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Projet de loi sur une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

28 mars 2023


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui, alors que nous célébrons les premiers jours du printemps ici, sur les terres traditionnelles et non cédées du peuple algonquin anishinabe, en cette période de renouveau et d’espoir, pour soutenir le projet de loi S-232, parrainé par notre collègue, la sénatrice Gwen Boniface.

Le projet de loi S-232 porte sur le renouveau et l’espoir : le renouveau dans la manière dont notre société perçoit les substances illicites, les personnes qui en consomment et les systèmes qui les entourent, et l’espoir que nous puissions regarder avec clarté et ouverture d’esprit l’abondance de données probantes qui existent pour nous guider à travers ce moment important où le changement est nécessaire.

La sénatrice Boniface nous a rappelé dans son discours que ce projet de loi permet deux choses. Premièrement :

Il oblige le gouvernement fédéral, les provinces, les territoires et d’autres intervenants à se parler, pour que le gouvernement fédéral présente au Parlement une stratégie nationale s’attaquant à l’épidémie de toxicomanie. Le projet de loi vise aussi à modifier la Loi réglementant certaines drogues et autres substances afin d’abroger les dispositions qui prévoient que la possession de certaines substances constitue une infraction — autrement dit, la décriminalisation.

Le titre abrégé, Loi sur une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances, signale le changement d’approche. Nos collègues, les sénateurs Pate, Campbell, White, Busson, Dean et Ravalia, ont fait part de leur expérience de première ligne en soutenant ce projet de loi et le précédent projet de loi de la sénatrice Boniface, c’est-à-dire le projet de loi S-229.

Mon intention aujourd’hui est de contribuer au débat en parlant d’abord de la consommation de substances en général et des enjeux liés à la santé, puis des limites et des effets néfastes de la criminalisation — qu’on appelle également la prohibition — en mettant en relief des recommandations tirées d’études produites dans les 50 dernières années et les opinions énoncées dans le cadre de la session de la Commission des stupéfiants des Nations unies tenue à Vienne, la semaine dernière, et finalement, j’inciterai les sénateurs à renvoyer au comité ce projet de loi important et attendu de puis longtemps afin qu’il soit étudié en profondeur comme il le mérite.

Honorables sénateurs, dans un article sur les aspects historiques et culturels de la relation de l’homme avec les drogues toxicomanogènes, le Dr Marc-Antoine Crocq mentionne ceci :

Notre appétit pour les substances psychoactives toxicomanogènes est attesté dans les plus anciens textes de l’humanité. Historiquement, les substances psychoactives ont été utilisées par i) des prêtres lors de cérémonies religieuses [...] ii) par des guérisseurs à des fins médicales [...] ou iii) par la population générale dans des contextes approuvés par la société [...] La consommation pathologique de substances était déjà décrite dans les textes de l’Antiquité classique.

Il souligne également que, dans la pièce Othello, de Shakespeare, deux façons de voir la consommation de substances sont présentées lorsque, d’abord, Cassio déclare ceci :

Ô toi, invisible esprit du vin, si tu n’as pas de nom dont on te désigne, laisse-nous t’appeler démon.

Puis, c’est Iago qui affirme : « Allons, allons, le bon vin est un bon être familier quand on en use convenablement. »

Chers collègues, l’Association communautaire d’entraide des pairs contre les addictions, dans son document intitulé Comprendre la santé liée à l’utilisation de substances : Une question d’équité, souligne que l’expression « utilisation — ou consommation— de substances » est souvent employée à tort comme synonyme de dépendance ou de trouble lié à la consommation de substances. Elle indique qu’à l’instar de la santé physique et mentale, la santé liée à la consommation de substances s’inscrit dans un continuum.

L’Association communautaire d’entraide des pairs contre les addictions et Santé publique Ottawa proposent une illustration visuelle de ce phénomène, qui comprend cinq points le long d’un spectre. Imaginez le spectre. À l’une des extrémités, nous avons l’absence de consommation, puis il y a la consommation bénéfique, qui a des effets positifs sur la santé ou la vie sociale. Au milieu, il y a un faible risque lié à une consommation occasionnelle ayant des effets négligeables sur la santé ou la vie sociale. Ensuite, nous observons les problèmes liés à la consommation de substances, qui ont des conséquences négatives sur les personnes, les familles ou les collectivités. Enfin, nous avons le trouble de consommation de substances, un problème de santé chronique pouvant être diagnostiqué sur la base de 11 critères énumérés dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, le DSM-5.

Dans ce même document, l’Association communautaire d’entraide des pairs contre les addictions souligne que toutes sortes de personnes au Canada consomment toutes sortes de substances. Par exemple, en 2017, 78 % d’entre nous — je dis bien « nous » —, soit 23,3 millions des personnes vivant au Canada âgées de 15 ans et plus, avons déclaré avoir consommé de l’alcool. Au Canada, en 2020, 6 000 personnes sont mortes à cause des opioïdes, 14 800 personnes sont mortes de maladies liées à l’alcool et 37 000 personnes sont mortes de causes liées au tabagisme.

Chers collègues, la plupart des substances que les Canadiens consomment sont légales et réglementées, comme l’alcool, le tabac et maintenant le cannabis. L’Association communautaire d’entraide des pairs contre les addictions privilégie une approche axée sur la santé et sur les forces en matière de consommation de substances, qui est assortie d’une gamme de services pour les différents types de consommation — légale et illégale —, ce qui inclut tout le monde, et pas seulement les personnes qui sont atteintes d’un trouble. C’est absolument essentiel pour réduire la stigmatisation.

Le projet de loi dont nous débattons à l’étape de la deuxième lecture, la Loi sur une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances, met l’accent sur les substances illégales et, en particulier, sur la crise des opioïdes, dont mes collègues ont fait une description frappante. Chers collègues, la criminalisation — l’interdiction de consommer des substances — ne permet pas d’atteindre l’objectif d’améliorer la santé et la sécurité dans nos collectivités.

Selon Mark Thornton, de l’Université d’Auburn, l’interdiction de l’alcool aux États-Unis a été un échec. Je le cite :

La prohibition nationale de l’alcool (de 1920 à 1933) — la « noble expérience » — a été lancée pour réduire la criminalité et la corruption, résoudre des problèmes sociaux, alléger le fardeau fiscal créé par les prisons et les refuges pour les pauvres et améliorer la santé et l’hygiène [...]

Au début de la prohibition, le révérend Billy Sunday a galvanisé les foules avec cette prédiction optimiste :

« Le règne des pleurs est terminé. Les bas quartiers seront bientôt chose du passé. Nous transformerons nos prisons en usines et [...] en cribs à maïs. Les hommes marcheront droit, les femmes souriront et les enfants riront. Les portes de l’enfer se refermeront pour toujours. »

Même si la consommation d’alcool a chuté au début de la prohibition, elle a ensuite augmenté. Il est devenu plus dangereux de consommer de l’alcool...

Il était frelaté.

la criminalité a augmenté et des organisations criminelles sont apparues; les systèmes judiciaire et pénitentiaire ont été poussés jusqu’au point de rupture; [...] Aucun gain mesurable n’a été réalisé du point de vue de la productivité ou de la réduction de l’absentéisme.

La prohibition, qui n’a pas réussi à améliorer la santé et la vertu en Amérique, peut apporter des leçons inestimables [...] et offrir une perspective sur la crise actuelle de la prohibition des drogues : un effort de 75 ans qui est de plus en plus considéré comme un échec.

Chers collègues, en 1973, la commission Le Dain a publié son rapport final sur l’enquête relative à l’usage non médical des drogues au Canada, recommandant, entre autres, qu’un traitement médical soit proposé aux personnes dépendantes des opioïdes, au lieu d’une sanction pénale.

L’honorable Larry Campbell, notre collègue qui a pris sa retraite récemment, nous a rappelé que son prédécesseur, le coroner en chef de la Colombie-Britannique, John Vincent Cain, avait recommandé, dans un rapport de 1994 sur les décès par surdose de narcotiques illicites, que le ministère du Procureur général de la Colombie-Britannique :

Entame des discussions avec les ministres fédéraux de la Justice et de la Santé pour voir s’il serait approprié et faisable de décriminaliser la possession et l’usage de substances spécifiques par des personnes qui ont une dépendance reconnue envers ces substances.

Aujourd’hui, près de 30 ans plus tard, nous disposons enfin d’une exemption pilote en Colombie-Britannique, et la Ville de Toronto a renouvelé la semaine dernière sa demande d’exemption à cet égard.

Le rapport de 2011 de la Commission mondiale pour la politique des drogues indique que :

La guerre mondiale contre la drogue a échoué [...]

Les dépenses considérables engagées pour la criminalisation et la mise en place de mesures répressives visant les producteurs, les trafiquants et les consommateurs de drogues illicites ne sont visiblement pas parvenues à freiner efficacement ni l’approvisionnement ni la consommation.

La commission recommande de :

Mettre un terme à la criminalisation, à la marginalisation et à la stigmatisation des consommateurs de drogues qui ne causent pas de préjudice à autrui. Rejeter les idées préconçues sur le trafic, la consommation et la dépendance au lieu de les renforcer.

Chers collègues, la 66e session de la Commission des stupéfiants des Nations unies s’est tenue à Vienne au début du mois. Dans son discours d’introduction, le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, a déclaré :

La consommation de drogues à des fins non médicales est à l’origine d’au moins 600 000 décès par année dans le monde, principalement dus à l’hépatite virale, au VIH et à des surdoses. Les personnes qui consomment de la drogue sont souvent victimes de la criminalisation, de la stigmatisation et de la discrimination et se voient refuser l’accès aux services de santé, ce qui ne fait qu’aggraver les effets néfastes de leur consommation.

Le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, a ajouté, à la même commission :

Le paradigme de la « guerre aux drogues » est préjudiciable à la santé publique. La peur de l’arrestation et la stigmatisation généralisée de la consommation de drogue empêchent les toxicomanes d’accéder aux soins de santé, aux services de réduction des méfaits et aux services de traitement volontaire. La criminalité liée à la drogue est l’une des principales raisons pour lesquelles plus de 2 millions de personnes sont incarcérées partout dans le monde.

Si la drogue détruit des vies, il en va parfois de même pour les politiques relatives à la drogue.

Lorsqu’elle a représenté le Canada devant la Commission des stupéfiants des Nations unies, Jennifer Saxe, directrice générale des substances contrôlées et du cannabis, à Santé Canada, a parlé de la réponse du Canada à la crise de surdoses. Elle a affirmé que « le Canada continue de promouvoir une politique sur les drogues qui respecte les droits de la personne [...] » Elle a déclaré qu’il « fa[llait] en faire plus », mais elle n’a pas parlé de la décriminalisation.

Finalement, et surtout, dans un mémoire soumis à la ministre de la Santé du Canada avant la Commission des stupéfiants, le Groupe de travail mixte Canada-société civile chargé de la politique sur les drogues des Nations unies a dit — et je vais le citer exhaustivement :

La criminalisation de la possession de drogue s’est avérée inefficace pour réduire la consommation de drogue et n’a fait que perpétuer des violations à grande échelle des droits de la personne et la discrimination à l’égard des groupes marginalisés comme les Autochtones, les communautés racisées, les femmes, les personnes de diverses identités de genre et expressions de l’identité de genre que ainsi les personnes qui souffrent de troubles mentaux.

La criminalisation, qui est l’un des principaux vecteurs de stigmatisation et de discrimination, empêche les gens d’avoir recours à des services de traitement et de réduction des méfaits. Les décès liés aux drogues continuent de se multiplier.

En raison de la criminalisation de la possession de drogue, des ressources sont affectées au système de justice pénale plutôt qu’à des services sociaux et à des services de santé.

Au Canada, des groupes de la société civile et des organisations professionnelles militent pour la décriminalisation depuis des années. En 2021, le Groupe d’experts fédéral sur la consommation de substances l’a recommandée, lui aussi. La même année, 112 organismes œuvrant dans les secteurs des droits de la personne et de la santé publique ont dévoilé une plateforme qui préconise la décriminalisation de toutes les drogues à des fins de consommation personnelle, ainsi que l’élimination de sanctions pour des activités connexes telles que le fait de partager ou de vendre de la drogue pour payer sa consommation personnelle ou pour fournir un approvisionnement sûr. Les autorités provinciales et municipales appuient ces demandes, les forces de l’ordre aussi.

Pour arriver à une décriminalisation efficace, il faudra tout un éventail de politiques et de pratiques fondées sur des données probantes et adaptées à la situation. Il est essentiel de ne pas remplacer les peines criminelles par des sanctions administratives telles que des amendes, l’orientation obligatoire vers un service de traitement ou la confiscation de la drogue, car les forces de l’ordre pourraient ainsi continuer d’exercer une surveillance policière à l’égard des consommateurs de drogue, ce qui toucherait probablement de manière disproportionnée, une fois de plus, les Autochtones, les personnes noires et d’autres communautés marginalisées.

Chers collègues, avant de conclure mon discours, je souhaite insister sur trois points importants.

Premièrement, la criminalisation des personnes qui consomment de la drogue est inefficace. Je vais répéter ce qu’a dit Volker Türk, le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme : « [...] si la drogue détruit des vies, on peut en dire autant des politiques en matière de drogue. » Chers collègues, je sais que nous souhaitons tous que nos politiques améliorent la qualité de vie, mais certainement pas qu’elles causent davantage de méfaits.

Deuxièmement, la santé est le lien commun qui rallie les Canadiens. Intégrer la santé liée à la consommation de substances dans le cadre de notre approche globale en matière de santé physique et mentale, et veiller à ce que la santé — tant en amont qu’en aval — soit l’élément central sera la clé pour nous libérer de ce paradigme alambiqué, stigmatisant, inefficace, coûteux et dangereux dans lequel nous sommes pris en ce moment.

Troisièmement, afin d’élaborer une stratégie nationale fructueuse fondée sur un nouveau paradigme axé sur la santé, il est essentiel que des personnes ayant vécu ou vivant une expérience avec la consommation de drogue soient au cœur du processus, et cela inclut des Autochtones et des Canadiens d’ascendance africaine.

Honorables collègues, notre société est à une importante croisée des chemins, car nous avons l’occasion de sauver des vies tout en bâtissant un Canada plus sûr et plus sain pour tous.

Honorables sénateurs, faisons preuve du leadership dont cette Chambre est capable et renvoyons au comité le projet de loi S-232, l’important projet de loi de changement de paradigme de la sénatrice Boniface. Merci. Wela’lioq.

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