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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 5 novembre 2025

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 h 15 (HE), avec vidéoconférence, pour examiner, afin d’en faire rapport, les questions qui pourraient survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères et au commerce international en général.

Le sénateur Peter M. Boehm (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Honorables sénateurs, je m’appelle Peter Boehm, je suis un sénateur de l’Ontario et je suis président du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international.

[Traduction]

J’invite les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui à se présenter.

Le sénateur Adler : Je m’appelle Charles Adler, sénateur du Manitoba.

Le sénateur MacDonald : Michael MacDonald, du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse.

[Français]

La sénatrice Gerba : Amina Gerba, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Ravalia : Bienvenue. Mohamed Ravalia, de Terre-Neuve-et-Labrador.

La sénatrice Ataullahjan : Bienvenue. Salma Ataullahjan, de l’Ontario.

Le sénateur Woo : Bonjour. Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

Le sénateur Harder : Peter Harder, de l’Ontario.

La sénatrice M. Deacon : Bonjour. Marty Deacon, de l’Ontario.

Le sénateur Wilson : Duncan Wilson, de la Colombie-Britannique.

Le sénateur Al Zaibak : Mohammad Al Zaibak, de l’Ontario.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.

Le président : Bienvenue, sénateurs. Bienvenue à tous les gens au pays qui nous regardent sur ParlVu du Sénat aujourd’hui.

Chers collègues, conformément à l’ordre de renvoi général, nous nous réunissons aujourd’hui pour discuter de la situation en Haïti.

[Français]

Aujourd’hui, pour notre premier groupe, nous sommes heureux d’accueillir des représentants d’Affaires mondiales Canada, soit Ian Myles, directeur exécutif, Direction d’Haïti, Jeff Senior, directeur, Direction des activités relatives à la stabilisation et au soutien de la paix, et Pamela Moore, directrice exécutive, Direction du programme de paix et de stabilisation.

[Traduction]

Nous accueillons également des représentants de la Gendarmerie royale du Canada : M. Liam Price, directeur général des services spéciaux internationaux; et Mme Adriana Poloz, directrice exécutive du renseignement et de la police internationale. Bienvenue au comité. Merci d’être parmi nous aujourd’hui.

Avant que nous n’écoutions les déclarations préliminaires et que nous posions nos questions — ce sera un peu compliqué aujourd’hui, car nous avons cinq témoins, mais je pense que nous y arriverons —, j’aimerais demander à toutes les personnes présentes de bien vouloir mettre en sourdine les notifications sur leurs appareils. Je vous demande également de suivre les consignes sur l’utilisation des oreillettes, qui sont inscrites sur la carte. Les oreillettes doivent être tenues loin des microphones afin d’éviter tout retour de son qui pourrait causer des problèmes audio et nuire à nos interprètes en particulier.

Monsieur Myles, la parole est à vous, puis ce sera au tour de M. Price par la suite.

[Français]

Ian Myles, directeur exécutif, Direction d’Haïti, Affaires mondiales Canada : Bonjour, je m’appelle Ian Myles et je suis directeur exécutif à la Direction d’Haïti au sein d’Affaires mondiales Canada. Je suis accompagné de Pamela Moore, directrice exécutive, Direction du programme de paix et de stabilisation, et de Jeff Senior, directeur, Direction des activités relatives à la stabilisation et au soutien de la paix, qui sont tous les deux aussi d’Affaires mondiales Canada.

Je suis également accompagné d’Adriana Poloz, directrice exécutive, Renseignement et police internationale, et de Liam Price, directeur général, Services spéciaux internationaux, qui prononcera ensuite des remarques au nom de la GRC. Aujourd’hui, je vous présenterai un aperçu de la crise en Haïti et de la réponse du Canada.

[Traduction]

Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, le pays s’est enfoncé dans une crise profonde et multidimensionnelle. La violence des gangs et le chaos continuent de s’intensifier. Malgré les efforts louables et les sacrifices consentis par la police nationale haïtienne et les initiatives internationales de stabilisation, les gangs contrôlent désormais jusqu’à 90 % de la capitale et étendent leur emprise à d’autres régions. Les gangs sont exceptionnellement bien financés et équipés grâce à leurs activités de kidnapping, d’extorsion et de trafic de drogue et d’armes. Leurs tactiques sont de plus en plus brutales. Ils recrutent des enfants, commettent des violences sexuelles à grande échelle et perpètrent des massacres. Depuis 2024, plus de 8 700 personnes ont été tuées.

La situation politique est tout aussi difficile. Le Conseil présidentiel de transition, ou CPT, qui a été établi en avril 2024, a désormais admis que les élections ne pourraient pas avoir lieu avant la fin de son mandat, en février 2026, en raison de l’insécurité qui perdure. En ce moment, les nombreux acteurs politiques haïtiens réfléchissent activement à un plan de gouvernance pour la suite.

Les citoyens haïtiens subissent de plein fouet cette crise. Plus de la moitié de la population a un besoin urgent d’aide humanitaire et plus de 1,4 million de personnes ont été contraintes de quitter leur foyer. Haïti ne s’est toujours pas remis du tremblement de terre dévastateur de 2010 et voilà qu’en 2025, l’ouragan Melissa vient de causer de nouvelles inondations et destructions. La convergence des catastrophes d’origine naturelle et humaine pousse le pays au bord du gouffre, mettant à rude épreuve la résilience de sa population et la capacité de ses institutions.

La crise a également des répercussions au-delà d’Haïti, notamment dans les pays voisins et au Canada. L’instabilité d’Haïti crée des conditions idéales pour que la criminalité transnationale prospère. La circulation illicite d’argent, de drogues et d’armes augmente et les gangs haïtiens nouent des liens avec des réseaux criminels dans la région et même au Canada. Les conditions désastreuses sont également à l’origine de la migration irrégulière. De plus, le contexte commercial extrêmement risqué nuit à la reprise économique.

Le 30 septembre, en réponse à la crise grandissante, le Conseil de sécurité de l’ONU a autorisé la transformation de la Mission multinationale d’appui à la sécurité en une force de répression des gangs, plus vaste et plus robuste, soutenue par un bureau d’appui de l’ONU. Le Canada a accepté de faire partie du groupe permanent de partenaires qui assureront une supervision stratégique, offriront une orientation stratégique et mobiliseront des ressources. La nouvelle force passera de 1 000 policiers à 5 500 militaires et policiers. Il faut souligner que la Force de répression des gangs tirera parti de l’expertise et des ressources de l’ONU, mais qu’elle continuera de dépendre des contributions volontaires en personnel et en fonds. Cette force est essentielle au rétablissement de la stabilité en Haïti.

En septembre, la ministre Anand a annoncé un nouveau financement de 40 millions de dollars pour la Force de répression des gangs, qui s’ajoute à l’engagement qui avait été pris au départ de verser 86,2 millions de dollars pour la mission d’origine. Le Canada s’est également engagé à verser 20 millions de dollars de nouveaux fonds pour améliorer la sécurité maritime dans la région. En tant que pays à la tête du G7, le Canada a déployé des efforts pour mobiliser un soutien supplémentaire en faveur d’initiatives de stabilisation. Notre pays est un ami de longue date d’Haïti et son deuxième donateur bilatéral en importance. Depuis 2022, le Canada a investi plus de 450 millions de dollars dans des initiatives de paix, de sécurité, d’aide humanitaire et de développement gérées par plusieurs ministères et organismes, dont certaines sont dirigées par mes collègues de la GRC ici présents aujourd’hui.

Si la stabilisation demeure la priorité immédiate, le Canada s’attaque également aux causes profondes des crises perpétuelles en Haïti, notamment la corruption et l’impunité. Par exemple, nous soutenons les avocats et les organisations de la société civile qui représentent les victimes de violations des droits de la personne, en permettant à plus de 10 000 personnes — dont plus de 3 000 femmes — d’avoir accès à des services juridiques, et en formant plus de 220 avocats. En outre, le Canada a imposé, de façon indépendante, des sanctions à 34 personnes, dont des chefs de gangs et plusieurs membres de l’élite politique et économique haïtienne.

Malgré le contexte opérationnel difficile, des organisations canadiennes et internationales dévouées continuent de travailler fort pour soulager les souffrances et fournir des services de base.

[Français]

Le Canada continuera de travailler aux côtés de nos partenaires haïtiens et internationaux pour aider à rétablir la sécurité, soutenir la gouvernance démocratique et promouvoir la prospérité pour tous les Haïtiens.

Nous priorisons également le soutien de la société civile locale, le maintien de notre régime de sanctions et la lutte à la corruption afin d’atteindre des résultats de grande envergure et durables. Je vous remercie.

Le président : Merci, monsieur Myles. Monsieur Price, vous avez la parole.

[Traduction]

Liam Price, directeur général, Services spéciaux internationaux, Gendarmerie royale du Canada : Merci, monsieur le président. Si vous le permettez, c’est la directrice exécutive Poloz qui fera la déclaration préliminaire de la GRC.

Le président : Bien sûr.

Adriana Poloz, directrice exécutive, Renseignement et police internationale, Gendarmerie royale du Canada : Merci. Honorable président, distingués membres du comité, bonjour. Je m’appelle Adriana Poloz et je suis directrice exécutive du programme de renseignement de la GRC, qui comprend également le volet international. Je suis accompagnée de mon directeur général, M. Liam Price, qui supervise le Programme d’opérations policières internationales de paix et de maintien de la paix. Je tiens à vous remercier tous de donner à la GRC l’occasion de participer à la réunion d’aujourd’hui, et ce, aux côtés de nos collègues d’Affaires mondiales Canada.

[Français]

Je vous remercie de me donner l’occasion de vous parler de l’engagement durable du Canada à l’égard d’Haïti et du rôle essentiel que jouent la Gendarmerie royale du Canada et la police canadienne en général afin de soutenir la paix et la stabilité dans la région.

[Traduction]

La présence de la GRC en Haïti remonte à quatre décennies, ce qui témoigne de l’engagement profond et indéfectible du Canada envers le peuple haïtien et ses institutions. Au fil des ans, les membres de la GRC ont travaillé aux côtés des membres de la Police nationale d’Haïti, ou PNH, et de partenaires internationaux afin d’aider à renforcer les capacités, la confiance et la primauté du droit.

Il y a 15 ans cette année, un séisme dévastateur est survenu en Haïti — une tragédie qui a bouleversé le pays et qui a profondément touché les Canadiens et les Canadiennes. À la suite de cette catastrophe, le Canada a intensifié son soutien en Haïti et la GRC y a joué un rôle crucial sur le plan des efforts humanitaires et de stabilisation.

Nous nous souvenons également, avec un profond respect, de la perte de deux membres de la GRC, soit le surintendant principal Doug Coates et le sergent d’état-major Mark Gallagher, qui ont sacrifié leur vie au service d’Haïti, ce qui illustre l’engagement constant du Canada envers le gouvernement haïtien et son peuple.

Plus récemment, l’ouragan Melissa a semé de nouveau la désolation en Haïti ainsi que dans les pays voisins, entraînant le déplacement de milliers de personnes et mettant à rude épreuve l’infrastructure et les services d’urgence déjà fragiles.

Ces épreuves cumulées soulignent l’importance cruciale pour le Canada et la communauté internationale de maintenir leur engagement à soutenir le redressement et la résilience d’Haïti.

Depuis le début de 2023 et l’émergence des plus récentes crises, la GRC continue d’apporter une aide précieuse à la PNH, notamment en lui fournissant conseils et assistance et en prenant part à des missions de formation et de collecte de renseignements un peu partout en Haïti et dans les Caraïbes. Malgré les défis qui se présentent à eux, comme les changements fréquents de leadership au sein de la PNH et les contraintes logistiques, les policiers canadiens ont réussi à créer des réseaux solides, à dispenser des formations efficaces et à fournir un soutien consultatif stratégique.

Les efforts du Canada sont mis en œuvre par l’intermédiaire du Programme d’opérations policières internationales de paix et de maintien de la paix, ou PIP, qui est dirigé par le directeur général, Liam Price, et qui relève de l’Arrangement sur la police civile au Canada, ou l’APCC, un partenariat entre Affaires mondiales Canada, Sécurité publique Canada et la GRC. Ce programme permet l’affectation de policiers et d’experts civils canadiens auprès d’organisations multilatérales clés comme les Nations unies, l’Union européenne et l’OTAN, ainsi qu’à d’autres missions bilatérales de soutien à la paix et de stabilisation.

Le rôle de la GRC à Haïti est complexe et prend plusieurs formes et tous les efforts sont axés sur la lutte contre la criminalité transnationale, la stabilisation du pays et, bien sûr, le soutien à la PNH. Malgré les défis opérationnels qui ont empêché un déploiement massif de personnel, la GRC demeure résolue à soutenir les efforts du gouvernement du Canada à l’appui de cette mission renouvelée. Les ressources de la GRC sur le terrain, même si elles sont limitées, se sont révélées essentielles pour poursuivre l’élan amorcé, favoriser la confiance et faire en sorte que la PNH profite d’une expertise policière de grande qualité. Le Canada doit absolument maintenir son engagement, particulièrement son engagement à affecter des ressources sur place, pour que nos évaluations soient guidées par la prise de décision opérationnelle.

Afin de mieux coordonner ses efforts, le Canada a créé la Cellule de renseignement intégré sur Haïti, ou CRIH, qui n’est plus en activité, et le Centre de mission en Haïti, qui est toujours en activité. Nous affectons actuellement du personnel dans le pays conformément à l’autorisation ministérielle de l’APCC. Lorsqu’elle était pleinement opérationnelle, la Cellule de renseignement intégré sur Haïti a permis de réaliser en temps opportun des analyses intégrées des renseignements et de produire des évaluations, classifiées ou non, qui ont éclairé les décisions du gouvernement quant aux mesures et aux engagements internationaux à prendre. Dans le cadre de l’APCC, 40 formateurs de la police canadienne ont été affectés en Haïti pour offrir des programmes axés sur la lutte contre les gangs et contre la corruption, les contrôles de sécurité, les opérations tactiques et les compétences techniques. En avril 2025, 182 membres de la PNH avaient reçu de la formation dans des domaines comme le commandement et le contrôle des opérations, le renseignement et les interventions tactiques, ce qui a renforcé la capacité de la PNH et la coopération dans la région.

Il est important de souligner que nos efforts s’étendent au-delà d’Haïti. La GRC a collaboré étroitement avec des partenaires de la région, notamment la République dominicaine, la Jamaïque et les îles Turks et Caicos, et a contribué à des initiatives dirigées par le Groupe interministériel de coordination et d’orientation stratégiques et par le Bureau intégré des Nations unies en Haïti. Ces partenariats ont permis de s’attaquer à des problèmes cruciaux, comme la migration clandestine et la sécurité frontalière. Le soutien en matière de renseignement offert par la GRC a aidé à freiner la migration irrégulière dans les Caraïbes et jusqu’en Amérique du Nord.

De plus, la GRC s’est attaquée au trafic de drogue et d’armes à feu et au financement d’activités illicites en mobilisant des agents de liaison temporaires, qui ont noué des liens déterminants avec les centres de renseignement dans la région. Cela a permis au Canada d’apporter une contribution constructive aux opérations dirigées par INTERPOL et d’accroître la sécurité dans la région.

Les formateurs de la police canadienne ont donné et continuent de donner de la formation spécialisée sur l’utilisation des drones, les analyses criminelles, la surveillance, la polygraphie, les relations avec les médias, les renseignements de sources ouvertes, les entrevues de présélection et les interventions en cas d’incident, pour que nos partenaires aient des outils récents et connaissent des techniques modernes pour lutter contre les menaces qui évoluent constamment.

Enfin, monsieur le président, distingués membres du comité, l’engagement de la GRC envers Haïti reflète notre attachement durable à la paix, à la sécurité et à la coopération internationale. Après 40 ans d’efforts, nous nous souvenons des personnes qui ont perdu la vie dans l’exercice de leurs fonctions et nous réaffirmons notre volonté de soutenir le peuple haïtien dans son projet de bâtir un avenir plus sûr et plus stable. Cet engagement s’inscrit dans la durée, est fondé sur des principes et ne cesse d’évoluer. La GRC est déterminée à poursuivre ses efforts, en collaboration avec ses partenaires internationaux et régionaux, afin d’offrir à Haïti, au nom du gouvernement du Canada, un soutien en faveur d’une paix et d’une sécurité durables.

Merci.

[Français]

Le président : Merci, madame Poloz.

Honorables sénateurs, j’aimerais souligner que la sénatrice Hébert, du Québec, vient tout juste de se joindre à nous. Je rappelle aux sénateurs qu’ils disposent de trois minutes maximum chacun pour la première ronde, y compris les questions et les réponses.

[Traduction]

Je vous invite également, comme d’habitude, à formuler vos questions de manière aussi concise que possible afin que nos témoins puissent y répondre de manière aussi exhaustive que possible. Étant donné que nous avons cinq témoins aujourd’hui, je demanderais aux sénateurs de préciser à qui ils posent leurs questions. Quant à nos témoins, vous devrez choisir vous-mêmes, sans vous défiler, qui répondra aux questions.

Le sénateur Ravalia : Je vous remercie beaucoup de votre présence.

Ma question s’adresse au directeur général, M. Price. Pourriez-vous faire le point sur la situation à la frontière entre Haïti et la République dominicaine?

M. Price : Merci de la question. Pourriez-vous la préciser, s’il vous plaît? À quoi faites-vous référence en particulier, de manière générale?

Le sénateur Ravalia : On constate que des gens tentent de quitter Haïti et, depuis longtemps, il y a des tensions. Nous avons déjà reçu de l’information à ce sujet. Je me demandais simplement quelle était la situation actuelle.

M. Price : Tout à fait. Merci encore pour la question.

Pour replacer les choses dans leur contexte, je dirais que la situation n’a pas beaucoup évolué ces derniers mois. Elle reste marquée par une certaine tension entre les deux parties. Plus précisément — et peut-être que mes collègues d’Affaires mondiales Canada souhaiteront ajouter quelque chose —, tout au long de l’année 2024, la dynamique entre les deux a suscité certaines préoccupations, mais ces derniers temps, elles se sont atténuées.

Le sénateur Ravalia : Monsieur Myles, avez-vous quelque chose à ajouter?

M. Myles : Sénateur, je serais ravi d’ajouter quelques mots à ce sujet.

Comme vous l’avez dit, les relations entre Haïti et la République dominicaine sont ambivalentes depuis longtemps. De nombreux Haïtiens travaillent dans le secteur touristique, entre autres. Beaucoup sont là depuis des générations et leur présence exerce une forte pression sur les systèmes de santé et d’éducation, ce qui a généré certaines tensions.

Je pense que c’est en octobre ou en novembre de l’an dernier que les déportations massives ont commencé. Je pense que plus de 200 000 personnes ont été déportées, ce qui place Haïti dans une situation très difficile, car le pays est en crise et n’a pas les capacités d’accueillir tous ces rapatriés. Puisque la frontière est poreuse, bon nombre de ces gens trouvent le moyen de revenir. Des femmes enceintes ont été déportées, ce qui suscite certaines inquiétudes et crée une situation à risque élevé. Nous apportons de l’aide à l’Organisation internationale pour les migrations afin d’essayer de soutenir les personnes qui attendent d’être déportées, mais la situation reste difficile.

Il y a également un enjeu de sécurité, car des drogues et des armes traversent également cette frontière, ce qui est donc une source de préoccupation constante. Je sais que la République dominicaine renforce ses mesures de sécurité dans ses zones portuaires grâce à de nouveaux scanneurs, entre autres, afin d’intercepter les armes qui entrent sur son territoire. Espérons que cela aidera.

La sénatrice Coyle : Merci à tous nos témoins. J’ai un intérêt à la fois personnel et professionnel en Haïti, et je vous remercie sincèrement pour le travail que vous accomplissez.

J’ai beaucoup de questions, alors je vais essayer d’aller assez vite. Les premières s’adresseront probablement aux représentants d’Affaires mondiales Canada. Vous avez mentionné que les gangs occupent actuellement 90 % de la capitale, Port-au-Prince, et qu’ils étendent leur emprise. D’après notre expérience au sein de l’organisation pour laquelle je travaille, le reste du pays n’est pas aussi touché. J’aimerais d’abord en savoir plus sur la situation dans le reste du pays, à l’extérieur de Port-au-Prince.

Le Conseil présidentiel de transition a dit qu’il était trop tôt pour organiser des élections. À un moment donné, certains au pays ont avancé l’idée que la solution pourrait être d’organiser d’abord des élections locales, puis des élections nationales ensuite, afin de procéder depuis la base vers le sommet. Je ne sais pas où en est cette idée à l’heure actuelle.

Je vous pose maintenant ma troisième question. Vous avez dit que le Canada était le deuxième donateur en importance. Qui est le premier actuellement? Je suis curieuse de le savoir, maintenant que l’USAID, l’Agence des États-Unis pour le développement international, se retire.

M. Myles : Merci beaucoup, madame la sénatrice, de ces questions.

J’aimerais apporter une petite nuance au premier nombre cité : les 90 % de la capitale qui sont touchés. Je dirais que la proportion entièrement contrôlée par les gangs s’élève probablement plutôt entre 40 et 50 %, mais les gangs exercent une telle influence dans les autres régions que cela les rend très peu sécuritaires. Le va-et-vient entre la capitale et les régions complique vraiment les choses. Il est difficile de donner un pourcentage précis, mais il faut quelque peu nuancer la proportion qui est complètement contrôlée par les gangs.

Vous avez tout à fait raison. L’insécurité et la violence sont principalement concentrées dans la capitale. La majeure partie du reste du pays est moins touchée. Je ne dirais pas qu’elle n’est pas touchée, car le rôle de la capitale a une énorme influence, et les gangs s’étendent désormais au-delà de la capitale. Ils s’installent dans certains districts voisins, tels que l’Artibonite et d’autres régions, où ils intensifient leur présence et leurs activités. La deuxième plus grande ville est Cap-Haïtien, et pour l’instant, c’est une véritable bouée de sauvetage pour Haïti, car les vols commerciaux continuent d’y atterrir et d’en décoller. Certaines organisations ont plié bagage pour s’installer à Cap-Haïtien, qu’elles utilisent comme base opérationnelle temporaire.

Cette ville a permis au Canada et à ses partenaires de continuer à obtenir des résultats intéressants en coopération au développement en dehors de la capitale, ce qui suscite souvent la surprise. On se fait souvent demander : « Comment faites-vous pour exercer vos activités là-bas? » Et voilà la réponse, car une grande partie du pays parvient encore à accomplir des réalisations importantes en dehors de la capitale.

Par ailleurs, les élections locales ne font pas l’objet de beaucoup de discussions. Une si grande partie de la population vit à Port-au-Prince qu’il me semble inconcevable que des élections valides puissent avoir lieu au niveau local sans tenir compte de la capitale. Il a été proposé à un moment donné d’organiser des élections dans les quartiers de Port-au-Prince qui ne sont pas contrôlés par les gangs, mais cette idée a vite été rejetée, car de telles élections ne seraient tout simplement pas crédibles.

Le président : Je dois vous interrompre, car nous avons dépassé le temps imparti, mais je voudrais que vous répondiez à la troisième question de la sénatrice Coyle en nommant un pays.

M. Myles : Les États-Unis sont encore les plus grands donateurs, mais l’aide du pays prend différentes formes.

Le président : Merci.

La sénatrice Ataullahjan : La sénatrice Coyle a posé ma question au sujet du contrôle de la capitale par les gangs, mais j’aimerais savoir, de la part de la GRC, combien de membres de l’organisation sont déployés en Haïti.

Mon autre question s’adresse aux représentants d’Affaires mondiales. Selon vous, quel est le bilan actuel de la Police nationale d’Haïti, ou PNH, en matière de droits de la personne? Dans quelle mesure les programmes de formation canadiens parviennent-ils à remédier à ce problème?

M. Price : Merci de la question.

En ce moment, trois de nos membres sont sur le terrain. Nous avons l’autorisation ministérielle d’envoyer jusqu’à 48 membres pour cette mission, dont 25 pourraient être dépêchés en Haïti à tout moment. Or, en raison des conditions de sécurité sur le terrain, le nombre de membres dans le pays n’atteint pas le maximum permis. La plupart des membres étaient prévus pour des formations dans des régions qui, pour l’instant, sont largement contrôlées par des gangs. Je dirais toutefois que ces quelques membres changent grandement la donne : ils travaillent directement dans les bureaux des hauts responsables de la PNH pour contribuer à la planification des travaux avec la MMAS — la Mission multinationale d’appui à la sécurité — et aux initiatives en cours.

Je répondrai rapidement à la deuxième partie de votre question, sur le bilan en matière de droits de la personne. La PNH est une grande organisation qui traîne sans contredit un passé empreint de tares. Nous surveillons la situation de très près, et nous avons l’œil sur les problèmes potentiels, en particulier les problèmes de violence sexuelle et sexiste. Nous avons ajouté à l’équipe de la MMAS à Washington une conseillère en matière de violence sexuelle et sexiste pour qu’elle se penche sur cette question. Je souligne toutefois que chacune de nos formations comprend un volet, sous une forme ou une autre, sur les droits de la personne. Par exemple, notre formation sur les techniques d’entrevue est conforme aux valeurs canadiennes. Elles sont adaptées à la réalité des Haïtiens, mais la formation que nous donnons porte sur les techniques d’entrevue employées au Canada.

La sénatrice Ataullahjan : Merci.

M. Myles : Si je peux ajouter un commentaire, je dirai que, dans toutes nos formations, nous mettons l’accent sur les droits de la personne, en particulier sur l’égalité des sexes et sur les interventions qui s’imposent face à la violence sexiste. C’est très important.

En ce moment, le système de commandement et de contrôle de la PNH est très précaire. L’organisation est vraiment déstabilisée. Elle subit de nombreuses pertes : des agents y laissent leur peau, et d’autres démissionnent parce que leur travail est terriblement dangereux. Ces départs laissent la place à des travailleurs indépendants — appelons-les ainsi — aux échelons inférieurs. Des cas d’exécutions extrajudiciaires ont été signalés. Les dirigeants de la PNH prennent ces violations très au sérieux. Ils ouvrent des enquêtes, mais il n’est pas toujours certain qu’elles seront menées à terme.

Une dynamique qui complique la situation est le fait que bon nombre des policiers viennent des quartiers dont les gangs se sont emparés; les conflits deviennent donc très vite personnels. On assiste aussi à la création de brigades d’autodéfense qui adoptent des approches très violentes — se traduisant souvent par des exécutions extrajudiciaires —, ce qui aggrave la dynamique. Certaines de ces brigades s’apparentent presque à de nouveaux gangs, ce qui complique également la dynamique.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice M. Deacon : Merci d’être parmi nous. Je suis vraiment contente que nous soyons à nouveau réunis pour obtenir une mise à jour sur Haïti et discuter de ce pays.

Monsieur Myles, d’AMC, dans votre déclaration liminaire, vous avez brièvement évoqué la Force de répression des gangs qui remplace la Mission multinationale d’appui à la sécurité, et vous nous avez donné des renseignements à ce sujet. J’essaie de comprendre les leçons apprises. C’est vraiment complexe. Nous essayons de saisir à quel point la situation est compliquée. Que peut faire le Canada pour que la Force de répression des gangs réussisse là où la MMAS a échoué? Quels enseignements peut-on tirer? Quels sont les nouveaux objectifs par rapport à la mission précédente? Quelles leçons pouvons-nous appliquer dans cette nouvelle mission? Je sais que septembre, le mois où le processus s’est entamé, n’est pas bien loin derrière nous. Nous n’en sommes donc qu’au début, mais pour l’instant, je m’intéresse plutôt aux leçons tirées.

M. Myles : Merci pour cette question. Je vais répondre brièvement, puis je passerai la parole à ma collègue Pamela Moore.

La principale différence réside dans le fait que la nouvelle mission tentera de tirer parti des capacités et de l’expérience des Nations Unies, contrairement à la première. La MMAS était très ponctuelle, regroupait en quelque sorte des partenaires pour une même cause, et n’avait pas de statut juridique, ce qui entraînait de nombreux problèmes administratifs. Les participants ont eu beaucoup de mal à mobiliser des troupes. La mission ne comptait qu’environ 400 Kenyans jusqu’aux alentours de janvier et février. Aujourd’hui, ils sont un maximum de mille, mais la mission était prévue pour 2 500 personnes. Tous ces problèmes variés ont miné la mission. La nouvelle force comptera 5 500 personnes, recevra l’appui du bureau de soutien des Nations Unies et sera financée par les quotes-parts. Cela constituera déjà un grand pas en avant.

C’est un élément de réponse, mais je souhaite laisser à mes collègues le temps de donner leur avis à ce sujet.

Pamela Moore, directrice exécutive, Direction du programme de paix et de stabilisation, Affaires mondiales Canada : Merci de la question.

J’ajouterai que l’un des autres volets qui doivent encore être renforcés est celui des droits de la personne et tout ce qui s’y rattache dans la mission, ce qui nous ramène à la question précédente de la sénatrice. La mise en place par l’ONU d’un bureau de soutien et l’application des normes onusiennes seront très utiles pour renforcer les valeurs de l’ONU sur le respect des droits de la personne et sur la prévention de l’exploitation et des sévices sexuels. Depuis quelques années, le gouvernement du Canada investit dans des organisations comme le Haut-Commissariat aux droits de l’homme pour compléter le soutien aux programmes et pour collaborer avec la Police nationale d’Haïti afin d’améliorer sa capacité à intervenir lors de violations des droits de la personne et d’incidents de violence sexuelle et sexiste. Une structure complexe, qui reçoit l’appui du gouvernement du Canada, est en place pour renforcer ces aspects.

Est-ce que quelqu’un voulait renchérir sur ces réponses?

Le président : Je crains que le temps ne soit écoulé. Je suis certain que nous pourrons revenir à ce sujet.

Le sénateur Harder : Ma question s’adresse à la directrice exécutive Poloz. D’après l’excellent témoignage que nous avons entendu, je comprends que nous en faisons davantage, que nos actions sont très ciblées, que nos investissements sont stratégiques, mais que la situation empire. J’aimerais connaître votre évaluation du renseignement — à tout le moins, ce que vous pouvez communiquer à ce comité — concernant les gangs transnationaux, la corruption et l’impunité que vous observez. Ai-je raison d’aborder ces problèmes, et sont-ils inévitables?

Mme Poloz : Merci de cette excellente question.

Je pense que la réalité — j’y ai fait allusion dans ma déclaration liminaire —, c’est que nous déployons des efforts depuis plus de 40 ans. Un facteur qu’il ne faut pas prendre à la légère est l’évolution de la criminalité. La convergence continue de s’accentuer. C’est de plus en plus marqué dans le monde criminel, dans le crime organisé et encore plus dans le milieu de la sécurité nationale. Les frontières sont brouillées. Nous entendons toujours parler du brouillage des frontières et du fait que la criminalité ne connaît pas de frontières administratives, et c’est également vrai pour Haïti.

Ce qui est un peu particulier à Haïti — et monsieur Price, je vous laisserai la parole dans un instant —, c’est la présence des gangs, la violence qu’ils exercent et leur évolution. La volatilité de ces gangs est particulière. Il n’y a absolument aucune règle de droit, dans un certain sens; quand il y a absence de paix, d’ordre et de stabilité, certains en profiteront. Nous le constatons avec la présence des gangs, l’accessibilité aux armes à feu, les personnes ciblées, l’extorsion, etc. Les motivations des gangs sont différentes de celles du crime organisé traditionnel. Ils ne recherchent pas tant le profit ou ne sont pas tant motivés par le profit, mais plutôt par le contrôle et le pouvoir. C’est là la différence fondamentale et la raison pour laquelle il est si difficile d’aider à résoudre le problème.

M. Price : Pour renchérir rapidement sur la réponse de la directrice exécutive Poloz, je dirai que non, je ne pense pas que ce soit inévitable. Il est très difficile d’imaginer ce qui se serait passé sans nos investissements. Certes, si je repense à la situation d’il y a deux ou trois ans, alors que le déclin dont ma collègue a parlé suivait son cours, on prévoyait que la PNH serait aujourd’hui dans une situation désastreuse. Elle se trouve dans une situation difficile, très difficile, mais la question qu’il convient de se poser est plutôt : en serait-elle même là aujourd’hui sans les investissements de la communauté internationale?

[Français]

La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à M. Myles, mais d’autres témoins peuvent aussi y répondre.

Je voulais revenir sur les élections. Le président du Conseil électoral provisoire d’Haïti, Jacques Desrosiers, a annoncé que les élections n’auront pas lieu avant février 2026. Dans les conditions actuelles, pensez-vous qu’il est réaliste que les élections puissent se tenir au début de l’année prochaine?

M. Myles : Merci, sénatrice. Pour donner une réponse courte, je ne pense pas que personne ne croie que des élections puissent se dérouler au début de l’année prochaine. Certaines personnes croient encore que ce serait plutôt dans les mois suivants ou à la fin de l’année 2026. Beaucoup d’éléments demeurent inconnus. Une des choses que peut demander la communauté internationale, possiblement avec le Canada comme fer de lance, c’est d’avoir un échéancier confirmé et des engagements concrets.

Ce qui complique la discussion, c’est l’argument très raisonnable de dire que cela prend un certain niveau de sécurité avant de pouvoir tenir ces élections. Tout le reste — la planification, les préparatifs — peut se faire, mais nous n’avons pas vu assez de progrès jusqu’à maintenant. Nous sommes également inquiets face à l’incitatif pour les dirigeants de tenter de prolonger la période de transition. Je pense aux débats entre les acteurs politiques haïtiens en ce moment. En tant que joueurs internationaux, nous devons prendre position nous aussi.

Pour le moment, nous tentons de transmettre le message que, peu importe la solution, elle doit être inclusive et qu’il doit y avoir un chemin clair vers des élections. C’est vraiment le point de départ pour nous.

La sénatrice Gerba : Merci. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a indiqué qu’au 27 octobre 2025, le plan d’intervention humanitaire de 908 millions de dollars américains des Nations unies pour Haïti n’était financé qu’à 14,7 %. Comment se fait-il que ce plan ne puisse pas être financé davantage? Le Canada a-t-il un rôle à jouer pour pousser d’autres membres à mieux financer ce plan?

Le président : Très rapidement, s’il vous plaît.

M. Myles : Honnêtement, je n’ai pas la réponse à cette question; tout ce que je peux dire, comme d’habitude, c’est qu’il y a plusieurs crises dans le monde et qu’il y a des décisions très difficiles qui se prennent. J’ai des collègues qui sont plus proches de ces débats, alors si vous vous voulez, je pourrais essayer d’obtenir d’autres détails à cet effet.

La sénatrice Gerba : Merci.

[Traduction]

Le sénateur Al Zaibak : Ma question s’adresse à M. Myles. Je tiens à vous remercier, vous et vos collègues, pour votre travail et pour votre comparution aujourd’hui devant notre comité. Je crois comprendre que l’approche à quatre piliers du Canada à l’égard d’Haïti vise à établir un équilibre entre la sécurité, la gouvernance, la primauté du droit et le redressement socioéconomique. Pourriez-vous nous expliquer comment ces priorités sont hiérarchisées et coordonnées sur le terrain? Comment le gouvernement du Canada s’assure-t-il que les mesures de sécurité à court terme mèneront à la stabilisation politique à long terme?

M. Myles : Merci. C’est une excellente question.

Je pense que le pilier qui retient toute l’attention, pour ainsi dire, est celui de la sécurité, et nombreux sont ceux qui le considèrent comme une condition préalable à tout le reste. En réalité, nous poursuivons tous ces objectifs simultanément, quoique l’équilibre entre eux évoluera au fil du temps. À titre d’exemple, nous avons le sentiment que les crises répétées trouvent leur origine dans une corruption très ancrée à de nombreux niveaux, ce qui mine les institutions et la primauté du droit. Nous continuons à travailler sur des mesures telles que les sanctions internationales. Le Canada montre la voie dans ce domaine. Nous imposons 34 sanctions indépendantes ainsi que des sanctions de l’ONU pour envoyer un message clair : l’impunité ne sera pas tolérée.

Parallèlement, nous continuons à coopérer avec le système judiciaire afin de donner des moyens aux avocats et de renforcer l’accès aux civils et aux groupes de la société civile qui réclament justice. Nous voulons ainsi développer leur capacité à résister aux ingérences politiques. L’un des groupes que nous soutenons est une unité anticorruption au sein du gouvernement, qui reste indépendante et qui a même été suffisamment forte pour accuser trois des neuf membres actuels du Conseil présidentiel de transition de corruption. Les répercussions sont notables. Bref, nous déployons aussi ces efforts.

Pour revenir à ma réponse précédente à la sénatrice Coyle, nous continuons à mener de nombreuses actions en dehors de Port-au-Prince, ce qui contribue, grâce à l’aide humanitaire, à renforcer la situation économique et les moyens de subsistance. Par exemple, grâce au Programme alimentaire mondial, nous continuons à fournir chaque jour un repas chaud à 100 000 enfants, au moins pendant l’année scolaire. Bon nombre de ces actions se déroulent simultanément, mais nous espérons pouvoir en faire davantage une fois que la situation sera plus sécuritaire.

Le sénateur Al Zaibak : Merci.

En ce qui concerne les sanctions appliquées aux 34 ressortissants haïtiens et à d’autres personnes, y a-t-il des indicateurs qui laissent croire que ces mesures influencent les comportements ou limitent les réseaux de financement des gangs?

M. Myles : Je pense que certains signes indiquent des changements. Parmi les personnes accusées, on compte des chefs de gangs, chez qui les effets des sanctions sont un peu moins évidents. Elles ont certainement pour effet de compliquer leurs déplacements et leurs départs du pays, notamment. Nous sanctionnons également des membres de l’élite politique et économique qui, selon nous, sont de connivence avec les gangs et ont contribué à leur création. Cette élite a déstabilisé le pays et contribué à le plonger dans la situation actuelle. Par conséquent, beaucoup de membres de l’élite ont perdu leurs ambitions politiques. Ils sont marginalisés en ce sens. Ils sont nombreux à constater que leurs empires économiques sont ébranlés. Moins de personnes souhaitent travailler avec eux. Ils ont par exemple du mal à accéder aux banques internationales.

Le sénateur Al Zaibak : C’est bon à savoir. Merci.

Le sénateur Woo : J’ai une autre question qui s’adresse davantage à la GRC, je crois. Que savons-nous des liens transnationaux de ces gangs, c’est-à-dire des groupes, des pays et des régions qui les soutiennent? Y a-t-il des liens avec le Canada dont nous devrions être conscients?

M. Price : Je vous remercie, sénateur, de la question.

Comme ma collègue l’a mentionné, la nature du crime de nos jours, surtout à ce niveau, est intrinsèquement transnationale. Le sénateur Ravalia a posé des questions au sujet de la frontière entre Haïti et la République dominicaine. Nous voyons des liens entre les gangs haïtiens et l’instabilité en Haïti et dans un certain nombre de pays de la région, et oui, cette situation a des ramifications jusqu’au Canada.

Une partie de notre stratégie au cours des dernières années a été non seulement d’avoir une présence en Haïti, mais aussi de collaborer avec des partenaires dans la région pour lutter contre la migration irrégulière, le trafic d’armes et le trafic de drogue qui aident à financer les gangs et leurs activités à l’échelle locale, ainsi qu’à déstabiliser les collectivités partout dans la région. Nous avons du personnel en Jamaïque, aux îles Turks et Caicos, dans le Sud des États-Unis et en République dominicaine, qui contribue à la mise en œuvre d’une stratégie régionale.

Sans trop entrer dans les détails, je dirais que bon nombre de ces gangs sont transnationaux. Ils cherchent à entrer dans leur territoire ou à en sortir, à faire entrer et sortir des marchandises et des personnes de leur territoire, et à se réapprovisionner en armes provenant d’autres régions.

Je cède maintenant la parole à mes collègues s’ils veulent ajouter quelque chose.

Mme Moore : Merci.

J’ajouterais seulement que nous travaillons en étroite collaboration avec Affaires mondiales Canada et la GRC pour surveiller ce type de problèmes et trouver des moyens d’y répondre. Par l’entremise du Programme d’aide au renforcement des capacités de lutte contre la criminalité d’AMC, nous collaborons étroitement avec la GRC et travaillons avec des organisations telles que l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime et d’autres organisations de la région, comme la CARICOM, afin de lutter contre le problème transnational de la circulation illicite de personnes, d’armes et de marchandises.

M. Price : Enfin, je tiens à remercier chaleureusement Affaires mondiales Canada de son financement à INTERPOL. La reconnaissance par INTERPOL des problèmes haïtiens comme un défi régional a permis de mettre cette situation en évidence alors que nous essayons de lutter contre ces flux transnationaux.

Le sénateur MacDonald : Je regarde les chiffres ici qui représentent notre contribution. Nous semblons avoir fourni plus d’un demi-milliard de dollars par an depuis 2022. Je suis toujours curieux de savoir combien d’argent la France contribue à ce désastre là-bas, puisque c’est elle qui a créé cet endroit. Ce sont les Français qui ont colonisé Haïti et qui ont laissé ce désastre. Pourquoi est-ce que nous investissons tout l’argent? Où est la France?

M. Myles : Merci de la question.

Je n’ai pas les chiffres exacts avec moi, mais je peux dire que la grande majorité du financement provient des États-Unis. Le Canada est de loin le deuxième contributeur en importance.

Vous avez tout à fait raison. La contribution de la France, à tout le moins à la force multinationale de sécurité, la force antigang, est assez modeste. Je pense qu’elle se situe entre 8 et 10 millions de dollars, alors que nous avons contribué ou versé plus de 126 millions de dollars. La valeur de la contribution des États-Unis est probablement plus près d’un milliard de dollars, voire plus. Une grande partie de cette contribution a été versée en nature. Nous investissons donc principalement notre argent dans un fonds de fiducie. Les Français contribuent également par l’entremise d’autres mécanismes. Ils contribuent à la police nationale haïtienne et aux forces armées haïtiennes. Il est difficile de quantifier les contributions. Nous n’avons pas les chiffres exacts. Ils sont là, mais c’est certainement une question qui se pose. Nous avons consacré beaucoup de temps et d’efforts à essayer de mobiliser des ressources des autres pays du G7, et la France, bien entendu, est au sommet de notre liste. Comme vous le savez, le pays traverse actuellement une crise politique, qui découle en grande partie de sa situation budgétaire et financière.

Le sénateur MacDonald : Je pense que l’on peut dire cela de nombreux pays contributeurs.

Ne pensez-vous pas que le Canada et les États-Unis devraient exercer plus de pressions sur la France pour qu’elle apporte sa contribution et assume sa responsabilité pour ce qui est, à bien des égards, son héritage ou la situation qu’elle a créée?

M. Myles : Je pense que c’est le cas. Il n’est pas toujours facile de déterminer comment exercer des pressions et à quel moment on peut le faire de manière efficace et constructive. Nous avons utilisé notre présidence du G7 pour faire avancer ce dossier. Il y a le groupe de travail sur Haïti qui a été créé l’an dernier et que nous dirigeons depuis février dernier. Chaque fois que nous nous rencontrons, c’est l’un des points prioritaires à l’ordre du jour. S’ils n’interviennent pas, nous n’avons pas beaucoup d’options pour leur tordre le bras, pour ainsi dire. Le sujet est toujours d’actualité et est abordé dans de nombreuses conversations bilatérales entre nos ministres et les leurs.

Le sénateur MacDonald : Merci.

Le président : Nous arrivons à la fin de la première série de questions, et c’est généralement à ce moment-là que le président pose une question ou deux. J’en ai deux.

Certains membres de ce comité se souviendront que nous avons tenu une réunion il y a quelques années à Washington avec le président du Comité sénatorial américain des relations étrangères. À la fin de cette réunion, nous avons eu une discussion plutôt animée, pour ainsi dire, sur Haïti, et on nous a dit que le Canada n’en faisait pas assez parce qu’après tout, Haïti est l’autre pays francophone de l’hémisphère. Nous avons répondu que nous en faisions beaucoup, en réalité. Maintenant, les États-Unis ont renforcé leur présence dans les Caraïbes pour des raisons de sécurité. On qualifie leur présence comme une mission visant à interdire la drogue, et ils s’emploient activement à atteindre leurs objectifs. J’aimerais savoir si, au niveau supérieur, vous communiquez désormais davantage avec l’administration américaine, compte tenu de son changement de position dans les Caraïbes.

Deuxièmement, j’ai beaucoup participé à l’aide apportée aux Canadiens dans les coulisses dans les dossiers d’adoption d’orphelins haïtiens. Je sais que vous ne travaillez pas pour IRCC, qui a une présence à notre ambassade à Port-au-Prince, mais j’ai l’impression que le traitement des demandes de citoyenneté et d’immigration et le transfert de ces enfants au Canada sont des questions très difficiles, surtout compte tenu de la situation concernant la sécurité dans les régions urbaines. Je me demande si cela est en train de changer ou si vous continuez de passer par l’ambassade. Je suppose que je m’adresse à vous, monsieur Myles, et votre microphone est également allumé.

M. Myles : Il n’y a pas d’échappatoire. Je vais essayer de commencer, puis je céderai la parole à mes collègues qui auront peut-être plus de renseignements.

En ce qui concerne les liens entre les activités dynamiques au large des côtes du Venezuela et ailleurs, je dois admettre que j’ai très peu de renseignements sur la façon dont elles ont été mises en place. Tout ce que je sais, c’est que le Canada n’y a pas participé. Cela n’a été mentionné dans aucune des discussions auxquelles j’ai participé concernant les propositions pour Haïti, qui constituent ma principale préoccupation. Cela dit, avec la transition vers une force antigang plus forte et plus agressive, ce sujet est au cœur de nos conversations, pas seulement avec les États-Unis, mais aussi avec les autres membres de cet organisme de gouvernance, le groupe permanent de partenaires, qui élaborent ce qu’ils appellent le concept d’opérations, qui est essentiellement un aperçu du fonctionnement de la mission, de ses objectifs, etc.

Au centre de cette question, il faut évidemment garantir le respect total du droit international en matière de droits de la personne, ce qui est difficile à faire dans ce contexte. On débat également pour savoir si la situation évolue d’une activité criminelle à ce qu’on pourrait appeler un conflit armé non international ou une forme d’insurrection criminelle, les règles d’engagement étant différentes selon les scénarios. C’est une question à laquelle nous qui participons aux opérations de sécurité à Haïti sommes confrontés actuellement afin de déterminer l’intervention appropriée à adopter.

Le président : Merci. J’aimerais que vous consacriez quelques secondes à la question des adoptions.

M. Myles : Malheureusement, je n’ai aucun renseignement à ce sujet. Je sais que des employés d’IRCC sont toujours en poste à Port-au-Prince, mais je n’ai pas de renseignements sur leurs activités. Je pourrais essayer de trouver un contact, si cela peut vous être utile.

Le président : C’était davantage une question générale. Certains d’entre nous sont souvent sollicités pour aider. Je vous remercie.

Nous allons passer à la deuxième série de questions.

La sénatrice Coyle : Je ne suis pas certaine si cette question s’adresse à M. Price. Elle porte sur la Force de répression des gangs. J’aimerais savoir — et il se peut que j’aie raté cela — quelle est la relation entre cette force et la Police nationale haïtienne. Si je me souviens bien, la dernière fois, il était question d’un rééquilibrage, et la Police nationale haïtienne devait être en première ligne. Je me demande en quoi consiste cette relation.

M. Price : Je vous remercie de la question.

Comme mon collègue vient de le mentionner, le modus operandi de la Force de répression des gangs n’est pas encore établi. Nous continuons de penser que la situation en Haïti doit être résolue dans le cadre d’une approche menée par les Haïtiens, et c’est un élément essentiel dans ce dossier. Cela dit, la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies prévoit une force plus robuste pour soutenir la Police nationale haïtienne et, parfois, pour agir à ses côtés, voire même de manière indépendante en première ligne. Il s’agit d’une dynamique qui va évoluer, mais pour l’instant, la structure exacte de la Force de répression des gangs n’a pas encore été arrêtée. Comme mes collègues l’ont mentionné, c’est le travail du groupe permanent de partenaires auquel nous contribuons.

Jeff Senior, directeur, Direction des activités relatives à la stabilisation et au soutien de la paix, Affaires mondiales Canada : Je suis heureux d’ajouter un bref commentaire. La résolution donnant mandat à la nouvelle force lui confère la capacité d’opérer de manière autonome. Elle peut épauler la Police nationale haïtienne ou travailler avec elle. Elle a pour mandat de combattre les gangs — en s’appuyant sur le renseignement —, de soutenir les capacités opérationnelles de la Police nationale haïtienne et de collaborer avec elle pour lutter contre le trafic d’armes. Elle peut donc travailler en parallèle et avec elle pour le faire.

[Français]

La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à M. Price.

Le mandat de la Mission multinationale d’appui à la sécurité, ou MMAS, dirigée par le Kenya a expiré le 2 octobre 2025. Selon l’ONU, elle est restée sous-financée et n’a jamais déployé les 2 500 personnes prévues dans son mandat. Comment expliquez-vous ce bilan de la MMAS? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné? À l’inverse, y a-t-il eu des succès?

M. Price : Je vous remercie de votre question. J’y répondrai en anglais, puisque ce sont des mots assez techniques pour moi.

[Traduction]

Il est très difficile d’évaluer précisément pourquoi la Mission multinationale d’appui à la sécurité n’a pas progressé autant qu’elle l’aurait sans doute souhaité. La situation s’explique à la fois par la réalité sur le terrain, où les gangs ont continué à se renforcer, et par le soutien et le temps nécessaires qu’il a fallu pour déployer la mission. À l’expiration de son mandat, la transition se fait vers la nouvelle structure. En fait, les forces restent en place et continuent d’étendre la mission. Elles n’ont jamais disposé de la capacité opérationnelle nécessaire pour mettre pleinement en œuvre les opérations qu’elles souhaitaient. On pouvait donc raisonnablement s’attendre à ce qu’elles n’atteignent pas leurs objectifs de manière optimale. Par ailleurs, comme c’est malheureusement souvent le cas dans ce genre de situation, l’ennemi pose des actions qui compliquent également la mission. Voilà qui résume une réponse très longue.

Le président : Nous aimons cela. Merci.

Le sénateur Al Zaibak : Ma question s’adresse à Mme Moore ou à M. Senior. Je crois comprendre — et n’hésitez pas à me corriger — que le plan humanitaire de l’ONU pour Haïti est financé à peine à hauteur de 15 %. Que fait le Canada pour mobiliser plus de donateurs et encourager la réforme des mécanismes d’acheminement de l’aide afin de s’assurer que l’aide se rend jusqu’aux populations vulnérables, en particulier les femmes et les enfants qui se trouvent pris au piège dans les zones contrôlées par des gangs? Vous pouvez répondre l’un ou l’autre.

Mme Moore : Je vous remercie, sénateur. Je peux commencer et céder ensuite la parole à mes collègues s’ils ont quelque chose à ajouter.

Le Canada continue d’apporter une aide humanitaire importante à Haïti, même si, comme vous l’avez souligné, les besoins globaux dépassent largement ce que la communauté internationale a fourni jusqu’à maintenant. Le Canada a toujours encouragé, et continue d’encourager, toutes les parties en Haïti à garantir un accès sans entrave à l’aide humanitaire, et il a toujours eu une politique ferme à cet égard. En tant que deuxième donateur en importance dans ce pays et de partenaire important, nous avons une certaine influence. Nous nous employons notamment à mobiliser tous les acteurs.

Les besoins humanitaires sont toutefois énormes, et le système humanitaire des Nations unies fait face à des contraintes budgétaires très importantes. Pour ce qui est d’inciter les autres pays à contribuer davantage, M. Myles a mentionné que nous profitons du fait que nous assumons la présidence du G7 pour encourager les pays membres, et aussi d’autres pays, à contribuer non seulement à la sécurité et aux forces de sécurité, mais aussi à l’aide humanitaire. Il y a donc beaucoup d’efforts diplomatiques et politiques qui sont faits dans ce domaine.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice M. Deacon : Ma question est très courte. Il y a eu des discussions au sujet des États-Unis et de leur soutien. Je crois me souvenir que l’ancien président Biden suggérait au Canada d’envoyer des forces en Haïti pour avoir une présence sur le terrain. Je me souviens de cela et j’aimerais simplement savoir si l’administration Trump a exercé des pressions semblables.

M. Myles : Ce sujet n’a pas été abordé sous l’administration Trump. On sent que la question du financement et celle de la mobilisation des troupes sont indépendantes. L’un des défis de la nouvelle mission sera de mobiliser des troupes, car tant les troupes et que les fonds pour les payer proviennent de contributions volontaires, alors que dans le cas de l’aide, il s’agit de quotes-parts, ce qui est beaucoup plus simple. C’est l’un des défis qui nous attend.

Les discussions viennent tout juste de commencer pour déterminer d’où proviendront ces troupes. La liste des candidats potentiels est assez longue, bien des pays ayant contribué ailleurs. La barrière linguistique est un facteur important à prendre en considération. Les pays africains francophones seront potentiellement consultés, mais on note aussi un intérêt pour obtenir davantage de soutien dans l’hémisphère. L’Organisation des États américains a récemment donné la priorité à Haïti, et ses membres se sont montrés très favorables à ce que les pays de l’hémisphère jouent un rôle plus actif pour intervenir face à cette situation.

Le président : Je vous remercie beaucoup. J’aimerais ajouter que j’étais ambassadeur auprès de l’Organisation des États américains il y 25 ans, et nous avons accordé la priorité à Haïti à l’époque, alors il y a plus de travail à faire.

Le sénateur Harder : Ma question s’adresse à Mme Moore. J’aimerais que vous situiez Haïti dans le contexte de l’ensemble des crises dont vous vous occupez — et nous avons reçu des séances d’information sur beaucoup d’entre elles —, et que vous nous disiez si les niveaux d’engagement du Canada sont les bons, ou si notre contribution à Haïti nous empêche d’intervenir ailleurs? Y allouons-nous trop ou pas assez de ressources? Comment les décisions relatives à ces crises et à l’allocation des ressources sont-elles prises, en particulier à un moment où nous voyons les États-Unis, le Royaume-Uni et, malheureusement, d’autres pays aussi, retirer leur aide directe.

Mme Moore : Je vous remercie de la question, sénateur.

Il s’agit là d’une question très vaste qui dépasse le mandat d’un programme ou d’un secteur particulier à Affaires mondiales Canada ou du gouvernement du Canada. Cependant, d’après mon expérience dans la gestion d’un programme mondial à Affaires mondiales qui intervient dans de nombreuses crises, je peux dire que, lorsque les besoins deviennent très grands, les ministres et le cabinet participent alors souvent aux discussions sur la répartition des ressources. En tant que fonctionnaires, selon mon expérience, nous nous occupons des programmes mondiaux qui nous sont attribués et des diverses crises les plus graves, et nous travaillons ensemble pour mettre en commun nos ressources et collaborer avec les différents ministères fédéraux afin d’utiliser au mieux les ressources dont nous disposons. Toutefois, les besoins sont considérables et le nombre croissant de crises et de conflits dans le monde fait en sorte que très souvent les discussions à ce sujet doivent avoir lieu entre les ministres afin de déterminer comment le gouvernement, dans l’environnement actuel, établira les priorités.

Nous savons tous que nous vivons dans un monde où les crises sont nombreuses et croissantes. Il est donc très difficile de répondre à votre question et de déterminer si nous allouons suffisamment de ressources, dans l’ensemble des différentes formes d’aide que nous apportons, qu’il s’agisse d’engagement diplomatique, d’application de la loi, de sécurité, de développement ou d’aide humanitaire et sécuritaire.

Le président : Je vous remercie beaucoup. Nous avons dépassé un peu le temps prévu. Pamela Moore, Jeff Senior, Ian Myles, Liam Price et Adriana Poloz, merci beaucoup. Vous êtes tous des fonctionnaires admirables. Je vous remercie du travail que vous faites et aussi de vos témoignages aujourd’hui. Manifestement, la situation à Haïti est très grave. Le comité ne la perd pas de vue, et il se pourrait que nous vous invitions à nouveau à venir nous parler des progrès réalisés, en espérant qu’il y en ait.

Chers collègues, nous passons à notre deuxième groupe de témoins et nous accueillons, de l’International Crisis Group, Diego Da Rin, analyste d’Haïti, qui témoigne par vidéoconférence. Nous accueillons aussi, à titre personnel, Stephen Baranyi, professeur titulaire, Université d’Ottawa. M. Baranyi et moi nous nous connaissons depuis de nombreuses années, et cela remonte à une époque que j’appelle ma phase latino-américaine.

Je vous souhaite la bienvenue. Je vous remercie sincèrement d’être avec nous aujourd’hui. Nous sommes prêts à écouter vos déclarations préliminaires, après quoi, nous passerons aux questions des sénateurs.

Diego Da Rin, analyste d’Haïti, International Crisis Group : Je vous remercie de votre invitation à participer aux discussions cet après-midi. Tous les protocoles sont respectés.

Je voudrais axer mes observations aujourd’hui sur les nouvelles possibilités qui s’offrent à nous d’endiguer la violence des gangs depuis que le Conseil de sécurité des Nations unies a autorisé une nouvelle mission de sécurité en Haïti. Au cours des prochains mois, nous pourrions avoir la chance de jeter les bases d’une paix durable, mais aussi risquer d’assister à une nouvelle tentative infructueuse de freiner la puissance croissante des gangs.

Haïti fera face à deux transitions importantes dans les mois à venir. Premièrement, la mission de sécurité dirigée par le Kenya fera la transition vers une force de répression des gangs, mais la manière dont ce processus sera géré reste encore floue. Deuxièmement, en février 2026, le mandat de l’administration transitoire actuelle prendra fin et elle devra être remplacée par une nouvelle structure de gouvernance.

Des élections crédibles ne peuvent avoir lieu avant la fin du mandat du Conseil présidentiel de transition en février. Les gangs contrôlent une grande partie des deux départements où réside plus de la moitié de l’électorat, ainsi que les principales routes nationales, ce qui empêcherait la distribution et la centralisation du matériel électoral. La tenue d’élections dans un contexte de large opposition aux dirigeants actuels en Haïti déclencherait inévitablement une crise postélectorale, les groupes politiques refusant de reconnaître les résultats.

Le maintien de la structure de transition actuelle pourrait aider à préserver un peu de stabilité politique, mais le gouvernement est fortement discrédité en raison des scandales de corruption et des querelles politiques intestines qui l’ont empêché de concevoir et de mettre en place une stratégie de sécurité pour mieux coordonner les différentes forces de sécurité présentes sur le terrain.

Les consultations pour parvenir à un nouvel arrangement politique qui remplacera le gouvernement de transition après février n’ont commencé que récemment et montré peu de progrès. Le risque est grand de voir un arrangement de dernière minute donner lieu à une structure de gouvernance faible, sans soutien adéquat, qui pourrait être perçu par les Haïtiens comme étant imposée par la communauté internationale.

La force multinationale autorisée il y a deux ans a déployé moins de 1 000 officiers sur les 2 500 prévus qu’elle s’était fixé d’avoir à la fin 2024. En raison d’un manque de financement, de personnel et d’équipement, la force n’a été en mesure de mettre en place que 3 des 12 bases prévues pour assurer une présence constante et mener des opérations précises contre les gangs sur tout le territoire qu’elles occupent actuellement. La mission mène ses activités avec moins de 30 % du matériel dont elle a besoin. Ses véhicules blindés ne sont pas adaptés à l’environnement urbain de Port-au-Prince, et l’absence de pièces de rechange a mis hors service la moitié de la flotte. La force dispose maintenant de deux hélicoptères pour procéder aux évacuations médicales, mais elle manque encore de capacités de combat aériennes et maritimes, qui sont essentielles pour couper l’approvisionnement des gangs.

Le nouveau concept de la mission de sécurité a été élaboré essentiellement pour remédier au manque de financement et aux problèmes logistiques qui ont limité la capacité opérationnelle de la force étrangère jusqu’à maintenant. La nouvelle mission bénéficiera d’un bureau de soutien de l’ONU basé à Port-au-Prince, qui sera financé par les ressources prévisibles du budget des opérations de maintien de la paix de l’ONU, dont les contributions sont obligatoires. Toutefois, les coûts relatifs au personnel de la mission reposeront encore sur les contributions volontaires. Lorsqu’elle sera pleinement déployée, le montant pourrait s’élever à environ 100 millions par année. Sans ces contributions, la nouvelle mission ne pourra pas opérer au maximum de sa capacité pour atteindre ses objectifs.

Il n’est toujours pas clair comment s’effectuera la transition vers la nouvelle force. Certains pays qui participent actuellement à la Mission multinationale d’appui à la sécurité ont exprimé leur intention de continuer à participer à la Force de répression des gangs, mais on ne sait pas encore si les contingents déployés actuellement seront pleinement intégrés dans la nouvelle structure. En attendant, des contributions volontaires seront nécessaires pour financer les aspects logistiques de la mission ainsi que les besoins en personnel de base pour s’assurer que le personnel actuellement présent sur le terrain peut continuer de faire son travail jusqu’à ce que la nouvelle force soit complètement déployée. Il faut éviter à tout prix de créer un vide entre le retrait de la mission dirigée par le Kenya et l’arrivée de la Force de répression des gangs, car les gangs essaieront certainement d’en profiter.

La nouvelle force a un mandat plus offensif que la précédente, mais les opérations devraient commencer dans des zones relativement accessibles pour minimiser les victimes civiles, et aussi déstabiliser les chaînes d’approvisionnement des gangs et supprimer leurs sources de revenus. Les premières victoires dans les zones peu peuplées — par exemple, en regagnant le contrôle de parties précises des routes nationales actuellement aux mains des gangs — auraient une valeur symbolique, accroîtraient le soutien de la population et encourageraient les défections dans les rangs des gangs.

Il est peu probable que la nouvelle force de sécurité réussira à régler les problèmes de sécurité en Haïti en arrêtant ou en tuant tous les membres des gangs, estimés à 12 000 — dont 30 % à 50 % sont des mineurs —, et ce ne serait pas souhaitable, car la plupart des membres des gangs se sont joints à ces groupes à un jeune âge pour répondre à leurs besoins les plus fondamentaux dans un environnement offrant peu ou prou d’autres moyens de le faire. Les autorités haïtiennes ont lancé dernièrement un programme pour aider les mineurs qui veulent quitter les gangs à le faire de manière sécuritaire, mais il ne joindrait actuellement qu’une fraction du nombre d’enfants qui en font partie.

Les Haïtiens doivent aussi commencer à se demander quand et sous quelles conditions ils pourraient entamer des discussions avec les groupes criminels, dans un but de démantèlement permanent. L’État haïtien, avec le soutien de la communauté internationale, doit penser aux voies de sortie qui pourraient être offertes, en plus des mineurs, aux membres plus âgés qui veulent déposer les armes et collaborer avec la justice.

En planifiant ces deux transitions cruciales, les autorités haïtiennes et leurs homologues internationaux doivent se préparer à une recrudescence des attaques de la coalition de gangs Viv Ansanm qui voudra les faire dérailler, étendre son contrôle sur le territoire en ciblant les infrastructures essentielles, et tenter de faire tomber le gouvernement encore une fois, comme elle l’a fait l’an dernier.

Je vous remercie.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Da Rin.

[Français]

Stephen Baranyi, professeur titulaire, Université d’Ottawa, à titre personnel : Monsieur le président, honorables sénateurs et sénatrices, chers collègues, vous savez qu’Haïti est piégé dans une crise multidimensionnelle depuis 2018, notamment depuis l’assassinat du président Moïse en 2021. Les rapports du secrétaire général des Nations unies et ceux d’ONG haïtiennes comme le Réseau national de défense des droits humains documentent très bien cette situation. J’aimerais parler de cinq éléments clés de la situation, à mon avis.

D’abord, il y a la déchéance de l’État et de ses institutions démocratiques, puisqu’il n’y a aucune autorité élue à la tête de l’État en ce moment.

On voit également une expansion de gangs bien armés et coordonnés par des alliances comme Viv Ansanm, qui est dirigée par l’ex-policier Jimmy Chérizier; ces gangs commettent des crimes graves contre la population dans le département de l’Ouest, où se trouve la capitale, et dans d’autres départements.

On constate aussi l’incapacité de la Police nationale et de la Mission multinationale d’appui à la sécurité dirigée par le Kenya, malgré leurs efforts et l’appui de partenaires comme le Canada, à contrer l’expansion de ces gangs et à stopper leurs actes de terreur ou à reprendre la plupart des territoires accaparés par les gangs.

Le Conseil présidentiel de transition, qui a été installé en 2024 sur la base de consultations entre les partis politiques, CARICOM et d’autres partenaires internationaux, a été incapable d’appliquer une stratégie de sécurité porteuse ou d’organiser des élections.

Enfin, les sanctions mises en place par l’ONU, visant à assurer la détention et la punition des chefs de gangs et de leurs alliés au sein des élites politiques et économiques, n’ont pas donné de résultats, malgré quelques exceptions.

Bref, la stratégie mise en place pour aider Haïti à sortir de l’enfer n’a pas fonctionné. S’il y a de l’espoir, il se trouve dans l’articulation possible de certaines de ces mesures avec des mesures adoptées plus récemment. Je signale la pertinence de trois démarches d’importance capitale à cet égard.

D’abord, l’autorisation par le Conseil de sécurité de l’ONU le 30 septembre de cette année du déploiement d’une Force de répression des gangs, la FRG, dont vous avez discuté avec mes collègues un peu plus tôt, qui reprendra une partie du personnel et des infrastructures des équipements de la MMAS. Cependant, cette force fera face à des défis similaires à ceux qu’a affrontés la MMAS en matière de financement, de personnel, de renseignement, d’équipement et de coopération avec la Police nationale, qui ne jouit pas de la confiance d’une bonne partie de la population, car elle est accusée de complicité avec les gangs.

En tant que deuxième élément relativement positif, le Conseil électoral provisoire a annoncé il y a cinq jours qu’il comptait organiser des élections au moins partielles dans les prochains mois, pour faire en sorte qu’un gouvernement plus légitime occupe le pouvoir le 7 février 2026, car le Conseil présidentiel de transition est totalement discrédité. Tout comme la Force de répression des gangs, cet engagement est profondément problématique, car il est difficile de voir comment des élections libres et justes auront lieu dans le département de l’Ouest, où vit la moitié de la population, y compris une bonne partie des 1,4 million de personnes déplacées par la violence.

Notons aussi l’engagement de la communauté internationale, par l’entremise de l’Organisation des États américains, de financer ces élections, la réforme de la Police nationale, l’aide humanitaire sur laquelle dépend un quart de la population, ainsi que le redéveloppement de l’économie et des communautés hypothéquées par la crise. Comme vous l’avez bien observé, cette organisation s’engage, mais l’argent ne vient pas aussi rapidement.

Dans quelques semaines, notre étude scientifique de l’engagement canadien, et particulièrement de l’impact de la Politique d’aide internationale féministe sur notre coopération en Haïti dans les domaines de la sécurité et de la justice paraîtra dans la Revue de politique étrangère canadienne, ou le Canadian Foreign Policy Journal. Je pourrai vous en dire plus pendant la période des questions, mais j’aimerais maintenant conclure avec trois recommandations pour le Canada.

D’abord, maintenons le cap, en appuyant malgré tout le déploiement de la Force de répression des gangs et le renforcement de la Police nationale, notamment des éléments de logiciels comme la relance de l’inspection générale et ses activités d’assainissement, de vérification et de contrôle de son personnel, qu’on appelle également le « vetting », pour réduire la criminalité au sein de la police; en soutenant la formation des cadets en droits humains pour assurer que les unités d’intervention paramilitaires renforcées avec l’assistance américaine dans les mois à venir soient sensibles à leurs obligations légales et de reddition de comptes; enfin, en appuyant l’augmentation des femmes et des hommes sensibles au genre dans la police, condition incontournable pour créer une force plus représentative aux yeux de la population, y compris des femmes et des filles.

Ensuite, maintenons le cap dans notre appui aux élections, sachant que ces élections seront loin d’être parfaites, mais qu’elles pourraient être bien meilleures que d’autres options, soit la nomination d’un autre gouvernement de transition par des notables haïtiens et la communauté internationale — ou pire, la prise du pouvoir par les chefs de gangs et leurs alliés, comme ils ont essayé de le faire en février 2024. Ce n’est donc pas un scénario purement hypothétique. L’assassinat du président Moïse faisait partie d’une différente tentative de coup d’État; il y a malheureusement eu tout récemment des antécédents qu’il faut considérer à cet égard.

Enfin, maintenons aussi le cap dans notre aide humanitaire et au développement, en renforçant deux créneaux stratégiques qui n’ont pas été mentionnés par le groupe précédent. D’abord, soutenons l’éventuelle réforme de la justice statutaire et entretemps, la relance de la justice transitionnelle en 2026, sous un gouvernement élu, espérons-le. Puis, nous devrions continuer de soutenir le renouvellement du Programme Voix et leadership des femmes qui, malgré son renouvellement dans 20 autres pays et sous-régions en 2024, n’a pas encore été renouvelé en Haïti. J’aurais aimé que vous posiez cette question. Je serais ravi de vous fournir plus de détails à cet égard en réponse à vos questions.

Le président : Merci pour vos commentaires, monsieur Baranyi. Passons maintenant à la période des questions.

[Traduction]

La sénatrice M. Deacon : Je vous remercie tous les deux d’être avec nous ce soir. Nous vous en sommes très reconnaissants. Nous aimerions beaucoup voir une lueur d’espoir, une réduction de la violence, la tenue d’élections et l’arrivée d’un gouvernement qui parviendrait à gouverner.

Vous avez proposé trois choses aujourd’hui. Il pourrait être difficile de faire accepter un accord qui fonctionne pour les Haïtiens et ceux qui ont été terrorisés au pays, mais je m’interroge au sujet du mot « amnistie » et me demande si un accord d’amnistie entre les chefs de gangs serait accepté par les Haïtiens, ou si cela mènerait à plus de représailles et de violence, en détruisant toute chance de paix pour le pays?

M. Baranyi : C’est une question très importante.

Au cours des derniers mois, depuis que la commission pour la vérité, la justice et de réparation a été créée sur papier, et depuis que les gangs ont accru leur contrôle sur le territoire, il y a eu des pourparlers, tant au sein du pays même que sur la scène internationale, à l’Organisation des États américains notamment, sur la possibilité d’un dialogue avec les membres des gangs, et l’une des choses qu’ils demandent est l’amnistie, le maintien de l’impunité. La réaction de vastes segments de la population en Haïti, la population organisée, a été rapide et claire : un non catégorique. Essentiellement, cela reviendrait à accepter et à légitimer les violations des droits de la personne d’une ampleur tout à fait inouïe qu’ils ont perpétrées au cours des dernières années, y compris l’assassinat du président. Il ne s’agit peut-être pas des mêmes personnes, et j’y reviendrai. Ensuite, on ne ferait que consacrer l’impunité.

Cela dit, des ONG de défense des droits de la personne, des églises, des églises chrétiennes en particulier, des avocats, des fédérations d’associations des barreaux et ainsi de suite s’y sont opposés. À l’exception de ce que nous entendons dans les médias, nous savons toutefois très peu de choses sur ce que les gens pensent. L’un des projets que le Centre de recherches pour le développement international finance actuellement est un projet pour utiliser la recherche universitaire dans le but d’accompagner tout le processus de mise sur pied d’une justice transitoire. On mène le premier sondage qualitatif auprès des victimes et des membres de leur famille partout au pays, des groupes de discussion d’un bout à l’autre du pays, en ce moment même. À notre connaissance, cette étude sera la seule étude disponible pour nous donner une idée de ce que ressentent les victimes, qui devraient être au cœur de tout projet de justice transitoire. Je suis d’avis que nous devrions tous utiliser cette étude lorsqu’elle paraîtra, pour répondre à cette question.

Le président : Merci beaucoup.

Le sénateur Ravalia : Merci à nos témoins d’être ici.

Ma question est pour M. Da Rin. Compte tenu de l’échec de la Mission multinationale d’appui à la sécurité dirigée par le Kenya, d’après vous, à quel point est-il réaliste de penser que la Force de répression des gangs donnera des résultats concrets?

M. Da Rin : Si je peux me permettre, je vais passer au français. C’est plus facile pour moi.

[Français]

Bien sûr, la Force de répression des gangs est un pari, comme la MMAS l’était il y a deux ans lorsqu’elle a été approuvée, sauf que sa mission a des avantages par rapport aux objectifs qu’elle se propose, tel qu’elle est planifiée, notamment un budget qui est plus prévisible.

Le gros du budget proviendra du Bureau intégré des Nations unies en Haïti, qui va venir aider non seulement à apporter la logistique qui manquait à la MMAS, mais aussi à canaliser les fonds pour arriver à déployer tout le personnel et l’équipement qui étaient prévus. Je dirais que la force dirigée par le Kenya n’a pas eu la possibilité de montrer qu’elle pouvait être efficace. Elle n’a déployé que 40 % de ses effectifs. Elle opérait avec 30 % du matériel. Elle n’a pu établir que 3 des 12 bases opérationnelles avancées qu’elle avait planifiées. Donc, elle n’a pu agir que comme une force de réaction rapide à différentes attaques des gangs, et non pas comme une présence permanente dans tous les territoires qu’elle contrôle.

Avec cette nouvelle force, grâce à un personnel qui atteindra jusqu’à 5 500 officiers, et non pas 2 500, soit le double, et avec un mandat plus robuste, il est possible qu’elle ait davantage de moyens pour être plus efficace.

[Traduction]

Le sénateur Ravalia : Monsieur le professeur, seriez-vous en mesure de nommer les principaux fondateurs et supporters des gangs, puisque c’est une sorte de casse-tête multinational?

M. Baranyi : Le meilleur reportage que j’ai lu à ce sujet a été écrit par Robert Muggah, un Canadien qui vit au Brésil, pour les Nations unies. Il a été publié il y a deux ans. Essentiellement, il expose et documente très soigneusement les liens, financiers et autres, entre certains membres de l’élite haïtienne et, dans une certaine mesure, l’élite politique, d’anciens sénateurs — sans vouloir vous offenser; ils sont très différents en Haïti —, et dans certains cas, il documente aussi les liens dans les gangs directement ou de certains gens d’affaires avec le crime organisé transnational, particulièrement en Colombie et aux États-Unis.

Les États-Unis jouent un rôle clé dans ce dossier. Ils fournissent les armes et une partie de l’argent. Heureusement, ils commencent aussi à détenir certains des individus notoires qui se trouvent sur la liste de sanctions. Deux des plus importants hommes d’affaires en Haïti, Dimitri Vorbe et Reginald Boulos, sont détenus en Floride et, s’ils font l’objet de poursuites, ce serait un énorme pas en avant dans la lutte contre l’impunité.

Le président : Merci.

[Français]

La sénatrice Gerba : Ma question s’adresse à M. Da Rin. J’aimerais revenir sur la nouvelle mission qui est censée être opérationnelle à partir du mois d’avril, alors que la mission de la MMAS devrait être déjà terminée. Qu’est-ce qui est prévu comme mesures? Est-ce que vous pensez que ce vide sécuritaire sera problématique entre la fin d’une mission et le début de l’autre qui commencera en avril?

M. Da Rin : C’est une très bonne question, et je vais essayer d’y répondre le plus brièvement possible.

Officiellement, à partir du 2 octobre, la MMAS est devenue la Force de répression des gangs. Les officiers du Kenya, du Salvador, des Bahamas et du Guatemala qui sont déployés en Haïti opèrent en ce moment sous le mandat de la nouvelle force, sauf que c’est un changement sur papier, parce que la nouvelle force n’est pas encore déployée. Le nouveau concept d’opération est en train d’être rédigé, et dans ce concept d’opération, il y a notamment une première phase de transition qui est en train d’être planifiée.

Je crois que tous les pays qui ont été déployés dans le cadre de la MMAS ont décidé de se maintenir sur le terrain tant qu’ils auront les moyens de s’y maintenir. Jusqu’ici, ce sont les États-Unis qui ont financé les services des contrats pour la base centrale de la mission, c’est-à-dire l’infrastructure, l’eau, la nourriture, et cetera. Ces contrats arriveront à terme en décembre.

Le fonds d’affectation spéciale de l’ONU qui finance également la MMAS dispose actuellement de 54 millions de dollars, si je ne me trompe pas. Cela pourrait financer un mois et demi de ces contrats. Donc, il faudrait voir quels pays vont les financer de février jusqu’à avril, lorsque le Bureau intégré des Nations unies en Haïti va reprendre en main le financement de la logistique de la nouvelle mission.

À part cela, nous n’avons pas beaucoup de détails pour ce qui est de savoir si les contingents actuellement présents seront réintégrés, mais nous savons que la nouvelle mission a une couleur bien plus militaire que la précédente. Puisque les 991 officiers qui sont déployés actuellement sont du Kenya et sont des policiers, il se pourrait qu’ils ne se maintiennent pas au pays à moyen terme et qu’ils n’assurent le relais qu’avec la nouvelle force.

Le président : Merci.

[Traduction]

Le sénateur Al Zaibak : Monsieur Da Rin, dans votre description d’Haïti, vous avez dit que le pays subit un effondrement institutionnel. À votre avis, quelles sont les principales priorités en matière de gouvernance auxquelles il faut donner suite pour rétablir un minimum de fonctionnalité au sein de l’État? Quel rôle les partenaires internationaux devraient-ils jouer sans accentuer la dépendance?

M. Da Rin : Je vais essayer de ne pas mâcher mes mots dans ma réponse. Il y a actuellement de profonds troubles politiques qui font l’objet d’une consultation pour voir quelle sorte de structure de gouvernance prendra le relais lorsque le nouveau mandat gouvernemental de transition prendra fin en février, mais nous pensons que la chose la plus importante maintenant pour les Haïtiens, c’est la sécurité — cela ne fait aucun doute —, et beaucoup plus que la tenue d’élections. Les gens veulent que leurs enfants se rendent à l’école sans se faire tuer ou violer. Ils veulent pouvoir se déplacer à pied sans se faire kidnapper. C’est la priorité. Le gouvernement devrait vraiment mettre l’accent maintenant sur la façon d’établir et de mettre en œuvre une stratégie cohérente en matière de sécurité.

Une façon de procéder serait de créer un conseil national de sécurité comme on l’a prévu dans l’accord politique du 3 avril qui a créé le gouvernement de transition l’année dernière. Ce conseil national de sécurité agirait en tant qu’agent de liaison stable avec d’autres initiatives de sécurité étrangère en cours, et idéalement, toutes les querelles politiques n’intoxiqueraient pas les discussions du conseil national de sécurité. C’est la priorité en ce moment.

Il y a deux autres choses auxquelles il faudrait accorder beaucoup d’importance. Il y a un projet pour mettre sur pied deux unités judiciaires spéciales qui non seulement feront office de tribunal, mais qui seront également une sorte de chaîne judiciaire complète qui travaillera indépendamment — en parallèle — du système judiciaire actuel, qui est gravement dysfonctionnel et grandement assujetti aux décisions de l’exécutif. L’établissement de ces deux unités judiciaires spécialisées pourrait à court terme aider à mettre fin à l’impunité en condamnant les personnes coupables de corruption et de crimes de masse.

Une troisième chose extrêmement importante, et c’est parfois négligé, c’est que le système carcéral n’est pas prêt pour les opérations de la nouvelle force. Il n’y a pas de prisons à sécurité maximale pour les chefs de gang qui seraient arrêtés, et il est donc très important de procéder le plus rapidement possible pour établir une prison — c’était prévu pour l’année dernière, mais les fonds n’ont pas été remis. D’après ce que j’ai compris, cette prison coûterait 10 millions de dollars, car elle serait faite avec des conteneurs et rapidement mise en place. Il est très important que ce soit prêt avant de déployer la nouvelle force.

Le sénateur Adler : Monsieur le professeur, j’ai seulement une brève question malaisante, et ne vous sentez pas contraint de répondre brièvement. Quand on parle d’Haïti, parle-t-on d’un État en déroute?

M. Baranyi : Oui et non. Le pays a toutes les caractéristiques d’un État grandement fragile. Je fais partie des gens qui évitent d’employer ce terme puisqu’il est profondément insultant pour les Haïtiens, et ce n’est également pas très utile sur le plan analytique. Mais oui, puisqu’il n’y a pas d’élus, que la police et le gouvernement ne peuvent pas contrôler la majeure partie de la capitale et de nombreuses régions du pays, que d’autres ministères sont en grande partie incapables — totalement incapables — de fournir à la majorité de la population des services publics de base comme un accès à l’éducation, à l’eau courante et à des soins de santé et ainsi de suite, le pays se retrouverait certainement sur la liste des États les plus fragiles.

Le sénateur Adler : Notre autre expert veut-il se prononcer à ce sujet? Quand on parle d’Haïti, parle-t-on d’un État en déroute?

M. Da Rin : Je dirais que Haïti est en train de le devenir, mais quand on regarde, on voit que plusieurs institutions fonctionnent au pays. Même si le système judiciaire ne fonctionne pas très bien, comme les témoins précédents l’ont mentionné, l’Unité de lutte contre la corruption mène des enquêtes approfondies sur la corruption. Le pays a également plusieurs ministères qui offrent des services, par exemple une aide aux plus vulnérables. Le pays a des institutions et des forces de sécurité, mais ces cadres institutionnels sont tous extrêmement faibles et s’affaiblissent davantage tous les jours. Donc, en tant que professeur, je ne peux pas vraiment dire ce qui constitue un État en déroute, mais Haïti est un État institutionnel grandement affaibli.

Le sénateur Harder : Ma question est pour M. Baranyi. Votre deuxième priorité était les élections. Les témoins précédents doutent grandement que des élections aient lieu d’ici la fin de l’année prochaine. Il y a un écart. Dans vos commentaires, vous vous êtes montré plus encourageant, ou vous avez laissé entendre que des élections étaient une condition préalable pour aller de l’avant. Si possible, pouvez-vous nous donner une meilleure idée de ce à quoi on peut s’attendre de manière réaliste en ce qui concerne les élections et les conséquences de l’échéancier vers lequel nous semblons nous diriger.

M. Baranyi : Merci, sénateur, de poser la question.

Ce que j’ai essayé d’exprimer à ce sujet dans mes commentaires, c’est que les Haïtiens — et les partenaires de la communauté internationale — sont pris dans un dilemme. Il ne peut pas y avoir d’élections totalement libres et équitables sans sécurité. Or, il est très difficile d’éliminer les gangs et de rétablir la sécurité publique sans avoir en place un gouvernement qui jouit d’une certaine confiance et d’une certaine légitimité aux yeux du peuple. Les Haïtiens n’ont donc d’autre choix, tout comme, par extension, leurs partenaires, que d’essayer de progresser sur les deux fronts de façon sensée, tout en gérant les problèmes humanitaires et ainsi de suite, comme le fait le Canada et la plupart des grands partenaires d’Haïti, ou comme le fait le gouvernement, malgré ses faiblesses institutionnelles, en essayant de régler toutes ces crises, si je puis dire.

Cela dit, pour ce qui est des élections, je pense qu’on interprète peut-être un peu différemment le récent décret du Conseil électoral provisoire. Il a publié un décret le 30, et il a publié une ébauche de décret complet pour la tenue d’élection aux fins de consultation publique en ce moment même, et après avoir dit qu’il était impossible de tenir des élections libres et équitables dans les conditions actuelles d’insécurité dans la capitale et plusieurs autres régions du pays, le gouvernement a ensuite reculé et affirmé qu’il allait organiser ces élections puisqu’il reconnaît que la nomination d’un autre gouvernement de transition le 6 février ne ferait que prolonger l’illégitimité de l’État au sommet.

Donc, le mieux que j’ai entendu — M. Da Rin l’a peut-être vu... Je n’ai pas encore vu de calendrier. J’ai regardé sur le site du Conseil électoral provisoire. J’ai posé la question à mes contacts dans cette région. Il n’y a pas encore de calendrier. Cependant, les gens qui s’y connaissent en Haïti, les personnes en qui j’ai confiance à ce sujet, disent qu’il y aura probablement des élections partielles, donc un plan séquentiel pour la possible tenue d’élections présidentielles et pas grand-chose d’autre d’ici le 7 septembre. Des élections complètes — il y a des élections parlementaires, des élections sénatoriales et des élections municipales — ne pourront certainement pas avoir lieu d’ici le 7 février, mais peut-être des élections partielles après le déploiement de la Force de répression des gangs, lorsque la Police nationale d’Haïti sera renforcée et ainsi de suite. C’est ce qu’on espère.

La sénatrice Ataullahjan : J’ai une question à deux volets. Nous parlons d’élections. Une fois qu’elles auront lieu, pensez-vous que cela réglera les problèmes d’Haïti? Quand on regarde la situation, on constate que c’est presque comme un effondrement total de la société : le système de santé, la violence, l’urgence humanitaire, l’instabilité politique. C’est ma première question. Mon autre question est : y a-t-il de bonnes nouvelles qui proviennent d’Haïti? La moindre chose qui pourrait nous donner de l’espoir?

Le président : Vos questions sont-elles pour nos deux témoins?

La sénatrice Ataullahjan : Oui.

M. Da Rin : Merci pour la question.

Pour que des élections aient lieu, il faut plusieurs choses. Il faut d’abord un consensus politique, une logistique appropriée, un environnement sécuritaire et de l’argent.

À l’heure actuelle, Haïti a mis de côté 67 millions de dollars, ce qui correspond approximativement aux trois quarts de ce que des élections coûteront si on ne procède pas au référendum constitutionnel qu’on veut organiser, car ce serait également très coûteux. Des pays ont dit qu’ils apporteraient une contribution pour qu’on parvienne à la somme nécessaire.

En ce qui a trait au consensus politique, les tensions politiques ne pourraient pas être plus fortes en ce moment. Il faut un gouvernement inclusif dans lequel la plupart des puissantes forces politiques sont représentées afin que toutes les choses qui pourraient gâcher le processus politique ne fassent pas obstacle aux élections, pour qu’on ne rejette pas les résultats. C’est pour cette raison qu’on a eu l’idée de créer un conseil présidentiel composé de neuf membres, une idée folle selon beaucoup de monde, mais le but était que la coalition la plus vaste possible soit représentée au sein du gouvernement. Il sera très important de ne pas l’oublier dans les discussions politiques sur une nouvelle structure de gouvernance après février.

Sur le plan logistique, les choses ont progressé. On a formé du personnel pour les centres électoraux du pays. Les choses progressent, mais de toute évidence, le principal problème qui empêche la tenue d’élections est l’insécurité.

Le Conseil de sécurité a demandé à la nouvelle Force de répression des gangs de présenter des objectifs réalistes et limités dans le temps d’ici juin. L’idée n’était pas d’avoir un échéancier strict pour la tenue d’élections, mais plutôt deux calendriers parallèles dans lesquels un seuil minimal de sécurité serait établi par Haïti et ses partenaires internationaux. Il est impossible de régler les problèmes de sécurité d’Haïti avant la tenue d’élections, ce qui signifie que les élections auront lieu avec un certain niveau d’insécurité, mais un seuil minimal de sécurité devrait être fixé pour faire avancer les derniers préparatifs en vue des élections. Les autorités devront se servir de ce nouveau calendrier, qui contiendra des objectifs pour la Force de répression des gangs, non pas pour établir un délai strict, mais plutôt pour déterminer les étapes à franchir dans le but de parvenir au point où les autorités haïtiennes pourront dire à quel moment les élections devraient avoir lieu.

Le président : Merci. Nous n’allons pas entendre la réponse de M. Baranyi pour cette question puisque nous avons dépassé la limite de temps de trois minutes. Nous pourrons peut-être y revenir plus tard.

Le sénateur Wilson : Merci à nos deux témoins.

Ma question est liée à un sujet que nous avons abordé avec le premier groupe de témoins, mais j’aimerais obtenir votre point de vue au sujet du rôle des États-Unis dans tout ce dossier. Je suis heureux d’entendre parler de la nouvelle force spéciale qui commence à faire sentir sa présence, mais compte tenu de l’importante contribution financière des États-Unis dans le passé — le Canada les suit de loin, mais certainement pas de si loin —, je me sens très anxieux compte tenu du rôle majeur que nous jouons en Haïti par rapport à d’autres pays et du changement d’approche de l’administration américaine. Le premier groupe de témoins nous a dit que cela ne semblait pas être un grand changement pour ce qui est de la quantité totale de ressources, mais qu’elles étaient acheminées différemment. Cette approche différente est-elle meilleure? Vous avez parlé, monsieur Baranyi, des personnes détenues en Floride. Est-ce mieux? Est-ce pire? Est-ce neutre? Compte tenu des efforts déployés par le Canada dans ce dossier et puisque nous ne semblons pas avoir réalisé le moindre progrès avec le plein appui des États-Unis, je me sens très anxieux quand je pense à ce que ce changement signifie.

M. Baranyi : Merci de la question.

Je dois dire que j’ai été plaisamment surpris par la capacité de cette administration à demeurer plutôt vigilant dans le dossier haïtien par rapport à beaucoup d’autres dossiers partout dans le monde. Je pense que c’est vraiment parce qu’ils accordent la priorité à la sécurité dans un sens plutôt restreint, y compris pour ce qui est du contrôle des flux d’immigration dans leur pays. Ils défendent la Force de répression des gangs au Conseil de sécurité, et le versement de la somme la plus importante fait partie intégrante de cela. La détention de ces deux hommes d’affaires haïtiens très influents en Floride pour probablement leur faire subir un procès s’inscrit également dans cette logique. Vont-ils aller jusqu’au bout? Vont-ils s’attaquer au trafic d’armes vers Haïti? Personnellement, j’en doute. M. Da Rin en sait peut-être beaucoup plus à ce sujet.

Je pense que nous devons travailler avec ce que nous obtenons aux États-Unis. Le Canada joue peut-être un rôle relativement important en Haïti, mais ce rôle n’est pas important comparativement à celui des États-Unis de manière générale. Nous devons tout simplement travailler avec ce que nous avons et essayer de combler les lacunes. C’est la raison pour laquelle j’ai souligné qu’il est important que les responsables soient conscients que ce n’est pas le Canada qui va fournir la majorité de l’équipement et de la formation nécessaires aux forces policières de lutte contre les gangs, qui seront énormément renforcées au cours des prochains mois ou des prochaines années. Ce sera les États-Unis. Ce que le Canada peut faire, c’est fournir les logiciels pour éviter de créer d’autres risques plus tard.

Le président : Merci. Nous ne pourrons pas entendre M. Da Rin maintenant.

Je vais poser deux questions et, s’il reste du temps, permettre à nos deux témoins de répondre. J’ai lancé une plaisanterie à propos de l’Organisation des États américains, ou OEA, en parlant aux témoins précédents, mais c’est une organisation qui est douée, lorsqu’elle a les fonds nécessaires, pour faire de l’observation électorale et offrir un soutien pour mettre sur pied des tribunaux électoraux. J’aimerais vous entendre tous les deux à ce sujet.

Deuxièmement, dans quelle mesure la diaspora haïtienne — celle que nous avons au Canada est très dynamique, surtout à Montréal. Il y en a également une aux États-Unis. La diaspora dans ces deux pays est-elle influente? Qu’en est-il des Haïtiens dans d’autres pays.

M. Da Rin : Merci beaucoup pour les questions.

Je pense que l’OEA joue actuellement un rôle essentiel puisqu’il y a de nombreuses initiatives pour aider Haïti à bien des égards. Ce que l’OEA essaie de faire, c’est utiliser son pouvoir de concertation pour faire un suivi des progrès réalisés en Haïti grâce aux initiatives les plus importantes qui sont prises pour aider le pays, par exemple pour ce qui est de la sécurité, des élections, du consensus politique, de l’aide humanitaire et du développement.

Le nouveau secrétaire général de l’OEA, Albert Ramdin, joue un rôle de chef de file dans l’établissement d’une feuille de route pour Haïti, c’est-à-dire un plan global qui vise à décrire les besoins les plus essentiels du pays à court, à moyen et à long terme. C’est un plan triennal dans lequel des initiatives comme la Force de répression des gangs et la facilitation politique par la Communauté des Caraïbes sont intégrées. L’idée, c’est que l’OEA a présenté un plan de 2,6 milliards de dollars, mais ce n’est pas une initiative propre à l’OAE. Par exemple, le plan d’aide humanitaire des Nations unies est de 900 millions de dollars, ce qui fait partie du plan de 2,6 milliards de dollars préparé par l’OAE.

Le président : Merci. Je vais vous interrompre, car je veux poser la question sur la diaspora à M. Baranyi. Je pense que nous soutenons tous l’OEA. En fait, le secrétaire général en poste était le représentant permanent du Suriname lorsque j’étais là-bas il y a de nombreuses années. Monsieur Baranyi, avez-vous un commentaire à faire au sujet de la diaspora?

M. Baranyi : Certainement.

Je vous dirais d’abord que l’OEA est profondément discréditée dans son rôle d’observation électorale en Haïti. Elle s’est rendue complice de l’élection frauduleuse du gouvernement Martelly en 2010-2011 et a passé sous silence le premier tour des élections de 2015, qui avait été très mal géré. Ce n’est que lorsque les Haïtiens et le gouvernement de transition ont repris en main l’organisation de ces élections en 2016 qu’elles sont devenues relativement libres et équitables. C’est assez complexe.

La diaspora haïtienne, ne serait-ce que seulement au Canada, est très importante. Vous avez vu les chiffres. Il y a des gens comme Michaëlle Jean, puis beaucoup d’organisations communautaires, un véritable trésor d’expertise, avec un engagement qui se dément rarement. Nous devons continuer à les mobiliser et à soutenir leurs efforts, mais ce ne sont pas tous des anges. L’une des personnes qui, je crois, a été condamnée cet été à Québec pour avoir joué un rôle majeur dans l’assassinat du président Moïse et la tentative de coup d’État contre son gouvernement en 2021 était un Canadien d’origine haïtienne. Il ne faut donc pas non plus idéaliser les membres de la diaspora.

Le sénateur Al Zaibak : Monsieur Baranyi, sur la base de vos décennies de recherche sur la consolidation de la paix, quelles leçons tirées d’Haïti devraient éclairer la politique générale du Canada à l’égard des États fragiles et touchés par des conflits, en particulier en ce qui concerne la coordination entre la diplomatie, le développement et la défense?

M. Baranyi : N’hésitez pas à consulter mes blogs sur ce sujet précis. Je résumerais leur contenu en vous disant que la leçon la plus importante a peut-être été tirée lorsque l’ancien premier ministre Trudeau et d’autres représentants canadiens ont déclaré publiquement que nous n’allions pas, malgré les pressions exercées par Washington, mener une nouvelle mission internationale en Haïti comme la MINUSTAH, car celle-ci a échoué. Elle a en fait échoué lamentablement, et le moment est venu d’aider véritablement les Haïtiens à mettre au point des solutions d’inspiration haïtienne. Cela peut sembler naïf, mais c’est un principe très important. Parfois, cela signifie que les choses vont se compliquer ou prendre beaucoup plus de temps que nécessaire, mais notre gouvernement a vraiment essayé de suivre cette voie, sans toutefois arrêter de suggérer ou de recommander certaines mesures à prendre au gouvernement haïtien et aux autres parties prenantes. C’est un principe qui est d’ores et déjà acquis.

Par ailleurs, la coordination s’est considérablement améliorée, notamment entre la défense, la GRC, l’aide au développement, l’aide humanitaire et la diplomatie. Le Canada a beaucoup appris. Il y a toujours plus à faire. Dans le cadre de l’étude que j’ai mentionnée dans mes remarques liminaires, nous avons en fait constaté que, malgré les améliorations apportées, il y a eu pendant quelques années une dissonance marquée entre certains très bons projets de développement que le Canada soutenait sur le terrain — notamment la collaboration avec la police et l’accès à la justice — et le fait qu’il ne se soit pas ouvertement distancié du gouvernement Moïse, dont je serais heureux de vous parler plus longuement, mais pire encore, qu’il ne se soit pas distancié publiquement du gouvernement de transition, c’est-à-dire du gouvernement de facto du premier ministre Ariel Henry, qui a été nommé au moyen d’un tweet par le représentant du secrétaire général. C’est un scandale. Le Canada a en fait accepté cette situation. Par la suite, il s’est passé beaucoup de choses en coulisses et le Canada a fini par prendre ses distances, mais il a fallu trois ans de tolérance envers M. Henry et beaucoup de temps perdu avant que le Canada et d’autres pays ne l’abandonnent. En fait, il a fallu que les gangs l’empêchent de retourner en Haïti pour que le Canada change réellement sa politique.

Le président : Merci. Nous arrivons presque à la fin de notre séance. Je voudrais donner une minute à M. Da Rin pour qu’il puisse y aller d’une dernière remarque.

M. Da Rin : L’une des leçons tirées est que la MINUSTAH a réussi à contenir le problème de sécurité et à le maintenir à un niveau gérable. La nouvelle force qui va être déployée pourrait en faire autant. Les deux problèmes sont apparus lorsque la MINUSTAH s’est retirée et que les forces de sécurité nationales n’ont pas été en mesure de maintenir le niveau de sécurité assuré par la MINUSTAH.

L’autre problème vient du fait que, dans les conflits comme celui d’Haïti, où la violence et la politique sont étroitement liées, une stratégie axée uniquement sur la sécurité, sur des tactiques militaires consistant à arrêter ou à tuer les chefs de gangs, voire un nombre important de membres de ces gangs, ne permettra pas de tout régler. Il faut s’attaquer à l’impunité, qui pourrait être le problème le plus important d’Haïti et la cause profonde des cycles de violence sans fin. Il faut que les auteurs de ces actes de violence aient des comptes à rendre, mais que l’on tienne aussi responsables ceux qui les soutiennent, leur fournissent des armes et leur permettent d’échapper à toute sanction pour leurs crimes.

Ce sont là les leçons les plus importantes à retenir.

Le président : Merci beaucoup. Au nom du comité, je tiens à remercier M. Stephen Baranyi et M. Diego Da Rin. Je crois, M. Da Rin, que vous vous êtes joint à nous depuis Mexico. Merci à vous deux d’avoir pris le temps d’être avec nous. Vous avez enrichi nos connaissances sur Haïti et la situation vraiment désastreuse qui perdure là-bas. Le sort d’Haïti est un thème sur lequel nous revenons régulièrement au sein de ce comité, et j’ose dire que nous y reviendrons et que nous resterons en contact avec vous, alors merci encore.

Chers collègues, nous nous réunirons à nouveau demain matin à 10 h 30 dans cette même salle pour discuter des relations commerciales du Canada avec les États-Unis et le Mexique.

(La séance est levée.)

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