La Loi sur le Parlement du Canada
Projet de loi modificatif--Troisième lecture
1 juin 2021
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour exprimer mes préoccupations à l’égard du projet de loi S-4, Loi modifiant la Loi sur le Parlement du Canada, qui vise à inscrire dans la loi certains changements que le premier ministre Trudeau a imposés au Sénat.
Il est plutôt rare que la Loi sur le Parlement du Canada soit modifiée et je soutiens que les changements proposés dans la mesure législative dont nous sommes saisis pourraient modifier la raison d’être, l’efficacité et la fière tradition parlementaire du Sénat du Canada.
Le gouvernement et l’opposition existent depuis la création du Sénat du Canada en 1867. Chaque groupe a un rôle bien précis à jouer dans un système parlementaire inspiré du modèle de Westminster. Le gouvernement a pour tâche de faire adopter son programme législatif et l’opposition d’exercer une surveillance, de remettre le gouvernement en question, de faire valoir le point de vue des minorités contre la tyrannie de la majorité, d’améliorer les lois dans l’intérêt de l’ensemble de la population canadienne et d’exiger que le gouvernement rende des comptes.
Le premier ministre John Diefenbaker, qui comme moi était de la Saskatchewan, a décrit le rôle de l’opposition dans les termes suivants :
Pour que le Parlement demeure une institution viable, l’opposition loyale de Sa Majesté doit remplir ses fonctions résolument. Lorsqu’elle agit comme il se doit, la liberté est protégée. D’ailleurs, l’histoire nous prouve que la liberté s’évanouit toujours lorsqu’il n’y a plus de critique. L’opposition fait respecter et soutient les droits des minorités. Elle doit faire preuve de vigilance pour combattre l’oppression et l’empiétement injuste, par le Cabinet, sur les droits du peuple. Elle doit surveiller toutes les dépenses et s’opposer aux extravagances, en informant le public de tout gaspillage ou méfait encore pire. Elle décèle les erreurs, suggère des modifications, pose des questions et tire les choses au clair; elle éveille, informe et façonne l’opinion du public en lui permettant de s’exprimer et de voter. Elle doit suivre de près le moindre geste du gouvernement pour l’empêcher de court-circuiter la procédure démocratique comme les gouvernements se plaisent à le faire.
Le projet de loi S-4 ne prévoit aucun pouvoir additionnel pour l’opposition officielle qui n’est pas déjà prévu dans la Loi sur le Parlement du Canada. Je crois en fait qu’il pourrait dévaloriser et diminuer le rôle distinct de l’opposition officielle en accordant à trois autres groupes de sénateurs « indépendants » des pouvoirs équivalents à ceux de l’opposition officielle, soit le droit d’être consultés au sujet de la nomination de certains hauts fonctionnaires et agents du Parlement, le droit à une rémunération pour les postes de leader des « non-caucus » de sénateurs « indépendants », et le droit d’apporter des changements à la composition du Comité sénatorial permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration.
Lorsque M. Trudeau a décidé d’expulser les sénateurs libéraux du caucus national, en 2014, il a déclenché une série de conséquences imprévues. Premièrement, il ne faut pas oublier qu’il a pris cette décision inattendue non pas en raison d’un souhait avoué de réforme du Sénat, mais plutôt parce qu’elle constituait pour le Parti libéral une façon expéditive sur le plan politique de se dissocier du scandale des dépenses au Sénat qui monopolisait l’attention des médias à l’époque. Soudainement, des sénateurs comptant des années, voire des décennies d’expérience institutionnelle, législative et partisane étaient mis de côté. Ces sénateurs libéraux en exil n’étaient plus en mesure de faire profiter le gouvernement de la sagesse de leurs connaissances parlementaires combinées, et le gouvernement du premier ministre Trudeau a souffert à plusieurs occasions de cette perte.
En prenant cette décision impulsive, M. Trudeau a commencé à rompre avec 150 ans de tradition parlementaire au Sénat. Il a nommé des sénateurs qui se disent « indépendants ». En apparence, ils n’ont aucune affiliation avec le Parti libéral, mais bon nombre avaient fait de généreux dons au Club Laurier, le club des grands donateurs du Parti libéral. D’autres étaient d’anciens candidats ou membres de la direction du Parti libéral, et plusieurs avaient déjà eu des contacts avec la Fondation Pierre Elliott Trudeau créée par le premier ministre et sa famille.
Revenons au présent. Il y a maintenant cinq caucus dans cette enceinte, et les sénateurs « indépendants » ont créé des groupes, parce qu’il est totalement irréaliste de fonctionner autrement au sein d’une institution politique comme celle du Sénat. Le caucus du gouvernement se compose de trois sénateurs prétendument non affiliés, dirigés par un « représentant » qui est en fait un nouveau vocable pour désigner le leader du gouvernement au Sénat. Chaque groupe de sénateurs indépendants — qu’on aurait appelé un caucus auparavant, mais d’aucuns croient qu’il faut renoncer à utiliser les expressions « d’avant » — a un facilitateur et un agent de liaison. Ce sont là de nouveaux termes inventés pour désigner les rôles parlementaires traditionnels du leader et du whip qui existent depuis plusieurs siècles.
J’ai encore du mal à m’y retrouver. Quoi qu’il en soit, la personne qui joue le rôle de whip ne peut supposément soumettre personne à la discipline de parti puisque le caucus n’en est pas un et n’est pas censé voter en bloc. Sauf qu’en réalité, ce n’est pas ce que l’on observe. Dans plus de 95 % des cas, la majorité d’entre eux vote avec le gouvernement Trudeau. Nous baignons dans un univers surréaliste.
Quoi qu’il en soit, le projet de loi S-4 propose d’inscrire tout cela dans la Loi sur le Parlement du Canada et de financer le tout. En fait, le coût total du Sénat a monté en flèche sous le gouvernement Trudeau. Cela s’explique en partie par le fait que le Sénat ne finançait auparavant que deux caucus : celui du gouvernement et celui de l’opposition. Maintenant, dans le prétendu Sénat « indépendant » du premier ministre Trudeau, les contribuables doivent financer cinq caucus : le caucus du gouvernement, le caucus de l’opposition, le caucus du Groupe des sénateurs indépendants, le caucus du Groupe des sénateurs canadiens et le caucus du Groupe progressiste du Sénat. Chaque groupe reçoit déjà des budgets de groupe importants; toutefois, en vertu du projet de loi S-4, tous les leaders de ces nouveaux caucus recevront maintenant de l’argent supplémentaire des contribuables.
Contrairement au gouvernement et à l’opposition, les trois autres caucus n’ont pas de rôle précis au Parlement. Ils prétendent également être composés de sénateurs « indépendants » qui n’ont pas de positions communes sur les questions et qui ne votent pas ensemble. Si c’est le cas, pourquoi chaque groupe a-t-il besoin d’un « agent de liaison » qui joue le rôle d’un whip? Si les sénateurs n’ont pas de positions politiques communes, pourquoi les cabinets des leaders engagent-ils des employés chargés des politiques et des communications pour leurs caucus — je veux dire, leurs groupes? Le gouvernement Trudeau propose maintenant d’inscrire cela dans la Loi sur le Parlement du Canada. On met de côté 150 ans de tradition et d’histoire parlementaire pour satisfaire les caprices de Justin Trudeau. C’est vraiment décourageant.
Qui plus est, les nouveaux termes utilisés pour créer des postes de leadership supplémentaires au sein des caucus qui ne font pas partie de l’opposition ne sont même pas définis dans le projet de loi S-4. Par exemple, des termes comme « agent de liaison », « facilitateur », « représentant » ou « groupe parlementaire ». Entre qui l’agent fait-il la liaison? Qui ou quoi le représentant représente-t-il? Même les termes « facilitateur » et « agent de liaison » ressemblent à des synonymes. Tout le monde sait ce qu’est un leader ou un whip au titre de la Loi sur le Parlement du Canada parce que ces mots sont utilisés depuis des décennies, mais ces nouveaux termes portent à confusion.
Au Sénat, une partie importante de notre travail est d’examiner minutieusement les lois, et pourtant, on n’arrive même pas à fournir des définitions adéquates dans le projet de loi du gouvernement qui régit le Sénat. Je trouve cela très décevant.
La tentative du gouvernement Trudeau de faire adopter le projet de loi S-4 le plus tôt possible montre qu’il souhaite réduire le rôle de l’opposition au Sénat. Il n’y a pas si longtemps, le sénateur Harder, le parrain du projet de loi, qui était à l’époque leader du gouvernement au Sénat, puis qui s’est lui-même appelé représentant du gouvernement, avait préparé deux documents de travail — l’un en 2017 et l’autre en 2018 — décrivant les plans du gouvernement Trudeau pour détruire l’opposition.
Dans son document intitulé Second examen objectif : L’inévitable débat sur les débats, le sénateur Harder a écrit ceci :
Les bouleversements dans la composition du Sénat ont engendré un réel désir d’exécuter efficacement le travail du Parlement au nom des Canadiens et de laisser dans le passé l’obstruction procédurale.
Bon, un Sénat plus « efficace » qui « [laisse] dans le passé l’obstruction procédurale » ou qui fait de l’opposition « une chose du passé » pour éviter les « obstructions procédurales », comme les débats et la protestation — vous savez, ces caractéristiques ennuyeuses de la démocratie qui empêchent parfois un gouvernement d’être « efficace ».
Ce document de travail semblait donner suite aux propos du sénateur Harder l’année précédente. Lors d’une comparution en 2016 devant le Comité sur la modernisation du Sénat, le sénateur Harder, alors leader du gouvernement, avait déclaré ceci :
À mon avis, au sein d’une institution complémentaire plus indépendante et moins partisane, il n’y aura plus de caucus ministériel organisé et discipliné, alors, par conséquent, il ne devrait plus y avoir de caucus organisé de l’opposition officielle.
Étant donné que le sénateur Harder est maintenant le parrain du projet de loi à l’étude, qui vise à modifier la Loi sur le Parlement du Canada pour refléter notre « nouvelle réalité », ses propos antérieurs m’inquiètent davantage. Le sénateur Harder était le leader du gouvernement du premier ministre Trudeau au Sénat lorsque le gouvernement actuel, alors majoritaire, a tenté d’imposer des modifications unilatérales au Règlement de la Chambre des communes. Cela a entraîné une obstruction de six semaines au sein d’un comité de la Chambre avant que le gouvernement Trudeau ne doive finalement retirer sa proposition.
Selon moi, le projet de loi S-4 dilue les pouvoirs que la Loi sur le Parlement du Canada confère à l’opposition officielle, puisqu’il accorde des pouvoirs équivalents à d’autres groupes qui n’ont pas de rôle bien défini au Sénat. Il dévalorise le rôle de l’opposition par une érosion graduelle de leurs pouvoirs plutôt que par une attaque frontale. Finalement, la destruction du rôle de l’opposition officielle au Sénat signifierait, essentiellement, que le premier ministre nomme lui-même son opposition. C’est une idée absurde, qui n’a décidément rien de démocratique.
De plus, conformément aux changements apportés au Sénat par le premier ministre Trudeau, le leader du gouvernement au Sénat n’a plus de comptes à rendre à qui que ce soit. Par le passé, quand le leader du gouvernement au Sénat faisait partie d’un caucus partisan et était membre du Cabinet, l’axe de responsabilité était clair. Il était pleinement informé par le gouvernement et assistait aux rencontres du Cabinet et du caucus national. Il avait des comptes à rendre au gouvernement, au Cabinet et au premier ministre qui avait nommé chaque sénateur. Maintenant, comme on le sait, le leader du gouvernement au Sénat n’assiste aux rencontres du Cabinet que « lorsque c’est indiqué et qu’il est invité », une tournure élégante qu’emploie le sénateur Harder pour dire « à peu près jamais ».
Le sénateur Gold, lui, nous dit souvent pendant la période des questions qu’il va se renseigner auprès du gouvernement. Cependant, il s’écoule souvent de six à huit mois avant qu’il n’obtienne les renseignements voulus et qu’il en fasse part aux sénateurs. Pourquoi le Sénat est-il si bas sur la liste des priorités du gouvernement Trudeau quand vient le temps d’obtenir des réponses à nos questions en temps opportun? Il est évident que les changements que le premier ministre a apportés au Sénat aident le gouvernement libéral à se soustraire à la reddition de comptes. Cela explique probablement pourquoi le gouvernement Trudeau souhaite intégrer ces changements dans la Loi sur le Parlement du Canada.
Avant l’arrivée au pouvoir du premier ministre Trudeau, le leader du gouvernement au Sénat avait l’habitude de prononcer un discours substantiel devant les sénateurs pour la majorité des projets de loi du gouvernement, en plus du discours du parrain. Les sénateurs avaient ainsi la possibilité de poser des questions et de débattre de la position du gouvernement au sujet des projets de loi. De nos jours, cette responsabilité revient principalement au parrain du projet de loi, qui n’a manifestement pas de lien avec le gouvernement ni de véritable latitude pour fournir des réponses au nom du gouvernement.
Même en l’absence de soutien du gouvernement, on s’attend à ce que les sénateurs indépendants qui parrainent des projets de loi suivent la ligne du parti. Souvent, ces sénateurs « indépendants » se font les valets du gouvernement Trudeau en présentant à la dernière minute des amendements à ses projets de loi à l’étape de l’étude article par article en comité. Pour la plupart, ces amendements ne proviennent pas des bureaux des sénateurs indépendants, mais directement du gouvernement Trudeau. Même si, dans bien des cas, ces amendements n’étaient pas nécessaires si les projets de loi émanant de l’actuel gouvernement étaient rédigés de manière appropriée au départ, le gouvernement Trudeau essaie de faire passer le nombre d’amendements comme la preuve que le nouveau Sénat « indépendant » est plus productif. Je ne suis pas d’accord. Tous ces changements ont pour effet de diminuer la responsabilité du gouvernement et l’efficacité du Sénat. Mais c’était là le but, n’est-ce pas, que moins d’obstacles se dressent devant le Cabinet Trudeau, qui est résolu à obtenir ce qu’il veut?
Honorables sénateurs, le modèle parlementaire traditionnel de Westminster, composé du gouvernement et de l’opposition, est fondamental pour le Sénat. Si l’on gruge constamment le fondement de la structure, celle-ci finira par s’écrouler. Les parlementaires ont la responsabilité de préserver les traditions démocratiques de la Chambre, dans l’intérêt de tous les Canadiens. Faisons un second examen objectif à cette fin. Merci.
Chers collègues, je prends brièvement la parole pour saluer la collaboration, amorcée en 2017 avec le gouvernement, en vue de permettre d’enchâsser dans la Loi sur le Parlement du Canada la réalité contemporaine du Sénat. Je veux souligner en particulier l’apport du sénateur Marc Gold et de son équipe, dont les efforts soutenus ont porté leurs fruits. Je tiens également à remercier le sénateur Yuen Pau Woo qui, avec l’appui de collègues du Groupe des sénateurs indépendants, se penche depuis 2017 sur ce dossier avec diplomatie et persévérance.
Nous sommes heureux de voir les mesures et l’engagement pris par le gouvernement à l’égard du projet de loi S-4. Je tiens d’ailleurs à exprimer ma gratitude au Président du Sénat, l’honorable George J. Furey, aux leaders des autres caucus et groupes, et enfin, au ministre Dominic LeBlanc, qui ont agi en comprenant bien l’importance de cette modernisation de la loi.
Je crois que le projet de loi S-4 permet d’arriver à un bon compromis entre le progrès et la tradition, sans pour autant faire abstraction de l’histoire de cette institution, afin de moderniser la façon dont nous remplissons nos obligations en tant que parlementaires. Il ne s’agit pas de faire disparaître l’important rôle historique de l’opposition, mais plutôt de promouvoir l’esprit de collaboration entre tous les groupes et les caucus. Depuis que je suis au Sénat, j’ai été témoin de cet esprit de collaboration et de la valeur ajoutée que le Sénat apporte grâce à sa vaste diversité d’expertises, d’expériences et d’opinions.
Tout bien considéré, ce projet de loi vise principalement à assurer un traitement juste et équitable pour tous ces groupes et ces caucus, et donc pour tous les sénateurs. Je sais que nous pouvons tous y être favorables.
J’en profite pour faire le vœu qu’en examinant ce projet de loi, les élus de la Chambre des communes tiennent compte des avantages de la mise à jour de l’administration du Sénat. Le Sénat a pour rôle de servir de Chambre de second examen objectif, et je crois que d’agir de façon complémentaire constitue la meilleure façon de nous acquitter de cette responsabilité. Le projet de loi S-4, avec les changements auxquels il donnera force de loi, contribuera à développer cette complémentarité entre les deux Chambres du Parlement. Chacune a son rôle à jouer.
Chers collègues, ce projet de loi assurera davantage d’équité et d’indépendance à cette Chambre. Pour le reste, c’est à nous de jouer. Après tout, au Sénat, nous sommes maîtres de notre destinée. Il nous revient donc d’améliorer le Sénat au bénéfice des Canadiens. Nous devons nous assurer qu’il demeure ouvert à une saine confrontation des idées, tout en conservant une administration moderne répondant aux besoins contemporains des institutions démocratiques. La mise à jour de la Loi sur le Parlement du Canada constitue une autre étape menant à un Sénat modernisé. Chers collègues, voilà pourquoi je conclus mon discours en demandant le vote sur le projet de loi S-4.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Des voix : D’accord.
Une voix : Avec dissidence.
(La motion est adoptée et le projet de loi, lu pour la troisième fois, est adopté, avec dissidence.)