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Question de privilège

Report de la décision de la présidence

4 octobre 2022


Son Honneur le Président [ - ]

Honorables sénateurs, plus tôt dans la journée, le sénateur Tannas a indiqué son intention de soulever une question de privilège. Je donne maintenant la parole au sénateur Tannas.

L’honorable Scott Tannas [ - ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour porter à l’attention du Sénat une grave atteinte aux privilèges et aux droits collectifs du Sénat, voire, potentiellement, un outrage au Parlement. Selon l’article 13-1 du Règlement :

Une atteinte aux privilèges d’un seul sénateur cause un préjudice à tous les sénateurs et entrave le fonctionnement du Sénat. Le maintien des privilèges du Sénat incombe donc à chaque sénateur et doit être discuté en priorité.

Comme l’exige l’article 13-3(1) du Règlement, j’ai remis par écrit ce matin, au greffier du Sénat, un préavis de mon intention de soulever la question de privilège, et celui-ci a été distribué à tous les sénateurs. Plus tôt aujourd’hui, au cours de la période des déclarations de sénateurs, j’ai également donné préavis oralement de mon intention de soulever la question de privilège, conformément à l’article 13-3(4).

Le privilège parlementaire existe pour permettre au Parlement de s’acquitter de ses fonctions sans ingérence. Selon La procédure du Sénat en pratique, à la page 226, les sénateurs doivent pouvoir s’acquitter de leurs responsabilités en étant protégés « contre l’obstruction et l’intimidation ».

Tout acte perpétré par une personne ou un groupe de personnes dans le but de faire obstacle aux travaux du Parlement peut être considéré comme étant un outrage au Parlement. À la page 230, La procédure du Sénat en pratique définit un outrage comme étant « tout acte d’obstruction du Parlement ou de ses membres dans l’exercice de leurs fonctions [...] » De nombreux ouvrages de référence et autorités en matière de procédure parlementaire appuient cette déclaration, notamment Erskine May, dans La procédure et les usages de la Chambre des communes, ainsi que plus d’une dizaine de décisions par la présidence du Sénat depuis 1998.

Les témoins qui comparaissent devant les comités du Sénat bénéficient des mêmes protections contre la coercition et l’intimidation. À la page 203 de La procédure du Sénat en pratique, on peut lire :

Comme les réunions officielles des comités font partie des délibérations du Parlement, toute personne qui comparaît devant un comité sénatorial est protégée par le privilège parlementaire.

À ce titre, les protections accordées aux sénateurs, notamment la liberté d’expression et la protection contre l’intimidation, s’appliquent aux témoins.

Selon l’article 865 de la Jurisprudence parlementaire de Beauchesne, 6e édition :

Constitue une atteinte au privilège le fait de suborner un témoin relativement au témoignage qu’il doit rendre devant la Chambre ou devant le comité, de chercher, directement ou indirectement, à dissuader ou à empêcher quelqu’un de comparaître ou de témoigner [...]

Le 13 avril 2000, le Comité sénatorial permanent des privilèges, du Règlement et de la procédure, aujourd’hui le Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement, a présenté un rapport à la suite d’allégations de représailles contre un témoin. Le rapport indique :

Le Sénat, et tous les sénateurs, traitent avec beaucoup de sérieux les allégations de représailles ou de harcèlement d’un témoin ou d’un éventuel témoin d’un comité sénatorial. Pour que le Sénat s’acquitte adéquatement de ses fonctions et de ses devoirs, il doit pouvoir convoquer des témoins et les entendre sans que ceux-ci fassent l’objet de menaces ou craignent des répercussions. Toute ingérence auprès d’une personne qui a témoigné devant un comité sénatorial ou qui a l’intention de le faire constitue une ingérence auprès du Sénat proprement dit et ne saurait être tolérée.

Honorables sénateurs, je vous donne ces informations pour vous montrer la gravité de la situation.

Le mercredi 28 septembre 2022, M. Scott Benzie a comparu devant le Comité permanent des transports et des communications au sujet du projet de loi C-11. M. Benzie est le directeur général de Digital First Canada.

Au début de son témoignage, il a informé le comité d’une série d’actes d’intimidation qui ont commencé lorsqu’il a comparu devant le Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des communes le 30 mai 2022.

Lors de l’audience publique, M. Benzie a été accusé par le secrétaire parlementaire du ministre du Patrimoine canadien d’avoir omis de divulguer que son groupe, Digital First Canada, recevait des fonds de YouTube et TikTok. Un autre membre du comité a accusé M. Benzie de violer le Code de déontologie des lobbyistes. Il va sans dire que M. Benzie a été très malmené pendant son témoignage devant le comité de la Chambre des communes.

Je ne parle de cette audience que pour mettre la situation en contexte. Je sais parfaitement que les activités parlementaires de la Chambre des communes ne relèvent pas de la compétence du Sénat dans une question de privilège. Je dis simplement que les événements semblent avoir commencé à l’autre endroit, puis ont migré à l’extérieur et ont mené directement à un acte d’intimidation précis avant une comparution devant le comité sénatorial.

En août 2022, le secrétaire parlementaire a envoyé une lettre à la commissaire au lobbying pour lui demander de mener une enquête sur M. Benzie et son organisation pour avoir omis de divulguer qu’ils avaient reçu des fonds d’organismes privés.

Cette plainte est clairement non fondée et, selon la correspondance du Commissariat au lobbying et celle fournie au Comité sénatorial permanent des transports et des communications, il n’y avait aucune obligation de divulguer le financement privé, seulement le financement gouvernemental. Digital First Canada n’a reçu aucun financement gouvernemental pour ses activités.

Encore une fois, je fournis cette information pour établir le contexte, mais elle est importante.

Maintenant que j’ai établi le contexte, je vais vous faire part des gestes directs posés pour intimider un témoin du Sénat.

M. Benzie a été invité à comparaître devant le Comité sénatorial permanent des transports et des communications le mercredi 28 septembre 2022. L’avis de convocation a été affiché le vendredi 23 septembre et indiquait la participation de M. Benzie à l’audience publique sur le projet de loi C-11.

Avant sa comparution prévue devant le comité sénatorial, M. Benzie a été contacté par un journaliste du Globe and Mail qui voulait publier un article sur la plainte présentée au Commissariat au lobbying. Encore une fois, c’était après la date de l’invitation de M. Benzie à comparaître devant le comité sénatorial. Il convient de noter que la véritable plainte déposée auprès du Commissariat au lobbying était datée du 3 août 2022.

Un article décrivant la plainte du secrétaire parlementaire au Commissariat au lobbying, envoyée deux mois plus tôt, a été publié par la journaliste Marie Woolf du Globe and Mail le 27 septembre 2022, le jour précédant le témoignage de M. Benzie.

Soyons clairs : la communication du contenu de la lettre au Commissariat au lobbying et le moment choisi pour le faire visaient à attaquer la crédibilité de M. Benzie avant qu’il ne témoigne devant le Comité des transports du Sénat.

Outre la personne qui a reçu la lettre, c’est-à-dire la commissaire, seuls le secrétaire parlementaire du ministre du Patrimoine et une autre députée, Mme Lisa Hepfner, connaissaient tout le contenu de la lettre. Toute personne raisonnable ne peut que conclure que l’information a été transmise par l’une de ces personnes, ou les deux, ou par quelqu’un qui travaillait pour eux et a agi à leur demande.

Ce n’est pas une coïncidence si la plainte mentionnée dans l’article du Globe and Mail du 27 septembre a été divulguée, ni si la divulgation a été faite avant le témoignage de M. Benzie.

Je tiens à le répéter clairement : la divulgation de ces renseignements visait à intimider M. Benzie, à discréditer son témoignage et à décourager d’autres créateurs de contenu numérique de comparaître devant le comité sénatorial. Des fournisseurs de contenu numérique qui s’opposent au projet de loi ou souhaitent proposer des modifications craignent de témoigner devant le Comité sénatorial des transports. Cela empêche le Parlement d’entendre les opinions dissidentes de certains groupes.

Lorsque M. Benzie a comparu devant le Comité sénatorial des transports et des communications mercredi dernier, le sénateur Housakos lui a demandé s’il s’était senti intimidé ou réduit au silence. M. Benzie a répondu qu’il avait l’impression d’être attaqué parce qu’il donnait son point de vue. Il a ensuite ajouté ceci :

Les créateurs numériques se sont fait attaquer comme jamais auparavant, à tel point que, je vous le dis, beaucoup de créateurs numériques refusent de se manifester et de s’exprimer après avoir vu comment nous avons été traités.

C’est une déclaration très inquiétante à laquelle nous devrions tous accorder notre attention. Pour que le Sénat puisse examiner les projets de loi de manière adéquate, il doit entendre les points de vue de toutes les parties. Il ne faut pas que les témoins craignent des représailles, la perte de leur gagne-pain ou l’atteinte à leur vie privée.

Maintenant que j’ai démontré qu’il y a eu tentative d’intimider un témoin convoqué par un comité sénatorial, j’aimerais préciser quels sont les critères à satisfaire pour soulever une question de privilège et déterminer s’il y a eu une violation. Selon l’article 13-2(1) du Règlement :

La priorité n’est donnée à une question de privilège que si elle :

a) est soulevée à la première occasion;

b) se rapporte directement aux privilèges du Sénat, d’un de ses comités ou d’un sénateur;

c) vise à corriger une atteinte grave et sérieuse;

d) cherche à obtenir une réparation que le Sénat est habilité à accorder et qui ne peut vraisemblablement être obtenue par aucune autre procédure parlementaire.

Je vais vous démontrer comment la question de privilège que j’ai soulevée répond à ces critères.

D’abord, j’aimerais revenir brièvement sur la chronologie des événements. L’article du Globe and Mail intitulé « Critic of Bill C-11 should be investigated for failing to disclose funding from YouTube, says Liberal MP » a été publié le mardi 27 septembre 2022.

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications a entendu M. Benzie le mercredi 28 septembre 2022. Le président lui a demandé directement s’il se sentait intimidé par le moment choisi pour publier l’article; il a répondu par l’affirmative.

Le jeudi 29 septembre 2022, j’ai pris connaissance du témoignage et j’ai examiné les transcriptions. Comme il s’agit d’une affaire de privilège très sérieuse et complexe, des informations supplémentaires ont été recueillies.

M. Benzie a envoyé des informations supplémentaires au Comité après sa comparution, lesquelles ont été distribuées aux membres le lundi 3 octobre. Ces renseignements étaient essentiels pour bien comprendre la question de privilège.

Le Sénat n’a pas siégé le vendredi 30 septembre ni le lundi 3 octobre. Par conséquent, j’ai envoyé mon avis au greffier du Sénat aujourd’hui.

Comme la chronologie des faits l’indique, aujourd’hui est, en fait, la première occasion de soulever la question.

Deuxièmement, comme le stipule le Règlement, la question doit « se rapporte[r] directement aux privilèges du Sénat, d’un de ses comités ou d’un sénateur ».

M. Benzie a comparu lors d’une audience publique d’un comité du Sénat et a témoigné le 28 septembre 2022.

J’en profite pour souligner également que les comités ne sont pas autorisés à se prononcer sur une question de privilège. Seul le Sénat peut décider s’il y a eu atteinte au privilège.

Comme je l’ai expliqué plus tôt, l’intimidation de témoins est une violation directe de nos privilèges en tant que législateurs d’obtenir des renseignements véridiques et factuels. Personne ne devrait craindre de venir témoigner devant un comité sénatorial afin d’y présenter son point de vue sur les affaires de la nation.

Ensuite, la question doit viser « à corriger une atteinte grave et sérieuse ». Je vais m’étendre un peu sur ce point.

Dans sa décision du 8 mai 2013, le Président Kinsella a déclaré :

Si l’intention était d’intimider le témoin, il s’agit clairement d’une atteinte grave et sérieuse. Le troisième critère est donc respecté.

À mon avis, on a tenté d’intimider M. Benzie. Mais l’affaire ne s’arrête toutefois pas à ce seul témoin. Comme M. Benzie l’a déclaré au comité : « Beaucoup de créateurs numériques ont refusé de venir témoigner. » Essentiellement, les gestes des représentants du gouvernement ont fait fuir les témoins potentiels qui pourraient être invités à témoigner contre le projet de loi ou certaines de ses parties devant le Comité des transports et des communications.

Honorables sénateurs, le fait de craindre de faire l’objet de représailles pour avoir parlé contre des politiques gouvernementales n’a absolument pas sa place dans un système démocratique et va à l’encontre de notre Charte et de nos valeurs canadiennes.

Enfin, la question doit « cherche[r] à obtenir une réparation que le Sénat est habilité à accorder et qui ne peut vraisemblablement être obtenue par aucune autre procédure parlementaire ».

Permettez-moi de citer à nouveau l’ancien sénateur Kinsella, car ce cas reflète la question de privilège soulevée par l’ancien sénateur Cowan en 2013 :

La question consiste [...] à déterminer si on a délibérément tenté de dissuader un témoin de comparaître devant le comité. Si c’est le cas, il y a outrage. L’usage veut qu’on traite la situation selon les modalités suivies pour un cas de privilège. À cet égard, le quatrième critère a aussi été respecté. Qu’il soit clair que cette décision n’établit pas qu’il y a eu une tentative délibérée d’intimidation, question sur laquelle le Sénat pourrait être appelé à se prononcer, mais plutôt qu’il y a ici matière à s’inquiéter.

Le Sénat est habilité à résoudre les cas d’atteinte à la dignité du Parlement. Selon la page 249 de La procédure du Sénat en pratique :

Le Sénat peut ainsi punir, comme s’il s’agissait d’un outrage, tout acte qui nuit considérablement ou fait obstacle à ses travaux ou qui porte atteinte à sa dignité ou à son autorité.

Le cas que je vous soumets aujourd’hui répond au dernier critère mentionné.

Je soulève cette question de privilège par souci pour les personnes qui témoignent devant nos comités. Ce n’est aucunement pour ralentir l’étude du projet de loi C-11 et le travail rigoureux qui doit être fait par le Comité des transports et des communications.

Une limite a été franchie en ce qui a trait à ce projet de loi. Aucune forme d’intimidation ou de harcèlement ne devrait être tolérée.

Avant de conclure, j’aimerais faire une dernière remarque à mes collègues dans le cadre de ce débat. Nous demandons au Président de déterminer si la question est fondée à première vue. Dans sa décision du 29 mai 2007, le Président Kinsella a déclaré que le rôle du Président consiste à déterminer si « une personne pourrait raisonnablement conclure qu’il y a eu atteinte au privilège ».

Il ne revient pas au Président ici, aujourd’hui, de statuer pour résoudre cette question ou de rendre un jugement définitif. Les sénateurs s’en chargeront. Nous demandons simplement au Président de déterminer si, à son avis, la question mérite d’être examinée davantage.

Je tiens enfin à répéter que le fait de soulever cette question ne signifie pas que l’on souhaite ou que l’on a l’intention de retarder ou de reporter le processus législatif relatif au projet de loi C-11, mais que ce comportement doit être dénoncé, qu’il faut y mettre fin et qu’il ne peut jamais être accepté comme la nouvelle norme.

Merci, chers collègues.

L’honorable Marc Gold (représentant du gouvernement au Sénat) [ - ]

Honorables sénateurs, je prends la parole, bien que brièvement, en réponse à la question de privilège soulevée par le sénateur Tannas pour offrir une perspective qui pourrait vous aider, Votre Honneur, à prendre une décision. Je suis persuadé que vous ferez preuve de bon jugement dans ce dossier.

À ce stade du processus, nous devons déterminer de manière précise s’il y a matière à question de privilège en nous servant des quatre critères énoncés à l’article 13-2(1) du Règlement. Tout d’abord, il faut souligner l’urgence de la situation. Un sénateur doit le faire à la première occasion.

À mon humble avis, la question n’a pas été soulevée à la première occasion. L’article en question a été publié le mardi 27 septembre, alors que la comparution du témoin était prévue pour le mercredi 28 septembre. Le Sénat a siégé le 28 septembre ainsi que le lendemain, le jeudi 29 septembre. Même en tenant compte de l’affirmation du sénateur Tannas selon laquelle plus de détails étaient nécessaires avant de procéder, il aurait été possible de soulever une question de privilège durant l’un de ces deux jours. D’ailleurs, c’est ce qu’a fait le député de Perth—Wellington à la Chambre des communes le mercredi 28 septembre.

Le 16 septembre 1994, la présidence a jugé qu’un retard de quelques jours seulement risque de faire écarter la demande de mise en délibération prioritaire.

Ensuite, l’article 13-2(1) du Règlement prévoit que la question doit se rapporter directement aux privilèges du Sénat ou d’un de ses comités et qu’elle doit être liée à une atteinte grave et sérieuse, ce qui a été décrit comme quelque chose qui « minerait sérieusement la compétence des comités de fonctionner et remettrait même en question les travaux du Sénat ».

De toute évidence, chers collègues, les critères sont très exigeants. À ce sujet, je ferais valoir que, de prime abord, l’affaire que présente le sénateur Tannas relève en grande partie de la conjecture et s’appuie en fait dans une large mesure sur des suppositions. Pour énoncer une évidence, chers collègues, ce sont les journaux qui décident de ce qu’ils publient et du moment où ils le font.

Au cœur des arguments du sénateur Tannas se trouve la notion selon laquelle un article de journal contenant de l’information à propos d’une plainte présentée à la commissaire au lobbying équivaut à une forme d’intimidation qui remet en question les travaux du Sénat.

Même en supposant que nous acceptons toutes les suppositions et les conjectures, le sénateur Tannas semble faire valoir qu’une source journalistique se livre à une forme d’intimidation des témoins qui correspond à une atteinte aux privilèges du Sénat.

Pour être honnête, il y a quelque chose d’inquiétant à l’idée que le Sénat se lancerait dans des enquêtes sur des sources journalistiques en se fondant sur des conjectures uniquement. En effet, le Sénat s’est prononcé fermement en faveur de la liberté de presse et du besoin de protéger la confidentialité des sources journalistiques.

La question de privilège soulevée aujourd’hui fait intervenir des questions de principe élargies qui, malheureusement, ne peuvent être traitées adéquatement à cette tribune aujourd’hui, et sur lesquelles j’inviterais Votre Honneur à se pencher, à savoir : comment nos privilèges interagissent-ils avec la liberté de la presse dans un tel contexte? Pouvons-nous nous invoquer les privilèges du Sénat pour nous ingérer dans la confidentialité des sources journalistiques?

De plus, sans égard au fait que cette invocation de la question de privilège est basée sur des suppositions, je soutiens que le compte rendu montre clairement que la couverture médiatique entourant le projet de loi C-11 n’a pas entravé ni compromis la capacité du comité de fonctionner. Mettant de côté les conjectures entourant le contenu et la date de parution de l’article de journal — qui, je le répète, sont entièrement du ressort de ce journal — cet article a-t-il porté atteinte à la capacité des parlementaires de faire leur travail adéquatement?

Pour ma part, je ne vois pas comment cet article a nui à la capacité du comité de recevoir un témoignage véridique et factuel de la part du témoin. D’ailleurs, je signale que la personne en question a bel et bien comparu devant le comité au sujet du projet de loi C-11 et a pu présenter l’intégralité de ses points de vue à l’égard du projet de loi, comme il se doit, bien entendu.

Enfin, je constate que, pour que l’argument du sénateur Tannas soit valide, il faut d’abord conclure que la plainte logée auprès de la commissaire au lobbying constitue, elle-même, une forme d’intimidation. Or, soyons clairs : le député de St. Catharines avait tout à fait le droit de communiquer avec le Commissariat au lobbying s’il croyait qu’il y avait une allégation légitime de conflit d’intérêts concernant un témoin comparaissant au sujet d’un projet de loi et ayant un intérêt financier à le faire.

Votre Honneur, je suis impatient de connaître votre décision à l’égard de cette affaire.

L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition) [ - ]

Honorables sénateurs, je n’ai que quelques mots à dire pour appuyer la question de privilège du sénateur Tannas, mais je souhaite d’abord évoquer au moins deux des questions soulevées par le sénateur Gold.

Le sénateur Gold a fait valoir que le sénateur Tannas n’a pas soulevé cette question à la première occasion venue. Le fait est, Votre Honneur, que le sénateur Tannas — même s’il considère que l’article de journal signalait un problème — n’a pas laissé entendre dans son discours que la question de privilège était basée sur cet article. C’est juste quelque chose qu’il a mentionné. Sa question de privilège est fondée sur la déposition d’un témoin devant un comité et, tout particulièrement, sur des plaintes écrites à ce sujet.

Lorsque nous lisons des articles de journaux, nous nous disons parfois qu’il faudrait enquêter sur certains faits, et nous le faisons. C’est ce que le sénateur Tannas demande, à juste titre.

Selon le sénateur Gold, le sénateur Tannas aurait pu soulever la question de privilège un peu plus tôt. Le fait est que le président du comité a demandé à bon droit au témoin, M. Benzie, de confirmer par écrit ce qui s’était passé. C’était le mercredi soir. M. Benzie a envoyé cette information au greffier le jeudi matin, le 29 septembre, et je crois que le greffier ne l’a pas reçue avant 11 h 30 environ. Pour commencer, c’est une demi-heure après la date limite de dépôt des avis.

En outre, la lettre en question a été produite en anglais seulement et a dû être traduite, ce qui n’a pas pu être fait avant hier. Alors, il aurait été impossible au sénateur Tannas de soulever cette question de privilège avant hier, parce que ce n’est qu’hier que le greffier et lui ont reçu la version traduite de tout le dossier.

Premièrement, Votre Honneur, je crois que les arguments du sénateur Gold en ce qui concerne le déroulement chronologique ne sont pas recevables et doivent être rejetés.

Je veux soutenir le point de vue du sénateur Tannas. Je ne répéterai pas tout ce qu’il a dit, mais je voudrais ajouter certains arguments.

Comme l’a mentionné le sénateur Tannas, lors de son témoignage devant le comité, M. Benzie a affirmé clairement que des témoins avaient refusé d’aller devant le comité sénatorial en raison du comportement du député Bittle. Permettez-moi de citer de nouveau M. Benzie :

Les créateurs de contenu numérique ont été attaqués comme jamais auparavant à un point tel que, je peux vous le dire, beaucoup de créateurs numériques ont refusé de venir témoigner en raison du traitement qui nous a été réservé.

Chers collègues, il convenait de le répéter et c’est pourquoi je l’ai fait. Il est intolérable que des témoins aient été tellement intimidés qu’ils craignent de venir devant les comités sénatoriaux.

Son témoignage est clair. À ce moment-ci, ce témoignage incontesté doit être pris en considération par vous, Votre Honneur, dans votre réflexion pour déterminer si la question de privilège est fondée à première vue.

Deuxièmement, j’aimerais ajouter un exemple à la liste de cas présentés par le sénateur Tannas pour appuyer ses observations. Un incident similaire s’est produit à la Chambre des communes en 1992. La CBC avait menacé de poursuite une témoin en raison du témoignage qu’elle avait fait devant un comité. Le Président avait statué que la question de privilège était fondée à première vue, et donc la menace de répercussions juridiques contre la témoin avait été jugée comme de l’intimidation par le Président.

Dans le cas de M. Benzie, il y a le secrétaire parlementaire du ministre du Patrimoine canadien, le parrain du projet de loi C-11, qui a non seulement formulé une menace, mais envoyé une lettre à la commissaire au lobbying. De plus, il s’est assuré que son geste soit connu du public la veille de la date prévue du témoignage de M. Benzie devant le comité sénatorial.

Comme nous pouvons le lire à la page 267 de la 24e édition d’Erskine May : « Toute conduite visant à dissuader des témoins éventuels de témoigner devant l’une ou l’autre des Chambres ou devant un comité constitue un outrage. »

Des propos analogues apparaissent à la page 82 de Bosc et Gagnon, où l’on explique que les témoins sont protégés contre les menaces ou l’intimidation.

Au paragraphe 15.23 de la 25e édition d’Erskine May, on peut lire :

Les deux Chambres considéreront comme un outrage le fait d’intenter une poursuite contre une personne en raison d’un témoignage qu’elle a pu livrer au cours de toute délibération devant la Chambre ou l’un de ses comités.

Enfin, je dois dire que cette question me préoccupe beaucoup, principalement en raison de ce que je crains être un effort systémique de la part du gouvernement non seulement d’intimider des personnes et des groupes que nous n’entendons pas souvent dans le cadre de ces débats, mais de mettre fin au débat en général sur le projet de loi C-11.

À cet égard, permettez-moi de revenir au témoignage de M. Benzie lorsqu’il a comparu devant le Comité des transports et des communications. Encore une fois, M. Benzie a fait référence au témoignage que M. Darcy Michael a livré devant le Comité du patrimoine canadien de la Chambre, mais pour témoigner sur un tout autre projet de loi, à savoir la Loi sur le statut de l’artiste.

M. Benzie a paraphrasé les propos de M. Michael en disant, au beau milieu de son témoignage sur la Loi sur le statut de l’artiste, qu’il avait l’impression d’être victime d’intimidation.

Lorsqu’on examine le témoignage en question, qui a eu lieu le 21 mars 2022, on peut lire qu’en réalité, M. Michael a déclaré : « [...] je me sens un peu nerveux. »

Pourquoi M. Michael a-t-il dit cela? Encore une fois, cela faisait référence aux questions posées par le député Chris Bittle. Sur quoi portaient les questions de M. Bittle? Il questionnait M. Michael au sujet d’une réponse que ce dernier avait donnée à un autre membre du comité au sujet du projet de loi C-11.

N’oublions pas que la séance du Comité du patrimoine canadien des Communes du 21 mars portait sur la Loi sur le statut de l’artiste. Pourtant, on a questionné M. Michael au sujet du projet de loi C-11. Lorsqu’il a répondu à cette question en exprimant ses réserves au sujet du projet de loi C-11 en tant que créateur en ligne, cela aurait apparemment déclenché l’attaque de M. Bittle.

M. Bittle a exigé de savoir quel article du projet de loi C-11 préoccupait M. Michael. Jugeant la réponse de ce dernier insatisfaisante, M. Bittle est devenu plus agressif, à un point tel qu’un autre membre du comité a dû invoquer le Règlement pour mettre un terme à cet interrogatoire hostile. C’est à ce moment que M. Michael a déclaré qu’il se sentait « un peu nerveux ».

Ce n’est pas surprenant, car il ne venait même pas témoigner au sujet du projet de loi C-11. Pour citer M. Michael, voici pourquoi il s’est présenté devant le comité le 21 mars :

Je m’adresse à vous en tant que fier créateur de contenu numérique queer dont le contenu valorise les conversations sur la santé mentale, l’image corporelle positive et les droits de la personne.

Je comparais ici devant vous en tant qu’artiste, en tant que Canadien et en tant que personne marginalisée, et je vous demande à tous de ne plus nous exclure de la conversation.

Chers collègues, en ce qui concerne le projet de loi C-11, je crains que l’objectif du secrétaire parlementaire ait été, en fin de compte, de faire en sorte que M. Michael et tout autre porte-parole des créateurs numériques soient exclus de la conversation.

Si l’on considère cet incident dans le contexte d’une tendance générale, je soutiens que tout semble indiquer qu’on a délibérément tenté d’intimider des témoins afin qu’ils ne comparaissent devant aucun comité parlementaire sur cette question. De nombreux créateurs numériques n’ont pas pu ou n’ont pas réussi à comparaître devant le Comité du patrimoine de la Chambre des communes au sujet du projet de loi C-11. Heureusement, malgré les efforts du gouvernement, ils ont maintenant une voix beaucoup plus importante lorsqu’ils comparaissent devant le Comité sénatorial des transports et des communications au sujet de ce projet de loi.

Il y a quelques semaines, lorsque le ministre des Relations Couronne-Autochtones Marc Miller a comparu devant le Sénat, le sénateur Housakos lui a demandé pourquoi, dans le contexte des promesses faites en relation avec la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, le gouvernement n’avait pas consulté adéquatement les peuples autochtones qui pourraient être touchés par le projet de loi C-11. À cette occasion, le ministre a répondu en déclarant : « [...] je sais que vous comprendrez que le gouvernement ne dicte pas qui comparaît et qui ne comparaît pas devant les comités. »

Cependant, contrairement à ce qu’affirme le ministre, je crois qu’il existe de nombreuses preuves que c’est précisément ce que le gouvernement a cherché à faire dans le cas du projet de loi C-11. Non seulement a-t-il cherché à orchestrer les procédures à la Chambre des communes et à ignorer tout témoin susceptible de poser un problème pour le programme du gouvernement, mais il a également cherché à dissuader les opposants au projet de loi de s’exprimer. Le fait que plusieurs de ces témoins parlent au nom de communautés marginalisées devrait être particulièrement préoccupant pour tous les sénateurs. Le Sénat existe, dans une large mesure, pour parler au nom des minorités politiques.

À cet égard, Votre Honneur, je crois qu’il est essentiel que vous fassiez preuve de fermeté et disiez que cela suffit. Pour que le Sénat soit indépendant du gouvernement, la première chose à faire est de voir à ce que ses comités puissent entendre des témoins qui se présentent librement et s’expriment en toute franchise. Nous devons avoir des témoins autres que ceux approuvés par le gouvernement qui viennent ici pour répéter les messages prémâchés du gouvernement.

L’honorable Raymonde Saint-Germain [ - ]

Les questions que soulève le sénateur Tannas sont sérieuses et extrêmement importantes. Quiconque dans cette Chambre prend au sérieux ces allégations ne saurait appuyer une telle attitude si elle s’est produite. Vous parlez d’outrage au Parlement. C’est un acte très sérieux et qui mérite des conséquences.

Cela dit, étant donné la gravité de la question soulevée, j’ai examiné la réunion du Comité sénatorial permanent des transports et des communications tenue le 28 septembre, à laquelle a participé M. Benzie. J’ai noté que le sénateur Housakos a posé à M. Benzie des questions qui lui ont permis de souligner qu’il s’était senti intimidé à l’autre endroit, alors que, pendant son témoignage devant le Comité sénatorial permanent des transports et des communications, il se sentait clairement en toute confiance.

Sénateur Tannas, pour expliquer que vous soulevez cette question de privilège devant cette Chambre dans les délais requis, vous mentionnez une lettre transmise au greffier par M. Benzie le 29 septembre, donc le lendemain de cette réunion du Comité des transports. J’ai la lettre devant moi. M. Benzie l’a reçue à 11 h 26 le matin du 28 septembre, soit avant sa comparution devant le comité. La lettre provient du Bureau du commissaire au lobbying. Elle confirme qu’il n’a aucune obligation de divulguer des subventions qu’il aurait reçues si elles n’ont pas été reçues de la part d’un gouvernement... Je vais vous lire le passage en anglais :

[...] de tout gouvernement au pays ou à l’étranger, de quelque ordre que ce soit, fédéral, provincial, territorial, étatique ou local.

Au moment où il a comparu, M. Benzie savait qu’il n’avait pas enfreint la Loi sur le lobbying. Il le savait au moment de sa comparution devant le comité, et le comité n’avait aucune raison d’en douter.

Le lien que vous faites avec la réception de cette lettre le lendemain et même plus tard, car elle n’avait pas été traduite, ne justifie pas, à mon avis, que cette plainte ait pu être portée immédiatement, soit le 28 septembre. Donc, à mon avis, vous n’êtes pas dans les délais.

Une autre question m’apparaît importante : c’est celle de bien dissocier ce qui relève des privilèges et du Règlement de cette Chambre et, conséquemment, de la compétence de notre Président sur ce qui serait une violation soit à la Loi sur le Parlement du Canada, soit au Règlement du Sénat, et ce qui relève de l’autre endroit.

Or, les éléments allégués relèvent de l’autre endroit, et ce, de longue date. La comparution de M. Benzie devant le comité de la Chambre des communes a quand même eu lieu quatre mois avant sa comparution la semaine dernière devant le comité du Sénat. Entre‑temps, il savait donc de quoi retournait cette question et il savait à quoi s’attendre.

Vous avez également fait allusion au fait que des témoins entendus à la Chambre des communes sur cette même question auraient été intimidés, et cette déclaration aurait été faite par M. Benzie. Maintenant, l’important est de savoir si ces témoins auraient été intimidés au point d’avoir refusé de venir témoigner devant le Sénat.

Or, le greffier du Comité des transports et des communications nous a confirmé qu’aucun créateur de contenu qui aurait été intimidé à la Chambre des communes ne se serait — et notez le verbe au conditionnel — désisté ou n’aurait refusé une invitation du greffier au nom du Comité des transports et des communications. Cette information n’est donc pas, à mon avis, documentée.

Ce qui me préoccupe le plus dans cette question de privilège, ce sont non seulement les allégations, mais les amalgames. Les amalgames entre un député, des membres d’un comité de la Chambre des communes qui font leur travail et questionnent des témoins — à tort ou à raison, je ne veux pas en juger — et le fait qu’un député ait pu recourir à une plainte auprès d’un officier du Parlement. Pour moi, c’est une question fondamentale.

Le fait de formuler une plainte auprès d’un officier n’est pas en soi un geste d’intimidation et ne signifie surtout pas en soi que le commissaire ou l’officier du Parlement va conclure son enquête de manière non objective. L’officier du Parlement, s’il y a matière, fera enquête et tirera des conclusions de manière objective. Nous avons confiance en ces officiers dont les deux Chambres du Parlement entérinent la nomination.

L’autre point qui m’interpelle beaucoup, c’est le fait qu’il y ait confusion entre la compétence du Président, encore une fois, sur nos travaux et cet amalgame qui a été fait avec ce qui a pu se produire à la Chambre des communes. Je pense que le respect de l’indépendance des deux Chambres nous tient tous à cœur. À mon avis, cet amalgame n’est pas respectueux de cette indépendance.

Mon dernier point — et je ne veux pas insister, parce que le sénateur Gold a beaucoup insisté sur ce point —, c’est un autre amalgame qui suppose qu’un média serait à la solde du gouvernement, d’un député, de quiconque, et qu’il choisirait de publier une nouvelle à un moment qui s’inscrirait dans le calendrier parlementaire et qui permettrait, d’une certaine façon, d’influencer un témoin ou même d’en abuser, voire de faire du harcèlement à son endroit. On fait cet amalgame en affirmant que cette situation est le fait de membres du Parlement ou d’employés de membres du Parlement.

Je me permets de dire qu’on affirme avec beaucoup de certitude qu’une plainte logée auprès d’un officier du Parlement serait connue de quelques personnes seulement. Avec bientôt six ans d’expérience au Sénat, je pourrais commenter longuement les violations de confidentialité qui se produisent dans les corridors, et même dans cette Chambre.

Pour toutes ces raisons, je suis d’avis que les conditions qui fondent la recevabilité d’une question de privilège ne sont pas remplies. Je vous remercie.

L’honorable Julie Miville-Dechêne [ - ]

Je veux renforcer le message de la sénatrice Saint-Germain. En effet, les allégations sont sérieuses, mais à titre de vice-présidente du Comité sénatorial permanent des transports et des communications, j’assistais, en chair et en os, à la réunion du 28 septembre au cours de laquelle a comparu le témoin Scott Benzie.

Mon collègue le sénateur Housakos a en effet posé des questions sur le contenu de l’article du Globe and Mail, et le témoin Benzie a répondu directement, en disant notamment qu’il ne voulait pas passer trop de temps sur cette affaire. Le moment de la publication du Globe and Mail, a-t-il dit, était suspect, mais toutes les attaques à l’endroit de créateurs de contenu, auxquelles il a fait référence, s’étaient déroulées à la Chambre des communes, et non au Sénat. Il a parlé d’attaques qui avaient eu lieu plusieurs mois avant.

Au cours de la rencontre, je tiens à souligner que j’ai entendu M. Benzie exprimer son opinion librement et longuement, à plusieurs reprises, sans hésitation, sur le projet de loi C-11, qui suscite chez lui de profondes réserves.

Je dois ajouter que nous allons entendre près d’une dizaine de créateurs de contenu, ceux qu’on appelle plus généralement les « youtubeurs », qui ont tous de profondes réserves face au projet de loi C-11, et aucun d’entre eux ne s’est désisté ou n’a refusé de témoigner. Ils sont là, on les entend depuis plusieurs séances, et ils nous disent exactement ce qu’ils pensent du projet de loi C-11.

Je ne veux donc pas me prononcer sur le fond de l’affaire, car il revient à vous de le faire, Votre Honneur — c’est-à-dire les faits rapportés par le Globe and Mail —, mais je ne vois pas en quoi la publication de cet article a porté atteinte à mes privilèges, m’a empêchée de faire mon travail, ou a autrement entravé les travaux du comité. Sans compter que, en tant que journaliste, je m’interroge sur le fait qu’un article soit à la base de cette question de privilège, alors qu’il s’agit ici de la liberté de presse, un droit fondamental garanti par la Charte canadienne des droits et libertés.

L’honorable Leo Housakos [ - ]

Honorables sénateurs, je suis au Sénat depuis 14 ans, et pendant toutes ces années, je peux vous dire que j’ai entendu plusieurs questions de privilège, mais qu’aucune n’a touché à nos responsabilités sénatoriales aussi fondamentalement que celle dont nous sommes saisis en ce moment. Je tiens à remercier le sénateur Tannas d’avoir porté cette question de privilège à notre attention en présentant les faits de façon très rigoureuse.

Lorsque j’ai entendu parler de cette situation pour la première fois, c’était juste avant une réunion de notre comité que je présidais et qui, je crois, a eu lieu mercredi. Cette situation soulève plusieurs préoccupations, et je vais parler de chacune d’entre elles.

Premièrement, en réponse aux arguments du leader du gouvernement au Sénat, je dirais que personne ne veut attaquer les journalistes ni leur droit de protéger leurs sources, de mener leurs activités comme ils le veulent ou de publier les reportages qu’ils veulent selon le point de vue de leur choix.

La situation a simplement soulevé des préoccupations. Je crois que personne n’a tiré de conclusions à cet égard, que ce soit le sénateur Tannas, qui a soulevé la question de privilège, le sénateur Plett ou moi-même. Cependant, cette situation soulève des questions. Cela nous pousse, sénateur Gold, à nous renseigner davantage sur la situation vécue par ce témoin qui, lors de son témoignage devant un comité sénatorial, a dit qu’il s’est senti intimidé. Ce sont les mots qu’il a employés, et il nous a invités à nous pencher sur les témoignages entendus à l’autre endroit afin de vérifier cela.

Qui plus est, votre argument, sénateur Gold, qui remet en cause la question de privilège en raison d’une formalité et d’un détail de procédure, à savoir soulever la question à la première occasion — sur une question aussi importante —, est en soi honteux. En effet, le gouvernement, et vous en tant que leader du gouvernement, devriez être très préoccupés par la nature répréhensible de ces accusations au lieu d’essayer de les étouffer au moyen d’un outil procédural.

J’insiste encore une fois — parce qu’il s’avère que je préside le comité — sur le fait que le comité, en toute bonne foi, après la publication de l’article qui a sonné l’alarme — après les commentaires du témoin, Votre Honneur, lors de sa comparution devant notre comité —, a demandé au témoin de déposer le document qu’il avait reçu de la commissaire au lobbying, ce qu’il a fait. Ce document est parvenu au greffier — ou du moins à mon attention — vers 11 h 45 jeudi. Pour revenir à votre argument, il ne s’agissait donc pas de la première occasion possible. Il ne pouvait pas respecter l’échéance prévue et l’envoyer trois heures avant cette séance-là, et, plus important encore, le document n’était pas bilingue. J’ai donc demandé au greffier de le faire traduire, et il a été officiellement déposé lundi. J’imagine que le sénateur Tannas l’a vu à ce moment-là, ce qui m’a aussi inspiré beaucoup de questions.

Voilà pour les piètres arguments que vous proposez aujourd’hui pour défendre cette question de privilège.

En ce qui concerne ma collègue, la sénatrice Saint-Germain... Je vous remercie de vos arguments, sénatrice Saint-Germain, car ils renforcent l’importance de cette question de privilège. Vous avez tout à fait raison; le témoin a comparu devant nous, et il a dit ce qu’il a dit. Vous dites que sa présence elle-même montre qu’il était à l’aise de comparaître; il a en effet comparu devant la Chambre haute du Parlement.

Dans les faits, toutefois, il a été tellement intimidé et harcelé qu’à titre de témoin — et de Canadien — il a senti le besoin d’aller devant un mandataire du Parlement — la commissaire au lobbying — quelques jours ou quelques semaines avant son témoignage pour obtenir une garantie à la suite des allégations faites par deux parlementaires. Pourquoi ces allégations ont-elles été faites? Sénatrice Saint-Germain, quand un parlementaire traite un témoin — un citoyen canadien — de menteur et de lobbyiste, qu’il soit devant le comité ou dans une situation qui n’est pas du ressort du comité, c’est scandaleux.

Les sénateurs jouissent de privilèges. Nous sommes les gardiens de cette institution. Cependant, il est inexcusable qu’un citoyen canadien voulant comparaître devant un comité se fasse accuser d’être un menteur et un lobbyiste par deux députés, au point où il se sent obligé d’obtenir une lettre de la commissaire au lobbying pour prouver qu’il n’a rien fait de mal. Cela montre que quelque chose de très répréhensible s’est produit, et nous devons aller au fond de cette affaire.

Honorables collègues, le Parlement et le Sénat sont les gardiens de la démocratie et de la liberté, et cela devrait nous préoccuper quand l’exécutif va trop loin et estime pouvoir intimider des témoins uniquement parce qu’ils ont des opinions différentes. Il s’agit là de notre rôle fondamental.

Comme je l’ai déjà dit, je ne désire pas tirer des conclusions hâtives. Toutefois, nous avons plus que jamais l’obligation de déterminer ce qui est à l’origine des sentiments ressentis par cet homme.

De surcroît, en lisant les témoignages présentés à la Chambre, on constate que ce n’est pas un cas isolé. Plusieurs personnes ont été intimidées à tel point par des parlementaires que ces derniers ont dû être rappelés à l’ordre par leurs collègues pour qu’ils mettent fin à ces tactiques.

Toutes les parties prenantes et tous les citoyens doivent se sentir en sécurité lorsqu’ils se présentent devant leurs organes parlementaires. Ils doivent sentir qu’ils peuvent venir s’exprimer sans subir d’intimidation, sans être brimés, quel que soit leur point de vue. C’est bien normal. Nous exigeons la même courtoisie entre nous dans cette enceinte. Peu importe que 2 sénateurs soient opposés à 103, peu importe la situation. Je pense que c’est extrêmement important.

Le fait est que M. Benzie n’est pas lui-même un lobbyiste. C’est un producteur de contenu canadien qui essaie de faire valoir son gagne-pain et son secteur d’activité face à un projet de loi. Le simple fait qu’il ne puisse pas se permettre de faire venir de coûteux lobbyistes dans les coulisses du pouvoir est une raison de plus pour que nous nous assurions que les voix des témoins soient protégées plus que celles de n’importe qui d’autre. Nous le savons, des lobbyistes grassement payés viennent ici. Ils sont rémunérés pour être combatifs, ils nous envoient des courriels et nous pourchassent dans les couloirs, et ils ont des amis d’amis qui nous appellent afin d’obtenir une audience. Mais là encore, lorsqu’une seule personne — et c’est le cas de M. Benzie — vient témoigner devant nos commissions, il nous incombe de veiller à ce qu’elle soit entendue.

Chers collègues, gardons à l’esprit qu’en 2015, le gouvernement actuel a promis plus de transparence, de reddition de comptes et de démocratie que jamais. Le fait d’intimider un témoin et d’influencer un témoignage, que ce soit par l’intermédiaire des médias ou au sein même du comité, devrait déclencher de nombreux signaux d’alarme.

Contrairement à la sénatrice Saint-Germain, je peux vous dire, en tant que président d’un comité qui est en communication constante avec le greffier, qu’il y a un certain nombre de témoins qui ont exprimé leur intérêt, au début de notre étude, en juin, à comparaître devant notre comité, mais qui ne répondent pas à nos appels. C’est une chose pour les témoins de dire qu’ils sont désolés, qu’ils ont entendu assez de témoignages, que leurs problèmes ont été traités et qu’ils ne veulent plus comparaître devant le comité, mais c’en est une autre de voir que des témoins qui tenaient absolument à comparaître devant notre comité en juin ne répondent plus à nos appels.

Honorables sénateurs, je terminerai en disant que je pense que la solution dans le passé consistait à renvoyer cette question au Comité du Règlement pour qu’il l’examine et fasse une enquête approfondie, mais, maintenant, en tant que président, je suis très mal à l’aise et je m’interroge — nous devrions tous nous interroger — sur la contamination de cette étude. Nous savons ce qui s’est passé du côté de la Chambre. Nous avons pris des mesures pour nous assurer que cela ne se produise pas de ce côté-ci, afin que chaque témoin soit entendu et que nous prenions le temps de faire une étude approfondie. Cependant, quand j’entends des témoins dire qu’ils ont été intimidés, je trouve que rien n’est plus effrayant. Nos systèmes judiciaires et parlementaires doivent être transparents, limpides et équitables.

Votre Honneur, je vous laisse le soin de décider en m’en remettant à votre sagesse.

L’honorable Raymonde Gagné (coordonnatrice législative du représentant du gouvernement au Sénat) [ - ]

J’ai quelques points à soulever. Le premier point est en réponse aux propos du sénateur Plett et du sénateur Housakos quant au fait que l’article n’était pas au cœur de cette question de privilège. J’aimerais quand même citer la lettre de l’honorable Scott Tannas. C’est une lettre envoyée à M. Gérald Lafrenière, greffier du Sénat par intérim.

La lettre dit ceci :

Le contenu et la date de parution d’un article publié dans le Globe and Mail le 27 septembre 2022, intitulé « Un opposant au projet de loi C-11 ayant omis de déclarer un financement de YouTube doit faire l’objet d’une enquête, selon un député libéral », peut constituer de l’intimidation à l’égard d’un témoin comparaissant devant un comité sénatorial.

Voilà donc le cœur du problème.

Je voudrais également signaler, puisque c’est en rapport avec le présent débat, que le Président de l’autre endroit s’est prononcé contre le recours au Règlement soulevé à ce sujet. Dans sa décision, le Président a déclaré ceci :

[…] la présidence a examiné les faits rapportés qui sont de son ressort. À priori, il n’est pas apparent que la conduite dont il est question tentait d’intimider le témoin, ni qu’elle était une mesure de représailles contre ce dernier à la suite de ses comparutions devant le Comité permanent du patrimoine canadien.

La présidence rappelle aussi aux députés l’importance d’un choix de mots judicieux lorsqu’il est question de parler de la conduite d’un autre député.

J’espère néanmoins que le Président du Sénat tiendra compte de cela lorsqu’il nous reviendra avec une réponse.

L’honorable Fabian Manning [ - ]

Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet de la question de privilège extrêmement importante qui a été soulevée par le sénateur Tannas aujourd’hui.

Je commencerai en notant que je siège au Sénat depuis longtemps — j’en suis maintenant à ma 14e année. J’ai aussi eu le privilège d’être député pour Terre-Neuve-et-Labrador et de siéger à l’assemblée législative provinciale. Je dois dire que, après près de 30 ans en politique, j’ai rarement été témoin d’une tentative plus flagrante de la part d’un député ministériel d’intimider un témoin qui comparaît devant un comité législatif ou, de façon plus générale, de potentiellement dissuader d’autres témoins de prendre la parole.

Je crois que c’est ce dont nous sommes témoins dans ce cas-ci. Les faits que mon collègue a relevés sont convaincants, selon moi. D’abord, mon collègue a confirmé ce que le témoin, M. Benzie, a dit au Comité sénatorial permanent des transports et des communications, auquel je siège. M. Benzie a clairement affirmé qu’il s’est senti personnellement attaqué au Comité du patrimoine de la Chambre des communes en raison des points de vue qu’il a exprimés devant ce comité à propos du projet de loi C-11 au printemps dernier.

M. Benzie a ajouté que cette attaque au Comité du patrimoine de la Chambre des communes a fait en sorte que d’autres créateurs numériques ont conclu qu’ils étaient aussi des cibles et qu’il serait donc malavisé pour eux de témoigner devant tout comité parlementaire appelé à étudier le projet de loi C-11.

Si on passe en revue l’échange qui a eu lieu entre M. Benzie et Chris Bittle, le secrétaire parlementaire du ministre du Patrimoine canadien, il est difficile de ne pas conclure que M. Benzie a été la cible d’une attaque gratuite. Je voudrais citer une partie de cet échange. Lors du témoignage de M. Benzie devant le Comité du patrimoine canadien de la Chambre des communes, le 30 mai 2022, dès qu’on lui a permis de poser des questions, M. Bittle a affirmé ce qui suit :

Monsieur Benzie, lorsque vous avez témoigné devant le Comité il y a quelque temps — environ deux mois —, on vous a demandé si vous aviez reçu de l’argent des entreprises de technologie. Vous avez répondu que non. Aujourd’hui, pendant votre témoignage, vous avez dit « nous avons reçu du financement de nos partenaires de l’industrie, notamment des plateformes et du secteur privé qui contribuent au succès des créateurs de contenu numérique ».

Est-ce que l’affirmation que vous avez faite lors de votre première comparution était fausse, monsieur Benzie?

Après avoir tenté à plusieurs reprises d’expliquer que ce qu’affirmait M. Bittle était trompeur, M. Benzie a finalement pu répondre ce qui suit aux allégations faites par M. Bittle :

J’ai eu des conversations avec votre ministère, avec le ministère du ministre, c’est-à-dire le ministère du Patrimoine canadien, et j’ai été très franc à propos du fait que nous avons reçu un certain financement de la part de nos partenaires liés aux plateformes [...] Quatre-vingts pour cent des revenus de Digital First Canada proviennent du Buffer Festival, et il s’agit là de nos fonds de roulement.

M. Bittle a ensuite répondu sur un ton très accusateur : « De quelles entreprises technologiques recevez-vous de l’argent? »

M. Benzie a réitéré ce qu’il avait apparemment déjà dit au ministère du Patrimoine canadien, soit qu’il avait reçu des fonds spécifiquement en lien avec le festival Buffer. M. Bittle a feint d’être insatisfait de cette réponse et a déclaré : « Je trouve cela vraiment choquant. » Il a alors immédiatement demandé : « [A]vez-vous menti à notre comité au cours de votre première comparution? »

Chers collègues, je soutiens que, pour des personnes qui interagissent rarement avec le gouvernement ou avec un comité parlementaire, ce niveau d’hostilité de la part d’un membre du gouvernement est clairement conçu pour avoir un effet paralysant. Cependant, ce qui est encore plus accablant, c’est que M. Bittle a donné suite à ces attaques en demandant officiellement à la commissaire du Commissariat au lobbying de lancer une enquête sur Digital First Canada, l’organisation dont M. Benzie est le directeur général.

M. Benzie a depuis reçu la confirmation écrite du Commissariat au lobbying qu’il n’enfreignait aucunement la Loi sur le lobbying, ce qui illustre à quel point l’accusation était vraiment sans fondement. Chers collègues, nous devons nous demander quel était le but des gestes de M. Bittle.

On ne peut que conclure que ces gestes visaient non seulement à intimider M. Benzie, mais aussi à dissuader d’autres créateurs qui pourraient songer à présenter leur point de vue sur le projet de loi C-11 devant un comité parlementaire. À mon avis, il s’agissait d’une tentative d’intimidation, et si nous ne faisons rien, ce comportement se répétera. Si cela devient systémique, alors nos comités parlementaires cesseront d’être une voix efficace pour le public. C’est pourquoi nous devons demander des comptes aux auteurs de cette intimidation flagrante.

Merci.

L’honorable Frances Lankin [ - ]

Honorables sénateurs, je remercie le sénateur Tannas d’avoir soulevé cette question, ainsi que tous les intervenants. Des arguments très éloquents ont été avancés.

Cependant, comme l’a souligné la sénatrice Gagné, à la base, le libellé de la lettre porte à croire que c’est la date de publication et le contenu de l’article qui a paru dans The Globe and Mail qui peuvent constituer un acte d’intimidation d’un témoin. Je suis prête à en déduire ce que le sénateur Tannas soutient au Sénat, mais la lettre est techniquement très différente de ce dont nous parlons.

Je n’ai entendu aucune preuve que le secrétaire parlementaire ou, comme l’a dit le sénateur Tannas, que le deuxième député au courant de la plainte déposée auprès de la commissaire au lobbying a fourni des renseignements au Globe and Mail. Peu importe le nombre de fois qu’un sénateur d’en face l’affirme, cela n’en fait pas une vérité et ne fournit pas de preuve.

Je pourrais affirmer que les gens qui s’opposent au projet de loi, qui ont participé à une campagne visant à écrire des tonnes et des tonnes de lettres et qui travaillent en étroite collaboration avec certains parlementaires ont décidé que la plainte déposée auprès de la commissaire au lobbying représentait un moyen de discréditer le gouvernement.

Je pourrais affirmer cela, mais je n’en ai aucune preuve. Je n’ai aucune preuve que le président du comité, qui avait prévu un moment et un endroit pour soulever la question et la poser au témoin, avait une autre idée en tête. Rien ne me permet de croire et de prétendre que le président du comité, qui connaît très bien le Règlement du Sénat et qui sait naviguer ces eaux, a fait ou n’a pas fait ceci ou cela. Je n’ai aucune preuve. Je vous dis qu’aucune preuve ne permet d’aller de l’avant.

La question est-elle grave? Si c’est vrai, serait-ce grave? C’est très grave. Or, il n’y a pas de preuve.

Je veux aussi dire que le fait que certaines des questions sont posées aux témoins sur un ton agressif et, j’en conviens, parfois intimidant est odieux. Cela devrait être considéré scandaleux à la Chambre des communes, au Sénat et dans nos comités. Dans les comités auxquels j’ai participé, j’ai vu et j’ai entendu des choses, et j’ai parlé par la suite à des sénateurs de la façon dont ils rejetaient du revers de la main les opinions de témoins qui se présentent devant nous. Nous devrions être très clairs à ce sujet : en tant qu’institution collégiale, nous ne devons pas soutenir une telle attitude ni permettre qu’elle continue, mais rien ne démontre que c’est ce qui s’est passé en l’occurrence.

Je ne crois pas qu’il y ait de motifs suffisants pour conclure qu’il y a de prime abord matière à question de privilège. Je termine là‑dessus. Merci beaucoup.

L’honorable Brent Cotter [ - ]

Honorables sénateurs, c’est avec une certaine appréhension que j’interviens au sujet de cette question de privilège. Sans vouloir minimiser la gravité de la préoccupation soulevée par le sénateur Tannas, je dois dire que mon frère, maintenant retraité, a travaillé comme professionnel dans un club de golf. Quelle que soit la situation, il parle toujours du handicap qu’a une personne. Plus le handicap est élevé, moins la personne est compétente. Quand il s’agit de privilège parlementaire, j’ai un handicap de 30 environ. Je m’excuse donc d’avoir des connaissances limitées en la matière.

Quoi qu’il en soit, je crois que certains des enjeux mentionnés mériteraient l’attention du Président. Je les aborderai brièvement.

Je suis notamment d’accord avec la sénatrice Lankin, qui a parlé de l’importance de la dignité et du décorum au Sénat et dans les comités sénatoriaux. Permettez-moi de vous parler de mon expérience personnelle à ce sujet.

Au cours des débats du comité et de l’interrogation des témoins pendant l’étude sur l’aide médicale à mourir, il y a eu un moment où j’ai été assez agressif à l’égard d’un témoin. Le sénateur Plett m’a réprimandé au sujet de ma conduite. J’en ai été troublé, mais après réflexion, j’ai conclu qu’il avait raison et que j’avais, à tout le moins, dépassé les bornes. Il n’a pas soulevé l’affaire dans cette enceinte, mais il m’a donné l’occasion de comprendre les propos de la sénatrice Lankin. Je ne suis pas toujours d’accord avec le sénateur Plett, mais je lui sais gré de son aide et de son intervention. Je pense qu’il est fondamental pour nous de penser en ces termes, et à cet égard, l’angoisse du sénateur Tannas à ce sujet — si je peux la désigner ainsi — n’est pas déplacée.

Je pense que deux points méritent votre attention dans ce cas-ci, Votre Honneur. L’un est celui que la sénatrice Lankin a soulevé, à savoir le manque de preuves. Très franchement, étant donné la nature de la plainte, j’estime qu’il est impossible d’obtenir des preuves, parce qu’il vous faudrait être capable de creuser la question de l’origine de cette histoire. Qui sait? Les allégations de sournoiserie pourraient être légitimes, mais il n’y a en fait aucun moyen de le prouver. La première question, je pense, est celle des preuves.

Deuxièmement, il y a la question de compétence. Sans vouloir minimiser la situation, je dirais que la plupart des préoccupations soulevées sont discutables et portent sur la façon dont certaines personnes se sont comportées à l’autre endroit. Je pense que cela ne relève pas de vos compétences.

En ce qui a trait à la compétence, le deuxième problème est précisément celui qui a été soulevé par rapport à la lettre du sénateur Tannas, et j’aimerais prendre un instant pour retrouver les termes employés; je n’ai pas les mêmes ressources que d’autres pour me documenter. La plainte dit que « le contenu d’un article et le moment choisi pour le publier pourraient constituer de l’intimidation à l’égard d’un témoin ». Le problème porte sur les agissements de la presse qui pourraient constituer de l’intimidation à l’égard d’un témoin.

Je dirais qu’on s’aventure sur un terrain qui, selon moi, met en opposition les privilèges de la presse et ceux du Sénat. Or, en tout respect, je suis très mal à l’aise à l’idée de réprimander le Globe and Mail pour la publication de cet article parce qu’il porterait atteinte à notre façon de mener nos activités au Sénat.

À bien y penser, cela pourrait vous amener à lire tous les journaux chaque matin pour voir si quelqu’un a écrit quelque chose qui pourrait être considéré comme de l’intimidation à l’égard d’un comité, ce qui, en toute franchise, ne serait que pure hypothèse.

Merci.

Honorables sénateurs, je prends la parole sur cette question non seulement en tant que membre du Comité des transports et des communications, mais aussi en tant que journaliste qui a travaillé sur le terrain pendant 30 ans.

Je tiens d’abord à parler de Scott Benzie et de l’excellent travail qu’il a fait pour souligner certains des défis que présente le projet de loi C-11.

Depuis des mois, je parle à Scott de ce projet de loi de façon intermittente, dans le cadre de mes propres recherches. Je trouve que c’est un homme réfléchi aux opinions bien arrêtées sur le projet de loi C-11. Je ne les partage pas toutes forcément, mais je crois que c’est un témoin de bonne fois qui parle de la nature de son industrie avec passion et en connaissance de cause.

Il est une voix crédible parce qu’il ne s’exprime pas seulement en son nom. Il est le directeur général d’un groupe de pression qui représente des créateurs de contenu numérique, et il est aussi le directeur artistique du festival Buffer, qui connaît beaucoup de succès.

La question qui s’est posée avec le témoignage de M. Benzie est de savoir s’il avait révélé assez tôt — parce qu’il a certes admis le fait — que son festival et son groupe avaient reçu des fonds de YouTube et de TikTok. Les deux plateformes ont versé des fonds en espèces et fourni des biens en nature, assurant le transport d’artistes et de cinéastes présentant leurs films au festival Buffer.

La question est de savoir si M. Benzie a dérogé au protocole. Ce dernier nous a fourni des lettres indiquant que le registre des lobbyistes lui avait assuré que ce n’est pas le cas. J’en ai vu des copies.

Donc, que vous pensiez ou non que M. Benzie a raison au sujet du projet de loi C-11, je vous assure qu’il est de bonne foi sur la question et qu’il n’a pas caché ou nié le fait qu’il a reçu des fonds de YouTube et de TikTok, et que YouTube et TikTok n’ont pas nié avoir fourni ce financement, qui ne lui a pas été donné en tant que lobbyiste, mais bien pour soutenir le festival artistique dont ils étaient les commanditaires.

La question n’est pas de savoir si M. Benzie a fait quelque chose de mal, mais de savoir à quel point nous devons nous interroger sur le moment où cette fuite a eu lieu.

Je reconnais que le moment choisi empeste la magouille à plein nez — si je puis m’exprimer ainsi — et que le fait que cet article ait été publié la veille du témoignage de M. Benzie tombe à point nommé. Est-ce pour autant une violation du règlement du Sénat? En premier lieu, comme l’a si bien dit la sénatrice Lankin, nous n’avons absolument aucune idée de l’origine de cette information et de la façon dont elle est arrivée aux oreilles de la journaliste du Globe and Mail.

Je peux simplement vous dire, sans vouloir vanter ma grande expérience, mais en me basant sur mes 30 années de carrière en tant que journaliste, que vous pourriez être surpris de la manière dont les informations parviennent parfois aux journalistes. Et parfois, elles ne proviennent pas de la source la plus évidente.

Pendant ma carrière, j’ai publié un certain nombre d’articles en exclusivité grâce à des informations confidentielles qu’on m’avait transmises. Des gens appelaient ensuite pour dire : « C’est sûrement un tel qui lui a communiqué ces informations. » Ou encore : « Il faut que telle personne soit renvoyée, parce que c’est probablement d’elle que vient la fuite. » Je riais toujours un peu intérieurement, parce les personnes en question n’étaient jamais celles qui m’avaient communiqué les informations.

Conséquemment, même si on peut faire des déductions ou avoir une idée d’où proviennent les informations, nous ne connaissons absolument pas les sources de cette journaliste et ce serait une grave violation de la liberté de la presse telle que nous la connaissons que de demander à cette journaliste de révéler ses sources. Sa source est-elle un employé du ministère du Partrimoine canadien? Je ne le sais pas et personne ne le sait non plus. S’agissait-il d’un politicien? Je ne le sais pas et personne ne le sait non plus.

Alors, d’où vient la fuite?

Nous en arrivons à l’article en tant que tel.

J’ai lu cet article le jour de sa parution et je l’ai relu par la suite. C’est un article tout à fait juste et équilibré. Il ne s’agit pas d’une attaque vicieuse à l’endroit de M. Benzie. Dans l’article, on cite à profusion M. Benzie qui se défend, ainsi que TikTok et YouTube qui défendent le financement qu’ils ont versé au festival de M. Benzie.

Je reconnais que le moment semble louche. J’ajouterais que, parfois, nos amis de l’autre endroit semblent parfaitement inconscients de l’échéancier de nos travaux ici. Il faudrait donc présumer que quelqu’un a fait des manigances en sachant la date exacte où M. Benzie allait faire son témoignage afin d’envoyer cette information à la journaliste du The Globe and Mail afin de publier l’article juste au bon moment.

J’ai travaillé dans le monde journalistique pendant 23 ans. Les salles de rédaction ne fonctionnent pas de cette manière. Pour peu que nous le sachions, Mme Woolf a pu soumettre cet article à son employeur une semaine à l’avance et il était dans la file d’attente pour être publié.

Les journalistes peuvent difficilement conspirer pour organiser un pique-nique de tout le personnel, ils peuvent encore moins conspirer avec le gouvernement pour attaquer un artiste et créateur.

Je reconnais que quand j’ai réalisé le moment où l’article avait été publié, j’étais fâchée parce que je considère que M. Benzie ne méritait pas de se retrouver dans une situation aussi inconfortable. Voici ma mise en garde : qui serait visé par nos sanctions dans ce dossier? Nous n’avons aucune idée de la source de la fuite. Nous n’avons aucune idée du moment désigné pour publier l’article et nous n’avons aucune preuve que la journaliste qui l’a rédigé avait une quelconque intention malicieuse. C’est franchement une bonne œuvre journalistique qui décrit un enjeu, puis raconte avec précision le témoignage que nous avons entendu en comité plus tôt.

Je conviens que M. Benzie semble avoir été la cible de traitements peut-être injustes et je suis reconnaissante envers le sénateur Tannas d’avoir soulevé la question, mais je ne crois pas qu’il y ait, de prime abord, matière à question de privilège.

L’honorable Salma Ataullahjan [ - ]

Je prends la parole au sujet de la question de privilège dont vous avez été saisi, Votre Honneur. Honorables sénateurs, j’aimerais dire quelques mots par rapport à l’intimidation de témoins au cours des séances de comité.

En tant que présidente du Comité des droits de la personne, je tiens à exprimer mes préoccupations et à vous faire part de mon expérience personnelle. J’estime qu’il est important de veiller à la sécurité et au bien-être mental des témoins. Nous traitons de sujets très délicats et il est très préoccupant d’entendre qu’un témoin a été intimidé et que cela a fait les manchettes nationales dans les médias.

Je pense aux audiences que le Comité des droits de la personne a récemment tenues à Edmonton, où deux femmes nous ont livré un témoignage si difficile qu’elles ont dû s’arrêter. Le sénateur Arnot et les sénatrices Busson, Martin et Jaffer étaient tous présents lors de ces témoignages émouvants. La sénatrice Jaffer et moi avons rassuré les témoins tout le long de leur comparution et les avons aidées à livrer leur témoignage. Je frémis en pensant à ce qui aurait pu arriver si nous n’avions pas fait preuve de sensibilité.

La situation était un peu la même lorsque nous avons visité la mosquée de Québec. Les survivants ont raconté l’épreuve extrêmement pénible qu’ils ont vécue et le choc qu’ils ont subi lors de la tuerie était toujours bien visible sur leur visage. Nous avons fait preuve d’empathie et les avons encouragés à raconter ce qu’ils ont vécu. Pouvez-vous imaginer si nous avions manqué de sensibilité dans les questions que nous leur avons posées?

Les sénateurs Gerba, Oh, Jaffer et moi avons trouvé ces témoignages incroyablement difficiles à écouter, alors je peux seulement imaginer à quel point il leur a été douloureux de les livrer.

Je pense aussi à l’étude que nous venons de terminer sur les stérilisations forcées. Les survivantes nous ont ouvert leur cœur et ont partagé leur traumatisme avec nous. Certaines nous ont fait part de détails dont elles n’avaient jamais parlé de vive voix auparavant. Elles nous ont dit à quel point il était difficile pour elles de s’exprimer et qu’elles n’avaient jamais parlé de cela à personne. Nous les avons mises à l’aise. Nous leur avons garanti qu’elles se trouvaient en lieu sûr.

Nous devons garder à l’esprit que les témoins se mettent souvent en danger lorsqu’ils acceptent de nous confier leur témoignage. C’est un privilège pour nous que de pouvoir entendre ces expériences de vie souvent intimes et difficiles, notamment dans le contexte de notre étude actuelle sur l’islamophobie.

Récemment, nous avons rencontré des étudiants qui sont venus nous faire part de leur expérience de l’islamophobie. Ils étaient environ une trentaine. Il a fallu un certain temps pour qu’ils se sentent suffisamment à l’aise pour raconter leurs témoignages, et nous leur avons donné l’espace nécessaire pour qu’ils se sentent en confiance.

Pouvez-vous imaginer s’ils avaient eu vent de cas d’intimidation de témoins par des parlementaires? Il est essentiel pour nous d’inspirer confiance. Il s’agit des Canadiens que nous représentons.

Pour être en mesure de poursuivre notre travail, nous devons traiter nos témoins avec respect et compassion. Nous devons créer un espace sûr où les témoins sont écoutés et respectés. Je crains que les accusations d’intimidation ne rendent de plus en plus difficile la comparution de témoins à l’avenir et ne rendent le travail de nos comités très difficile. Je vous remercie.

L’honorable Renée Dupuis [ - ]

Honorables sénateurs, j’aimerais poursuivre dans le même ordre d’idées que la présidente du Comité des droits de la personne.

Ce qui me frappe ici, c’est que la documentation qui nous a été remise aujourd’hui — vous comprendrez qu’on n’a pas eu autant de temps pour se préparer que les gens qui ont fait la proposition. Si je lis bien la lettre, autant la version française que la version anglaise, on nous indique ceci :

Le moment et le contenu d’un article […] peuvent constituer une tentative d’intimidation d’un témoin comparaissant devant un comité sénatorial.

D’ailleurs, on n’en fait pas l’affirmation, mais on dit : cela peut, it may constitute.

Pouvez-vous nous aider à bien préciser ce qui est la nature d’une question de privilège? Si on invoque la parution d’un article, j’imagine que votre décision portera sur l’article, le moment de la publication et son contenu.

J’aimerais revenir sur le procès-verbal du Comité des transports et des communications. Je ne vois rien dans le document qui pourrait m’amener à souscrire à ce que la présidente du Comité des droits de la personne a dit. Autrement dit, il me semble que la question de privilège est de la responsabilité des sénateurs comme individus, des comités sénatoriaux et de l’ensemble du Sénat. Nous avons donc la responsabilité de faire en sorte que les témoins puissent venir dans un espace sécuritaire pour présenter leurs arguments. Ce n’est pas l’expérience qu’on a toujours vécue dans les comités du Sénat ni au Sénat du Canada.

La sénatrice qui est présidente du Comité des droits de la personne a soulevé une question extrêmement importante. J’aimerais que vous y consacriez quelques-unes de vos réflexions. Dans ce cas précis, quelles sont les mesures que le comité, les autorités du comité et les membres du comité ont prises, s’ils se préoccupaient à ce point de ce qu’ils considèrent comme de l’intimidation, pour s’assurer que le témoin en question se sente absolument en sécurité en venant témoigner devant le comité du Sénat?

Lorsque je lis le procès-verbal, je ne vois rien qui peut nous indiquer qu’on a pris activement des mesures pour corriger ce qu’on considère être de l’intimidation à l’autre endroit et faire ressortir la différence fondamentale entre les deux Chambres dans la façon de traiter les témoins qui se présentent devant nous.

J’aimerais vous laisser réfléchir à cette question et j’aimerais aussi que vous nous éclairiez de façon plus particulière sur ce que comporte l’obligation, pour les sénateurs membres d’un comité, de s’assurer que les témoins qui comparaissent devant nous...

On le sait, c’est extrêmement difficile. Vous l’avez dit et je le répète : c’est extrêmement difficile pour des témoins de venir devant un comité du Sénat, parce que c’est intimidant en soi. Les gens n’en ont pas nécessairement l’expérience et même ceux qui l’ont nous disent que c’est toujours un enjeu. À mon avis, nous avons l’obligation de nous assurer de créer un environnement sécuritaire pour ces témoins. Merci.

Son Honneur le Président [ - ]

Sénateur Plett, souhaitez-vous prendre la parole avant le sénateur Tannas?

Le sénateur Plett [ - ]

Oui, merci, Votre Honneur. J’ai une déclaration simple et brève. Je ne veux pas entrer dans un débat.

Cependant, je veux revenir brièvement sur les commentaires de la sénatrice Gagné au sujet de l’intervention du Président de la Chambre des communes. Je prie la sénatrice de m’excuser si je n’ai pas compris tout ce qu’elle a dit, car je suis convaincu qu’elle ne voudrait jamais omettre une partie de la décision rendue par le Président de la Chambre des communes. Dans les faits, la première partie de la décision rendue par le Président de l’autre endroit exprime clairement qu’il s’agissait d’un comité du Sénat et que la question n’était donc pas de son ressort. Voilà la principale raison pour laquelle le Président de la Chambre des communes a rejeté la question de privilège à l’autre endroit.

Par conséquent, Votre Honneur, je pense qu’il vous faut au moins cette information : le Président de l’autre endroit n’a pas jugé qu’il ne s’agissait pas d’une question de privilège, mais plutôt qu’il ne s’agissait pas d’une question de privilège à l’autre endroit et que ce n’était pas à lui de dire si c’en était une dans cette enceinte. Merci.

Le sénateur Tannas [ - ]

Votre Honneur, je voulais aborder quelques points avant que vous preniez cette question en délibéré.

En ce qui concerne le moment choisi pour soulever cette question, c’est la vieille excuse évoquée pour toute question de privilège — cela n’a pas été fait à temps. Honnêtement, la réunion du comité pendant laquelle le témoin a dit s’être senti intimidé s’est tenue mercredi soir. Comme le sénateur Housakos l’a souligné, d’autres documents devaient être présentés à l’appui de cette question et ils ne sont pas arrivés à temps pour 11 h.

En outre, nous avons eu du temps pendant le week-end et le lundi pour parler directement au témoin. Je pense que dans le cadre d’une enquête qui serait menée, si Votre Honneur décidait d’en ouvrir une, le comité compétent commencerait par faire comparaître des témoins sous serment pour aller au fond des choses. Nous pourrions aller au fond de cette affaire sans nous adresser à un journaliste. Nous pourrions demander aux autres ce qui suit : Avez-vous envoyé la lettre au journaliste? Qui a envoyé la lettre au journaliste? Quand avez-vous envoyé la lettre au journaliste? Tous ces éléments pourraient être révélés et aider ceux qui veulent nous faire une recommandation sur ce qui s’est réellement passé.

L’objectif aujourd’hui, à ce que je comprends, était de souligner une situation qui pourrait s’être produite. Un certain nombre des sénateurs qui sont d’avis qu’une décision favorable de Votre Honneur ne devrait pas s’appliquer dans ce cas-ci ont dit : « Eh bien, cette situation pourrait avoir eu lieu. » C’est bien ce dont il s’agit. C’est l’objectif de l’exercice que nous faisons en ce moment.

La question est grave. Comme nous le savons tous, c’est le genre de situation qui prendra de l’ampleur si nous ne faisons rien. Nous devons vider la question. Votre Honneur, je sais que vous lui accorderez toute l’attention qu’elle mérite. Merci.

Son Honneur le Président [ - ]

Honorables sénateurs, je remercie le sénateur Tannas d’avoir soulevé cette question très importante. Je remercie également tous les sénateurs qui ont pris le temps de participer au débat. Je prendrai la question en délibéré.

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