Projet de loi sur l'apprentissage et la garde des jeunes enfants au Canada
Troisième lecture--Débat
7 décembre 2023
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui dans ce lieu de réflexion calme et serein pour appuyer le projet de loi C-35, Loi relative à l’apprentissage et à la garde des jeunes enfants au Canada. Ce projet de loi est conforme aux objectifs du Cadre multilatéral d’apprentissage et de garde des jeunes enfants, qui a établi une vision transformatrice pour le Canada, une vision où chaque enfant peut avoir accès à l’environnement enrichissant qu’offrent des services d’éducation préscolaire et de garde d’enfants de qualité.
C’est bien connu que les premières années de la vie d’un enfant sont cruciales. Comme le souligne le cadre multilatéral, des systèmes d’éducation préscolaire et de garde d’enfants de qualité sont essentiels pour promouvoir le développement social, affectif, physique et cognitif des jeunes enfants. Ces expériences formatrices ont effet important sur leur apprentissage, leur comportement et leur santé tout au long de leur vie, en particulier pour les enfants vulnérables.
Ancré dans ces principes, le projet de loi C-35 est un engagement à mettre en place un système national de grande qualité qui soit accessible, abordable, flexible et inclusif, comme le prévoit le cadre, qui repose sur ces principes, ce qui nous garantit que les systèmes respecteront et valoriseront la diversité, tout en répondant aux besoins des enfants issus de milieux différents, y compris ceux qui sont handicapés et ceux qui appartiennent à des communautés autochtones ou des communautés linguistiques en situation minoritaire.
Chers collègues, une grande partie du débat sur ce projet de loi a été, à mon avis, un effort collectif visant à faire en sorte que le texte à adopter ne néglige ou n’ignore pas ces groupes d’enfants et, de plus, qu’il ne néglige ou n’ignore pas les droits garantis par la Charte, les droits de la personne, les droits des Autochtones et les obligations fondées sur des droits issus de traités, qui sont conférés à ces enfants par la citoyenneté ou un traité. L’amendement que nous avons adopté hier vise à respecter ces obligations.
Même si cet amendement est adopté, nous ne pouvons pas relâcher notre vigilance.
Aujourd’hui, je tiens à souligner à quel point il est impératif que nous affirmions les obligations actuelles fondées sur les droits, non seulement dans ce projet de loi, mais, de façon plus générale, dans toutes les délibérations futures, les obligations existantes fondées sur les droits des minorités. C’est notre rôle fondamental en tant que sénateurs.
En ce qui concerne le projet de loi C-35, je vais commencer par parler de l’obligation de la Couronne envers les enfants autochtones. Voici ce qu’écrivaient dans un rapport de 2019 Regine Halseth et notre collègue l’honorable sénatrice Greenwood, avant qu’elle ne se joigne au Sénat :
Par ailleurs, il existe des facteurs structurels et systémiques uniques qui soit favorisent soit freinent le développement des enfants autochtones, dont l’absence de systèmes de santé, d’éducation, de protection de l’enfance et de services sociaux axés sur la collectivité, culturellement sûrs et accessibles; l’absence de lois, politiques et ententes qui visent les environnements familiaux ou communautaires (mal)sains; des différends non résolus concernant le partage des compétences entre les différents ordres de gouvernement à l’égard des programmes de financement et des services destinés aux Autochtones.
Dans le cadre d’un système global d’éducation scolaire et de garde d’enfants, il faut tenir compte de ces facteurs et s’assurer particulièrement de résoudre les préoccupations liées aux champs de compétence. Pourquoi? Il faut y voir parce que c’est dans l’intérêt des enfants et de la réconciliation et parce cela respecte les traités et les droits inhérents des peuples autochtones.
Je repense aux paroles du regretté Danny Musqua, un aîné de la Première Nation des Saulteaux qui s’était fait le porteur d’une histoire lui ayant été transmise oralement par son grand-père, qui était présent lors des négociations du Traité no 4 tenues en 1874 à Fort Qu’Appelle, localité maintenant située en Saskatchewan. Son grand-père lui racontait ceci :
[un intervenant âgé des Saulteaux] s’est informé au sujet de « l’érudit » qui prenait des notes pour les commissaires au traité. Quand on lui a dit que c’était un érudit, l’aîné s’est exclamé : « Voilà ce que je souhaite pour mes enfants. C’est ce genre d’éducation que mes enfants doivent avoir. »
L’aîné espérait qu’ils seraient intégrés à la nouvelle économie et non assimilés. C’est plutôt à l’assimilation qu’il a eu droit.
On ne saurait trop insister sur l’importance que revêtent la langue et la culture quand il s’agit de l’éducation scolaire et préscolaire des enfants autochtones. L’éducation des jeunes enfants n’est pas seulement la voie vers un avenir réussi. Elle peut aussi concrétiser et cristalliser leur patrimoine culturel, leurs traditions et leur identité.
Nous voulons que les langues et les cultures autochtones soient intégrées dans les services d’éducation préscolaire et de garde d’enfants dont il est question ici. Les services de garde d’enfants favorisent le sentiment d’appartenance des jeunes autochtones en plus de promouvoir leur identité et d’assurer la vitalité de leurs langues pour les générations futures.
En Saskatchewan, comme dans les autres provinces des Prairies, les communautés autochtones sont jeunes et en pleine croissance. En février 2007, en ma qualité de commissaire aux traités pour la Saskatchewan, j’ai présenté au gouvernement fédéral un rapport sur les succès et les difficultés découlant de la mise en œuvre du pacte créé par les traités. Ce document disait que:
[...] les Premières Nations parviennent difficilement à conserver leurs langues, leurs cultures et les enseignements importants de leurs aînés afin de parvenir à des formes concrètes de gouvernance, à l’autonomie économique et à une vie saine de la personne au sein d’une famille saine et dans une communauté saine. Ces difficultés ne correspondent pas à ce qui leur avait été promis avec les traités.
Pour les Premières Nations de la Saskatchewan, la langue est essentielle à la compréhension des traités no 4, 5, 6, 8 et 10, qui couvrent chaque mètre carré de la province de la Saskatchewan. L’un des principes fondamentaux à cet égard est le suivant : « Les Premières Nations ont des perspectives et des conceptions distinctes qui découlent de leur culture et de leur histoire, et qui s’incarnent dans les langues autochtones ».
Le fait de répondre aux besoins uniques en matière de culture et de langue est un élément crucial des relations issues des traités. Cela témoigne de l’engagement à la réconciliation, en plus d’assurer le bien-être et le développement à long terme des enfants autochtones.
L’éducation, surtout dans les premières années, est une passerelle vers la compréhension, le respect et la réconciliation. C’est un outil puissant qui peut nous aider à combler les lacunes créées par les injustices historiques et qui respecte l’esprit et l’intention des traités. Les traités ne sont pas des vestiges du passé. Ils sont en fait des documents vivants, et les principes qu’ils contiennent sont aussi valables aujourd’hui que le jour où ils ont été conclus.
Dans cette enceinte, on a beaucoup analysé la réconciliation et on a beaucoup parlé notamment de réconciliation économique. Les anciens de ma province appellent également à une réconciliation spirituelle, qui passe par l’affirmation des traditions culturelles et spirituelles des Premières Nations de la Saskatchewan et par des mesures concrètes visant à rétablir les valeurs, les langues et les cérémonies culturelles traditionnelles.
Je pense que cet investissement contribuera également à l’autosuffisance de la génération actuelle et des générations futures dans la culture crie. C’est ce que l’on appelle pimâihisowin, dont une partie est la poursuite de iyinîswin, la capacité à développer un esprit clair.
En juin dernier, la Greater Saskatoon Catholic School Division a annoncé la construction d’une nouvelle école, la St. Frances Cree Bilingual Elementary School. Cette école existe déjà, mais dans un autre bâtiment.
L’école compte 700 élèves. Mark Arcand, le chef du Conseil tribal de Saskatoon, a dit que l’école primaire bilingue crie St. Frances est la plus grande école de langue crie du Canada, peut‑être même du monde. J’espère que cette école servira d’exemple et qu’elle encouragera l’enseignement et les services de garde en langues autochtones.
De façon plus générale, le projet de loi C-35 doit permettre à tous les enfants de développer un esprit vif. Le projet de loi et le cadre s’appliquent à l’ensemble des enfants.
L’étude et les débats du Sénat se sont concentrés sur la reconnaissance et le développement des programmes d’éducation préscolaire et de garde d’enfants qui sont adaptés à tous les enfants sur le plan culturel et linguistique. Il faut donc investir dans des programmes qui sont élaborés en partenariat avec toutes les communautés, dans le respect de leur culture, de leur identité et de leur langue. Il faut également tirer des leçons de ce qui se fait ailleurs, comme cela a été souligné devant le comité sénatorial, pour prévenir la marchandisation des services de garde, surtout les approches qui pourraient négliger ou sous-estimer l’importance des services adaptés à la culture.
Les réunions du comité sénatorial sur le projet de loi C-35 ont souligné encore plus l’importance de recueillir dans les meilleurs délais des données complètes, valides et comparables. De telles données sont cruciales si l’on veut surveiller, évaluer et améliorer l’efficacité des services d’éducation préscolaire et de garde d’enfants au Canada.
Lors des réunions du comité, on a également souligné l’importance de veiller à l’égalité des chances et à l’accès pour les enfants handicapés, comme l’exigent les principes de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées. D’ailleurs, en 2012, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Moore, a décrit les paramètres concernant les mesures d’accommodement des enfants ayant des troubles d’apprentissage dans le système d’éducation. De façon plus large, le tribunal a affirmé que les programmes devaient être fondés sur les besoins individuels subjectifs de chaque enfant.
En tant qu’ex-commissaire en chef de la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan, je peux vous dire que, même si la jurisprudence en matière d’accommodement des enfants handicapés a fait un bon en avant grâce à l’arrêt Moore, le financement, la prestation et le suivi dans le système — les données pertinentes — demeurent très nébuleux. Il nous reste à espérer que le dicton voulant que « ce qui peut être mesuré peut être géré » s’avère et que les résultats soient, je l’espère, favorables.
Je suis conscient du débat du comité permanent sur le respect des droits linguistiques et du bilinguisme, en particulier dans des provinces comme le Nouveau-Brunswick, qui dispose d’un statut constitutionnel unique concernant ses deux communautés linguistiques. Cela correspond à notre engagement national et à nos obligations en vertu de la Charte de soutenir les possibilités en matière d’éducation pour les citoyens des communautés de langue officielle en situation minoritaire tout au long de leur vie.
Chers collègues, je suis reconnaissant à l’égard de notre collègue le sénateur Cormier des efforts qu’il a déployés et de sa volonté de préciser les droits linguistiques des Autochtones et des minorités au moyen de cet amendement au projet de loi.
J’ai été témoin, à plus petite échelle, de la mise en place d’une initiative visant à instaurer officiellement le bilinguisme dans une petite ville de 20 000 habitants de la Saskatchewan. Il n’a pas été facile d’y parvenir. Cependant, grâce aux efforts de nombreuses personnes, et grâce à l’organisme Canadian Parents for French, de nombreux enfants, dont le mien, ont bénéficié d’un système scolaire qui leur a permis de devenir entièrement bilingues.
Les droits des enfants en âge d’aller à la garderie doivent être respectés, qu’ils appartiennent à une communauté de langue officielle en situation minoritaire, qu’ils soient handicapés, qu’ils soient autochtones ou qu’ils aient une identité intersectionnelle comprenant une ou plusieurs de ces caractéristiques.
Faire valoir les droits individuels par le biais des tribunaux, comme dans le cas de l’arrêt Moore, est non seulement inutilement contraignant et coûteux pour les parents, mais le règlement ne bénéficiera probablement pas à l’enfant d’âge scolaire faisant l’objet du litige, car ce type de procédure est trop long et trop coûteux. En bref, la nécessité de recourir au système judiciaire pour faire respecter des droits est une preuve de l’échec du système, comme je l’ai indiqué aujourd’hui.
L’affaire impliquant la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations nous le rappelle, et les droits des enfants en âge d’aller à la garderie doivent également être respectés dans toutes les provinces et tous les territoires.
Chers collègues, le projet de loi C-35 tel que modifié prend en considération les droits garantis par la Charte, les droits de la personne, les droits des Autochtones et les obligations liées aux droits issus de traités dans la prestation des services de garde des enfants. Comme on le dit souvent dans cette enceinte, aucune loi n’est parfaite. Je l’ai moi-même dit aujourd’hui.
On a désespérément besoin du projet de loi C-35, et nous devons l’adopter. Il constitue une étape incontournable si nous voulons bâtir un avenir plus juste pour tous les enfants canadiens.
Il ne s’agit pas d’imposer une solution universelle. Il s’agit de créer un système inclusif qui répond aux besoins des familles canadiennes. Il incarne notre engagement collectif à garantir à tous les enfants du Canada, peu importe le milieu dont ils sont issus et leurs capacités, la possibilité de s’épanouir et réaliser leur plein potentiel.
Je vais voter pour le projet de loi C-35. Je vous invite à faire de même.
Je remercie et je salue nos honorables collègues du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie ainsi que le sénateur Cormier, qui a communiqué avec moi, et tous les autres sénateurs qui ont défendu les droits des enfants au Sénat. Merci beaucoup.
Honorables sénateurs, comme il est presque 18 heures, conformément à l’article 3-3(1) du Règlement, je suis obligée de quitter le fauteuil jusqu’à 20 heures, moment où nous reprendrons nos travaux, à moins que vous souhaitiez ne pas tenir compte de l’heure.
Vous plaît-il de ne pas tenir compte de l’heure?
La séance est donc suspendue jusqu’à 20 heures.