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Projet de loi sur la protection des établissements d’enseignement postsecondaire contre la faillite

Deuxième lecture

17 mai 2022


L’honorable Ratna Omidvar [ - ]

Honorables sénateurs, j’interviens pour appuyer le projet de loi S-215, Loi concernant des mesures visant la stabilité financière des établissements d’enseignement postsecondaire. Je tiens à remercier la sénatrice Moncion de son initiative, parce qu’elle ouvre la porte à une discussion qui s’impose impérativement.

Je sais que nous pouvons nous entendre sur de nombreux sujets, notamment sur le fait que l’éducation, plus particulièrement l’éducation postsecondaire, est l’un des piliers essentiels pour bâtir une nation. C’est la pierre d’assise de la prospérité, de l’innovation et du positionnement d’une nation dans le monde sur les plans économique, scientifique et culturel.

Sur le plan individuel, l’éducation débouche sur la carrière et l’emploi, mais l’évaluation d’une bonne éducation postsecondaire ne peut se faire uniquement en termes économiques; ce serait rater la cible. L’éducation participe à la formation des gens dans tous les aspects de leur vie et à l’édification de la société. Le Parlement ne doit pas invoquer le fait que l’éducation relève de la compétence provinciale pour ne pas intervenir dans ce domaine et se dérober à sa responsabilité envers la nation.

Nous pouvons intervenir de manière respectueuse, comme la sénatrice Moncion le propose dans cette mesure législative.

La santé de nos établissements d’enseignement postsecondaire repose sur leur viabilité financière. La situation actuelle n’est pas jolie. En fait, c’est un peu la pagaille. Si nous sommes francs au sujet du bourbier dans lequel se trouvent les universités et les collèges, surtout les petits établissements et les établissements en région, nous ferons un examen de conscience sur la Colline. Nous nous sommes laissés entraîner dans un modèle financier qui n’est pas viable et qu’il faut sérieusement reconsidérer ainsi que renouveler.

Le système repose sur les transferts fédéraux, les subventions provinciales aux établissements et les frais de scolarité. Le gouvernement fédéral finance aussi directement des bourses de recherche. S’il y a une embellie à l’horizon, c’est l’annonce dans le budget de 2022 d’une augmentation du financement de la recherche alloué aux universités. On considère généralement qu’avoir différentes sources de revenus est un bon modèle économique, mais ce n’est malheureusement pas le cas ici.

En dehors du financement fédéral des bourses de recherche, le reste du modèle de revenus est en difficulté. Premièrement, le financement de tous les ordres de gouvernement, qui est la principale source de financement de ces établissements, a soit stagné, soit diminué. Entre 1992-1993 et 2015-2016, la contribution du gouvernement fédéral a diminué de 40 % par étudiant.

Deuxièmement, certaines provinces ont plafonné les frais de scolarité et la demande des étudiants au pays est limitée. Ce sont les étudiants qui souffrent le plus de ces réductions. De nombreuses universités font désormais appel à des professeurs à temps partiel ou auxiliaires, ce qui a sans aucun doute une incidence sur la qualité de l’enseignement que les étudiants reçoivent.

D’ailleurs, les recherches montrent qu’un étudiant sur quatre, voire un étudiant sur cinq qui obtient un diplôme d’un collège ou d’une université en Ontario possède un niveau de littératie et de numératie inférieur aux normes de l’OCDE. C’est inouï.

Le financement des universités par les provinces est disparate. Dans certaines provinces, le financement se fait par quota, dans d’autres provinces, il se fait en fonction du nombre d’étudiants, et d’autres provinces encore fonctionnent au moyen de subventions; peu importe les moyens employés, le système est sous pression.

Par exemple, l’année dernière, l’Alberta a réduit de 135 millions de dollars les budgets de fonctionnement des universités. Le Manitoba, lui, a réduit de 10 millions de dollars le financement des établissements d’enseignement postsecondaire au cours des trois dernières années.

S’ajoutent à ce stress financier les impacts de la crise de la COVID. À l’échelle du pays, les universités et les collèges doivent combler un manque de 2,5 milliards de dollars. Dans ma province, l’Ontario, le manque est de 1,7 milliard de dollars. L’Université de l’Alberta doit faire face à un manque de 120 millions de dollars, et c’est la même chose pour l’Université Dalhousie, à Halifax.

Évidemment, les établissements d’enseignement postsecondaire ont trouvé d’autres façons de générer des revenus et, dans bien des cas, la solution est de recruter des étudiants étrangers. Les frais de scolarité pour les étudiants étrangers sont cinq fois plus élevés que ceux des étudiants canadiens. En moyenne, un étudiant étranger doit payer 32 000 $ en frais de scolarité annuels, comparativement à 6 500 $ pour un jeune Canadien.

Pour un étudiant étranger, le Canada est un endroit attrayant. Aussi élevés que soient les frais de scolarité, ils le sont bien moins que ceux exigés dans d’autres pays comparables. En outre, les étudiants sont autorisés à travailler ici sous certaines conditions, et il existe une voie claire vers la résidence permanente. Il n’est donc pas étonnant que nous ayons observé une augmentation spectaculaire du nombre d’étudiants étrangers venant au Canada. En 2010, il n’y avait que 142 710 étudiants étrangers, mais en 2019, ce nombre était passé à 388 782 étudiants qui, collectivement, ont apporté une contribution de 22 milliards de dollars à notre économie.

C’est une bonne chose. C’est tout à notre honneur, car c’était un impératif national de donner à l’Australie et aux États-Unis une certaine concurrence dans ce domaine.

Cependant, la plupart des écoles qui attirent les étudiants étrangers sont les grandes écoles urbaines, telles que l’Université de Toronto, l’Université McGill ou l’Université de la Colombie-Britannique. Les universités plus petites et parfois plus rurales luttent pour attirer leur part de ces étudiants. À l’Université Laurentienne, dont la faillite a précipité ce projet de loi, les étudiants étrangers ne représentaient qu’environ 3 % de la population étudiante.

L’Université Nipissing, qui connaît également des difficultés financières, compte au total environ 60 étudiants étrangers sur une population étudiante de 4 500 personnes. Les petits établissements sont privés de la seule autre source de revenus.

Peut-être qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada devrait envisager d’accélérer le traitement des demandes d’étudiants étrangers en accordant la priorité aux demandes visant des établissements plus petits afin d’encourager le fait d’étudier et de vivre dans de plus petites collectivités. Nous savons tous que les étudiants étrangers en ont plus qu’assez de l’arriéré dans les approbations. De tels programmes pourraient permettre de faire bouger les choses.

Je suis entièrement en faveur d’attirer les meilleurs étudiants dans les écoles canadiennes, mais je suis consternée par le fait qu’en général, la santé financière de nos établissements d’enseignement postsecondaire dépende autant des étudiants étrangers. C’est un peu comme si on disait que toutes les opérations à la hanche au Canada allaient être payées par des patients étrangers. J’espère que nous réalisons tous que l’externalisation des revenus n’est ni saine ni souhaitable à long terme pour le Canada.

Cette pratique n’est pas non plus bonne pour les étudiants, qu’ils soient étrangers ou non. Il ne faut pas croire que ces étudiants étrangers se promènent tous en voiture de luxe et qu’ils vivent dans des villas, car ce n’est pas le cas. Bon nombre de ces étudiants ont eu de la difficulté à payer leurs frais de scolarité, leur famille vit dans la pauvreté, et les attentes des parents à l’égard de ces pauvres étudiants vivant seuls sont extrêmement élevées.

Le Toronto Star a documenté ces expériences et est arrivé à la conclusion que, même si bon nombre de ces étudiants viennent de milieux modestes, ils doivent payer des frais de scolarité très élevés pas seulement pour pouvoir étudier, mais pour pouvoir demeurer au Canada. Ils doivent faire face à des défis complexes, à des échéances impitoyables, à l’isolement, au stress parental et, souvent, à l’exploitation exercée notamment par des employeurs.

Si vous viviez dans ma ville, vous auriez entendu parler des suicides commis par des étudiants étrangers et même d’un réseau de trafic sexuel qui exploite les étudiantes étrangères qui n’ont personne pour les protéger et qui n’arrivent pas à payer leur loyer.

C’est nous qui avons créé cette tragédie. Nous ne devrions pas faire porter ce fardeau aux étudiants étrangers sans leur offrir l’aide requise parce que nous voulons que les établissements d’enseignement canadiens puissent survivre. Dans ce cas-ci, la fin ne justifie pas les moyens.

Je ne veux pas parler plus longuement du sort des étudiants étrangers, parce que je crois fermement qu’il s’agit d’un excellent et important sujet pour une étude à part entière par un comité, mais je pense que nous devons revoir la façon d’assurer la santé financière des établissements d’enseignement postsecondaire au pays.

C’est pour cette raison que j’appuie l’intention du projet de loi à l’étude et le fait que, s’il est adopté, le ministre devra élaborer une proposition pour la prise d’initiatives fédérales visant notamment à réduire le risque qu’un établissement fasse faillite ou devienne insolvable, à protéger les étudiants, les professeurs et les employés si un établissement faisait faillite ou devenait insolvable, et à appuyer les communautés qui seraient touchées si un établissement faisait faillite ou devenait insolvable.

En outre, lorsqu’il réfléchira à ces questions, le ministre pourra aussi réfléchir au rôle que peut jouer le gouvernement fédéral pour soutenir les universités qui offrent des programmes en français et qui sont plus que de simples établissements d’enseignement, mais des éléments fondamentaux d’un pays bilingue. Il faut penser au-delà du nombre d’étudiants ou du déclin de la population francophone hors Québec.

La sénatrice Moncion a réfléchi à l’idée des transferts directs aux départements de langue française des collèges ou des universités. D’aucuns pourraient faire valoir qu’une telle initiative relève du gouvernement fédéral parce que l’objectif consiste à renforcer le bilinguisme de notre pays.

Nous constatons l’impact de ce déclin ici même sur la Colline du Parlement. Nous avons débattu, discuté et déploré la pénurie d’interprètes francophones, car cela signifie que nous ne pouvons pas exercer nos fonctions comme nous le souhaiterions. À mon avis, les parlementaires ont aussi un rôle important à jouer pour relever ce défi. Évidemment, nous devons toujours respecter les limites de nos responsabilités constitutionnelles et éviter de nous éloigner de notre rôle, comme la sénatrice Martin nous l’a si bien rappelé. Toutefois, cette proposition ferait en sorte que le ministre fédéral serait tenu de collaborer avec les gouvernements provinciaux, de consulter les intervenants et de proposer à l’échelon fédéral des solutions et des initiatives qui auraient pour but de renforcer la viabilité de notre système d’éducation postsecondaire.

Chers collègues, le deuxième élément du projet de loi de la sénatrice Moncion concerne une faille importante qu’elle a signalée et qui mérite notre attention. Cet élément vise à éviter que des établissements d’enseignement postsecondaire publics aient recours à la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies et à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité — à ne pas confondre avec les autres aspects de cette loi sur lesquels nous nous penchons — afin de prévenir des situations comme celle dans laquelle l’Université Laurentienne s’est trouvée.

La question est vraiment de savoir si la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, la LACC, qui relève de la compétence fédérale, est la bonne loi pour les collèges et les universités aux prises avec des problèmes financiers. J’ai parcouru le Web et consulté une liste d’entreprises qui ont demandé la protection contre l’insolvabilité en vertu de la LACC au cours des trois derniers mois. Voici ce que j’ai obtenu : une franchise sportive, une société immobilière, une société de gestion de l’eau et une pizzeria.

Essentiellement, la loi vise le secteur privé. Il y a lieu de se demander comment une université financée par les deniers publics s’est trouvée dans le même lot.

Comme la sénatrice Martin l’a mentionné dans son discours, il n’était pas nécessaire qu’il en soit ainsi. La vérificatrice générale de l’Ontario a étudié le dossier de l’Université Laurentienne et a conclu que l’établissement n’avait pas besoin de se placer sous la protection de la LACC. Bien que la province lui ait offert plus d’argent, l’université a plutôt choisi stratégiquement de prendre des mesures afin de demander la protection contre les créanciers. C’est ce qui a amené la vérificatrice générale de l’Ontario, Bonnie Lysyk, à déclarer que les répercussions de cette demande sont profondes et suscitent de vives réactions, surtout à Sudbury, où l’université est un employeur important qui contribue au tissu social et économique de la collectivité.

En choisissant la protection contre les créanciers prévue par la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, l’Université Laurentienne a pu contourner des dispositions de ses conventions collectives, ce qui a permis à l’administration de congédier davantage d’employés ayant plus d’ancienneté et de régler un certain nombre de griefs de longue date. L’université a supprimé 36 % de ses programmes et a congédié 195 employés, ce qui a eu de graves répercussions sur les aspirations de plus de 930 étudiants.

La vérificatrice générale a conclu que de solides arguments permettent de dire que la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, un outil important pour le secteur privé, est un recours inapproprié pour des entités publiques. Dans le secteur public, certains principes rigoureux, comme la transparence, la reddition de comptes et la primauté de l’intérêt public, font qu’une ordonnance de protection judiciaire au titre de la LACC est un choix néfaste pour les entités publiques.

Aujourd’hui, c’est l’Université Laurentienne qui a choisi cette voie. Demain, cela pourrait être un hôpital ou un musée, sait-on jamais. Nous devons éliminer cette échappatoire pour protéger l’intérêt public en garantissant la santé de nos institutions publiques.

Pour conclure, chers collègues, j’appuie le projet de loi et j’aimerais avoir votre soutien pour le renvoyer au comité.

Son Honneur la Présidente intérimaire

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)

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