bracelet électronique depuis près de 15 ans?
Je vous remercie de votre question.
Comme je l’ai dit lors de mon allocution, il y a d’autres critères qui sont en cause dans la situation en Espagne qu’il faudrait probablement prendre en compte pour faire une étude plus sérieuse sur l’impact du bracelet dans un encadrement beaucoup plus important que le nôtre. Voilà une première chose.
Cela dit, vous avez raison de dire que j’ai des réserves, j’ai des réserves, parce que, comme vous le savez, le gouvernement du Québec, qui a fait une analyse poussée de la situation, a lui aussi déterminé que cet outil qu’est le bracelet électronique lui servirait après le verdict.
Évidemment, je ne connais pas toutes les raisons, mais je suis assez sûre que le problème que j’ai soulevé est à la source de leurs inquiétudes. Pour l’instant, il faut comprendre comment ce bracelet électronique fonctionne.
Si on le donne en grande quantité à des prévenus dont on n’a pas mesuré la dangerosité, le danger, justement, c’est que les victimes se croient protégées par un bracelet et qu’elles prennent alors plus de risques. C’est cela qui est dangereux, sénateur Boisvenu, soit qu’en fin de compte, les victimes fassent trop confiance à un outil qui ne les protège pas totalement. La présence de cet outil pourrait faire en sorte que des juges libèrent davantage des prévenus qui sont, en fait, dangereux.
Or, sur ce point, je pense qu’il faut être prudent et y aller par étapes dans la mise en place de cet outil.
Est-ce que la sénatrice accepterait de répondre à une autre question?
Oui.
La raison pour laquelle Québec n’applique le bracelet qu’à ceux qui sont reconnus coupables, c’est parce qu’il n’a pas compétence sur ceux qui sont accusés.
Voici ma dernière question : vous dites que le bracelet électronique s’appliquerait aux délinquants incarcérés sous responsabilité fédérale.
Ce n’est pas du tout le cas, mon projet de loi s’applique plutôt à tous ceux qui sont mis en accusation. Pourquoi avez-vous mentionné dans votre mémoire que le projet de loi s’applique aux détenus qui sont incarcérés sous responsabilité fédérale?
Je suis désolée, sénatrice Miville-Dechêne, mais votre temps de parole est écoulé.