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Le Code criminel

Deuxième lecture--Suite du débat

7 février 2023


L’honorable Chantal Petitclerc [ - ]

Avant de commencer mon intervention, je tiens à vous dire, sénatrice Boyer, à quel point je vous suis reconnaissante non seulement du travail que vous faites, mais aussi de ce discours aussi éloquent que nécessaire. Meegwetch.

Honorables sénatrices et sénateurs, c’est pour appuyer le projet de loi S-251 du sénateur Kutcher, dont l’objectif est d’abroger l’article 43 du Code criminel, que je prends aujourd’hui la parole. Cet article, on s’en souviendra, permet en principe à tout instituteur, parent ou tuteur d’exercer une force dite « raisonnable » sur un enfant à sa charge.

Déjà en 2017, j’étais intervenue sur un projet de loi semblable présenté par la sénatrice Hervieux-Payette. Mon opinion n’a pas changé. Je suis de celles et ceux qui croient que l’article 43 est désuet et qu’il n’a plus sa raison d’être dans notre droit pénal. Le message implicite et ambigu qu’il envoie est que la force est encore un outil utile et justifiable pour contraindre un enfant à se conformer aux règles.

Compte tenu de la vulnérabilité des enfants, nous avons la responsabilité de les protéger contre toutes les formes de châtiment corporel, quelles que soient leur nature et leur sévérité. Les Canadiens de tous âges doivent se sentir et se savoir protégés, de leur premier à leur dernier jour sur terre.

La question de savoir si l’article 43 devrait être maintenu ou abrogé a trait à la façon dont nous voulons vraiment que les enfants soient traités dans la société canadienne.

Le Code criminel est un document évolutif qui nous aide collectivement à faire la distinction entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Il régit de nombreux aspects de notre vie en société en s’appuyant sur les valeurs et les principes qui nous sont chers et qui sont, bien sûr, en constante évolution.

La règle qui autorise la correction légitime a été incluse dans la première version du Code criminel, en 1892. Comme bien des gens l’ont dit avant moi dans leurs discours, c’était une autre époque, où l’usage d’une force excessive était acceptable dans bien des aspects de la société, y compris pour éduquer et discipliner les enfants.

Fort heureusement, une société n’est pas figée. Elle apprend, elle s’améliore et elle se transforme à travers l’expérience sociale, la recherche et la protection des droits. Ces évolutions et transformations sont volontaires et se répercutent dans les règles de droit, qui sont à leur tour modifiées pour refléter la réalité du moment. C’est à cet exercice que nous invite le projet de loi S-251.

Le sénateur Gold, durant le récent débat sur le projet de loi C-5, qui vise à abroger certaines peines minimales, a évoqué, et je cite :

[...] la compétence exclusive du Parlement pour ce qui est de définir des politiques et d’adopter des lois encadrant le droit en général [...]

De même, la Cour suprême a reconnu cette prérogative au Parlement à plusieurs reprises.

Ainsi, le Parlement a choisi d’apporter un certain nombre de modifications au Code criminel en ce qui concerne des enjeux cruciaux. À titre d’exemple : en 1969, la décriminalisation des avortements médicamenteux; en 1972, l’abolition des coups de fouet comme peine criminelle; en 1976, l’abolition de la peine de mort; et, plus récemment, la légalisation du cannabis et de l’aide médicale à mourir.

La compétence exclusive du Parlement a été pleinement exercée dans tous ces dossiers afin de tenir compte de notre réalité sociale en constante évolution.

Le Sénat avait d’ailleurs très bien compris ce que signifiait cette compétence exclusive. La Cour suprême avait déjà statué sur la constitutionnalité de l’article 43 et limité son usage en 2004 dans la décision Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général). Quatre ans après cette importante décision, le Sénat a même adopté à l’étape de la troisième lecture le projet de loi S-209, qui limitait davantage la portée et l’utilisation de l’article 43. Or, ledit projet de loi est mort au Feuilleton à l’autre endroit lorsque des élections ont été déclenchées.

Soyons clairs : en ce début de l’an 2023, la fessée n’est toujours pas interdite au Canada. L’état de droit actuel nous dit qu’il est interdit d’infliger un châtiment à un enfant à l’aide d’un objet ou en lui assénant un coup à la tête. Est-ce une protection suffisante pour nos enfants? Je ne le crois pas, car tant et aussi longtemps que l’article 43 existera, le châtiment d’un enfant de 2 à 12 ans au moyen d’une fessée de force modérée exécutée à main nue sera toléré — et non interdit — au Canada. C’est écrit noir sur blanc sur le site Web de Justice Canada, sous le titre « Droit criminel et contrôle du comportement d’un enfant ». Sur cette page, on trouve la question « La fessée est-elle illégale? » Permettez-moi de lire la réponse fournie :

La fessée est une forme de châtiment corporel que certains parents infligent aux enfants et qui, selon les circonstances, pourrait être illégale. En raison de l’article 43, la fessée n’est pas nécessairement une infraction criminelle si les directives de la Cour suprême du Canada sont suivies. En revanche, dans certaines circonstances, elle pourrait quand même être considérée comme étant de la violence envers les enfants en vertu des lois provinciales et territoriales et pourrait amener les autorités de protection de l’enfance à intervenir.

Autant de nuances et de zones grises me rendent très mal à l’aise, comme c’est le cas pour beaucoup d’autres ici. Je suis d’accord avec les experts qui nous disent que décourager le recours à la fessée ne suffit pas. Il faut l’interdire. Ce projet de loi nous en donne l’occasion.

En 1998, l’ancien ministre de la Justice Allan Rock a dit ce qui suit dans une lettre en réponse à la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, et je cite :

L’article 43 ne cautionne ou n’autorise en aucun cas les mauvais traitements physiques à l’égard des enfants. Il tente toutefois de parvenir à un équilibre en protégeant les enfants contre les mauvais traitements tout en permettant quand même aux parents de corriger leurs enfants dans les limites contemporaines qui sont acceptables aux yeux de la société canadienne.

Je répète : « dans les limites contemporaines ».

Aujourd’hui, en 2023, avec ce que l’on sait, quelles sont ces limites contemporaines qui étaient peut-être acceptables, même en 1998, mais qui ne le sont plus?

Je veux bien croire que, un quart de siècle plus tard, nos limites contemporaines ont évolué à la suite de recherches fondées sur des données probantes et de notre engagement à l’égard des droits des enfants.

De plus, honorables collègues, si, comme moi, vous vous êtes demandé comment déterminer ce qu’est la force raisonnable, voici une réponse fournie par Wayne Renke, un professeur en droit criminel de l’Université de l’Alberta : « L’interprétation de ce qui est raisonnable évolue au même rythme que la société. »

À la lumière de ces constats, la question principale que pose le projet de loi du sénateur Kutcher est la suivante : est-ce que nous, parlementaires du XXIe siècle, jugeons qu’il est acceptable qu’une disposition de droit pénal canadien qui date du XIXe siècle, et qui permet à un parent ou à un enseignant de lever la main sur un enfant âgé de 2 à 12 ans, a sa place aujourd’hui, en 2023? C’est la première question de fond à laquelle ce projet de loi nous invite à répondre.

La deuxième question est la suivante : l’article 43 est-il une réelle protection ou un moyen de défense utile et nécessaire?

Il existe deux scénarios possibles. Dans le premier, un adulte responsable, dans l’urgence du moment, doit recourir à la force pour assurer la sécurité d’un enfant. Dans ce scénario, il me semble clair que l’adulte est protégé par la loi. Je peine à imaginer qu’un parent ou un éducateur qui retient un enfant imprudent, lui évitant ainsi un accident, mais lui causant des blessures, aura besoin d’une disposition comme l’article 43 pour éviter des poursuites fort peu probables.

Dans un scénario différent, si le parent ou l’enseignant avait une intention abusive, l’article 43 ne pourrait être d’aucune utilité devant un juge. C’est, dans ce cas, une fausse protection.

Donc, si l’on agit spontanément pour assurer la sécurité d’un enfant, nul besoin de l’article 43 pour se protéger.

Si l’on abuse de notre force et de notre pouvoir contre un enfant, l’article 43 ne pourra pas nous servir de défense.

De plus, puisque les recherches et l’époque à laquelle on vit nous disent qu’aucune force n’est « raisonnable » quand il s’agit de discipliner un enfant, à quoi sert donc cet article 43, à part justifier une manière d’agir dépassée, et peut-être nos propres insécurités?

Pourquoi ne pas abroger l’article et laisser au juge, lorsque des accusations sont déposées, le soin de déterminer la gravité des faits et d’établir si la correction infligée ou la force employée l’ont été dans des limites raisonnables?

J’espère que le renvoi du projet de loi au comité donnera l’occasion de faire la lumière sur la façon dont ce moyen de défense a été employé devant les tribunaux jusqu’à maintenant — quelles étaient les circonstances, quelle est la fréquence et quels sont les résultats. Une étude par le comité permettrait de mettre à jour nos connaissances et notre interprétation juridique de ce que sont les concepts du « droit de correction », de la « légitime défense » et du « recours à la force dans des limites raisonnables ».

En terminant, j’affirme qu’il n’y a pas de bonne raison de conserver cet article, et, à l’inverse, qu’il y a plusieurs bonnes raisons de l’abroger.

Abroger l’article 43, c’est transmettre un message à tous les Canadiens, qui dit qu’il est possible de guider le comportement d’un enfant sans utiliser quelque forme de discipline physique que ce soit.

Dieu merci, l’époque où les enfants étaient des citoyens de deuxième catégorie que l’on voulait contrôler à tout prix est loin derrière nous.

Plus on va de l’avant, plus on parle de croissance personnelle, d’autonomie et de développement des forces de nos jeunes.

Regardez les résultats. Ils sont fantastiques, nos jeunes, quand ils viennent dans cette Chambre et dans nos bureaux. Ils ont plein de questions, d’initiative et de curiosité. Ne doit-on pas tout faire pour qu’ils s’épanouissent en toute sécurité?

Abroger l’article 43 équivaut à écouter la science. La science fondée sur des preuves a évolué depuis 2004, l’année où la Cour suprême a rendu son jugement. On comprend mieux aujourd’hui les conséquences psychologiques de la violence — sous toutes ses formes — sur les individus. Les avis modernes d’experts ne reconnaissent aucune valeur éducative aux châtiments corporels. Ils sont non seulement contre-productifs, mais aussi, et surtout, nuisibles pour le développement affectif. Ce fait a été, comme vous le savez, amplement démontré par le sénateur Kutcher et d’autres.

Abroger l’article 43, comme nous l’a rappelé la sénatrice Moodie, c’est se conformer à nos obligations internationales en donnant aux enfants canadiens le statut qui leur est conféré par les traités et conventions que nous avons ratifiés.

Enfin, l’abrogation de l’article 43 répondra à l’appel à l’action no 6 de la Commission de vérité et réconciliation. Le gouvernement du Canada s’est engagé à appuyer toutes les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation, dont l’une demande l’abrogation de l’article 43. Ce projet de loi nous donne l’occasion d’apporter notre contribution, une occasion qu’il ne faut pas manquer.

J’espère sincèrement que ce projet de loi sera vite renvoyé en comité. Je disais ce qui suit en 2017 et je le redis :

Honorables collègues, nous ne serons pas inondés de centaines de courriels au sujet de ce projet de loi. C’est normal, parce que les principaux intéressés ne savent même pas encore écrire…

— et encore moins voter —

… — ce qui montre à quel point ils sont vulnérables et, par conséquent, à quel point nous sommes responsables de leur protection.

L’intérêt des adultes ne doit jamais l’emporter sur la protection des enfants.

Je vous laisse, chers collègues, sur ces paroles fortes de Nelson Mandela : « Nous devons à nos enfants — les citoyens les plus vulnérables de la société — une vie exempte de violence et de peur. »

Meegwetch. Merci

Son Honneur la Présidente intérimaire

Avant de poursuivre, honorables sénateurs, il est presque 18 heures. Conformément à l’article 3-3(1) du Règlement, je dois quitter le fauteuil jusqu’à 20 heures, à moins que vous ne souhaitiez, honorables sénateurs, ne pas tenir compte de l’heure. Vous plaît-il de faire abstraction de l’heure?

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