Le Sénat
Motion tendant à demander au gouvernement de reconnaître l’effacement des femmes et filles afghanes de la vie publique comme étant un apartheid basé sur le genre--Suite du débat
28 mai 2024
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui sur le territoire non cédé de la nation algonquine anishinaabe pour appuyer la motion no 139 de la sénatrice Ataullahjan, qui propose que le Sénat demande au gouvernement du Canada de reconnaître l’effacement des femmes et filles afghanes de la vie publique comme étant un apartheid basé sur le genre.
J’interviens aujourd’hui parce que les droits fondamentaux des femmes et des filles en Afghanistan sont gravement bafoués par le régime taliban. Les femmes afghanes sont systématiquement exclues d’une participation active et sérieuse à la société afghane. Leurs droits en tant que citoyennes sont considérablement restreints. Elles sont en train de perdre tous les gains durement acquis après le renversement du régime taliban précédent en 2001, et la possibilité qu’elles puissent à l’avenir jouir de leurs droits de participer et de s’épanouir politiquement, socialement ou économiquement est nettement compromise. C’est une catastrophe pour les femmes afghanes. C’est une catastrophe pour leur pays, qui souffre des limites imposées aux contributions des femmes. C’est une catastrophe pour nous tous qui croyons que les droits fondamentaux de tous les êtres humains doivent être protégés.
Chers collègues, j’ai voulu parler de cette motion parce que je l’appuie et qu’il s’agit de la bonne chose à faire, mais aussi en raison de ma propre expérience.
Comme je l’ai mentionné en juin dernier, lorsque j’ai pris la parole pour appuyer le projet de loi C-41, je suis allée régulièrement en Afghanistan en tant que membre du conseil d’administration du Mécanisme de microfinancement et de soutien en Afghanistan. L’émancipation économique des femmes était un objectif clé de nos travaux.
Honorables collègues, j’ai commencé ma carrière en 1980 au Botswana, pays d’Afrique australe, à l’époque sombre où l’apartheid sévissait encore dans le pays voisin, l’Afrique du Sud. L’influence de ce régime brutal s’étendait jusque dans notre région.
Cette motion me rappelle ces deux expériences professionnelles qui ont été formatrices. Je dois aussi dire bien franchement qu’elle me rappelle les violations des droits de la personne que le Canada a lui-même commises contre les Premières Nations de ce pays et aux conséquences désastreuses qu’on leur a fait subir pendant longtemps en leur imposant des lois discriminatoires et en faisant fi des droits de la personne.
Honorables sénateurs, la Déclaration universelle des droits de l’homme a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948, au palais de Chaillot, à Paris, dans le cadre de la résolution 217.
La commission était présidée par Eleanor Roosevelt, et le Canadien John Humphrey était le principal rédacteur de la Déclaration. La Déclaration universelle des droits de l’homme engage les pays à reconnaître que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits, sans distinction aucune en ce qui concerne la nationalité, le lieu de résidence, le sexe, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, la langue ou toute autre situation.
Paradoxalement, le régime de l’apartheid a été instauré en Afrique du Sud la même année où la Déclaration universelle des droits de l’homme a été adoptée. Dans le cadre de ce régime qui a duré 40 ans, 148 lois touchant tous les aspects de la vie des habitants de ce pays ont été mises en place. Les Blancs ont mis en place un système de suprématie blanche fondé sur l’exclusion de la majorité noire. L’économie de l’apartheid était fondée sur les privilèges, l’exclusion et la ségrégation fondés sur la race.
L’apartheid, qui signifie « séparation » ou « développement séparé », réglementait pratiquement tous les aspects de la participation des Noirs à l’économie, les endroits où ils pouvaient habiter, les propriétés qu’ils pouvaient avoir, les professions qu’ils pouvaient exercer, leurs études, leur santé et leur bien-être. La politique d’apartheid en Afrique du Sud était appliquée brutalement et, bien qu’elle ait été davantage une affaire d’argent, de pouvoir et de peur qu’une affaire de religion, elle a été justifiée par des arguments bibliques. Je cite :
[...] la Bible nous enseigne que l’humanité, par la volonté de Dieu, a été séparée en diverses races qui doivent avoir chacune leurs propres terres [...]
Le monde est fondé sur un certain nombre d’« ordres » immuables de la création [...] à savoir la famille, le leadership masculin, l’État, le travail et la race.
En Afrique du Sud, les divisions étaient les Blancs, les Noirs, les personnes de couleur et les Asiatiques.
Un grand nombre de Sud-Africains sont venus chercher refuge au Botswana. Tous étaient en quête de sécurité. Certains — comme Lindelwa Ntingana, la femme dont notre fille Lindi, née au Botswana, porte le nom — étaient là pour poursuivre une carrière professionnelle dont ils auraient été exclus dans leur propre pays. D’autres étaient là pour des raisons professionnelles et pour des raisons sentimentales, comme Mme Chetty, qui a enseigné à notre fille Emilie. Mme Chetty était mariée à un homme d’une autre race.
Chers collègues, lorsque Nelson Mandela a été libéré de prison et est devenu le premier président élu démocratiquement de la nouvelle Afrique du Sud, les dommages vastes et profonds causés par le régime de l’apartheid n’ont pas disparu automatiquement. En fait, bon nombre d’entre eux perdurent aujourd’hui et posent toujours des défis. Le décès récent de l’ancien Premier ministre Brian Mulroney nous a rappelé le rôle de premier plan qu’a joué le Canada lorsqu’il a amené d’autres États à se mobiliser pour mettre fin de l’apartheid en Afrique du Sud.
Passons maintenant à la situation en l’Afghanistan. Le Conseil de l’Atlantique a déclaré que l’accord de paix conclu entre les talibans et les États-Unis, accord qui a conduit les États-Unis à quitter l’Afghanistan, ne tenait pas compte des préoccupations des femmes afghanes.
Malgré les accords de modernisation initiaux, les talibans détruisent graduellement les avancées faites par les femmes et les filles afghanes, au cours des 20 dernières années, au chapitre de l’égalité hommes-femmes. Depuis leur arrivée au pouvoir, les talibans ont promulgué 80 décrets visant les femmes et les filles en Afghanistan, de manière à les confiner systématiquement à un régime d’apartheid.
Tout comme les Noirs sud-africains qui étaient confinés dans des bantoustans reculés, dans des cantons en banlieue, dans les quartiers pour les domestiques des patrons blancs ou, lorsqu’ils ne respectaient pas les lois de l’apartheid, dans des prisons, les femmes et les filles afghanes sont prisonnières dans leurs maisons et dans leurs burqas et n’ont presque aucune liberté de mouvement et presque aucun droit à la participation à l’économie, à l’éducation, à la politique ou à l’espace public. Elles aussi finiraient en prison ou seraient brutalement maltraitées si elles contrevenaient au système d’apartheid des sexes que les talibans imposent.
Honorables collègues, ce qui arrive aux femmes et aux filles en Afghanistan est en fait une forme d’apartheid qui gagne du terrain au niveau international. L’article II de la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid de 1976, qui réagissait à la situation en Afrique du Sud à l’époque, dit ceci :
les actes inhumains indiqués ci-après, commis en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial d’êtres humains sur n’importe quel autre groupe racial d’êtres humains et d’opprimer systématiquement celui-ci...
Il s’agit notamment de :
a) Refuser à un membre ou à des membres d’un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux le droit à la vie ou à la liberté de la personne…..
Il s’agit également de :
c) Prendre des mesures, législatives ou autres, destinées à empêcher un groupe racial ou plusieurs groupes raciaux de participer à la vie politique, sociale, économique et culturelle du pays et créer délibérément des conditions faisant obstacle au plein développement [...] des libertés et droits fondamentaux de l’homme [du groupe ou des groupes considérés], notamment le droit au travail, le droit de former des syndicats reconnus, le droit à l’éducation, le droit de quitter son pays et d’y revenir [...] le droit de circuler librement et de choisir sa résidence, le droit à la liberté d’opinion et d’expression et le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques [...]
Chers collègues, comme vous pouvez le constater, il existe des parallèles frappants entre l’apartheid racial en Afrique du Sud, auquel la convention de 1976 répondait, et l’apartheid basé sur le genre qui est pratiqué aujourd’hui en Afghanistan.
Adapté du droit international sur l’apartheid racial, le concept de l’apartheid basé sur le genre nous permet de voir que la discrimination est devenue le système de gouvernance lui-même, de sorte que l’objectif du gouvernement et des politiques publiques est de discriminer. Comme dans le cas de l’apartheid en Afrique du Sud, le système d’apartheid basé sur le genre en Afghanistan repose également sur une justification religieuse avouée, mais contestée.
Lors de la table ronde sur l’apartheid basés sur le genre qui a eu lieu la semaine dernière à Ottawa, Akila Radhakrishnan, du Conseil de l’Atlantique, a indiqué que l’on travaillait actuellement sur un mémoire visant à définir officiellement l’apartheid basé sur le genre et que le mouvement prenait de l’ampleur à l’échelle internationale.
Dans le cadre de la même discussion, le député Garnett Genuis a parlé de l’importance de la mise en œuvre complète du projet de loi C-41. Des ONG canadiennes apportent désormais une aide humanitaire à l’Afghanistan, mais le système n’est pas encore en place pour l’aide au développement qui, on le sait, est vraiment nécessaire.
Le député Ali Ehsassi a parlé de notre politique étrangère féministe et de notre ambassadrice pour la paix et la sécurité des femmes comme étant des atouts canadiens face à l’apartheid basé sur le genre en Afghanistan.
Chers collègues, lorsque je repense à mon expérience en Afghanistan dans le cadre du Mécanisme de microfinancement et de soutien à l’Afghanistan, dont le Canada a été le principal contributeur, je songe aux femmes qui avaient contracté des microprêts pour leurs entreprises à l’époque. En 2007, je me souviens avoir rendu visite à des femmes d’affaires qui travaillaient fort dans leurs salons de beauté. Et oui, les burqas suspendues aux crochets à l’entrée étaient également monnaie courante à l’époque, mais les femmes avaient la liberté d’aller dans ces salons et de gagner leur vie en servant leurs voisines. Aujourd’hui, nous savons que les salons sont fermés par décret des talibans, ce qui a pour effet de supprimer les lieux où les femmes pouvaient se rencontrer et où nombre d’entre elles trouvaient un revenu et un emploi essentiels.
Je me souviens d’avoir rendu visite à une femme hazara qui avait une boulangerie florissante. Je me souviens d’avoir rendu visite à la veuve Bibi Gul, qui avait littéralement creusé à la main une modeste demeure de pierre à flanc de montagne près de Kaboul pour qu’elle et son fils puissent y vivre à leur retour d’Iran, où ils étaient réfugiés. Son prêt de 200 $ lui a permis d’importer de l’Inde des fils d’or et d’argent pour les utiliser dans ses badges brodés à l’intention des policiers et des militaires. Je me demande si on a maintenant mis fin aux activités de Bibi et des femmes qu’elle a formées.
Honorables collègues, l’exclusion des femmes de l’économie afghane nuit aux femmes. Elle est dévastatrice pour leur famille. Dans un pays où 70 % de la population est incapable de répondre à ses besoins les plus fondamentaux, c’est une catastrophe. C’est scandaleux.
Chers collègues, nous savons que le Canada a joué un rôle important en se tenant aux côtés de la population majoritairement noire de l’Afrique du Sud contre les auteurs cruels des injustices liées à l’apartheid racial dans ce pays. Aujourd’hui, nous avons une fois de plus l’occasion de lutter contre les injustices en défendant les femmes et les filles afghanes contre les auteurs cruels de l’apartheid sexuel taliban dans ce pays.
Chers collègues, soutenons les femmes et les filles d’Afghanistan en reconnaissant la gravité de leur sort et trouvons de toute urgence des moyens novateurs avec nos partenaires pour les aider à résister à ces lois inhumaines et à y mettre fin. Sur ce thème, comme nous le dit la Présidente Gagné au début de chaque séance du Sénat — et j’ai écouté attentivement aujourd’hui —, « servons toujours mieux la cause de la paix et de la justice dans notre pays et dans le monde ». Wela’lioq . Je vous remercie.